Текст книги "Belle Catherine"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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En passant par le frêle organe des petits, les paroles de cette chanson d'amour, que Catherine connaissait bien, prenaient une fraîcheur et une naïveté nouvelles. Sans ouvrir les yeux, elle fredonna la suite : Si doux qu'on ne le sentait. Là fut le gracieux repaire...
– Depuis combien de temps n'as-tu pas chanté ? demanda près d'elle la voix de Sara.
Catherine, relevant ses paupières, vit la bohémienne assise au pied du lit, attendant son réveil comme elle l'avait fait des centaines de fois. Elle souriait et Catherine constata qu'elle avait perdu cet air de bête mal nourrie qu'elle lui avait vu depuis sa sortie de Champtocé. La nourriture, chez maître Jacques, devait être bonne car les joues mates de Sara s'étaient un peu remplies.
Je ne sais pas, répondit la jeune femme en se dressant sur son séant. Il y a longtemps, je crois. Nous chantions cette chanson, Marguerite de Culant et moi, pendant ces interminables séances de broderie auprès de la reine Marie. C'est messire Alain Charrier, le poète du Roi, qui l'a écrite, je crois. Aide-moi à ma toilette, veux-tu, je me sens extraordinairement bien.
En effet, sa cure de repos semblait avoir fait à Catherine un bien énorme. Elle rejeta ses couvertures et sauta à bas du lit avec autant d'agilité que si elle avait eu encore seize ans. Tout en procédant à ses ablutions, elle demanda :
– A-t-on des nouvelles de messire de Xaintrailles ?
– Aucune ! Tout ce que maître Cœur a pu apprendre, c'est qu'il a quitté la ville avant-hier avec plusieurs hommes de sa compagnie en clamant bien haut qu'il s'en allait chasser. On ne sait rien de plus.
– Fasse le ciel qu'il arrive à temps... et qu'il ne soit rien advenu de vraiment mauvais à mon seigneur...
Elle fixa un instant, dans le miroir d'étain poli accroché au mur de la chambre, son image avec des yeux gros de larmes, puis se retourna vers Sara.
– Finissons-en très vite avec cette toilette. Je voudrais aller à l'église, prier.
– En plein jour ? Tu n'y songes pas. Maître Cœur recommande bien que tu ne sortes pas à la lumière. Trop de gens pourraient te reconnaître.
– C'est vrai, fit Catherine tristement. J'oubliais que, dans une certaine mesure, je suis encore prisonnière.
Dans la chambre à côté, les voix d'enfants entamaient une nouvelle chanson, mais, cette fois, une profonde voix masculine s'y joignait. Une autre s'en mêla bientôt, si grave qu'elle faisait penser à un gros bourdon de cathédrale. Mais un gros bourdon qui chanterait faux.
– Seigneur ! fit Catherine. Qu'est-ce que cela ?
– Gauthier, répondit Sara en riant. Il a fait la conquête des enfants de la maison et il va souvent les rejoindre quand ils sont avec leur précepteur.
– Peste ! Un précepteur ? Je n'aurais jamais supposé nos amis avec un train semblable.
– À vrai dire, fit Sara en s'emparant d'un peigne et en commençant à démêler les cheveux de Catherine, c'est un assez curieux précepteur. Un homme des plus casaniers qui ne sort jamais de sa chambre et ne va respirer au jardin qu'à la nuit close.
– Veux-tu dire par là que je ne suis pas la seule à avoir cherché refuge ici ?
– Oh que non ! On dirait que maître Cœur s'est donné pour tâche de recueillir ceux que poursuit la vindicte du sire de La Trémoille. Sa maison est la plus étrange qui soit. Ainsi, ce fameux précepteur n'est autre que maître Alain Charrier en personne. La Trémoille n'apprécie pas son « Chant de la Délivrance » écrit en l'honneur de Jehanne et l'a fait proscrire.
– Ainsi, pour déplaire, il faut seulement chanter les louanges de la Pucelle ?
