Текст книги "Belle Catherine"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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– Aveugle ! balbutia Catherine, émerveillée. Vous étiez aveugle et la vue vous a été rendue ?
Le vieillard sourit au joli visage tendu vers lui. Sa main se leva et alla se poser sur le front de la jeune femme.
– Mais oui. La foi, ma fille, est amour et apaisement. Il n'est rien, si misérable que l'on soit, que l'on n'obtienne du ciel si la foi est là et si l'on sait demander. Souvenez-vous, aux heures de douleur qui vous viendront encore, dans votre vie, du vieux pèlerin de Saint-Jacques... auquel vous avez porté secours et qui priera pour vous. Souvenez-vous de Barnabé...
– Barnabé !...
Le sang de Catherine refluait de ses joues à son cœur tandis que ses mains tremblaient. Par quel étrange caprice du destin cet homme qui portait la Coquille s'appelait-il, lui aussi, Barnabé ? Y avait-il là un signe et, dans ce cas, comment l'interpréter ?... Immobile, toujours à genoux, les oreilles bourdonnantes, elle regardait sans la voir Sara qui achevait de panser le vieillard, Arnaud qui, pieusement, démaillotait les pieds blessés pour les laver dans de l'eau que, déjà, les Gascons faisaient chauffer sur un feu hâtivement allumé à l'abri d'un mur bas. Elle entendait à peine les questions que son époux posait au vieillard.
– Où allez-vous, maintenant ?
– Je viens de prier au tombeau de saint Léonard et vais maintenant à la haute maison que monseigneur saint Michel possède, au péril de la mer, en Normandie. J'ai su, en revenant au pays, les merveilles qu'il avait faites au royaume de France et comment il avait parlé à Jehanne la Pucelle, quand elle était toute jeunette...
– Jehanne est morte, fit Arnaud sombrement, et certains la tiennent pour sorcière. Et nous qui l'avons servie, aimée, nous sommes proscrits, pourchassés comme criminels.
– Cela ne durera pas, affirma Barnabé vigoureusement. Dieu ne fait jamais rien à demi. Mais qu'il soit béni de vous avoir mis sur mon chemin. Vous l'avez connue, dites-vous, la divine bergère ? Alors vous me parlerez d'elle, ce soir, avant que nos chemins se séparent.
Catherine devait garder de cette soirée un souvenir ineffaçable. On s'installa, pour la nuit, dans l'une des maisons abandonnées du village. Toute sa vie, elle devait revoir le cercle de visages, autour du feu flambant dominé par la haute silhouette du pèlerin. Durant des heures, lui et Arnaud avaient conversé, échangeant des souvenirs. Barnabé avait dit son long voyage et aussi la beauté des pays de soleil qu'il avait parcourus. Arnaud, lui, avait conté l'histoire de Jehanne et il y avait mis tant de chaleur, tant de passion qu'à l'écouter les respirations se retenaient, les yeux demeuraient fixes. Même les Gascons, railleurs et volontiers impies, avaient gardé une immobilité de pierre et des yeux passionnés. Quand, enfin, on s'était séparé pour dormir un peu, le vieillard avait considéré d'un air songeur Catherine et Arnaud assis auprès de lui, la main dans la main.
– II vous sera encore beaucoup demandé, dit-il, mais vous avez reçu la grâce de l'amour. Si vous la gardez, vous vaincrez le monde. Mais saurez-vous la garder ?
Il avait souri brusquement et s'était passé la main sur les yeux, comme au réveil. Puis il avait rapidement tracé sur les deux têtes un signe de bénédiction.
– La paix soit avec vous ! Dormez bien !
Mais, malgré ce souhait, Catherine, étendue contre Arnaud endormi, la joue sur son épaule, avait longtemps poursuivi le sommeil. Il y avait dans cette rencontre du vieux pèlerin quelque chose qu'elle ne parvenait pas à analyser, mais qu'elle ne pouvait s'empêcher d'interpréter comme un signe du destin. Un signe chargé de mystère, sans doute, et dont peut– être elle ne comprendrait le sens réel qu'au bout de longues années. Mais une chose était certaine : il fallait, il fallait à tout prix que cette rencontre eût lieu.
