Текст книги "Belle Catherine"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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– Cela va mieux ! dit-elle.
– J'en suis heureux. Mettez cela, maintenant. Ensuite, nous mangerons.
Il offrait quelque chose de sombre et de lourd. En tendant la main, Catherine toucha une étoffe grossière qu'elle déploya sans comprendre.
– Qu'est-ce que c'est ?
Gauthier eut un sourire féroce qui fit étinceler ses dents blanches et briller ses yeux.
– Un froc de moine. J'en ai un autre pour Sara. Une chance que j'aie rencontré ces deux frères mendiants avant qu'ils entrent au village !
Catherine se sentit pâlir. Elle se souvint avec terreur de l'étrange religion de son compagnon. Gauthier était païen. Pour lui, ni Dieu ni ses serviteurs ne représentaient quoi que ce soit. Une pensée terrible la traversa et elle laissa tomber la robe. Le Normand se mit à rire, ramassa l'objet et de nouveau le lui tendit.
– Non, je ne les ai pas tués, rassurez-vous ! Seulement un tout petit peu assommés et abandonnés dans un coin tranquille. Ils n'auront sûrement qu'une hâte, celle de rentrer à leur couvent, et ne se présenteront en aucun cas au village.
– Et pourquoi donc ?
– Parce que je ne leur ai rien laissé sur le dos. Ils sont aussi nus qu'un poisson au sortir de la rivière, acheva Gauthier avec tant de sérieux que Catherine ne put s'empêcher de rire.
Sans plus discuter, elle enfila la longue et épaisse robe brune, serra la corde autour de sa taille. Le Normand la regardait faire d'un air approbateur.
– Vous avez l'air ainsi d'un moinillon rondouillard ! commenta-t-il avant de s'éloigner vers les chevaux.
Tandis que Sara et Catherine se restauraient en dévorant la poule qu'il avait dû voler dans quelque ferme, il se livra sur Morgane indignée à une opération qui était tout juste le contraire d'une toilette. Il enduisit soigneusement de la boue grasse d'un ruisseau qui coulait tout auprès une bonne partie du corps de l'animal qui, d'ailleurs, avait quelque peu perdu de sa blancheur initiale grâce à la poussière et aux éclaboussures fangeuses des chemins. Figée d'horreur devant une telle injure, la petite jument le laissait faire. Elle se trouva bientôt transformée en un curieux animal sans couleur définie, tirant à la fois sur le jaune et sur le gris sale.
Espérons qu'il ne pleuvra pas trop et que ça tiendra jusqu'au bout, dit le Normand en se reculant pour mieux juger de l'effet produit à la manière d'un peintre qui contemple son œuvre. Catherine, amusée, pensa que son prestigieux ami Van Eyck faisait exactement cette figure quand il regardait, tête penchée, yeux clignés et tous les traits contractés, l'une de ces merveilleuses Vierges pour lesquelles, si souvent, elle avait servi de modèle.
Ceci fait, Gauthier dévora le reste du poulet, but un coup d'eau claire et empoigna Catherine pour la remettre en selle.
– Allons, mon révérend Père, reprenons notre chemin ! dit-il gaiement. Le Diable lui-même ne pourrait pas vous reconnaître ainsi attifée ! Et quand je dis le Diable, je pense messire Gilles de Rais, le seigneur à la Barbe Bleue !
Le soir tombait. Les notes grêles de l'angélus leur parvinrent, portées sur la cime des arbres. Le poids de terreur qui avait écrasé le cœur et le souffle de Catherine s'envolait progressivement. La robe du moine sentait terriblement la sueur et la crasse, mais elle était chaude et tellement épaisse qu'il fallait sans doute une pluie torrentielle pour parvenir à la transpercer. Catherine put d'ailleurs s'en convaincre car, au moment où les trois voyageurs sortaient des fourrés, quelques gouttes se mirent à tomber du ciel noir. Elle baissa le capuchon. Il engloutissait facilement sa tête et son visage jusqu'au menton, puis elle retroussa les manches trop longues qui la gênaient. Elle se sentait là– dedans comme l'escargot dans sa coquille, protégée sinon invisible.