– Ou avoir été de ses fidèles. Tant que le gros favori sera en vie, ou en puissance, il n'y aura de sûreté pour aucun de ceux qui la regrettent et proclament hautement qu'elle était sainte et noble fille. Les capitaines seuls échappent, à cause de leurs troupes. Et encore ! En face, chez messire de Léodepart, tu verras frère Jean Pasquerel, l'aumônier de Jehanne, et aussi Imerguet, son page, qui se cachent en attendant des jours meilleurs. D'autres sont dans les fermes qui leur appartiennent.
Catherine était abasourdie. Que Jacques Cœur ait fait de sa demeure et de celle de son beau-père un foyer de résistance au favori n'avait rien, cependant, qui, parût la surprendre. L'homme avait assez de hauteur d'esprit et assez d'audace pour cela, mais, ce qui la stupéfiait, c'était l'aplomb qu'il déployait. Garder tout ce monde à Bourges même, sous les yeux de La Trémoille, à deux pas du palais royal, c'était faire preuve d'un courage peu ordinaire. Mais, apparemment, Jacques Cœur n'en manquait pas...
Au temps où elle servait Marie d'Anjou, Catherine n'avait rencontré maître Alain Charrier que deux ou trois fois. A cette époque il suivait partout Charles VII dont il était le secrétaire et le poète. C'était un homme aimable et bien élevé, mais auquel sa vie de cour et son poste auprès du Roi avaient valu quelques succès féminins et qui, de ce fait, se croyait irrésistible. En retrouvant Catherine autour de la table familiale des Cœur, il lui jeta un regard lourd de signification.
– Je savais bien, dit-il, que le ciel ne m'abandonnerait pas tout à fait et qu'il enverrait une douce présence féminine pour m'aider à supporter l'exil ! Dans une pareille situation mon cœur était vide et vous attendait ! L'un auprès de l'autre, nous saurons nous créer un doux jardin secret, un plaisant lieu solitaire.
– Y aura-t-il aussi un doux ventelet, dans votre lieu solitaire, Messire ? demanda la voix naïve du petit Geoffroy, cinq ans, le dernier des enfants Cœur.
Le poète lui dédia un regard sévère sous ses épais sourcils grisonnants.
– Il est bon de se souvenir des beaux vers, maître Geoffroy, gronda-t-il, mais il n'est pas bon qu'un enfant parle devant de grandes personnes.
Geoffroy devint très rouge et baissa le nez vers son écuelle, tandis que le reste de la famille retenait mal une envie de rire. Catherine reçut en plein visage le regard du maître de maison, pétillant de gaieté, tandis que Macée, constatant l'air offensé avec lequel le poète examinait chaque visage l'un après l'autre, s'emparait d'un plat de carpes à l'étouffée et se hâtait de le lui présenter. Chartier était susceptible, mais il était encore plus gourmand et les carpes sentaient bon. Il s'en servit une large portion et sembla récupérer sa bonne humeur. Attendrie, Catherine se dit qu'il lui rappelait son oncle Mathieu.
– Vous ne mangez rien, Catherine ? reprocha Macée avec un sourire. Êtes-vous encore souffrante ?
– Dame Catherine s'étonne de sa chance ! intervint le poète en abandonnant momentanément sa carpe. Elle ne peut détacher son regard de l'homme inspiré que Dieu a mis sur son chemin...
Il s'apprêtait à discourir et, peut-être, Catherine se fût-elle laissée aller au plaisir de ce moment de détente si, à ce moment précis, des cris n'avaient éclaté dans la rue, mêlés au cliquetis des armes et au claquement des sabots des chevaux. Tout de suite, Jacques Cœur fut debout et courut vers son réduit. Cet homme avait des nerfs d'acier et paraissait toujours sur la défensive. Catherine se lança derrière lui tandis que Macée, compatissante, tapait dans le dos du poète qui, dans son émoi, avait avalé une arête et s'étranglait.
Des fenêtres en surplomb du cabinet, le regard prenait la rue d'Auron en enfilade. Elle était pleine d'archers commandés par un officier à cheval. Plusieurs d'entre eux, au coude à coude, lancés en travers, barraient la rue, sur deux rangs, tandis que d'autres enfonçaient la porte d'une maison située à trois portes de celle des Cœur. Jacques fronça les sourcils.
– C'est chez l'éperonnier Naudin. Je me demande si...