Le jour venu, chacun se remit en route, mais, tandis que la haute silhouette du pèlerin disparaissait peu à peu dans la brume d'un chemin creux, Catherine vit que Gauthier, demeuré en arrière, le suivait des yeux. Quand il reprit sa place auprès d'elle, un pli soucieux creusait son front entre les épais sourcils blonds. Catherine respecta son silence qui dura un moment. Puis, brusquement, il dit :
– Le Dieu que vous servez est bien puissant pour avoir de tels serviteurs.
– Il t'a impressionné ? demanda Catherine avec un sourire.
– Oui... non... Je ne sais pas ! Ce que je sais, pourtant, c'est que j'ai eu envie de le suivre.
– Parce qu'il allait en Normandie ?
Non... pour le suivre ! J'avais l'impression qu'avec lui je serais à l'abri de tout malheur, de toute souffrance.
– Et tu as peur de la souffrance et du malheur ? Un court instant, il la regarda avec cette expression Affamée qu'elle lui avait vue deux ou trois fois.
– Vous savez bien que non, murmura-t-il, si c'est de vous qu'ils me viennent !
Et, brusquement, il mit son cheval au trot pour rejoindre Arnaud qui, en avant, discutait avec Escornebœuf.
Si Arnaud avait délibérément choisi la difficile et dangereuse route à travers le Limousin qui lui permettait de regagner Montsalvy en contournant l'Auvergne sans presque s'y engager, ce n'était pas par amour de la difficulté ainsi que Catherine l'avait appris de sa propre bouche. Il lui avait expliqué que le comté d'Auvergne, objet de tant de litiges, était, en fait, gouverné par deux évêques : celui de Clermont, tout au roi de France et fidèle soutien de La Trémoille, et celui de Saint-Flour qui, Dieu seul savait pourquoi, était tout entier au duc de Bourgogne.
– Tu ne désires pas, je pense, avait dit Arnaud avec un sourire en biais, retomber aux mains du noble duc ?
Catherine avait rougi et haussé les épaules. Cette allusion lui déplaisait, mais elle avait appris depuis longtemps à compter avec la jalousie d'Arnaud et savait que, dans ce cas, cette jalousie se justifiait aisément. Elle s'était donc contentée de répondre paisiblement :
– Pourquoi donc poser une question dont tu connais si bien la réponse ?
Il n'avait pas insisté. D'autre part, le jeune homme désirait faire halte chez un de ses cousins, au château de Ventadour, où sa mère, qui appartenait à cette puissante famille limousine, avait vu le jour. Il dépeignait Ventadour comme une terrible forteresse, un refuge puissant où l'on saurait des nouvelles sûres des événements et d'où l'on pourrait repartir pour Montsalvy avec une aide accrue. Le vicomte Jean était riche, puissant et de bon conseil. De son côté, Catherine s'était mise à désirer cette halte de toutes ses forces déclinantes. Le dur voyage agissait sur elle de plus en plus cruellement. Elle maigrissait à vue d'œil et les longues heures de chevauchée étaient devenues une torture pour son corps épuisé. Des douleurs la traversaient parfois, brutales comme un coup de lance, et d'atroces courbatures nouaient ses membres et son dos quand elle mettait pied à terre. De plus, elle en arrivait à ne plus tolérer la nourriture, parcimonieuse, et surtout composée de gibier, qu'on lui offrait.
À mesure que son visage s'amenuisait, Arnaud s'assombrissait. Il se reprochait de l'avoir emmenée et de lui avoir imposé cet interminable calvaire. Il laissait maintenant Gauthier marcher en tête, se fiant à l'instinct quasi animal du forestier pour flairer les dangers possibles, et chevauchait tout près de Catherine. Souvent, quand il la voyait trembler de froid, il l'enlevait du dos de Morgane et l'installait devant lui, sur son cheval, pour mettre entre la bise et la jeune femme transie le rempart de sa poitrine, de ses bras et du grand manteau noir dont il rejetait un pan sur elle. Malgré sa faiblesse et son état maladif, Catherine aimait aller ainsi, contre lui. Elle aimait la délicieuse impression de sécurité qu'il savait lui donner et la peine du voyage s'en trouvait allégée. Bientôt, elle ne voyagea plus autrement et Morgane prit l'habitude de trotter toute seule, simplement tenue par la bride, derrière le grand destrier noir.
