Текст книги "Belle Catherine"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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Le vieux Saturnin se tenait auprès d'elle, ses cheveux gris rabattus dans sa figure, la tête bien droite. Il ouvrait beaucoup la bouche en parlant pour qu'on crût qu'il chantait.
– Que faites-vous là ? souffla-t-elle. Où est mon époux ?
– Ailleurs ! Il attend son heure ! C'est à vous, gracieuse dame, qu'il faudrait bien plutôt demander ce que vous faites là... Quand messire Arnaud saura...
Les voix des autres, chantant sur le mode lugubre le joyeux chant carnavalesque, couvraient leurs paroles. Devant l'église, ses dents pourries découvertes par un sourire mauvais, Valette battait la mesure avec son épée. Ses hommes relevaient durement le malheureux Carnaval et l'obligeaient à se mettre en marche en tirant cruellement sur ses chaînes.
– Qui est cet homme ? murmura Catherine. Qu'a– t-il fait ?
– Rien ! Ou si peu ! C'est Étienne-la-Cabrette, notre rebouteux... un brave homme, un peu simple, et qu'on disait aussi un peu sorcier parce qu'il connaît les plantes. Son grand bonheur, c'était de souffler dans sa cabrette1, les nuits de pleine lune... Valette l'a pris pour qu'il guérisse l'un de ses hommes d'une vilaine blessure. L'homme est mort. Alors le martyre du pauvre Etienne a commencé. C'était le jour où le château...
Saturnin s'arrêta, glissant un regard rapide vers Catherine, mais elle ne broncha pas.
– Continuez ! dit-elle seulement.
– Les hommes l'ont tourmenté de cent façons et se sont amusés de lui. Ils l'ont couronné roi du Carnaval à la place du mannequin qu'on construisait toujours... dans le bon temps ! Et, maintenant, ils vont le brûler comme on fait toujours du mannequin. Pauvre !
À coups de bois de lance, les soldats poussaient la foule vers la porte sud de Montsalvy, celle qui ouvrait sur la profonde vallée du Lot. Étienne et ses gardes étaient déjà sous la voûte. Les archers suivaient, leurs arcs toujours prêts à tirer. Valette venait ensuite, traînant après lui le pauvre vieil abbé et une file de moines qui chantaient, eux, le Miserere.
Cela faisait une abominable cacophonie qui déchirait les oreilles de Catherine. L'impression de cauchemar s'accentuait.
Dans cet univers misérable et tragique, Saturnin seul semblait vivant. Discrètement, respectueusement, il avait glissé son bras sous la main de Catherine, pour lui éviter de buter sur les pierres de la ruelle boueuse. Tout autour d'eux, les gens, malmenés, se bousculaient et Catherine avait la sensation grotesque d'être un mouton dans un troupeau.
Une bousculade plus violente sous la voûte, puis
1 Instrument de musique auvergnat assez analogue à la cornemuse.
Catherine et Saturnin se trouvèrent propulsés hors de la ville, sur un champ en pente douce cerné de châtaigniers au centre duquel un bûcher avait été dressé. Le malheureux Carnaval, portant toujours sa couronne dérisoire, y était déjà enchaîné, pesant lourdement sur ses entraves parce que ses jambes malades ne le portaient plus. Sa tête aux longs cheveux emmêlés sous sa couronne pendait sur sa poitrine. Il pleurait toujours, à gros sanglots convulsifs. Une immense pitié envahit Catherine. Malgré les hurlements démentiels de Valette, les paysans avaient cessé le chant insultant, étranglés par la vue de l'appareil de supplice.
Catherine se sentit faiblir... Depuis la tragédie de Rouen, ces abominables piles de fagots où des hommes osaient enchaîner d'autres hommes la poursuivaient de leur affreuse silhouette. Elle revit la forme blanche de Jehanne rivée à son madrier... ; et aussi, dans la cour de Champtocé, l'entassement funèbre qui avait attendu Sara vainement...
– Chantez, par les tripes du Pape ! vociféra Valette en faisant des moulinets avec sa rapière. Et toi, bourreau, fais ton office !