Il n'acheva pas. Par ailleurs le drame fut bref. Au bout de quelques minutes, les archers qui étaient entrés dans la maison en ressortirent, poussant devant eux, à coups de bois de lance, trois hommes, l'un âgé et deux plus jeunes. Celui qui venait en dernier se débattait comme un démon, jouant des pieds, de la tête et des coudes, essayant de rejeter les deux hommes qui le maintenaient. Catherine, hypnotisée, regardait.
– Qu'est-ce que cela veut dire ? balbutia-t-elle.
– Que Naudin cachait dans sa maison un cousin de sa femme qui a eu le tort de refuser au Grand Chambellan une terre dont il avait envie... et que quelqu'un les a dénoncés. Quelle misère ! La Trémoille pille, vole, tue et le Roi laisse faire.
Avec une violence dont il ne fut pas maître, le pelletier saisit sur la table un fragile vase de terre bleu qu'il jeta à terre où il éclata en mille parcelles azurées.
– Mais moi, je vous fais courir un danger semblable ! fit Catherine d'une voix blanche. Qui dit que, demain, vous ne serez pas dénoncé ?
– C'est possible ! riposta Cœur fermement, mais je refuse de me laisser intimider. Ce que le chambellan reproche le plus à Naudin, c'est d'avoir soutenu, aimé et admiré la Pucelle. C'est d'avoir osé dire hautement que c'était grand malheur et grand péché de l'avoir si lâchement abandonnée. Tous ceux qui parlent ainsi sont en danger. Même une femme de bien comme Marguerite La Thouroulde, chez qui Jehanne logeait, n'est plus en sûreté. Le favori veut extirper du royaume tout ce qui, de près ou de loin, peut rappeler la Pucelle. Il l'a toujours combattue, et il faut qu'il obtienne raison contre elle par-delà la mort ! Et cela, à un moment où plus que jamais le royaume aurait besoin de paix. L'argent est rare, les cultures inexistantes, le commerce mort. Les grandes foires n'existent plus, les marchandises évitent la France et vont de Venise à Bruges en passant par la Bavière et les États allemands. Et le peu qui reste se dirige inexorablement vers les coffres de La Trémoille.
– Qu'allez-vous faire alors ?
– Rien pour le moment. Le favori est un sanglier qu'il faut chasser aux armes de guerre. Je laisse le soin d'en venir à bout au connétable de Richemont et à la reine Yolande lorsqu'elle reviendra. Mais, une fois La Trémoille abattu, il faudra reconstruire, relancer le commerce, faire de l'argent. Et c'est pour cela qu'au printemps je partirai.
– Partir ? Mais pour quelle destination ?
Les ports de l'Orient, répondit le pelletier, l'œil sur le grand portulan qu'il avait plaqué au mur. Passé les tempêtes d'équinoxe, la galée de Narbonne partira pour son périple habituel autour de la Méditerranée. Je partirai avec elle et j'emporterai des marchandises que je garde en réserve : des émaux, des toiles fines, des vins, du corail de Marseille, pour rapporter des soies, des épices, des fourrures, tout ce qui devient introuvable, et aussi pour nouer de nouvelles relations commerciales dont le Roi bénéficiera. Ensuite, quand tout sera lancé, je rouvrirai les vieilles mines d'argent, de fer, de plomb et de cuivre jadis creusées par les Romains et abandonnées depuis. Le royaume renaîtra, plus riche... infiniment plus riche !
Stupéfaite, Catherine regardait le marchand. Il l'avait oubliée et, les yeux au loin, vivait son rêve grandiose. Elle découvrait qu'il y avait du prophète dans cet homme. Un instant, elle se trouva reportée plusieurs années en arrière, auprès de Garin de Brazey, son époux. Lui aussi, comme le pelletier berrichon, croyait à la puissance du commerce avec l'Orient.
L'argentier borgne eût compris, apprécié, aimé peut– être ce bourgeois audacieux qui lui ressemblait par bien des côtés.
Un silence tomba sur la petite pièce calme. Dans la rue, le bruit avait cessé. Seuls, quelques rares passants se hâtaient de traverser la dangereuse rue, jetant des regards apeurés vers la porte éventrée de la maison Naudin. Quelques gouttes d'eau commencèrent à frapper les vitres.