Quand, à la fin d'un jour pluvieux, Catherine découvrit enfin Ventadour, elle soupira de soulagement tandis qu'Arnaud, joyeusement, lui disait :
– Regarde, ma mie, voici le château du vicomte Jean ! Là tu auras repos, réconfort et sécurité. Si tu n'es pas en sûreté ici, tu n'y seras nulle part.
C'était, en effet, impressionnant : sur un éperon rocheux tombant à pic sur une gorge où grondait un torrent s'élevaient des murs vertigineux, des tours de granit aux hourds de bois peints de couleurs violentes et, couronnant le tout, un gigantesque donjon assez vieux pour avoir vu partir les Croisés.
– On dit, poursuivit Arnaud en riant, que toute la paille du royaume de France ne suffirait pas à emplir les fossés de Ventadour !
« Étranges fossés, en effet », songea Catherine, que cette saignée entre deux montagnes d'où la forteresse jaillissait comme des entrailles mêmes de la terre. Le sentier qui, du milieu d'un minuscule village poussé n'importe comment sur un épaulement rocheux, escaladait la butte formidable, serpentait à flanc de rocher jusqu'à un massif portail, haut comme une entrée de ville, qui commandait l'entrée du château. La petite troupe fatiguée s'y engagea. Envahi d'une joie soudaine, Arnaud, berçant Catherine contre lui, se mit à chanter à pleine voix :
J'ai le cœur si plein d'amour, de joie et de douceur Que la glace me paraît fleur et la neige verdure...
Elle lui sourit tendrement, appuyant sa tempe contre la joue chaude.
– La chanson est belle... Et je ne savais pas que tu aimais les chansons.
– Je suis aussi civilisé que Xaintrailles, si c'est cela que tu veux dire, répondit-il en riant. C'est ma mère qui m'a appris cette chanson ! Elle a été composée ici même, voici bien longtemps, par un troubadour qui se nommait Bernard. Il était le fils du meunier et s'était épris de la dame du château. Il a bien failli en mourir, mais il a pu fuir à temps. On dit qu'ensuite une reine l'a aimé.
Chante encore ! pria Catherine. J'aime t'entendre. Docilement, le jeune homme reprit et sa voix joyeuse se répercuta aux quatre horizons.
Quand je vois l'alouette mouvoir de joie ses ailes contre le rayon de soleil...
Mais la chanson s'arrêta net et Arnaud retint son cheval. Là-haut le portail venait de s'ouvrir, livrant passage à une forte troupe de cavaliers qui s'avança rapidement vers les voyageurs. Sourcils froncés, Arnaud les regardait. Son expression tendue inquiéta Catherine.
– Qu'y a-t-il ? Ce sont les hommes du vicomte, je pense, et...
Il ne lui répondit pas, appela sèchement :
– Gauthier !
Le Normand accourut. Sans un mot, Arnaud enleva Catherine dans ses bras et, avant qu'elle fût revenue de sa surprise, la passa dans ceux du géant.
– Vite ! Retourne et emmène aussi Sara. Va les mettre à l'abri !
– Mais, Seigneur...
– Obéis... Vite, sauve-la et, si je meurs, conduis-la à ma mère...
– Arnaud ! cria Catherine... Non !
– Emmène-la, je te dis ! Je le veux. Ceux qui viennent là ne sont pas les gens de Ventadour. Ce sont les routiers de Villa-Andrado !
Sourd aux cris de Catherine, insensible à sa défense désespérée, Gauthier fit volter son cheval, rafla au passage la bride de Sara et emmena les bêtes vers le village. Catherine se tordait le cou pour voir par-dessus l'épaule du géant. Les Gascons s'étaient groupés autour d'Arnaud qui avait mis l'épée à la main et, debout sur ses étriers, regardait venir l'ennemi. Celui-ci dévalait maintenant la sente et les armures, les lances et les épées brillaient sinistrement.