– Seigneur ! marmotta-t-elle tout bas, pardonnez à Gauthier l'affreux sacrilège qu'il a commis en s'emparant des robes de vos saints moines. Considérez seulement qu'il a voulu sauver nos vies menacées et... et faites que vos serviteurs ne prennent pas froid dans la campagne avec cette pluie qui vient.
Après quoi, l'âme en paix, elle mit Morgane au trot et rattrapa Gauthier qui avait déjà pris de l'avance.
Le dernier coup de vêpres sonnait à la tour romane de l'église Saint-Pierre-le-Guillard et le jour était presque complètement éteint quand Catherine, Sara et Gauthier parvinrent enfin au but de leur voyage. Devant eux, à l'angle de la rue d'Auron et de la rue des Armuriers, se dressait la maison de Jacques Cœur. Une grande maison faite de trois corps de bâtiments sous trois toits pointus. Le magasin tenait tout le rez– de-chaussée de l'angle, mais les volets de chêne, noircis par le temps, étaient déjà mis. La rue était obscure car, depuis la porte d'Auron, un seul pot à feu brûlait devant une statue de saint Ursin.
Le cœur de Catherine cognait encore de l'angoisse qui l'avait serré en passant le corps de garde, à la porte de la ville. Sur les murailles claquait l'étendard royal, preuve que le roi Charles VII et par conséquent La Trémoille étaient dans la cité.
De plus, elle avait assez longtemps séjourné à Bourges pour risquer d'être reconnue. Mais, pour franchir le lacis de ruisseaux et de marais qui précédait immédiatement les anciens avant-postes gallo-romains, pour avoir le courage d'avancer jusqu'aux tours de la porte Ornoise, elle avait tiré son capuchon de moine sur son visage jusqu'à ne plus avoir dans son champ de vision que les oreilles de Morgane. Elle mourait de peur d'échouer en arrivant au but et sa main serrait convulsivement" sous la bure de sa robe, le reliquaire de saint Jacques... Crainte vaine, d'ailleurs : soit fatigue, soit indifférence, soit désir de regagner au plus vite le corps de garde bien chauffé et d'oublier ce crépuscule chargé de brume, les soldats n'avaient pas prêté attention à ces deux moines escortés d'un paysan qui leur avaient déclaré se rendre au couvent des Jacobins. Mais il était temps ! A peine eurent-ils franchi la porte que Catherine et ses compagnons entendirent le tintamarre du pont-levis que l'on relevait. La ville fermait ses portes pour la nuit...
Dans la rue qui remontait vers la masse orgueilleuse du palais royal, il n'y avait que peu de monde. Les trois voyageurs étaient passés inaperçus des quelques ménagères attardées et des deux ou trois bourgeois qui achevaient de traiter quelque affaire au seuil d'une boutique. Par prudence, cependant, Catherine fit arrêter les chevaux à distance du magasin tout en le désignant du menton à Gauthier.
– C'est là ! dit-elle.
– Mais la maison est fermée !
– Le magasin, sans doute, car il est tard, mais il y a de la lumière aux étages. Le couvre-feu n'est pas encore sonné.
D'ailleurs, il me semble voir filtrer sous la porte un rayon lumineux.
Comme pour lui donner raison, la porte s'ouvrit à cet instant précis, libérant la lumière jaune qui coula jusqu'au milieu de la rue. Deux hommes portant de longues houppelandes fourrées parurent sur le seuil. L'un était grand et mince, l'autre petit et replet, mais Catherine reconnut aussitôt le premier dont le profil net se détachait vigoureusement sur l'intérieur éclairé.
– Maître Cœur ! souffla-t-elle à Gauthier. Le plus grand !
Tout en parlant, elle se laissait glisser à bas de sa monture et s'approchait doucement, en prenant bien soin de rester dans l'ombre épaisse des maisons. Sur le seuil, le pelletier prenait congé de son visiteur.
– C'est donc entendu. Je vous ferai porter dès demain ces dix peaux de vair de Mongolie, maître Lallemand. Ce seront les dernières que je pourrai vous fournir avant longtemps. Dieu sait dans combien de temps les Vénitiens pourront nous en faire passer !