– Vous voyez bien, dit Catherine tout doucement, que vous n'avez pas le droit de courir un risque, même minime, même méprisé, en me gardant ici. Votre destinée a trop d'importance, maître Jacques. Si l'on commence à dénoncer, vous n'êtes plus en sûreté. Ne pouvez-vous me faire conduire dans quelque maison des champs, quelque ferme où j'attendrai que revienne Xaintrailles ?
Mais la colère avait fait sortir le pelletier de son habituelle réserve. Se penchant vers la jeune femme qui s'était assise sur un tabouret, les mains au creux des genoux, il prit le doux visage entre ses deux mains.
Dans ce pauvre pays, dit-il passionnément, il demeure bien peu de choses belles et précieuses, Catherine. Vous êtes de ces choses rares et j'envie, de toutes mes forces, l'homme que vous aimez. Je n'ai droit qu'à votre amitié, laissez-moi la mériter et s'il y a danger, tant mieux, puisqu'il donnera plus de prix à mon dévouement. Vous resterez ici.
Il se pencha davantage et, incapable de s'en empêcher, posa ses lèvres sur celles de la jeune femme. Mais ce fut un baiser léger, doux et tendre qui venait de l'âme plus que de la chair. Pourtant Catherine frissonna au contact de la bouche de Jacques et, inconsciemment peut-être, y trouva plaisir. Sur ses épaules, les mains du pelletier s'étaient mises à trembler et s'étaient faites lourdes, trahissant son trouble profond. Il se détacha cependant d'elle mais sans la lâcher.
– Je vous défends de bouger d'ici, Catherine. Il faut avoir confiance en moi.
– Mais, j'ai confiance, mon ami ! Toutes mes craintes viennent du danger que je fais peser sur vous.
– Oubliez-le ! Je saurai en défendre les miens tout en vous protégeant.
Les doigts de Jacques s'imprimaient dans la chair de Catherine avec une force dont il n'avait pas conscience tant était ardente sa volonté de lui faire partager sa foi en lui-même. Il avait complètement oublié ce qui venait de se passer dans la rue et sursauta quand une voix tranquille dit, au fond de la pièce :
– Il vous faut descendre au magasin, Jacques. La dame de La Trémoille vous demande et vous savez qu'elle n'est pas patiente.
Tous deux se retournèrent vers la porte où Macée se tenait, toute droite et paisible en apparence. Malgré elle, Catherine se sentit rougir. Depuis combien de temps la jeune femme était-elle là ? Avait-elle vu son mari embrasser la réfugiée ?
Rien dans son comportement ne le laissait supposer et, sans doute, Macée arrivait-elle tout juste. Pourtant Catherine se sentit coupable et, presque à son corps défendant, baissa les yeux.
Je disais à maître Jacques combien j'avais regret de vous mettre en péril, Macée. Je le priais de me laisser partir.
La jeune femme fit un pas dans la pièce et sourit.
– Je suis certaine qu'il a tout fait pour vous rassurer. Chez nous, l'hôte est l'envoyé de Dieu et, comme tel, il est sacré.
Et puis, où iriez-vous, dame Catherine ? Allons, Jacques, descendez. Elle s'impatiente.
L'arrivée soudaine de Macée avait atténué la gravité de ce qu'elle venait annoncer. Catherine frissonna en songeant à celle qui se trouvait en ce moment sous ses pieds. La dame de La Trémoille ! La belle Catherine de La Trémoille ! Celle qui tenait Arnaud en son pouvoir, celle qu'il avait toujours repoussée et que Catherine avait gravement offensée jadis.
Pâlissant soudain, elle se tourna vers le pelletier.
– Vite, maître Cœur, je vous en supplie... Il ne faut pas lui donner le moindre soupçon. Si elle se doutait que je suis ici, nous serions tous perdus. Elle saurait me reconnaître même sous un froc de moine et elle me hait...
– Je sais, répondit Jacques Cœur. J'y vais.