Laisse-moi, criait Catherine. Va les aider, ils ne tiendront jamais... La troupe est trop puissante ! Ils sont au moins cinq contre un.
– Votre époux est brave et il sait se battre ! Pour une fois, dame Catherine, souffrez que je lui obéisse, à lui... Vous n'avez que faire dans cette rencontre...
Pour qu'elle ne vît plus rien du combat qui se préparait et aussi pour la mettre hors de vue des routiers, Gauthier plongea soudain à flanc de ravin à travers les arbres et les broussailles, droit vers le lit de la Luzège, le petit torrent qui entourait Ventadour. Mais il ne put empêcher qu'elle n'entendît le choc des armes et les cris sauvages des hommes qui s'encourageaient à la bataille.
– Mon Dieu ! sanglotait Catherine... Ils vont me le tuer... Je t'en supplie, ami, laisse-moi ici... Laisse– moi au moins voir...
Mais Gauthier, les dents serrées, piquait toujours droit vers le fond de la gorge, traînant par la bride Rustaud qui portait Sara plus morte que vive.
– Voir quoi ? gronda-t-il. Le sang qui coule et les hommes qui meurent ? Je vais vous mettre à l'abri i autant que je pourrai, ensuite je remonterai voir ce que jje peux faire. Essayez d'être raisonnable...
Il trouva l'abri plus vite qu'il n'aurait cru, en remontant le lit de la rivière. Il avisa une grotte étroite qui surplombait l'eau écumante. Elle semblait profonde et, après une rapide reconnaissance, le Normand y porta Catherine. Le froid y était moins vif qu'au– dehors et cette grotte devait servir parfois d'abri à des bergers ou à des forestiers car au fond, contre la muraille, il y avait une jonchée de paille. De plus, malgré le voisinage de l'eau, elle n'était pas humide.
Gauthier posa Catherine sur la paille et se tourna vers Sara qui descendait à son tour de cheval.
– Allumez du feu et restez près d'elle, je vais revenir.
Il tourna les talons laissant les deux femmes en tête à tête. Sara se frottait les reins en grimaçant.
– Encore un peu et il me donnera des ordres, ce sauvage ! marmotta-t-elle.
Mais la diatribe qu'elle apprêtait tourna court quand elle vit la pâleur de Catherine. La jeune femme s'était tapie dans la paille, tout contre le rocher, et le peu de jour qui passait montrait son visage blême où perlait une sueur légère. Il y avait de la peur au fond de ses prunelles et aussi une souffrance qui alerta Sara.
D'une main rapide, elle retroussa les mèches blondes qui collaient au front de Catherine, scruta le visage aux traits tirés. Une douleur brutale tordit la jeune femme dont le corps, soudain, s'arqua pour retomber l'instant suivant. Elle haleta.
– J'ai mal, Sara !... Une douleur terrible !... C'est comme si on me perçait le flanc... C'est la deuxième... Tout à l'heure déjà, quand Arnaud m'a passée à Gauthier... Je... Je ne sais pas ce que c'est !
– Moi, je m'en doute, fit Sara... Depuis si longtemps que nous sommes en route, nous avons perdu la notion des jours.
– Tu ne veux pas dire que... c'est déjà l'enfant ?
– Pourquoi pas ? Avec toutes ces chevauchées, il peut avoir pris de l'avance. Seigneur, il ne nous manquait plus que cela !
Mais elle ne perdait pas son temps en vaines paroles. Vivement elle débarrassait Rustaud des bagages qu'il portait : le coffre aux remèdes et un rouleau de vêtements. Gauthier, de son côté, avait laissé en partant ceux dont sa propre monture était chargée : encore des vêtements, un sac de fourrage pour les bêtes et une marmite. En un clin d'œil, Sara eut accumulé sur Catherine deux couvertures et un manteau. Puis elle entreprit d'allumer du feu grâce à un peu de paille et à des branches qu'elle alla couper au-dehors. Ensuite, elle emplit d'eau sa marmite et la mit à chauffer, accrochée à trois branches entrecroisées. Les yeux agrandis, Catherine la regardait faire. La douleur faisait trêve pour un temps et la jeune femme tendait l'oreille pour essayer de saisir quelque chose de la bataille. Mais le grondement de l'eau si proche dominait tout.