Le petit gros répondit quelque chose que Catherine ne comprit pas, toucha son chaperon de drap noir et s'éloigna par la rue des Armuriers. Catherine, alors, prit son courage à deux mains et, sans réfléchir davantage, presque sans respirer, se jeta en avant. Elle arrêta le pelletier comme il allait rentrer.
– Maître Jacques, dit-elle d'une voix enrouée d'émotion, voulez-vous tendre à une proscrite une main secourable ?
Tout en parlant, elle tirait en arrière son capuchon, relevant son visage pâle, ses yeux sombres tirés par la fatigue. Les chandelles qui brûlaient dans la boutique accrochèrent un reflet à ses cheveux blonds, cependant impitoyablement tirés en arrière. Les yeux de Jacques Cœur s'agrandirent. Il eut un haut-le-corps.
– Sang du Christ ! La dame de...
Il se mordit la lèvre puis, sans perdre une minute, saisit Catherine par le bras et, avec un coup d'œil circulaire au-dehors, la tira dans la maison.
– Entrez vite ! Mais je vois à quelque distance deux cavaliers et deux chevaux...
– Mes serviteurs ! dit Catherine. Ils m'attendent !
– Je vais les faire rentrer dans la cour. Restez là un instant.
Il fermait soigneusement la porte, tirait les gros verrous, puis débarrassait un tabouret d'un paquet de peaux à l'intention de Catherine avant de disparaître par une petite porte de côté.
– Attendez-moi ! Je reviens !
Catherine, exténuée, se laissa tomber sur le tabouret. Il régnait, dans ce magasin, une bonne chaleur grâce à un gros brasero de bronze empli de braises qui rougeoyait au beau milieu. Un long comptoir de bois ciré tenait la plus grande place et courait le long d'un mur composé exclusivement d'armoires armées de fer ou s'empilaient des peaux. Dans un renfoncement, un haut pupitre en bois noir supportait une écritoire, plusieurs plumes d'oie et un gros livre relié en parchemin. L'odeur bizarrement musquée des pelleteries se mêlait à celle de cire chaude que dégageaient les chandelles.
Un calme profond enveloppait la maison. Catherine en eut une conscience aiguë. Sa gorge contractée se desserra. Pour la première fois depuis longtemps, elle respira presque librement.
Jacques Cœur revenait et, tout de suite, courait à elle, prenait ses deux mains et l'obligeait à se lever.
– Ma pauvre amie ! Comment avez-vous pu venir jusqu'ici ? La ville est pleine d'espions et la trahison y rôde à chaque coin de rue. Mais venez plutôt. Nous serons mieux dans mon réduit pour parler. Mes garçons de magasin sont à la réserve. Ils vont revenir pour tout ranger.
Doucement, il passait un bras sous celui de la jeune femme pour l'aider à se relever et l'entraînait vers le fond du magasin où un escalier s'enfonçait dans l'ombre des solives. Elle était si lasse qu'elle chancela et fût tombée sans le bras solide qui la soutenait.
– Vous êtes bon, maître Jacques, de ne m'avoir point chassée.
Elle levait les yeux vers lui, heureuse de revoir ce visage aux traits nets, un peu austères, ce nez long, cette bouche mince, mais d'un dessin ferme. Le front, large et haut, dénotait l'intelligence ainsi que les yeux bruns, bien fendus et francs, mais autoritaires. Le pli dur des lèvres n'excluait pas une certaine sensualité qui se révélait encore dans les narines mobiles et aussi dans la chaleur un peu rauque de la voix.
Il sourit, posa une main rassurante sur celle qui s'appuyait à son bras.
– J'espère, dit-il, que vous ne doutiez pas de mon accueil.