Macée et Catherine demeurèrent seules, face à face
et silencieuses. Elles ne se regardaient pas, mais, d'un commun accord, elles tendaient l'oreille pour saisir les bruits venant du rez-de-chaussée. Elles n'attendirent pas longtemps. Il y eut le pas ferme, un peu lourd, de Jacques descendant l'escalier, puis, aussitôt, une voix de femme haut perchée qui l'interpellait. Catherine de La Trémoille n'avait jamais pris la peine, tout au long de sa vie chaotique et malsaine, de baisser le ton. Où qu'elle allât, on l'entendait sans peine sur plusieurs toises. Macée et Catherine n'eurent aucun mal à suivre la conversation.
– Maître Cœur, disait la femme du Grand Chambellan, d'où vient que je n'aie point encore reçu ces zibelines que je vous ai demandées ? Le froid arrive et vous savez que je ne peux supporter les fourrures grossières.
– Il me semblait vous avoir prouvé, Madame, que je ne les supportais pas plus que vous-même. Quant aux zibelines, si je ne les ai point encore livrées cela vient non de ma volonté, mais des malheurs de ce temps. Les caravanes de marchands qui, de Novgorod-Veliki, venaient jusqu'à la foire de Chalons n'atteignent plus notre pays. Elles gagnent Londres ou s'arrêtent à Venise.
– Alors, allez les chercher à Venise...
– Nous n'en avons plus les moyens, Madame. Le pays est exsangue, il n'y a plus de navires et les nefs qui relient Venise à Bruges évitent nos ports. Quant à aller à Bruges, vous savez mieux que personne que le duc de Bourgogne en interdit l'accès aux gens du roi Charles.
Le soupir que poussa la dame fut si puissant qu'il parvint aux deux femmes. Les nerfs de Catherine se tendaient jusqu'à lui faire mal. Entendre ainsi, à deux pas d'elle, la voix de cette femme que, de toutes ses forces, elle haïssait, était une rude épreuve. Instinctivement, elle fit trois pas vers la fenêtre, laissant son regard errer au-dehors. Cependant, en bas, la dame de La Trémoille disait d'un ton excédé :
– Eh bien, il me faudra me contenter de ce que vous aurez. Venez donc au palais me montrer vos plus belles peaux.
Ou plutôt, puisque me voici chez vous, montrez-les-moi maintenant. Vous ferez porter chez moi ce que j'aurai choisi.
– Comment se fait-il que nous ne l'ayons pas entendue arriver ? chuchota Catherine, les yeux sur la troupe de cavaliers et de dames d'honneur qui encombraient la rue et faisaient presque autant de bruit que les soldats de tout à l'heure.
– Vous étiez trop absorbée, fit la voix douce de Macée sans que Catherine pût démêler si une intention s'y cachait.
Vous ne pouviez pas entendre. Mais je n'aime pas que cette femme s'attarde ici. Elle a des yeux aigus et des oreilles qui entendent tout...
– Et ma présence ici n'arrange rien, fit Catherine amèrement. Si elle pouvait se douter.
– Nous ne risquons guère plus à vous cacher qu'à offrir asile à maître Alain Chartier, repartit calmement la femme de Jacques. Et, de nos jours, peut-on jamais savoir si l'on est à l'abri d'une dénonciation... vraie ou fausse. Vous devriez remonter chez vous, Catherine.
La jeune femme secoua la tête. Il fallait qu'elle fût là, à deux pas de son ennemie. La proximité du danger, elle l'avait souvent remarqué, était moins angoissante qu'une menace imprécise. Et puis, elle éprouvait une sorte d'amère jouissance à narguer, par son invisible présence, la dangereuse créature qui ne reculait devant rien pour lui prendre Arnaud. En bas, la femme du Grand Chambellan faisait, apparemment, sortir tout ce que Jacques Cœur avait en magasin. On entendait le choc sourd des paquets de peau sur le comptoir où l'on devait les étaler, et aussi la voix égale du négociant qui commentait. Le front collé à la vitre, Catherine attendait sans trop savoir quoi. Que ce fût fini ? Que la dangereuse cliente s'en allât ? Que Jacques revînt lui rendre le réconfort de sa présence ? Tout cela ensemble, peut-être.