Catherine essaya de retrouver une prière au fond de sa mémoire, mais son esprit lui parut curieusement vide. Elle était incapable de le détacher d'Arnaud. Tout son être se tendait vers lui et elle cherchait à deviner, au fond de son cœur, l'éclair de souffrance qui lui apprendrait sa mort. Si le lien secret qui les unissait depuis si longtemps se rompait brusquement, Catherine savait qu'elle en serait avertie, à cet instant précis, par une souffrance intérieure...
Le feu, allumé par Sara, flambait bien maintenant et mettait un écran de chaleur rassurante entre la jeune femme et le froid du dehors. La nuit venait très vite et Sara, pour diminuer les risques d'être aperçue du dehors, accumulait des branches et des pierres devant l'entrée de la grotte. Des bruits confus parvenaient parfois jusqu'aux deux femmes enfermées dans leur étroit refuge. Un hurlement de rage ou un long gémissement de douleur. Une trompe sonna quelque part, sans doute sur les remparts du château.
– Que fait Gauthier ? gémit Catherine. Pourquoi ne revient-il pas me dire...
– Il a sans doute autre chose à faire, répliqua Sara. Le combat peut durer car tous sont des guerriers entraînés de longue date.
– Et Arnaud ? Crois-tu qu'après sa maladie il soit encore entraîné ?
– Chez lui, fit Sara avec un mince sourire, c'est plus qu'une habitude ou un entraînement : la guerre, c'est sa nature même. Et puis Gauthier veillera sur lui.
– Et s'ils sont pris ?
– Nous le saurons... Pour le moment, il faut penser à toi, et à l'enfant si c'est lui qui vient.
Comme pour répondre à Sara, une nouvelle douleur plus violente vrilla le corps de Catherine en même temps qu'une désagréable sensation d'humidité...
La tempête de douleurs qui submergea Catherine dura-t-elle une heure ou dix ? Le temps s'effaça et, avec lui, la conscience des événements extérieurs. Même l'angoisse née du combat si proche était abolie. Il ne restait plus que l'intolérable souffrance. Cela ne laissait ni trêve ni repos et Catherine, torturée, écartelée, avait l'impression que l'enfant, tel un géant secouant les murs de sa prison, faisait tout éclater en elle pour en venir plus vite à la lumière. La seule chose réelle, en dehors de son supplice, c'était le visage anxieux de Sara, éclairé en rouge par les flammes du foyer, qui se penchait sur elle, c'était la main chaude de Sara sur laquelle la jeune femme agrippait ses mains convulsives. Elle ne criait pas, mais un gémissement continu s'échappait de ses lèvres. Elle haletait, prise au piège de la souffrance sans rémission, d'une torture que sa propre volonté ne pouvait faire cesser et qui devait se poursuivre inexorablement jusqu'à son terme normal. De temps en temps, Sara essuyait le front en sueur avec un linge imbibé d'eau de la reine de Hongrie et l'odeur fraîche ranimait un instant Catherine, mais l'enfant revenait à la charge et la jeune femme replongeait dans son martyre.
Elle souhaitait éperdument un instant de rémission, un seul, qui lui eût permis de se laisser aller à son immense fatigue.
Elle avait tellement envie de dormir !... dormir, oublier, cesser de souffrir !... Est-ce que vraiment cette douleur ne cesserait jamais ? Est-ce qu'elle ne pourrait plus jamais dormir ? La conscience s'atténuait peu à peu sans qu'elle s'en rendît compte, mais, tout à coup, il y eut une douleur pire que les autres, une souffrance inouïe qui lui arracha un véritable hurlement, si haut, si puissant qu'il franchit la vallée, s'étendit sur la campagne ensevelie dans la nuit et alla frapper de terreur les hommes qui l'entendirent. Mais il n'y eut qu'un seul cri car, ensuite, Catherine plongea enfin dans la bienheureuse inconscience qu'elle avait tant désirée. Elle n'entendit même pas le piaillement rageur qui fit écho à son grand cri de délivrance, ni le rire heureux de Sara. Cette fois, elle s'était évanouie.