Un homme en guenilles, dont les bras musculeux sortaient d'une casaque de cuir pleine de trous et dont l'énorme crâne était complètement rasé, apparut portant une torche. Il la secoua dans le vent pour en attiser la flamme et l'approchait déjà des fagots. Quelque chose siffla dans l'air et le bourreau s'abattit en arrière avec un hurlement rauque. Tirée d'un châtaignier, une flèche lui avait traversé la gorge.
Le chant qui avait repris s'arrêta net. Catherine vit les yeux de Valette s'arrondir de stupeur et elle voulut se tourner vers Saturnin, mais le bailli de Montsalvy avait disparu... Aussitôt, la foule eut un grondement où perçait la joie. Tout près de Catherine, un grand garçon dont le visage blond s'encadrait d'une barbe en collier murmura, presque extasié :
– Terre et Ciel ! Monseigneur Arnaud ! Dieu soit béni !
En effet, du rideau de châtaigniers qui, là-bas, plongeait vers la profonde vallée, Arnaud venait de sortir, l'écu au coude et tenant un fléau d'armes dans son autre main. Le cœur de Catherine explosa de joie et d'orgueil en le voyant paraître.
Quel chevalier avait jamais eu plus noble allure ? Gauthier et Fortunat suivaient à trois pas, raides et dignes comme il convient à des écuyers de grande maison. Au pas lent de son cheval, Montsalvy s'avança jusqu'auprès du bûcher, releva la visière de son heaume et, sans élever la voix, désignant le malheureux Étienne de son arme.
– Martin, dit-il calmement, détache-le !
Le garçon qui était près de Catherine bondit sans s'occuper du hurlement furieux de Valette qui criait :
– Tuez-le !
Un archer leva son arme, mais n'eut pas le temps de tirer. Une nouvelle flèche le cloua sur place tandis que Martin escaladait le bûcher, détachait le pauvre sorcier, évanoui cette fois, et l'emportait sur son épaule aux acclamations de la foule.
– Tiens-toi tranquille, Valette ! avertit Arnaud froidement. Ces arbres sont pleins de soldats et une flèche te guette si tu bouges.
Sa voix fut étouffée par les cris des paysans. Les bonnets volaient en l'air et, déjà, des hommes s'élançaient pour entourer leur seigneur, mais il les retint à leur place.
– Ne bougez ! J'ai ici un compte à régler avec cet homme et, pour cela, il me faut de la place.
Catherine, qui allait courir vers son époux, se figea sur place, puis, docilement, recula avec les autres, laissant un large espace entre eux et le bûcher. L'image d'Arnaud l'hypnotisait. Si hautain, si sûr de lui– même ! Son cheval dansait sur place, comme s'il se fût agi du plus courtois des tournois, mais, à son poing ganté d'acier, le fléau s'agitait de façon menaçante.
L'affreux visage de Valette se convulsa de haine. Il tendit le bras vers son ennemi, cria :
– Emparez-vous de lui ! Il est recherché par ordre du Roi !
– Par ordre du roi La Trémoille, lança Arnaud dédaigneux. Allons, Valette, fais au moins honneur à ton maître et viens te battre... ou bien préfères-tu qu'une flèche t'abatte sur place ?
Comme pour lui donner raison, une troisième flèche vint transpercer l'un des hommes qui se tenaient le plus près du chef de bande. Valette devint vert et Arnaud éclata de rire.
– Tu ne ris plus, Valette ? Tu n'as donc plus envie de chanter ? Tu chantais si bien tout à l'heure. Allons, viens ! Tire cette longue épée dont tu te sers avec tant d'aisance...
Soudain, Arnaud lança son cheval au galop, frôla Valette. Le fléau s'enroula autour du cimier empanaché de Valette, puis Arnaud, tirant brusquement, entraîna le routier qui, déséquilibré, roula à terre.
– J'ai dit viens ! fit durement le jeune homme.
Valette se releva presque aussitôt. Son visage de
spectre était tordu de haine et une légère écume moussait au coin de ses lèvres. Avec la vitesse d'un éclair, il tira son épée, se planta sur ses jambes, penché en avant, attendant le choc du cheval. Mais, dédaigneux de cet avantage, Arnaud mettait déjà pied à terre.