Le « réduit » où Jacques Cœur conduisit Catherine ouvrait en haut de l'escalier en face de la salle commune. C'était, malgré son nom, une pièce de bonnes dimensions qui s'avançait en encorbellement au– dessus du carrefour. Avec ses étroites fenêtres donnant, l'une sur la rue des Armuriers et par laquelle on apercevait les arbres dépouillés et les toits luisants du couvent des Jacobins, l'autre sur la rue d'Auron, cette chambre ressemblait plus à la cabine d'un capitaine de navire qu'au cabinet d'un marchand. Bien sûr, il y avait, empilées dans un coin, des peaux de taupe dorée et de menu vair et aussi, sur la grande table, des échantillons de toile et de draperies, mais surtout, un peu partout, dans des armoires ouvertes ou sur des sièges, il y avait des livres, de gros livres aux couvertures usées, aux pages de parchemin jauni et piqué de rouille. L'un était ouvert sur un lutrin auprès d'un grand coffre clouté de cuivre qui semblait plein de parchemins roulés et liés de rubans. Mais ce qui était le plus extraordinaire, c'était, d'abord, étalé sur la table, un grand portulan magnifiquement enluminé et ensuite, posée à même le sol, une grosse mappemonde tournant à l'aise dans son armature de bronze.
L'étonnement de Catherine qui n'avait jamais rien vu de semblable fit sourire Jacques Cœur. Il caressa de la main la nef rouge et doré qui naviguait sur les quelques vagues bleues du portulan.
– Je songe à voyager, dit-il. Les fourrures et même les tissus de mon associé Pierre Godart ne me suffisent plus. Mais parlons de vous. Tenez, asseyez– vous là, sur ces coussins, et dites-moi par quel miracle vous êtes ici, d'où venez-vous...
et pourquoi vous êtes si pâle ! Depuis tant de mois je vous croyais morte, dame Catherine !
Ses mains, doucement, rejetaient en arrière le capuchon grossier, dégageant la tête de la jeune femme qui apparut dans la pleine lumière des bougies avec ses nattes serrées et ses yeux las.
– N'avez-vous donc point lu les édits du Roi... ou entendu corner aux carrefours que je suis une criminelle recherchée et que...
– Si, coupa Jacques, je sais tout cela, mais je n'arrivais pas à comprendre ce qui avait pu se passer. On vous accuse d'avoir entraîné à votre suite le capitaine de Montsalvy et de l'avoir fait passer à l'ennemi. Mais, par ailleurs, des bruits couraient sous le manteau que vous étiez morte, à Rouen... en même temps que Jehanne la Pucelle dont Dieu ait l'âme de lumière.
Le rire nerveux de Catherine donna la pleine mesure de ce qu'elle avait enduré. Elle n'en pouvait plus d'avoir peur, de trembler au moindre hoqueton, au moindre casque entrevu. Le chemin défoncé, le trot incessant du cheval l'avaient brisée et il n'était plus une fibre de son corps qui ne lui fît mal.
– Vous ne dites donc pas comme les autres, maître Jacques ? Vous ne dites donc pas que c'était une sorcière et qu'on a bien fait de la brûler ?
– Il faut avoir l'esprit bien troublé ou l'âme bien basse pour oser dire pareille chose ! Il faut... et le pelletier baissa la voix jusqu'au murmure, il faut être messire de La Trémoille ou bien messire Regnault de Chartres, l'archevêque de Reims, et le malheur veut qu'ils soient, l'un et l'autre, les maîtres de l'esprit comme de la conscience du Roi. C'est La Trémoille qui règne pour la plus grande infortune de la France, non Charles VII. Mais que voulez-vous exactement de moi, dame Catherine ?
Elle leva vers lui un regard humide dont l'expression de douleur alla éveiller au fond du cœur de Jacques des fibres qui, depuis longtemps, n'avaient pas vibré. La souffrance avait affiné encore le visage de Catherine, l'avait modelé d'ombres touchantes et lui avait donné une expression d'animal aux abois devant laquelle n'importe quel homme de cœur ne pouvait que souhaiter offrir sa protection.
– Voulez-vous nous cacher, moi et mes deux serviteurs ? Je suis traquée, recherchée, dépouillée en grande partie... et j'attends un enfant. Pouvez-vous m'aider aussi à trouver l'un des capitaines du Roi, La Hire ou Xaintrailles... à moins qu'ils ne soient, eux aussi, retenus en prison.
– Pourquoi donc y seraient-ils, sinon de l'Anglais ?
