Текст книги "Belle Catherine"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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La jeune femme se laissa emmener sans résistance. On remonta la rue en pente où la fumée âcre se faisait de plus en plus dense et, bientôt, on retrouva le médecin masqué qui poursuivait sa funèbre besogne. En les voyant approcher, celui-ci eut un geste de protestation.
– Allez-vous-en ! Que faites-vous dans la rue ? Rentrez !
– Où ? fit Gauthier. Nous ne sommes pas d'ici. Nous venions juste d'entrer dans la ville pour trouver de quoi.
Manger, et, maintenant, les portes sont fermées, personne ne peut plus sortir.
De sous le masque aux gros yeux de verre, la voix du moine-médecin leur parvint, assourdie mais irritée :
– Vous ne pouvez rester là. Je vais vous indiquer un refuge... Ici, nous sommes à la limite du cloître Notre-Dame.
Cette porte mène aux maisons des chanoines, fit-il, désignant l'ogive de pierre qui enjambait la ruelle. Au-delà, à main droite, vous verrez une longue maison avec des pilastres de pierre sous un haut toit d'ardoises. C'est le Loens.
– La Grange-aux-Dîmes, coupa Gauthier.
– Tu es normand, l'ami. Ce mot-là est venu de la mer avec les bateaux-serpents.
– Je suis normand, affirma l'autre avec orgueil. Je parle encore le vieux langage.
– C'est bien. Allez au Loens !... Les pauvres de la ville, qui n'ont plus le loisir d'aller chercher leur pitance dans la campagne interdite ou dans les riches maisons barricadées sur leur terreur, s'y réunissent et les moines de Saint-Pierre leur portent à manger. Peu de chose, hélas, car les réserves sont épuisées et la Grange est vide. Mais dites au frère Jérôme qui dirige la distribution que frère Thomas vous envoie. Quand vous aurez mangé, allez vous joindre à ceux qui, dans la cathédrale, prient nuit et jour Notre Sauveur de détourner de nous le terrible fléau.
Silencieusement, les trois compagnons suivirent le chemin qu'on leur avait indiqué. Catherine se sentait la tête vide, le corps mou, la volonté absente. Cette ville lui faisait l'effet d'un énorme piège étroitement refermé sur elle. Appuyée au bras de Sara, elle avançait en traînant les pieds, incroyablement lasse tout à coup.
Quand vous aurez mangé, ça ira mieux ! grommela Gauthier. J'ai remarqué que, dans les grandes contrariétés, il faut manger. Ça remonte !
Ils trouvèrent sans peine la Grange-aux-Dîmes. Elle était pleine de monde. Une humanité misérable et grise s'y pressait autour de la robe blanche d'un grand moine maigre qui distribuait du pain. La lumière incertaine d'une torche jouait sur son crâne tonsuré, sur les méplats parcheminés de son visage austère. Gauthier se fraya un chemin jusqu'à lui, laissant les deux femmes près de la porte.
– Frère Thomas nous envoie, dit-il. Nous sommes trois, nous passions et la ville s'est refermée sur nous. Et nous avons faim !
Dans une corbeille, le moine prit trois morceaux de pain noir, les tendit au Normand.
– Mangez ! dit-il.
Puis, soulevant une lourde cruche d'eau, il en emplit un pichet qu'il offrit : « Buvez ! » Ensuite, il se détourna vers d'autres qui imploraient. Les trois réfugiés s'assirent pour manger, à même le sol de terre battue. Catherine dévora son pain à belles dents, but une grande rasade d'eau claire et se sentit mieux. Il n'y avait plus ce creux ni ces tiraillements dans son estomac. Les forces revenaient, animant chaque fibre de son corps sain et vigoureux. Sara, assise près d'elle, somnolait déjà. Elle avait mangé trop vite, en affamée, et, envahie d'une torpeur, laissait dodeliner sa tête. Quant à Gauthier, installé un peu plus loin auprès d'un maigre personnage dont la silhouette se drapait d'oripeaux d'un rouge passé, il mangeait méthodiquement, lentement, en homme pour lequel chaque bouchée compte. De temps en temps, il échangeait quelques mots avec son voisin.