– Non ! cria Catherine épouvantée.
– Il est fou ! gronda Saturnin revenu près d'elle sans qu'elle l'ait vu revenir. On ne fait pas de chevalerie avec un charognard !
Terrifiée, la jeune femme s'accrocha au bras du vieil homme. L'aspect effrayant de Valette la glaçait jusqu'à l'âme. Il lui semblait voir Arnaud se battre avec la mort en personne. Il manquait au routier la fameuse faux pour représenter tout à fait la sinistre visiteuse... Mais Montsalvy ne se laissait pas impressionner par si peu. D'un coup de doigt sec, il avait fait retomber la ventaille de son casque et, l'écu en avant pour amortir les coups, il avançait pas à pas vers son ennemi. Au-dessus de sa tête, le fléau faisait tournoyer sa lourde masse hérissée de pointes d'acier. Les premiers coups retentirent sur les armures avec un bruit de cloche. Valette rompait pas à pas mais sans arrêt, cherchant sans doute à atteindre la porte de la cité. Ses hommes figés sur place n'osaient bouger par crainte des flèches qui atteignaient si bien leur but. Catherine, ses deux mains nouées l'une contre l'autre, suppliait le ciel d'épargner son époux.
Soudain, derrière Arnaud, quelqu'un cria :
– Sus à l'épervier, capitaine ! Il nous a trompés. Il n'y a dans les arbres qu'une poignée de paysans armés de...
Il n'en dit pas plus. Gauthier avait fait cabrer son cheval dont les sabots antérieurs s'abattirent sur le crâne de ce soldat trop curieux qui, sans doute, s'était glissé sous les arbres par l'autre bout du champ sans qu'on l'ait vu. Hélas, le mal était fait. Tandis que les paysans, découverts, dégringolaient des châtaigniers, que Gauthier tirant son épée fonçait sur une première vague de soldats, que Fortunat faisait de son mieux de son côté, Valette s'esquivait soudain derrière un mur d'hommes d'armes, laissant Arnaud seul en face de dix hommes. Catherine, défaillante, chercha l'appui de Saturnin, mais le vieillard, tirant la dague de sa ceinture, volait déjà, avec une agilité de jeune homme, au secours de son maître. La jeune femme, au milieu des autres femmes, des enfants et des vieillards, recula jusqu'à la muraille, repoussée par le combat désespéré qui se livrait. Car les paysans, tout à l'heure terrifiés, maintenant galvanisés par la vue d'Arnaud, s'étaient tous lancés dans la bagarre opposant leurs mains nues et ce qu'ils avaient pu trouver sur place de pierres et de morceaux de bois aux épées et aux lances des routiers.
Au fort de la mêlée, Arnaud, Gauthier, Fortunat et Saturnin, qui s'étaient groupés, accomplissaient des prodiges de valeur.
Le grand Normand empoignait les hommes, deux à deux, par le col et les assommait l'un contre l'autre avant de les laisser choir. Le fléau d'armes tournoyait sans arrêt faisant éclater les casques, et les crânes avec, comme de simples coquilles de noix, mais la troupe des routiers était nombreuse et semblait renaître sans cesse.
Bientôt, Arnaud et ses hommes eurent le dessous et l'issue du combat ne fit plus de doute pour Catherine : c'était la fin et, sans doute, la mort à brève échéance...
Dix hommes venaient d'isoler Arnaud de ses compagnons et l'ensevelissaient sous leur poids. Pour Gauthier, il en fallut vingt. Mais, quelques instants plus tard, les deux hommes, plus Saturnin et Fortunat, solidement entravés et dépouillés de leurs armes, étaient traînés devant Valette réapparu tout à coup.
– Doux Jésus ! gémit une femme près de Catherine... C'en est fait de nous !
– Taisez-vous, coupa durement la jeune femme. Qu'importe ce qu'il peut advenir de nous s'ils meurent !