– Arnaud de Montsalvy y est bien, lui !
– Arnaud de Montsalvy est passé aux Anglais, rétorqua Cœur sèchement.
– C'est un mensonge infâme ! s'écria Catherine en frappant le sol du pied. Arnaud a tout tenté pour sauver Jehanne, comme je l'ai fait moi-même. Nous sommes entrés dans Rouen, oui, et nous y avons vécu... mais nous en sommes sortis cousus dans un sac et par le moyen de la Seine. Si c'est là ce que vous appelez passer aux Anglais !
Dans son indignation et sa peine, elle s'était mise à trembler de tout son corps. Le marchand saisit les deux mains glacées dans les siennes qui étaient chaudes et compréhensives.
– Calmez-vous, mon amie, je vous en conjure, calmez-vous ! Il y a mille choses qu'il vous faut m'expliquer. D'abord, je vais vous faire donner une boisson chaude. Vous êtes transie. Macée, ma femme, est à vêpres. Quand elle reviendra, elle vous installera car, bien entendu, nous vous gardons. Vous avez bien fait de venir ici et je suis heureux que vous ayez songé à nous. Attendez-moi un moment.
Il disparut et Catherine demeura seule de nouveau. Elle appuya sa tête lasse au dossier de son siège. Quelque chose se détendait en elle, s'apaisait. Enfin elle avait touché au port. C'en était fini pour un temps des chemins grands ou petits, du froid, de la peur, de la pluie et du vent, des nuits sans fin au bout desquelles il fallait voyager sans trop savoir si un abri surgirait du jour levant. Sa gorge se contracta en songeant à Arnaud, au fond de sa geôle, mais elle savait son courage indomptable, son orgueil. Et puis, elle mettait maintenant une confiance illimitée dans cet homme qui, si simplement, l'avait accueillie, lui offrait un refuge.
Maître Jacques Cœur revint au bout d'un moment portant précautionneusement un bol fumant qu'il tendit à la jeune femme. Catherine referma avec bonheur ses doigts frileux autour de la faïence chaude. Une odeur à la fois poivrée et réconfortante montait du récipient.
– Du vin avec de la cannelle, dit le pelletier. Buvez bien chaud. Ensuite vous me raconterez... Rassurez-vous pour vos serviteurs, ils sont à la cuisine où ma vieille Mahaut s'occupe d'eux.
Catherine trempa ses lèvres dans le breuvage brûlant et, tout de suite, se sentit mieux. Une jambe posée sur le coin de la table, Jacques Cœur la regardait avec attention, le menton dans la main. Quand elle eut fini, elle reposa l'écuelle. Un peu de rose était monté à ses joues et elle esquissa un sourire.
– Je vais tout vous dire maintenant. C'est un peu long, mais je me sens bien mieux.
Elle noua ses mains autour de ses genoux et commença son récit. Elle parlait d'une voix calme dont le ton un peu bas était étrangement émouvant. Cœur l'écoutait, immobile. Sa silhouette un peu penchée se découpait vigoureusement sur le rayonnement doux des chandelles, sans plus bouger qu'une statue de bois, mais le regard attentif ne quittait pas le visage de la narratrice.
Catherine achevait son histoire quand un bruit de voix retentit en bas, aussitôt suivi d'une sorte de roulement de tonnerre. Quelqu'un montait l'escalier quatre à quatre. Le pelletier se leva et se tourna vers la porte, souriant à Catherine qui, déjà, mettait la main à son capuchon.
– N'ayez pas peur ! Je crois que cette visite, que j'ai demandée tout à l'heure, est pour vous.
Dans l'encadrement sombre de la porte, une haute forme masculine apparaissait : larges épaules sous un manteau de cheval noir négligemment rejeté en arrière pour montrer un court pourpoint de daim et des chausses collantes de même couleur et, dessus, un visage à la fois dur et joyeux, de vifs yeux bruns et le flamboiement d'une courte tignasse indisciplinée d'un roux agressif. Avec un cri de joie, Catherine bondit sur ses pieds et courut vers l'arrivant. C'était Xaintrailles ! Xaintrailles aux cheveux rouges ! L'ancien et fidèle compagnon de Jehanne, le meilleur ami d'Arnaud !