– De sa place, Catherine pouvait entendre chacune dé leurs paroles. Le gigantesque Normand semblait fasciner l'homme en rouge qui le regardait avec une admiration non déguisée. Au début, Gauthier n'avait répondu à ses questions que mollement, mais, tout à coup, l'homme avait dit : Je ne t'ai jamais vu dans la ville. D'où viens– tu ? Moi, je suis de Chazay, un village près d'ici.
Gauthier, alors, avait paru secouer sa nonchalance. Il avait regardé son compagnon avec un intérêt subit.
– De Chazay ? Près de Saint-Aubin-des-Bois ?
– Tu connais ?
– Moi, non ! Mais, là-bas, en Normandie, j'ai connu une fillette. Elle venait de ton pays. Les Anglais l'avaient prise au moment du sac du village parce qu'elle était jolie. Depuis, elle les suivait avec les autres ribaudes, mais elle avait peur, tellement peur qu'elle avait fini par devenir un peu folle. Elle voulait retourner chez elle, c'était une idée fixe... Une nuit, elle a tenté de s'échapper. Elle voulait fuir dans les bois, mais un archer a tiré sur elle. Je l'ai trouvée à l'aube, au pied d'un gros chêne, une flèche dans l'épaule. Bien sûr, je l'ai emportée dans ma cabane et j'ai essayé de la soigner, mais c'était trop tard. Elle est morte dans mes bras, la nuit suivante. Elle s'appelait Colombe... Pauvrette ! Durant tout ce jour d'agonie, tant qu'il est demeuré au ciel un rayon de lumière, elle m'a parlé de Chazay... « Quelques maisons sous un grand ciel vide, disait-elle, et rien autour, rien qu'une grande plaine qui n'en finit pas. »
– Il n'y a plus, à cette heure, que la plaine et le ciel vide, murmura l'homme rouge avec amertume ; et aussi quelques murs noircis. Les Anglais ont brûlé ce minuscule village qui osait demeurer fidèle au roi Charles et qui disait que Jehanne la Pucelle était sainte. Mes parents sont morts dans l'incendie, mais je sais que le village renaîtra et qu'un jour j'y retournerai.
Catherine avait écouté avec une attention croissante. Depuis leur départ de Louviers, elle s'était posé une foule de questions sur la vie passée de Gauthier. Le mince épisode qu'il venait de conter levait un petit coin du voile dont s'enveloppait son étrange personnalité et renforçait la sympathie instinctive qu'il lui inspirait. Elle devinait en lui une noblesse naturelle, une vraie générosité. Il en avait donné la preuve en volant au secours des lavandières et, maintenant, elle l'imaginait assez bien soignant de son mieux la fillette moribonde, adoucissant ses derniers instants. Sara pouvait dire ce qu'elle voulait ; l'homme était bizarre, bien sûr. Cela ne l'empêchait pas, cependant, d'être attachant.
Mais la chaleur du jour se faisait sentir lourdement maintenant que le soleil approchait du zénith. Malgré l'épaisseur des voûtes, il faisait étouffant sous les vieilles arches du Loens. Tous ces corps en mouvement soulevaient une poussière, dorée dans les rais du soleil, mais qui montait à la gorge. Ils dégageaient aussi une insupportable odeur de crasse, de sueur et d'immondices, mais la peur les tenait plus fort encore que le dégoût et l'étouffement. Sans doute pensaient– ils que hors de cet asile où évoluaient les hommes de Dieu la mort les guettait, embusquée dans chacune des ruelles incendiées de soleil.
Catherine, si elle craignait aussi la peste, trouva bientôt intolérable cette senteur d'humanité surchauffée. Elle étouffait et, comme les moines, la distribution terminée, se retiraient, qu'un peu partout des ronflements se faisaient entendre, elle se leva. Le regard attentif de Gauthier la rattrapa comme elle allait franchir le seuil. Elle lui sourit.
– J'étouffe, chuchota-t-elle. Je vais respirer un peu au-dehors.
Rassuré, il reprit sa conversation avec le grand homme maigre. Sara dormait profondément, chassant parfois, d'un geste instinctif, une mouche qui s'obstinait à se poser sur son nez.
Au-dehors, la chaleur enveloppa Catherine comme un manteau, plus pesante encore que dans le Loens. Elle tombait d'aplomb du ciel incandescent, mais, du moins, il y avait un peu d'air et cela ne sentait pas mauvais.