Quand lui revint la conscience, celle-ci fut cependant assez peu claire. Catherine avait l'impression de flotter à travers une brume légère peuplée de paires d'yeux brillants qui la regardaient. Son corps n'existait plus. Elle avait miraculeusement rompu les amarres qui l'enchaînaient à une terre pleine d'embûches et de douleurs. Elle se sentait tellement légère que l'idée lui vint que, peut-être, elle était morte et avait gagné les nuages. Mais un bruit tout à fait terrestre secoua sa bienheureuse torpeur: le vagissement d'un bébé...
Alors, bien réveillée soudain, elle ouvrit tout grands ses yeux, redressa la tête sur le manteau roulé qu'on lui avait mis comme oreiller. Entre elle et le feu, il y avait une grande ombre noire, agenouillée, une ombre qui disait :
– Regarde, mon amour... regarde ton fils !
Une merveilleuse onde de joie noya Catherine. Elle voulut tendre les bras, mais ses membres pesaient comme du plomb.
– Attends, chuchota Sara contre son oreille, je vais te soulever. Tu es épuisée.
Mais cela lui était bien égal. Elle voulait tenir contre elle ce petit paquet que maintenant elle distinguait nettement dans les grandes mains d'Arnaud.
– Un fils ?... C'est un fils ? Oh, donne-le-moi...
Il glissa contre son flanc le petit paquet chaud qui
gigotait. Gauthier apparut, portant une torche de fortune faite d'un branchage enflammé, immense vu du sol où elle gisait, mais avec un large sourire étendu sur son visage. Grâce à cette lumière, Catherine vit enfin son fils : un minuscule visage rouge et fripé dans l'encadrement des lainages dont Sara l'avait entortillé, deux tout petits poings bien serrés et un léger duvet clair, moussant sur le petit crâne rond.
– Il est superbe ! s'écria la voix joyeuse d'Arnaud. Grand, fort, magnifique... un vrai Montsalvy !
Malgré sa faiblesse, Catherine se mit à rire.
– Tous les Montsalvy sont donc aussi laids quand ils viennent au monde ? Il est tout fripé.
– Il se défripera, intervint Sara. Rappelle-toi...
Elle se mordit les lèvres, retenant au dernier instant
les mots prêts à sortir. Sara avait failli lui rappeler le petit Philippe, l'enfant qu'elle avait eu de Philippe de Bourgogne et qui était mort à quatre ans, au château de Châteauvillain. C'eût été une sottise et Sara, mentalement, se traita d'idiote.
Mais Catherine avait compris. Son visage s'était légèrement crispé et, d'un geste instinctif, elle serra contre elle le nouveau-né. Celui-là, il était le fils de l'homme qu'elle adorait et elle saurait le défendre contre le mal. La mort ne le lui prendrait pas. Mais son geste avait réveillé le bébé qui sommeillait. Tout de suite, il protesta. Sa petite bouche s'ouvrit démesurément. On ne vit plus qu'un trou rond sous un nez minuscule, mais un trou ouvrant sur un gosier particulièrement vigoureux.
– Sang du Christ ! s'écria Arnaud. Il a des poumons, le bougre !
– Il doit avoir faim, fit Sara. Je vais lui donner un peu d'eau tiède avec du sucre, en attendant que le lait vienne. J'en donnerai aussi à Catherine. Puis elle dormira. C'est de cela surtout qu'elle a besoin : dormir.
Elle ne demandait que ça, dormir. Pourtant, le premier instant de joie passé, la conscience de leur situation lui revenait et, déjà, de sa main libre, elle s'accrochait à Arnaud qui s'était glissé près d'elle pour lui offrir l'appui de sa poitrine.
– Dis-moi, le combat ?
Nous sommes vainqueurs... d'une certaine manière... J'entends que nous sommes momentané ment en sûreté : du moins tant que nous conservons l'otage que tu vois là-bas.