Le rire grinçant de Valette couvrit sa voix. Le bandit s'approchait d'Arnaud que deux hommes maintenaient encore malgré les liens dont on l'avait chargé. On lui avait arraché son casque et un filet de sang coulait le long de sa joue, depuis l'arcade sourcilière fendue. Mais ses yeux noirs n'avaient rien perdu de leur arrogance. Dédaigneux, il toisa le routier qui se dandinait devant lui comme un héron boiteux, haussa ses larges épaules... C'en était trop pour la vanité de Valette ; à toute volée, par deux fois, il gifla son prisonnier.
– Voilà qui t'apprendra à respecter ton maître, chien !
Catherine, alors, vit rouge. En aveugle, elle se jeta en avant, toutes griffes dehors, et, avant que Valette l'ait seulement vue venir, elle lui avait sauté au visage comme une chatte sauvage. Le routier hurla, portant la main à sa joue où les ongles de la jeune femme avaient tracé cinq sillons sanglants, voulut reculer, mais elle s'accrochait à lui de toutes ses forces, cher chant à atteindre les yeux, poussée par un instinct de destruction aussi vieux que la terre, l'instinct animal de la femelle dont on attaque le mâle.
Quand deux hommes parvinrent enfin à l'arracher de sa proie, le visage de Valette était rouge vif et il beuglait comme un porc égorgé. Mais, aux mains des hommes d'armes, Catherine écumait encore de fureur, crachant le feu comme un petit fauve en colère et cherchant à griffer et à mordre. Épongeant le sang qui coulait sur sa dalmatique, le routier marcha sur elle.
– Bougre de charogne !... gronda-t-il... Qui es-tu ?
– Ma femme ! fit Arnaud aimablement. (Puis il ajouta, un demi-sourire étirant son visage blessé :) Quand donc prendras-tu l'habitude de m'obéir, Catherine, et de rester à la maison quand je le désire...
– Quand tu cesseras de courir un danger quelconque !
– Il va cesser bientôt, vous n'avez besoin que d'un peu de patience ! grimaça Valette. Juste quelques instants encore et vous serez à jamais délivrés de vos soucis. Allons, vous autres, enchaînez-moi ces deux-là sur le bûcher ! J'ai horreur des choses qui ne servent à rien.
La foule gronda de colère. Mais deux soldats levèrent leurs lances : deux hommes tombèrent, transpercés...
Irrésistiblement, avec une effrayante brutalité, les autres entraînaient déjà Catherine et Arnaud vers le bûcher... Les yeux de la jeune femme étaient agrandis d'horreur devant cette mort affreuse qui les attendait. Elle cria :
– Vous n'allez pas... Non... Pas ça !
– Je t'en supplie, sois courageuse, mon amour, supplia Arnaud. Ne leur donne pas la joie de t'entendre les supplier...
Déjà, on les hissait sur l'entassement de fagots. Catherine trébucha et tomba lourdement avec un gémissement. Alors, dans ses liens, Gauthier fit un effort terrible. Gonflant ses muscles et sa vaste poitrine, il fit éclater les cordes. Rugissant comme un lion furieux il tomba de tout son poids, de tous ses muscles sur les hommes d'armes, assommant celui-ci, faisant éclater les dents de celui-là, se forçant un chemin irrésistible vers les captifs. Il semblait possédé de quelque fureur sacrée. Ses yeux lançaient des éclairs, sa bouche se tordait convulsivement et écumait. Sa force décuplée par la colère, irrésistible, abattait les ennemis autour de lui comme la faux dans un champ de blé. Les paysans, saisis d'une admiration superstitieuse, regardaient, bouche bée...
Le géant atteignait le bûcher quand une flèche le frappa à l'épaule. Il s'abattit sur les fagots avec un grognement qui trouva son écho dans le cri désespéré de Catherine, puis dans le hurlement féroce de Valette.
– Attachez-le avec les autres ! Et que ça flambe !
Catherine ferma les yeux. Contre le bois rugueux
du poteau, la main d'Arnaud, enchaîné près d'elle, cherchait la sienne, la trouvait et l'enfermait.
– C'est la fin, murmura-t-elle d'une voix qui s'étranglait... Nous allons mourir. Mon pauvre petit !... Mon pauvre petit Michel !