Tout à coup, son regard distrait se fixa, se fit attentif. Venant de la porte d'Auron, un chariot attelé d'un gros cheval paresseux remontait la rue et s'arrêtait devant la maison des Cœur. C'était une de ces charrettes paysannes faites de planches mal équarries et maintenues entre elles par de sommaires chevilles de bois. Les grosses roues armées de fer cahotaient dans les ornières profondes que les dernières pluies avaient creusées dans la ruelle. Quant au chargement, il se composait d'un amoncellement assez instable de fagots qui menaçaient de s'écrouler à chaque instant.
En vérité, c'était un charroi bien ordinaire et qui n'avait rien qui pût attirer l'attention... sinon peut-être son conducteur. À
le considérer, assis sur une traverse de l'avant, genoux écartés et jambes pendantes, le dos rond et les épaules larges sous une misérable souque– nille de futaine rapiécée, Catherine eut la sensation aiguë de le connaître, une impression intense de déjà vu... L'homme portait un camail à capuchon en grosse laine noire et le bord de la capuche cachait en partie son visage terminé par une courte barbe. Était-ce sa façon de se tenir ou bien quelque chose dans sa silhouette qui retenait le regard de Catherine ? Elle n'eut pas le temps de se le demander. L'homme leva la tête et la tourna vers la porte du magasin. Catherine étouffa un cri de surprise derrière sa main vivement portée à sa bouche. Le paysan à la charrette n'était autre que Xaintrailles. Catherine courut à Macée, la prit par le bras et l'attira vers la fenêtre.
– Regardez, dit-elle. Est-ce que vous le reconnaissez ?
A son tour, la jeune femme pâlit.
– Seigneur ! fit-elle en joignant les mains, il n'est que trop reconnaissable !
Puis, comme le faux paysan descendait de son siège improvisé dans l'intention visible de pénétrer dans le magasin, Macée, galvanisée par le danger, partit comme une flèche. Catherine l'entendit dégringoler quatre à quatre le petit escalier. Elle dut traverser le magasin à toute allure car, presque aussitôt, Catherine la vit surgir dans la rue. Il était temps, Xaintrailles, ignorant du danger qui l'attendait dans la boutique, allait y entrer. Catherine vit l'épouse de Jacques se planter devant lui, levant bien haut sa petite tête sommée d'une haute coiffe cornue pour que l'on ne vît pas, de l'intérieur, la figure de l'arrivant. Elle l'entendit s'écrier :
– A quoi pensez-vous, brave homme ? Ce n'est point au magasin que l'on rentre les fagots, mais bien dans la resserre.
Faites reculer votre cheval, je vais dire qu'on ouvre la porte de la cour.
Faites excuses, M'dame, bredouilla l'arrivant avec un accent berrichon réjouissant. Je n'savions point. C'est Robin, vot'métayer de Bois Patuyau, qui m'envoie à sa place, vu qu'il s'a entamé un genou et moi j'suis...
– C'est bon, c'est bon, fit Macée d'un ton mécontent. Faites reculer votre animal. Vous voyez bien qu'il incommode la compagnie.
En effet, l'escorte de la dame de La Trémoille, les gardes en velours bleu et rouge s'étaient écartés avec dédain du pseudo-rustre et c'était sans doute ce qui avait sauvé l'imprudent capitaine d'être reconnu. Derrière ses carreaux, Catherine sentit la sueur glisser le long de son dos. Ses mains s'étaient glacées en même temps qu'une impatience inexplicable la faisait trembler de la tête aux pieds. Pourquoi Xaintrailles, qui pouvait aller et venir librement dans la ville, avait-il choisi d'y entrer déguisé et en si piteux équipage ? Qu'y avait-il dans cette charrette de bois ?
La question, à peine formulée, fit monter aux pommettes de la jeune femme une vague de sang. Là, dans la rue, une servante ouvrait la porte de la cour et Xaintrailles, traînant les pieds comme un vrai paysan, faisait tourner son attelage.