En effet, de l'autre côté du feu, près de l'entrée de la grotte, Catherine put voir, gardé par l'énorme Escornebœuf et par deux Gascons, un personnage qu'elle n'avait jamais vu. Grand, mince, sec comme une rapière et tout vêtu de rouge, il avait un visage mince dont le principal ornement était un grand nez en bec d'aigle. Le menton arrogant, la bouche rouge et sensuelle, l'inconnu pouvait avoir une quarantaine d'années. Quelques fils blancs striaient ses cheveux noirs et plats qu'il portait assez longs. Assis sur une pierre, ses longues jambes repliées, il regardait le feu d'un air de profond ennui, mais sa situation de prisonnier ne semblait pas l'inquiéter outre mesure.
– Qui est-ce ? demanda la jeune femme.
– Rodrigue de Villa-Andrado, en personne... J'ai pu lui tomber dessus durant le combat et, en menaçant sa gorge de ma dague, j'ai fait cesser la bataille. C'est une bête sauvage, mais ses hommes tiennent à lui. J'ai pu l'emmener jusqu'ici et les gens du château ne tenteront rien contre nous, de peur qu'il ne soit mis à mort.
Au même instant, l'Espagnol bâilla démesurément, tourna les yeux vers le fond de la grotte.
– Je regrette de t'enlever tes illusions, Montsalvy, mais les hommes de ma bande me connaissent et savent que je ne crains pas la mort. Sois certain qu'ils feront tout pour me reprendre et, à moins que tu ne m'égorges de sang-froid, tu ne pourras pas m'emmener avec toi dans la mort qui t'attend. Souviens-toi... tu n'as plus que quatre hommes, même si deux d'entre eux valent triple.
– C'est vrai, chuchota Sara à Catherine. Les Gascons ont presque tous été tués. Nous n'avons plus que le sergent et deux hommes d'armes... et pour comble nous n'avons plus rien à manger.
Autrement dit, répliqua la jeune femme avec angoisse, cette grotte nous a peut-être offert un abri, mais elle est, en même temps, un piège qui s'est refermé.
Brusquement, Catherine avait l'étouffante sensation que la grotte se resserrait sur elle, insensiblement mais inexorablement. Pourquoi avait-il fallu que l'enfant vînt au monde au fond de ce tombeau ?
Le son pourtant étouffé des deux voix féminines était sans doute parvenu aux oreilles de Villa-Andrado car il se leva brusquement et, suivi immédiatement par Escornebœuf, marcha vers le fond de la grotte.
– Reste où tu es ! lança Arnaud rudement.
– Pourquoi donc ? Veux-tu donc m'obliger à crier quand il nous est possible de causer paisiblement ? Tu dois comprendre, avant qu'il soit trop tard, que ta situation n'est pas aussi bonne que tu le crois et que...
Il s'arrêta court. À la lumière incertaine de la branche flambante que Gauthier, figé à côté de la paillasse dans une immobilité de cariatide, tenait toujours, l'Espagnol venait d'apercevoir Catherine, étendue sous des manteaux, pâle et défaite, mais enveloppée de la masse somptueuse de ses cheveux dénoués qui lui composaient tout à la fois un manteau royal et une auréole de lumière. Le sourire sarcastique s'effaça des lèvres de Villa-Andrado sous le coup de la surprise.
Un instant, la jeune femme et le chef mercenaire se regardèrent... Elle lut dans les yeux sombres de l'homme une admiration non déguisée et, dans le secret de sa pensée, le jugea intéressant. Ce visage anguleux et sec, visiblement pétri d'orgueil, formait un contraste étrange avec le regard où se montrait une chaleur inattendue. C'était, à n'en pas douter, une bête de proie, mais une bête de race et, de plus, l'intuition féminine de Catherine le lui soufflait secrètement, il appartenait à cette catégorie d'hommes qu'une femme regarde toujours au moins deux fois, si ce n'est plus ! Mais, pour le moment, Villa-Andrado était en extase.
Rose de mai !murmura-t-il, de toute douceur pleine Gente et jolie Vous êtes fleur, de toute fleur...
– Qu'est cela ? aboya Arnaud hargneusement en se plantant entre l'Espagnol et la jeune femme. Te prends-tu pour un ménestrel ou bien penses-tu que ma femme ait quelque plaisir à entendre des fadaises ?