Ses yeux brouillés de larmes voyaient, comme dans un cauchemar, la forme grimaçante d'un soldat qui, un peu plus loin, allumait une torche... Mais, malgré la mort si proche, tout cela continuait à lui paraître absurde, comme frappé d'irréalité. Cette chose stupide ne pouvait pas être vraie. Un miracle allait arriver...
Et le miracle arriva. Un son de trompe retentit, profond, impérieux, et, soudain, la route qui montait de la vallée se couvrit de chevaux, de bannières et d'armures. Une troupe nombreuse, solidement armée mais somptueuse, venait d'apparaître.
Le sol tremblait sous le martèlement des sabots et, sur la prairie, chacun s'était figé sur place, regardant. Même l'homme à la torche, même Valette qui, sourcils froncés, fixait intensément les arrivants. Comme un vivant mur de fer, un escadron de gens d'armes s'avançaient quatre par quatre sur plusieurs rangs, lances à la cuisse, les flammes multicolores dansant au vent. Ils s'arrêtèrent au bord du plateau, se scindèrent en deux et se rangèrent de part et d'autre du chemin, livrant passage à un héraut rouge et blanc empanaché et rutilant qui portait d'un poing arrogant une grande bannière de toile d'argent sur laquelle grimpait un lion écarlate...
A peine Arnaud eut-il aperçu cet emblème qu'il hurla, à pleine voix :
– À moi, Armagnac !
L'effet fut magique. Le beau héraut n'eut que le temps de se ranger. Un groupe de chevaliers aux armures étincelantes, portant huques brodées, rouges, blanches, bleues, or ou argent, les heaumes sommés d'emblèmes fantastiques, les caparaçons des chevaux volant autour des sabots qui martelaient le sol, fonça à travers la prairie qui, en un clin d'œil, fut envahie d'un flot guerrier tumultueux et bariolé. Ils entouraient un grand chevalier rouge et argent dont le casque était ceint d'une couronne comtale. D'autres chevaliers suivaient, puis la piétaille des archers, des piquiers aux chapeaux de fer, des écuyers et même des pages retenant à pleins poings de grands lévriers colletés d'or, héraldiques et superbes. Auprès de cette petite armée, les hommes de Valette faisaient piètre figure et amorçaient déjà un mouvement de repli vers la cité !
Mais les paysans qu'ils maintenaient tout à l'heure fermaient désormais la retraite. Le plateau ne cessait de s'emplir de soldats et Catherine, les yeux écarquillés, cherchait à savoir si ces arrivants étaient amis ou ennemis. Elle ne chercha pas longtemps.
Le comte rouge et argent avait galopé jusqu'au bûcher sur lequel, malgré le poids de ses armes, il sauta de son cheval. Ses poulaines de fer écrasaient les fagots et la paille, ses gantelets d'acier arrachaient les chaînes qui retenaient les prisonniers aussi aisément qu'une poignée de mauvaise herbe. Sous la ventaille relevée Catherine put voir un visage mince, rouge de fureur, et croisa un regard vert aussi menaçant que possible. Mais Arnaud, avec un soupir de soulagement, s'écriait, une nuance de tendresse dans la voix :
– Cadet Bernard ! Par Notre-Dame ! C'est monseigneur saint Michel qui t'envoie !
– Je lui bâtirai une chapelle, fit l'autre avec un redoutable accent gascon. Frère Arnaud ! Que fais-tu sur ce tas de fagots, ficelé comme un quartier de bœuf?
– Demande-le à Valette.
Les deux hommes s'embrassèrent vigoureusement, le poing ganté de fer de Bernard frappant le dos de son ami. Mais Arnaud se dégagea juste à temps pour empoigner Catherine que ses angoisses avaient brisée et qui perdait connaissance.
Il l'enleva dans ses bras tandis que le nouveau venu se penchait avec curiosité sur la jeune femme défaillante.
– Une beauté ! Qui est-ce ?
– Ma femme ! Mais aide-moi... Il faut emporter cet homme, ajouta-t-il en désignant Gauthier qui n'avait toujours pas repris connaissance et gisait à plat ventre sur le bois, il est blessé.