Incapable de se retenir, Catherine empoigna sa robe à deux mains et quitta le réduit en courant, sans plus s'occuper de ce qui se passait au-dessous. Elle traversa la grande salle, sortit sur la galerie de bois qui dominait la cour intérieure dont, à cette minute précise, Xaintrailles et son chariot franchissaient le portail. Il aperçut la jeune femme et lui sourit. Ce sourire entra dans le cœur de Catherine comme un rayon de soleil dans une pièce froide et close. Le capitaine n'eût pas eu ce sourire s'il était arrivé malheur à Montsalvy.
Au fond de la cour, la vieille Mahaut, la servante des Cœur, chassait la volaille vers le courtil à coups de torchon tandis que Sara aidait Macée à ouvrir la porte d'une grange devant la charrette. Au portail, Gauthier et un valet refermaient le vantail. Quand Catherine arriva dans la cour, Xaintrailles venait de faire entrer son attelage dans la grange. Catherine s'engouffra derrière lui et rejoignit Macée et Sara. Le capitaine ne la regarda même pas.
– Vite ! lança-t-il. Aidez-moi !
Il empoignait déjà les fagots, les jetait au hasard avec une hâte insolite.
– Qu'y a-t-il dans cette charrette ? demanda Catherine.
– Ne posez pas de questions stupides ! Que voulez-vous qu'il y ait ?
Avec un cri, elle se jeta à son tour sur les fagots. Ils recouvraient une sorte de caisse à claire-voie qui tenait tout le fond du véhicule, mais, comme Catherine tendait les mains vers les lattes de bois, Xaintrailles l'écarta rudement, la jetant presque dans les bras de Sara.
– J'aurais préféré qu'elle ne le voie pas tout de suite, grommela-t-il. Il n'est pas beau à voir ! Il n'était que temps...
A pleins poings, sans prendre garde aux menues échardes qui écorchaient ses mains, il arrachait maintenant le dessus de la caisse. Une forme humaine d'une effroyable saleté, un visage blême et maigre mangé d'une barbe noire, aux yeux clos, aux traits ravagés, apparut. Si semblable dans sa tragique immobilité à un cadavre que Catherine, avec un hurlement sauvage, s'arracha des bras de Macée et alla s'abattre sur le corps inerte en sanglotant.
– Arnaud !... Mon Dieu ! Arnaud... Qu'ont-ils fait de toi ?...
Elle était tellement persuadée d'étreindre un corps privé d'âme qu'il fallut que Xaintrailles détachât Catherine de force.
–
Il a besoin de soins immédiats, Catherine. Pas de larmes. Avez-vous une chambre où le mettre, dame Macée ?
–
Il y a la mienne, s'écria Catherine en essuyant ses yeux.
– C'est bon ! Voyez si la route est libre.
Xaintrailles venait de prendre dans ses bras le corps
de son ami et l'enlevait sans effort apparent. Arnaud laissa aller sa tête contre l'épaule du capitaine. Il semblait ne rien voir, ne rien entendre. On eût dit un grand pantin disloqué dont les ficelles cassées ne commandaient plus les mouvements. Les yeux gros de larmes retenues à grand-peine, Catherine noua ses mains devant sa bouche et y planta ses dents.
– Il va mourir !... murmura-t-elle. Il va mourir !
–
J'espère que non ! gronda Xaintrailles. J'ai fait aussi vite que j'ai pu. Ouvrez cette porte.
Peut-être, hasarda Sara, vaudrait-il mieux attendre que la dame de La Trémoille ait quitté cette maison...
Mais elle s'interrompit parce que le capitaine tournait vers elle un visage soudain convulsé de rage.
– Il n'y a pas une minute à perdre, vous m'entendez ? Quant à cette putain rouquine, si je la trouve devant moi, je l'étrangle. J'en jure l'épée de mon père et l'honneur de ma mère ! Ouvrez, ai-je dit. Il faut un lit, un médecin.
Au même instant, la porte s'ouvrit, poussée par Gauthier dont l'imposante silhouette emplit tout l'espace. Ses yeux pâles allèrent de Xaintrailles avec son fardeau à Catherine en larmes, revinrent au capitaine.
– Donnez-le-moi, Messire ! Je le porterai plus aisément que vous ! Maître Cœur m'envoie dire que la dame est partie.