Dans la rue, Catherine fit quelques pas, prenant bien soin de demeurer à l'ombre des auvents et des toits. Elle s'assit sur un montoir à chevaux à la porte close d'un drapier et respira profondément plusieurs fois de suite. L'avancée du grand toit s'interposait entre sa tête et le ciel presque blanc à force de lumière. Peut– être se fût-elle endormie, le dos à la pierre chaude du mur, si quelque chose n'avait attiré son attention. Là– bas, au coin de la rue, à quelques pas, un homme faisait des signes d'appel dans sa direction.
Elle se redressa, tendit le cou, regarda autour d'elle. Mais l'homme continuait à gesticuler. C'était bien à elle, apparemment, qu'il s'adressait. Il était posté au coin de la ruelle, sous une statue de la Vierge. D'un doigt posé sur sa poitrine, Catherine l'interrogea. L'homme secoua la tête de haut en bas, énergique– ment. Intriguée, la jeune femme se leva et marcha jusqu'à l'inconnu, un petit bonhomme grimaçant et loqueteux, sale à faire peur de surcroît. Ses bras et ses jambes, noirs de poussière collée, sortaient de vêtements informes qui montraient la peau par de nombreux trous. Il grimaça un sourire quand la jeune femme s'approcha.
– C'est à moi que vous en avez ? demanda celle– ci. Que me voulez-vous ?
Le sourire de l'homme s'accentua.
– J'ai entendu, tout à l'heure, quand vous parliez à frère Thomas. Je sais que vous cherchez à quitter la ville. Je crois que je peux vous y aider.
– C'est dangereux. Pourquoi feriez-vous cela ?
– Peut-être bien que vous auriez un peu d'argent pour un malheureux ? Voilà au moins deux ans que je n'ai pas vu un denier d'argent.
– Dans ce cas, attendez un moment, je vais prévenir mes compagnons...
Mais l'homme la retint par le bras.
– Non. Je risque gros en vous montrant ça, je vous indiquerai comment faire et ensuite vous viendrez chercher vos compagnons. D'ailleurs, vaudrait mieux attendre la nuit !
Catherine hésita. Il lui répugnait de s'éloigner de Gauthier et de Sara, mais, d'autre part, l'homme avait raison. Trop de monde pourrait attirer l'attention. enfin, s'il y avait une chance de s'évader, c'était folie de la négliger. Avec un regard en arrière, elle dit :
– C'est loin ?
– Non... Tout près. La muraille est proche. Venez !
Il avait saisi la main de Catherine dans sa griffe noire en l'entraînant, irrésistiblement. Elle avait trop hâte de poursuivre son voyage ; elle le suivit. Il tourna dans une ruelle tout juste assez large pour le passage d'une personne. C'était une impasse aboutissant à un amas informe de masures derrière lesquelles s'élevait le haut mur gris de la courtine nord. Le guide de Catherine se dirigeait droit vers les masures, mais, comme il se courbait déjà pour passer sous une porte basse, elle résista, d'instinct. Il la regarda, les yeux plissés, eut de nouveau son bizarre sourire.
– Si l'issue se trouvait au milieu de la rue, grommela-t-il, il y a longtemps que les soldats l'auraient bouchée ! Venez.
Il faut entrer là...
Catherine songea que, sans doute, il s'agissait de quelque cave passant sous la muraille et communiquant avec les champs.
Elle se décida, baissa la tête et s'engagea dans un étroit boyau gluant et noir qui ne méritait que très peu le nom de couloir. Cela semblait s'enfoncer dans la terre, mais, au bout, la jeune femme distingua une porte de planches mal jointes.
L'homme poussa cette porte, tirant Catherine après lui avec une soudaine violence. La porte claqua derrière eux en même temps que l'homme s'écriait, triomphalement :
– J'ai tenu ma promesse, les gars ! Regardez ce que je vous amène.
À peine Catherine eut-elle jeté un coup d'œil sur l'endroit où elle se trouvait que la peur s'empara d'elle. Son guide l'avait menée dans une cave parcimonieusement éclairée par un soupirail et là, couchés ou assis, il y avait une vingtaine d'hommes en guenilles. La jeune femme, terrifiée, entendit des rires horribles, des grondements de joie, vit se lever vers elle des faces de loups humains où brasillaient des yeux luisants. Un instant, la colère de s'être laissé entraîner dans un guet-apens surmonta sa peur. Elle se retourna vers l'homme qui l'avait amenée.