En la reconnaissant, il avait poussé un véritable rugissement. Puis, l'enlevant de terre sans trop de douceur, il l'avait embrassée à plusieurs reprises avant de la reposer à terre, mais sans la lâcher. La tenant devant lui au bout de ses longs bras, il avait crié :
– Par les tripes du Pape ! D'où sortez-vous, Catherine ? Vous avez autant d'apparence qu'un chat mouillé, mais, bon Dieu ! ça fait du bien de vous revoir. Qu'avez-vous fait de Montsalvy ?
– Arnaud ?... Est-ce que vous ne savez pas ?
Les mains du capitaine se crispèrent sur les épaules
de la jeune femme et son visage se convulsa sous la poussée d'une énorme colère.
– Savoir quoi ? Ce que ces édits imbéciles colportent par le royaume ? Que Montsalvy est passé à l'Anglais ? Lui ?
L'honneur et la loyauté faits homme ? Un héros d'Azincourt ? Un des hommes de Jehanne ? Mon ami ?...
C'était, visiblement, ce titre-là qui, selon Xaintrailles, conférait le plus de renom à Montsalvy. Mais Catherine n'avait pas envie de sourire. Elle détourna la tête.
– D'autres le croient. Messire de Rais...
Que la peste les étouffe, lui et son damné cousin La Trémoille ! Je passe mon temps l'épée à la main à arracher ces maudits placards infamants des murs de nos villes et j'étripe tous ceux qui tentent de m'en empêcher. Quant à ceux qui essayent de lire sans ma permission, je leur tape dessus à coups de fourreau. Quelle incroyable stupidité ! Qu'un homme comme lui ait pu trahir, entraîné par une femme qu'il détestait...
– Ce n'est pas vrai ! Il m'aime, se révolta Catherine. Il n'existe plus aucune barrière, aucun nuage entre nous. Rien qu'un grand amour et, si vous en voulez la preuve, Messire, regardez mon ventre !
La violence de l'attaque laissa Xaintrailles pantois et bouche bée. Mais il récupéra très vite, éclata de rire.
– Sang du Christ ! Voilà une bonne nouvelle ! Un petit Montsalvy ! Nous allons avoir un gros poupon et moi je vais être parrain. Vous me devez bien ça, Catherine, et...
Il s'arrêta net, regarda Jacques Cœur qui, la mine grave, n'avait pas sonné mot depuis qu'il était entré, toussa pour s'éclaircir la gorge et reprit :
– Oui... vous pensez, maître Cœur, que ce n'est guère le temps de se réjouir quand cette pauvre enfant est traquée comme gibier de chasse et qu'Arnaud... au fait où est-il, celui-là ? Le savez-vous, Catherine ? Depuis que le Roi a payé rançon pour moi et que j'ai quitté la geôle, fort courtoise ma foi, où me tenait le comte d'Arundel, je le réclame à tous les échos, je le cherche dans tous les coins.
– Il n'est cependant pas loin, mon ami, mais vous ne risquez pas de le trouver. Il est captif de La Trémoille au château de Sully-sur-Loire.
– Nom d'un...
Xaintrailles devenait pourpre de colère. Ses poings se serrèrent. Catherine vit saillir ses maxillaires, devina les dents qui se serraient. Les yeux bruns flambèrent sous la poussée de fureur qui brutalement explosa, emplissant la pièce paisible et studieuse de son tonnerre.
– Ce failli chien a osé emprisonner un Montsalvy ?... Il a osé faire croire à sa désertion. Il a osé...
– Il a osé au nom du Roi ! coupa froidement Jacques Cœur. Calmez-vous, messire de Xaintrailles... et souvenez-vous que si vous attaquez La Trémoille, vous attaquez le Roi !
– Le Roi ignore tout de pareilles menées.
– Le Roi ne veut pas les connaître, rectifia le pelletier. Croyez-moi, Messire, je le connais bien. Notre Roi hait les complications et les soucis. De plus... il est très embarrassé ; son favori lui fait sentir tout l'ennui qu'il y a à devoir sa couronne à une sorcière !