Déjà, des hommes d'armes les rejoignaient, emportaient le géant. Un chevalier dont le casque s'ornait d'un dauphin de vermeil aux yeux de jade tendit les bras pour recevoir la jeune femme évanouie. Arnaud allait sauter à son tour du bûcher quand le comte le retint.
– Reste ! J'ai encore quelque chose à faire ! Et ce bûcher fait un excellent poste de commandement.
Puis, enflant sa voix au paroxysme, il clama :
– Gens d'Armagnac, en avant ! Epargnez vilains et bourgeois, mais égorgez-moi toute cette ribaudaille ! Et je veux le chef vivant !
Comme s'ils n'attendaient que cet ordre pour frapper, hommes d'armes et chevaliers se ruèrent sur les routiers. Fauchards, coutelas, épées, dagues et haches d'arme entrèrent en danse. En quelques instants, la prairie au-delà des châtaigniers fut transformée en abattoir. La terre buvait le sang dont les minces rigoles allaient se perdre sous les arbres. L'air était plein de gémissements de douleur, de cris et de râles d'agonie. Près de la porte, la masse grise des paysans assistait, partagée entre la terreur et le soulagement, au massacre tandis que, debout sur le bûcher, poings aux hanches, jambes écartées et visage de pierre, Cadet Bernard regardait.
C'est seulement quand le dernier routier eut expiré et que Valette, chargé de chaînes, eut été traîné vers le monastère que le comte au lion sanglant descendit enfin de son poste d'observation, une main posée sur l'épaule d'Arnaud.
Une sensation de vive chaleur ranima Catherine. Elle ouvrit les yeux et se vit couchée sur un matelas, devant une immense cheminée de pierre où flambait un tronc d'arbre tout entier. Agenouillé auprès d'elle, Arnaud frictionnait ses mains pour les réchauffer et la regardait avec anxiété. La voyant ouvrir les yeux, il lui sourit.
– Tu te sens mieux ? Tu m'as fait peur, tu sais ? Nous n'arrivions pas à te ranimer.
– Quelle dame, enchaînée à un madrier sur une pile de bûches, n'aurait perdu les sens ? Je ne me serais jamais pardonné un instant de retard, Madame...
Le comte rouge et argent apparut derrière Arnaud, dans la lumière dansante des flammes. Il portait toujours ses huques somptueuses sur l'armure grise, mais sa tête, débarrassée du heaume, montrait un visage fin et gai aux traits irréguliers et agréables, des yeux couleur de mer et une courte calotte de cheveux noirs au-dessus de deux oreilles pointues qui accentuaient l'aspect faunesque de sa physionomie. Il regardait Catherine avec une gentillesse qui n'était pas exempte d'admiration, et la jeune femme, spontanément, lui tendit la main.
Sire comte, dit-elle, je vous dois plus que la vie puisque je vous dois aussi celle de mon époux bien– aimé. Je ne l'oublierai pas et, pour ces bienfaits, je vous rends grâce. Puis-je ajouter, fit-elle avec un sourire, que j'aimerais savoir qui vous êtes ?
Ce fut Arnaud qui se chargea de présenter à sa femme Bernard d'Armagnac, comte de Pardiac, dit « Cadet Bernard » et qui, pour lui, était avant tout un compagnon d'enfance, car ils avaient à peu près le même âge. Redressée sur son matelas de manière à être adossée au pilier de la cheminée, Catherine examinait curieusement ce garçon inconnu dont, cependant, le nom avait dominé toute sa jeunesse. C'était donc un de ces fameux chefs de la maison d'Armagnac qui, depuis tantôt vingt-cinq ans, depuis l'assassinat du duc d'Orléans par Jean sans Peur, avaient fait de la France un immense champ de bataille, à la mesure de leur haine pour les Bourguignons ? Catherine se dit que Cadet Bernard représentait sa famille de façon très convaincante.