Dans les bras du géant qui l'enlevèrent sans peine, Arnaud, inconscient, avait l'air d'un enfant. Gauthier l'emporta à grands pas à travers la cour. Une pluie fine s'était mise à tomber et le ciel déjà sombre annonçait la nuit. La vieille Mahaut et Sara avaient filé devant Gauthier pour le conduire jusqu'à la chambre et ouvrir le lit. Malgré les efforts de Xaintrailles pour la retenir, Catherine se lança sur les traces du Normand. Derrière son dos, elle entendit Xaintrailles crier:
– Restez là, Catherine, n'y allez pas maintenant !
Mais elle n'entendait rien, rien que ce sourd grondement intérieur, cette voix désespérée qui répétait inlassablement « il va mourir... il va mourir ». Cela emplissait ses oreilles d'un bruit d'orage et son cœur semblait battre au rythme de ce refrain désespéré. Elle arriva en haut hors d'haleine, aperçut le large dos de Gauthier qui posait Arnaud sur le lit et voulut entrer dans la chambre. Mais elle se heurta à Sara qui, les yeux pleins de larmes, tenta de lui barrer le passage.
Laisse-nous d'abord nous occuper de lui, ma petite, dit la zingara doucement. Il est bien mal en point et, dans ton état...
– Qu'importe mon état, riposta Catherine les dents serrées. Qu'importe l'enfant si Arnaud agonise ! C'est à moi qu'il appartient, tu entends ? À moi seule ! Personne n'a le droit de m'écarter de lui quand il a besoin de moi...
À regret, Sara écarta sa haute silhouette, livrant passage à Catherine. Elle hocha la tête, murmura :
– Je ne sais trop s'il souffre. Il est inconscient bien qu'il ouvre les yeux. Il ne reconnaît rien... et on dirait qu'il ne voit pas clair.
Rassemblant son courage, Catherine se raidit contre la vague de chagrin qui s'enflait en elle. Il ne fallait pas qu'elle se laissât aller... pas maintenant ! Il fallait qu'elle fût brave, qu'elle osât regarder en face la vérité quelle qu'elle fût ! Une voix secrète lui soufflait qu'à ce prix-là seulement elle pourrait sauver Arnaud ! Comme elle avait coutume de le faire quand elle avait besoin de tout son sang-froid, elle serra ses mains l'une contre l'autre et s'avança vers le lit devant lequel s'affairait la vieille Mahaut.
Sur son chemin, elle trouva Gauthier. Le Normand se tenait au milieu de la pièce et la regardait approcher avec, dans ses yeux clairs, une étrange expression où se mêlaient la colère et la douleur. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais se ravisa, secoua ses épaules massives et se dirigea vers la porte sans se retourner. Catherine n'avait pas prêté attention à lui. Elle ne voyait qu'Arnaud et la silhouette voûtée de la vieille Mahaut qui se penchait sur lui.
– Dans quel état, doux Jésus ! Dans quel état il est, le pauvre seigneur ! se lamentait la nourrice.
Tant bien que mal, aidée de Sara, elle débarrassait le prisonnier des haillons boueux et puants qui adhéraient à son corps amaigri. On aurait dit que le malheureux avait séjourné dans une fosse à purin, mais, en arrachant du dos et de la poitrine de Montsalvy les derniers lambeaux d'étoffe, Mahaut rencontra de la difficulté et, comme elle insistait, du sang perla sur la peau grise de crasse.
– Il est blessé ! souffla Catherine le cœur révulsé.
Sa main tremblante se posa sur le front d'Arnaud,
repoussant les cheveux trop longs.
– On n'en viendra jamais à bout de la sorte, marmotta Mahaut. Sara, descendez aux cuisines et dites qu'on nous monte un baquet à lessive, un grand ! et plusieurs seaux d'eau chaude. Il faut lui donner un bain.
Sara disparut, mais aussitôt Xaintrailles, suivi de Jacques Cœur, s'encadra dans la porte. Soucieux, il marcha jusqu'au lit et se planta derrière Catherine qui s'était mise à détacher, elle aussi, avec d'infinies précautions, les lambeaux d'étoffe collés. Elle lui jeta un coup d'œil rapide.