– Qu'est-ce que cela ? Où m'avez-vous conduite ?
L'autre ricana. Il n'avait pas lâché sa main, qu'il
tenait avec une force étonnante chez un être aussi chétif.
– Chez de braves garçons qui n'ont pas touché une femme depuis bien longtemps. On nous a sortis des prisons pour brûler les cadavres et on nous a donné cette cave pour nous y reposer pendant la grosse chaleur. On a eu du vin et du pain, mais on n'a pas eu de filles ! Celles qu'on pouvait avoir sont mortes ou malades, à moins qu'elles ne soient cachées.
Une sorte de monstre à la face couturée, cahotant sur des jambes inégales, s'était approché d'eux tandis que les autres se levaient et faisaient cercle.
– Elle est belle, croassa-t-il d'une horrible voix grinçante, mais où l'as-tu trouvée, la Fouine ? Tu sais ce qu'on risque à prendre une femme de la ville ?
– Justement. Elle n'est pas de la ville. Elle venait d'arriver quand le gouverneur a fait fermer les portes. On ne risque rien. C'est pour ça que je l'avais repérée, tout à l'heure, près du bûcher. Je l'ai guettée au Loens. Et regarde ça, si c'est une belle fille !
– Un morceau de roi ! apprécia le bancal. Tu as bien mérité ton quartier de viande, la Fouine...
Catherine voulut reculer quand la main noire du bancal la prit au menton, mais elle se heurta à deux autres bandits qui se tenaient derrière elle. Dans un éclair, elle avait compris, elle était tombée aux mains des ribauds, ces hommes terrifiants qu'elle avait vus tout à l'heure, sur la place, traînant les cadavres au bout de leurs crocs de fer. Une terreur animale la submergea soudain, la vidant momentanément de ses forces. Ses jambes tremblaient sous elle. Il lui semblait que le cercle infernal se resserrait. Ses oreilles étaient pleines des souffles courts de ces hommes sur les faces crasseuses desquels elle pouvait lire une révoltante concupiscence.
La main du bancal s'attardait sur sa joue tandis que des mains invisibles immobilisaient ses bras. L'homme s'approcha, si près qu'elle reçut en plein visage son odeur de pourriture. La jeune femme tremblait de rage, de honte et de dégoût tandis que, posément, il ouvrait sa gorgerette, défaisait les lacets de sa robe. Les ribauds, les yeux écarquillés, regardaient, retenant leur souffle, comme des fidèles devant l'officiant de quelque étrange rite. Mais quand, dans la lumière pauvre de la cave, jaillirent les épaules rondes, la gorge ferme de la jeune femme, quand sa peau satinée se mit à luire doucement, ce fut comme un signal. Tous en même temps, ils se déchaînèrent. Catherine, révulsée de dégoût, sentit que des mains innombrables la dépouillaient du reste de ses vêtements, parcouraient son corps. Ils s'écrasaient les uns les autres, à qui la toucherait. Mais la voix du bancal grinça :
– Chacun son tour ! Il y en aura pour tout le monde. Mais c'est moi le chef, c'est à moi de passer le premier.
Maintenez-la !
En un clin d'œil, Catherine fut étendue à terre sur une litière de paille pourrie, maintenue par les poignets et par les chevilles. La terreur l'avait un instant rendue muette, mais, tout à coup, elle eut un sursaut d'énergie et retrouva la voix. Se tordant entre les mains qui la tenaient, elle cria :
– Vous n'avez pas le droit... Laissez-moi ! Au sec...
Une main brutale s'abattit sur sa bouche. Elle la mordit. L'homme jura, la gifla si fort qu'elle faillit perdre connaissance, mais, avant qu'il ait pu de nouveau lui fermer la bouche, elle avait hurlé, de toutes ses forces. La main, cependant, l'écrasait de nouveau. Elle étouffait sous la paume sale, souhaitant éperdu– ment perdre conscience. Révulsée d'horreur, elle dut se laisser palper par le bancal et subir les commentai res de ses compagnons. Des larmes brûlantes roulèrent sur ses joues. L'idée d'être violée par ces monstres la submergeait d'horreur. Mais, tout à coup, elle eut la sensation de se trouver brusquement en pleine tempête. Le cercle infernal avait éclaté comme par enchantement et des formes confuses s'agitaient. Il y avait des cris de douleur, des gémissements et quelque chose qui grondait, comme le tonnerre. Une voix explosa au-dessus de la tête de Catherine.