Il était le second fils de ce connétable d'Armagnac qui avait jadis repris Paris à Caboche l'Écorcheur avant de tomber massacré par les Bourguignons en 1418, et son sang était l'un des meilleurs de France. Par sa mère Bonne de Berry, Cadet Bernard, comme son frère aîné le comte Jean IV, était le petit-fils du roi Charles V. Le sang royal se lisait dans toute sa personne élégante et racée, dans la finesse des attaches et la hauteur du regard. Mais à l'ancêtre Sanchez Mittara, fondateur du duché de Gascogne, il devait sa peau brune, ses cheveux d'encre et cette mobilité des traits, cette gouaille nonchalante nuancée de férocité qui formaient le fond de sa physionomie. Grands guerriers, grands chasseurs, les Armagnacs étaient célèbres à la fois pour leur cruauté et leurs talents de poète. Mais ils méprisaient la mort et se montraient implacables dans la vengeance. Catherine se souvenait avoir entendu dire que le comte Jean IV portait, attaché à sa bannière, le ruban de peau que les gens de Bourgogne avaient levé sur le dos de son père lorsqu'il avait été massacré.
Pourtant, ces mêmes féodaux redoutables tenaient cours d'amour et rimaient pour leurs belles et pour Notre-Dame les plus tendres vers...
C'est à ce dernier talent familial que Cadet Bernard choisit de se référer. Offrant son poing fermé à la jeune femme, il l'aida à se remettre sur pied, puis, la menant jusqu'à une haute chaise sculptée et garnie de coussins, il chuchota galamment :
– Belle comtesse, ce soir, je composerai sur le luth un sirventès en l'honneur de votre grâce, mais, pour l'heure présente, il me faut vous quitter, et vous priver du même coup de votre époux.
– Où allez-vous donc ?
Bernard d'Armagnac se redressa après avoir effleuré de ses lèvres les doigts de la jeune femme.
– Faire justice ! Dans un instant, Valette sera pendu aux fourches patibulaires de l'abbaye. Il l'a amplement mérité.
Ce n'est qu'un bandit. Il se targue de servir le roi Charles VII, mais, comme Villa– Andrado lui-même, il ne sert que La Trémoille... Or, je hais La Trémoille ! Reposez-vous en nous attendant. Vous êtes ici dans l'hostellerie de l'abbaye où les vôtres vont venir vous rejoindre.
Il s'éloignait vers la porte, raflant son heaume posé sur un coffre au passage. Arnaud se pencha vers sa femme pour l'embrasser, mais elle s'accrocha à lui.
– Gauthier ?... et le reste de la famille ?
– Le Normand est aux mains du frère-physicien, sa blessure n'est pas grave. Et j'ai fait envoyer chercher ma mère, l'enfant... et tout le reste de la famille. Le vénérable abbé nous offre l'hospitalité. Maintenant, reste ici tranquillement. Tu as eu ton compte d'émotions.
Il allait s'éloigner quand elle le retint. Elle venait de se souvenir de Morgane qu'elle avait laissée attachée dans le bois, derrière le bourg, et qui devait trouver le temps long.
– Il faut aller la chercher, dit-elle, à moins qu'elle ne se soit sauvée.
– J'irai moi-même, promit Arnaud, aussitôt que...
Une cloche qui s'ébranlait dans le clocher proche acheva sa phrase mieux qu'il ne l'eût fait lui-même. Catherine tendit l'oreille. C'était de nouveau le glas, comme tout à l'heure. D'un glas à l'autre, tant de choses avaient changé ! Il ne s'était pas écoulé beaucoup d'heures et pourtant la jeune femme avait l'impression que des mois avaient passé depuis qu'elle avait quitté la métairie de Saturnin. Fermant les yeux, elle se laissa aller contre le dossier de son siège, laissant le son des cloches funèbres qui appelaient un bandit à son dernier voyage couler sur elle, sur la sécurité revenue, sur ses nerfs apaisés. Et, sans rancune, elle tendit ses mains froides au feu dont, un instant, elle avait cru périr.
Ses longues jambes gainées de daim gris étendues devant lui, semelles posées sur les landiers et offertes au feu, Cadet Bernard sirotait son vin aux herbes avec un plaisir visible. Sous le rideau bistré des paupières, ses yeux verts, luisant de contentement, dénonçaient l'esprit en alerte. Penché en avant, les coudes aux genoux et les mains nouées, Arnaud le regardait sans rien dire. Quant à Catherine, tapie au fond de son haut fauteuil, elle attendait que s'achevât ce silence soudain qui menaçait de s'éterniser. Seul, l'éclatement d'une bûche, dans l'âtre, troublait de temps en temps le calme environnant l'hostellerie. Les moines de Montsalvy dormaient dans leurs cellules, attendant inconsciemment sous le poids de fatigue qui les écrasait la cloche de matines qui, au cœur profond de la nuit, les jetterait, les paupières clignotantes et la tête vide, ivres de sommeil, à la chapelle glaciale.