– Vous ne pensez pas ça ? cria Catherine.
– Certes non ! Mais La Trémoille exploite habilement le jugement de Rouen.
– Jugement anglais...
– Non... jugement d'Église ! C'est infiniment plus gênant.
Le poing de Xaintrailles s'abattit sur la table faisant sauter tout ce qu'elle supportait.
– Que m'importe tout cela ? Arnaud ne demeurera pas plus longtemps en prison, je vous en donne ma parole. Sinon, je ne m'appelle plus Xaintrailles. Je cours...
La main de Cœur s'abattit sur le bras du bouillant Gascon, l'arrêtant dans son élan.
– Vous courez où donc, Messire ? Aux genoux du Roi ? Vous perdrez à la fois votre temps et la vie de votre ami. Sa Majesté s'étonnera, appellera son favori qui jurera ses grands dieux que c'est là un abominable mensonge... et avant qu'il soit demain, le corps du capitaine de Montsalvy s'écrasera dans quelque oubliette ou bien s'en ira, une pierre au cou, visiter les profondeurs de la Loire.
Le gémissement de Catherine rappela les deux hommes à plus de douceur. Xaintrailles lui jeta un regard incertain que Jacques Cœur comprit.
– Soyez sans crainte. Je la garde. Ici elle est en sûreté.
Le capitaine poussa un grand soupir qui pouvait être aussi bien de soulagement que d'agacement. Puis, lentement, il tira du fourreau de daim la lourde épée qui pendait à sa hanche et fit luire sa lame d'acier à la flamme des chandelles. Puis il l'étendit sous le nez du pelletier.
– Soft ! Il me reste donc ceci ! Regardez-la bien, maître Jacques, fit-il en retroussant les lèvres pour un sourire menaçant, et rappelez-vous mes paroles : si je ne sors pas Montsalvy entier, et vivant, de son maudit château, je donnerai à cette lame pour fourreau la panse pourrie de La Trémoille. J'en jure Dieu !
Il remit l'épée au fourreau, se tourna vers Catherine et, la prenant aux épaules, l'embrassa sur les deux joues.
– Priez pour moi, belle dame ! Je vais faire en sorte que votre enfant ait un père.
Elle s'accrocha à lui, se haussa sur la pointe des pieds pour effleurer la joue rasée et respira une odeur de verveine et de cheval.
– Prenez garde à vous, Jean... J'ai peur pour vous !
– Bah, fit le capitaine, toute sa bonne humeur revenue à l'idée d'une bataille prochaine, j'ai quelques bons compagnons qui m'aideront volontiers à jouer un mauvais tour à ce gras pourceau. Et puis La Hire a coutume de dire que si l'on veut se garder de la peur il faut frapper les premiers coups. C'est ce que je vais faire et c'est ce que je vous recommande pour l'avenir. Si la reine Yolande était là, je vous aurais déjà traînée à ses pieds, mais il n'y a au palais que sa fille, cette pauvre reine Marie qui ne sait que prier et fabriquer des moutards royaux.
Et, chantonnant une romance, Jean Poton de Xaintrailles dégringola l'escalier aussi vite qu'il l'avait monté. Jacques Cœur se tourna vers Catherine. Près de la fenêtre, elle regardait, dans la rue, le capitaine sauter à cheval. Ses yeux brillaient d'une joie qu'ils n'avaient pas connue depuis longtemps.
Comme c'est bon, murmura-t-elle, d'avoir des amis comme vous... et comme lui ! Comme c'est bon d'avoir confiance !
– Il est temps pour vous de songer au repos, mon amie, dit doucement le pelletier en prenant sa main. Allons voir ensemble si Macée est revenue de l'église.