– Tas d'ordures ! Je vais vous faire passer l'envie de recommencer.
Catherine avait subi un tel choc qu'elle fut à peine surprise en reconnaissant Gauthier. Il était tombé comme un quartier de roc sur les truands et, maintenant, il faisait de la bonne besogne. Les poings énormes du géant frappaient sans relâche, écrasant un visage, faisant sauter des dents, envoyant un corps s'aplatir contre les pierres du mur. Étendue à terre, et sans plus de forces qu'un enfant nouveau-né, Catherine pensait qu'il avait assez l'air d'un moissonneur dans un champ de blé.
Elle avait aussi conscience d'une longue silhouette rougeâtre qui, près de la porte, empoignait méthodiquement, l'une après l'autre, les victimes du Normand et les jetait dehors. Bientôt, Gauthier n'eut plus comme adversaire que le bancal.
L'homme était peut-être moins fort, mais il était certainement hargneux. Il tentait de sauter à la figure du Normand pour lui crever les yeux. Mais le géant leva une jambe. Son pied partit comme une catapulte, atteignit le bancal en pleine figure avec tant de violence que Catherine entendit craquer les os. Le ribaud, la figure en bouillie, s'écroula dans un coin et ne bougea plus. Il était mort.
Jetant les yeux autour d'elle, Catherine vit que la cave était vide, qu'il n'y avait plus que Gauthier. Elle prit alors conscience de sa nudité, chercha ses vêtements autour d'elle, les aperçut dans un coin et voulut se lever, mais déjà le Normand s'était agenouillé auprès d'elle. Sa poitrine faisait le bruit d'un soufflet de forge, mais ce n'était pas uniquement à cause de l'effort qu'il avait fourni. Les yeux pâles dévoraient le corps de la jeune femme avec une expression tellement affamée que la peur lui revint. Son défenseur la regardait presque de la même façon que, tout à l'heure, les bêtes humaines qu'il venait de mettre en fuite. Elle tendit vers lui une main tremblante qui repoussait, mais il ne bougeait pas plus qu'une pierre. Il n'avait plus l'air vivant tout à coup et, ainsi agenouillé, il semblait si formidable que le désespoir envahit Catherine. Les mises en garde de Sara lui revinrent et, intérieurement, elle se traita de sotte. Elle ne connaissait pas cet homme, après tout, et, maintenant, elle était en son pouvoir. Dans un instant, il assouvirait sur elle ce désir qu'elle voyait si clairement sur son visage contracté. Et sa défense ne servirait à rien contre une telle force.
Et puis, elle était trop fatiguée pour lutter. Avec un petit gémissement, elle se laissa retomber à terre, attendant ce qui allait suivre. Le contact d'une main sur sa hanche lui restitua l'instinct combatif. C'était une main timide, hésitante, étrangement douce malgré ses callosités, et Catherine sentit qu'elle faisait naître en elle un trouble bizarre. Pourtant, elle gémit, d'une voix qu'elle ne reconnut pas pour sienne :
– Non !... Je t'en prie, Gauthier ! Non...
Instantanément, la main se retira. Le Normand eut un frisson qui secoua ses larges épaules. Il tourna la tête, regarda Catherine avec des yeux qui, peu à peu, revenaient à la conscience. Elle y vit passer un regret, mais, déjà, il s'était courbé jusqu'à terre, avait pris dans ses mains les pieds nus de la jeune femme et y posait ses lèvres, dévotement.
– Pardon ! murmura-t-il.
L'instant suivant, il était debout, redevenu complètement lui-même.
– Je vais vous donner vos vêtements, dame Catherine, dit-il de sa voix la plus naturelle. Et puis, j'attendrai dehors que vous soyez prête.
Il lui jeta ses affaires, sans douceur, et sortit sans se retourner, rejoignant à la porte la silhouette rouge qui y reparaissait.
– Viens ! dit-il. Laissons-la.
En un tournemain, Catherine fut prête. Elle retrouva, dehors, les deux hommes et reconnut dans le compagnon de Gauthier l'homme aux guenilles rouges du Loens. Sous leur regard, elle se sentit gênée.
– Je voudrais de l'eau, murmura-t-elle. Je me sens si sale, si souillée.