Le souper avait été joyeux, copieux, car les réserves de l'abbaye étaient encore respectables, et s'était poursuivi tard dans la nuit. Isabelle de Montsalvy s'était retirée, depuis plus d'une heure, dans la cellule qu'on lui avait réservée, avec le petit Michel sur lequel elle veillait avec un soin jaloux, quasi maniaque, et qui faisait froncer les sourcils de Sara. Marie de Comborn s'était également retirée chez elle, sur un ordre bref d'Arnaud, suivie de près par Sara que Catherine avait chargée de surveiller discrètement la jeune fille. Maintenant, Catherine, Arnaud et leur sauveur étaient seuls, dans cette intimité que crée l'instant paisible suivant un souper pris dans la quiétude. Plus rien, désormais, ne pouvait les menacer.
Tout autour du village, les gens d'Armagnac avaient dressé leurs tentes, installé leurs bivouacs. Parfois, l'écho d'un galoubet arrivait jusqu'au vieux couvent bénédictin, sur le vent venu des grands causses.
Catherine goûtait intensément cette paix si nouvelle, tellement inattendue. Elle n'avait pas sommeil, son évanouissement et le repos qui l'avait suivi ayant effacé sa fatigue. Pour la première fois, les choses avaient la couleur que, dans ses rêves, elle leur avait prêtée. Il n'y avait pas si longtemps que les chants et les danses des bonnes gens de Montsalvy avaient cessé car on avait célébré la fin des oiseaux de proie. Le pauvre Etienne, l'infortuné Carnaval de quelques heures, était venu, lui aussi, avec sa cabrette, pour dire merci, à sa façon. La paix merveilleuse d'une nuit semée d'étoiles, une vraie nuit de printemps chargée d'espoir et gorgée de sève en travail, enveloppait le village sorti du cauchemar.
Soudain, Bernard d'Armagnac s'étira, bâillant à se décrocher la mâchoire. Son corps parut s'allonger démesurément.
Puis il tourna vers Arnaud un regard languissant.
– Que vas-tu faire maintenant ?
Que puis-je faire ? répliqua Arnaud maussade. Reconstruire ? Le pays est exsangue, les terres appellent tous les bras et il n'est que temps de s'en occuper, puisque la guerre ravage tout. Enfin, tu oublies que je suis un rebelle et que mes terres ne m'appartiennent plus ! Il faut que l'Auvergne renaisse, ensuite seulement les châteaux détruits pourront resurgir... mais seulement quand les tours domineront autre chose qu'un désert et quand au pied des courtines pousseront les blés.
– Alors?
– Tu m'as dit que tu reprenais la guerre contre La Trémoille. Tu vas rejoindre le connétable de Richemont, Cadet Bernard. Richemont, comme le duc de Bourbon, mon suzerain, veut abattre la bête fauve. Le mieux, je pense, est de laisser les miens à la garde de l'abbé et de te suivre.
– J'y ai songé, coupa Bernard. Mais j'ai mieux à t'offrir. Les tiens ne seraient pas en sûreté ici. L'abbé est vieux, le couvent antique et mal fortifié, les paysans à bout de souffle. J'ai pendu Valette, mais Villa– Andrado n'est pas loin et la nouvelle de la mort de son lieutenant va l'amener par ici. J'ai trop peu de monde pour t'en laisser. D'autre part, ta présence mettrait peut-être Richemont dans une situation délicate. Pour le Roi, tant que La Trémoille vit, tu es un rebelle, et Richemont le deviendrait en t'accueillant. La reine Yolande reviendra de Provence, sans doute, avec les beaux jours. Elle seule peut gagner ta partie. Je t'appellerai quand le moment sera venu...