Rodrigue leva vers Montsalvy un regard de somnambule.
– Ta femme ? murmura-t-il... J'ignorais que tu fusses marié, Montsalvy. Et je vois là un enfant... Je ne comprends pas.
– Je te croyais plus intelligent, ricana Arnaud. Il est aisé cependant de comprendre. Nous regagnions en toute hâte mes terres, mais les rigueurs du chemin ont eu raison de mon épouse. Nous espérions trouver à Ventadour de chers cousins en même temps qu'une halte dont Mme de Montsalvy avait le plus grand besoin... et nous n'avons trouvé qu'une bande de charognards et des armes brandies. Toi et les tiens, noble chevalier, avez contraint ma femme à mettre son fils au monde au fond d'un trou de taupes ! Heureuse encore de l'avoir trouvé ! Tu as compris maintenant ?
Le ton acerbe d'Arnaud frappa Catherine. Si affaiblie qu'elle fût et si inquiète de l'avenir proche, elle ne craignait pas l'Espagnol. Un homme qui pouvait la regarder avec cette expression éblouie ne pouvait être un danger. Pourquoi donc Arnaud cherchait-il à attiser sa colère ? Seule, sans doute, la jalousie excitait sa hargne et Catherine savait déjà que cette jalousie pouvait être féroce.
Mais Villa-Andrado ne parut pas s'émouvoir. Avec une aisance de grand seigneur, il mit genou en terre devant Catherine, sa main gauche posée sur son cœur et son regard rivé au pâle visage encadré d'or.
Jadis, fit-il d'une voix émue, la plus noble et la plus sainte de toutes les femmes mit au monde, elle aussi, son enfant sur un peu de paille. C'est un pré– J cèdent qui doit être de quelque réconfort, Madame. Pourtant, l'éclat de votre grâce efface en moi jusqu'à ce souvenir. Seule l'étoile qui brillait dans cette nuit sacrée devait approcher, gracieuse dame, d'une si merveilleuse beauté !
C'était plus que Montsalvy n'en pouvait endurer. Sa main s'abattit sur l'Espagnol qu'il empoigna par le col de son pourpoint et remit de force sur ses pieds.
– En voilà assez ! Tu devrais me connaître suffisamment pour savoir qu'un tel langage adressé à ma femme ne peut que me déplaire.
Un mince sourire étira la bouche sinueuse du Castillan et mit une flamme dans ses yeux. Catherine eut le sentiment net qu'il se moquait d'Arnaud.
– Il te faut, dans ce cas, l'obliger à ne sortir que voilée, comme les femmes maures, car, partout où elle ira, la beauté de ton épouse illuminera la nuit et courbera l'échiné des hommes sous le poids du désir. Mais, ajouta-t-il perfidement, je te félicite et je t'envie, Montsalvy. Il semble que tu connaisses les enchantements qui attirent les femmes les plus éclatantes. Isabelle de Séverac, à laquelle tu fus fiancé jadis, était belle entre toutes et je te l'enviais. Mais auprès de ton épouse, elle n'était qu'un pâle rayon de lune auprès d'une aurore d'été.
Le rappel aux anciennes fiançailles de Montsalvy était une maladresse délibérée et Catherine ne s'y trompa point.
Encore que le nom d'Isabelle lui fût désagréable, elle avait assez de puissance sur elle– même pour ne plus redouter une morte. D'ailleurs, Arnaud l'avait-il jamais aimée, cette Isabelle ? L'insolence voulue de Villa-Andrado lui fit craindre une empoignade entre les deux hommes. Elle devina confusément une ancienne rivalité et le ton de l'Espagnol ne laissait-il pas supposer que cette rivalité venait de trouver un nouveau terrain de lutte ? Arnaud avait rougi et déjà ses poings se serraient, prêts à frapper ce visage moqueur où les yeux brillaient d'un éclat sardonique. Mais il n'eut pas le temps de riposter, ni Catherine celui d'intervenir. L'un des Gascons, demeurés de garde à l'entrée, avait bondi vers eux.