La femme de Jacques Cœur semblait avoir été créée et mise au monde tout exprès pour être la compagne d'un homme de haute qualité et d'esprit aventureux. Depuis tantôt douze ans qu'ils étaient mariés, elle ne s'était jamais permis de lui adresser le moindre reproche ou de lui faire la plus petite remarque. Elle se contentait de l'admirer de tout son cœur et de l'aimer en proportion. Catherine avait toujours eu pour Macée une grande amitié. Elle l'avait connue pendant l'année où elle avait rempli auprès de la reine Marie les fonctions de dame de parage et c'était chez Macée qu'elle se rendait lorsque Xaintrailles était venu la chercher pour la conduire auprès d'Arnaud blessé sous Compiègne. Bien souvent, avec son amie Marguerite de Culant, elle avait passé l'après-midi sous le grand tilleul du jardin, auprès de cette aimable et douce jeune femme.
Macée était blonde, timide, petite et fine de traits. Elle avait de jolis yeux noisette, un sourire charmant et un petit nez un peu pointu qui n'enlevait rien à son charme. Fille du prévôt de Bourges, Lambert de Léodepart, qui habitait juste la maison d'en face, de l'autre côté de la rue d'Auron, elle avait été parfaitement élevée et savait s'habiller. C'était en la voyant se rendre à un office, vêtue d'une robe de velours incarnat bordée de menu vair, un béguin assorti posé sur ses cheveux d'un blond pâle que Jacques Cœur s'était épris de sa jolie voisine. Il avait incontinent fait demander sa main par son père. Pierre Cœur, gros pelletier natif de Saint-Pourçain, était bien un peu inquiet en demandant la fille d'un personnage aussi en vue. Mais Léodépart était un homme simple et intelligent. Il avait flairé dans le jeune Jacques un homme peu commun et lui avait accordé sa fille sans autre forme de procès.
Depuis, le ménage vivait heureux, malgré quelques vicissitudes financières. Cinq enfants, Perrette, Jean, Henri, Ravand et Geoffroy, étaient venus gonfler la famille du jeune pelletier qui, à la mort de son père, avait repris la succession avec bonheur. Et aucun nuage jamais n'avait obscurci l'entente de la famille Cœur.
Comme Jacques s'y attendait, sa femme accueillit Catherine avec une grande gentillesse et beaucoup de sollicitude.
Jadis, au temps de leurs premières relations, la beauté et l'éclat de la dame de Brazey l'avaient impressionnée et vaguement troublée parce qu'elle savait combien son époux était sensible à la grâce féminine et parce que, parfois, elle avait surpris le regard de Jacques posé avec insistance sur le visage de Catherine. Mais en la retrouvant pâle et amaigrie, à bout de forces et enceinte de surcroît, elle étouffa toutes ses préventions et laissa seulement parler son cœur. Catherine aimait Arnaud comme elle-même aimait son époux, il n'en fallait pas plus pour que Macée se comportât immédiatement comme une sœur.
Elle installa dans une chambre du second étage, dont la fenêtre ouvrait juste sous le pignon du haut toit pointu de la maison, la jeune femme et Sara. Cette chambre donnait sur le jardin et faisait face à une autre de mêmes dimensions, occupée par les enfants de la maison. C'était une pièce plus longue que large et dans laquelle un grand lit, assez vaste pour trois ou quatre personnes et drapé de serge bleue, tenait une bonne partie de l'espace habitable. Cette chambre plut à Catherine parce qu'elle était assez semblable à celle qu'elle occupait à Dijon avec sa sœur Loyse dans la maison de son oncle Mathieu. Elle y trouva, en tout cas, un repos dont elle avait le plus urgent besoin et, pendant deux jours, ne quitta pas son lit, dormant avec application et n'ouvrant les yeux que pour absorber la nourriture qu'on lui montait. Elle était si lasse qu'elle avait l'impression de ne jamais devoir venir à bout de son sommeil. Elle ne bronchait même pas quand Sara venait la rejoindre et se glissait à son côté. Jamais encore, même quand elle avait dû gagner Orléans à pied, Catherine n'avait connu pareille fatigue. Le poids de l'enfant se faisait sentir.
Au matin du troisième jour, elle fut éveillée enfin par des voix enfantines qui chantaient si près d'elle que les paroles s'inscrivaient sans peine sur son esprit encore engourdi.
Ainsi mon cœur se lamentait De la grand'douleur qu'il portait En ce plaisant lieu solitaire Où un doux ventelet ventait...