Ce fut l'homme rouge qui lui répondit. Il se mit à rire, d'un rire un peu niais mais qui n'était pas désagréable.
– De l'eau, ma belle dame, vous en aurez tout à l'heure plus que votre content. Et puis, ce qui vous est arrivé peut arriver à n'importe quelle jolie femme, dans notre aimable siècle. L'important était que nous soyons arrivés à temps.
– Comment m'avez-vous retrouvée ?
– C'est grâce à lui, intervint Gauthier. Quand on ne vous a plus vue, il a eu des soupçons. Il paraît qu'une histoire de ce genre est arrivée, il y a huit jours, à une bergère réfugiée...
– Il m'avait bien semblé reconnaître la Fouine, coupa l'homme rouge. Il n'en est pas à son coup d'essai. Les ribauds font un peu ce qu'ils veulent par ces temps de misère. Et puis, on vous a entendue crier.
Le nouvel ami de Gauthier n'avait pas l'air d'attacher d'importance ni à ce qu'il disait, ni à ce qui venait de se passer. Il avait arraché, à l'anfractuosité d'un mur, une fleur de giroflée et la mâchonnait distraitement tout en marchant.
– Qu'allons-nous faire ? demanda Catherine.
– Réveiller Sara, répondit Gauthier. Et puis vous irez attendre la nuit dans la cathédrale avec elle.
– Et toi ?
– Moi ? D'abord, je n'ai rien à faire dans une église, ensuite, je vais aller voir avec Anselme l'Argotier s'il est possible de sortir de cette maudite cité.
– Ah ? fit Catherine avec rancune. Lui aussi, il connaît une issue, ou du moins il le dit...
Anselme ne parut pas se formaliser du ton agressif de la jeune femme. Il lui sourit avec beaucoup d'urbanité et inclina, avec la grâce d'un page, sa silhouette dégingandée.
– Oui, dit-il aimablement. Seulement, moi, c'est vrai !
De cet après-midi passé sous les nobles voûtes de la cathédrale, Catherine devait conserver un souvenir vivace et cependant voilé de brume comme en laissent les rêves du petit matin. Le choc émotionnel que lui avait donné la récente épreuve subie l'avait rendue plus vulnérable, plus sensible au contraste saisissant entre le moutonnement grisâtre et misérable de la foule entassée au pied du grand jubé et la gloire triomphante des hautes verrières dont les rayons du soleil faisaient chanter si haut les bleus et les pourpres. Ils étaient nombreux ceux qui, en une incessante imploration, suppliaient le Ciel de les épargner et d'accorder merci à leur cité menacée. Certains, pour être mieux protégés du fléau, campaient dans l'église, comme cela se faisait au temps du grand pèlerinage. La chose était possible car la cathédrale, contrairement aux autres églises, ne comportait aucun tombeau. Vouée à Notre– Dame en sa glorieuse assomption, protégée de la mort, elle ne devait être souillée d'aucun cadavre.
Après les horreurs de la cave aux ribauds, Catherine trouva douceur et réconfort à contempler tant de beauté. Elle pria longtemps avant de s'asseoir dans un coin, pour attendre la nuit, implorant Dieu de lui rendre bien vite Arnaud. De la crypte, où les malades s'entassaient autour du puits miraculeux et dont la porte était barricadée, montaient des gémissements, des plaintes. Et, cependant, la jeune femme, vaincue par ses émotions, finit par trouver le sommeil. Elle rêva qu'elle se trouvait seule, sur une route nue et inondée de soleil. La route était rouge comme un fer passé au feu, mais elle s'y jetait à corps perdu parce que, loin devant elle, cheminait la silhouette d'Arnaud. Il portait -son armure noire et marchait d'un pas qui semblait lent et régulier. Pour le rattraper Catherine courait, courait, mais, inexorablement, le chemin s'allongeait toujours, la silhouette diminuait, diminuait. Catherine essayait de crier, mais sa voix ne pouvait franchir ses lèvres...
Elle s'éveilla en sursaut, vit qu'il faisait nuit maintenant, mais que des centaines de cierges brûlaient devant l'autel qu'ils enveloppaient d'une gloire dorée. Là-haut, dans la tribune, des voix profondes chantaient le Miserere.La foule reprenait en chœur. Sara, qui priait auprès de Catherine, tourna les yeux vers elle. Mais son regard franchit la tête de la jeune femme et brilla soudain. Elle se leva.