Текст книги "Belle Catherine"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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– J'ai faim ! dit-elle... et aussi, j'ai hâte de retrouver Gilles pour voir quelle figure il fait !
Sans répondre, Catherine lui rendit son sourire. Elle se sentait soulagée d'un poids immense. Sur sa gauche, le cri d'un canard sauvage éclata comme la trompette de la victoire. Gauthier était hors de portée de Gilles de Rais. Restaient Sara et elle-même. Mais ce premier succès n'était-il pas profondément encourageant ? Cherchant sur sa poitrine l'emplacement du petit reliquaire, elle le serra doucement.
– Merci, chuchota-t-elle. Merci, Barnabé...
Après un grand détour destiné à donner le change sur l'endroit d'où elles venaient, les deux femmes rejoignirent la chasse dans la clairière où Gauthier avait livré au léopard son courageux combat. Elles tombèrent comme la foudre au plein milieu d'une scène de violence. Gilles de Rais, debout auprès du cadavre du fauve, faisait pleuvoir sur ses chiens une grêle de coups de fouet. Une colère folle le possédait et les bêtes, terrifiées, se couchaient à ses pieds, gémissant faiblement sous les coups cinglants de la lanière. Autour, immobiles comme des statues équestres, les compagnons de Rais regardaient, impassibles. En voyant surgir les deux femmes, Gilles fit volte-face et les apostropha violemment.
– D'où sortez-vous, toutes deux ? Où étiez-vous ? Êtes-vous aussi incapables que ces corniauds ?
Anne de Craon leva un sourcil dédaigneux et haussa les épaules, tout en flattant, pour le calmer, l'encolure mouillée de sueur de son cheval.
En fait d'incapacité, je crois, Gilles, que vous n'avez rien à nous envier. J'ai vu votre cheval prendre le mors aux dents et filer sur la trace des chiens. Le mien a préféré pister le léopard et celui de dame Catherine a suivi.
Les prunelles de Gilles se rétrécirent tandis qu'il s'approchait de Catherine et posait la main sur l'encolure de Morgane.
– Il est étrange, ne trouvez-vous pas, que Morgane ait suivi Korrigan plutôt que Casse-noix ? Ou bien ai-je méconnu vos qualités de cavalière ?
– Je ne suis pas maîtresse des fantaisies d'une haquenée, répondit Catherine du bout des lèvres. Morgane a suivi qui lui a plu et moi j'ai suivi Morgane... par force. Je ne vous ai même pas vu partir. Et je pensais que vous nous suiviez.
Mais les bêtes semblaient folles et filaient sur la piste du félin...
– Dont, en général, elles ont une peur bleue ? Vous m'étonnez. Puis-je vous demander si vous avez trouvé le fugitif?
La voix de Gilles était devenue un miracle de douceur et contrastait fortement avec le fouet taché de sang que sa main crispée tenait encore. Ce fut sa grand-mère qui se chargea de répondre.
– Nous en sommes venues là où vous en êtes vous-même, beau-fils, dit-elle avec quelque hauteur. Quand nous avons débouché dans cette clairière, nous avons trouvé le fauve mort, mais encore tout chaud. Du prisonnier il n'y avait pas trace, sinon celles de son combat avec la bête qu'il avait tuée. Mais pour le reste, on jurerait qu'il s'est évanoui dans les airs. Nous avons battu la région tout autour et suivi le ruisseau pendant un bon moment, mais nous n'avons rien trouvé.
– Vous, non, mais elle ? grinça Gilles, un doigt tremblant tendu vers Catherine.
Anne de Craon ne broncha pas.
– Dame Catherine ne m'a pas quittée d'une semelle, dit-elle calmement. Il fallait bien que je la surveille puisque vous aviez disparu. Que s'est-il passé, au juste ?
Gilles haussa les épaules avec emportement et jeta son fouet à un valet.
– Ces idiots de chiens, Satan seul sait pourquoi, ont pris le change sur un ragot qui nous a fait voir du pays jusqu'au-delà de l'abbaye ! Maintenant, ils sont fourbus et mon léopard est mort ! Il vous faudra payer aussi pour cette mort, belle Catherine. Un fauve de chasse est une bête sans prix.
– Quand vous m'aurez dépouillée de tout ce que je possède, riposta Catherine sèchement, je ne vois pas ce que vous pourriez encore m'enlever de surcroît... hormis la peau !
Elle s'efforçait de ne pas regarder les yeux dangereux qui la dévisageaient cruellement et de faire bonne contenance.
Elle s'efforçait surtout de cacher la joie de savoir son ami hors de danger, car il ne pouvait pas avoir succombé dans le fleuve. Il l'avait vaincu comme il avait vaincu le fauve, elle en était certaine.
– Qui sait ? murmura Gilles doucement. J'y songerai peut-être. Vous avez gagné cette partie,mais tout n'ira pas toujours à votre plaisir. J'ai encore votre sorcière et si elle ne marche pas au mien, elle paiera pour deux. Holà, Poitou, mon cheval !
Le page aux yeux baissés amena Casse-noix qu'un valet avait bouchonné de son mieux. Le grand étalon noir était encore luisant de sueur et encensait, les yeux fous. Gilles s'enleva en selle lourdement, brocha des éperons et fonça au plein de la forêt sans plus s'occuper du reste des chasseurs. Anne de Craon rapprocha Korrigan de Morgane que Catherine caressait doucement.
– Il faudra vous tenir sur vos gardes, murmura-t-elle sans bouger les lèvres parce que Roger de Briqueville la suivait de près. Cette nuit, Catherine, fermez votre porte au verrou et n'ouvrez à personne.
– Pourquoi ?
– Parce que, cette nuit, le Diable sera le maître à Champtocé. Gilles a essuyé une défaite, il faudra qu'il l'efface...
Pendant trois jours, Catherine demeura enfermée dans sa chambre sans en sortir. Gilles de Rais lui avait fait savoir qu'il ne souhaitait pas sa présence. Elle ne vit même pas Anne de Craon qu'une mauvaise fièvre tenait au fond de son lit.
Chose étrange, durant tout ce temps, le château sembla plongé dans le sommeil. Un profond silence l'enveloppait. On ne baissait même pas le pont-levis et, si les serviteurs faisaient leur service, ils le faisaient sans plus de bruit que des ombres.
A la petite servante qui lui apportait ses repas, Catherine demanda ce qui se passait.
– Je ne pourrais vous le dire, gracieuse Dame. Monseigneur Gilles est enfermé dans ses appartements avec ses familiers et il est interdit, sous peine de mort, de les déranger de quelque manière que ce soit...
La fille, une petite Bretonne ronde et rose, osait à peine ouvrir la bouche. Elle avait l'air de craindre que l'écho de ses paroles ne perçât les murs et n'allât frapper les oreilles susceptibles du maître.
– Et dame Anne ? demanda Catherine, comment va-t-elle ?
– Je ne sais. Elle aussi est enfermée chez elle et seule dame Aliénor, sa dame de parage, est autorisée à pénétrer dans sa chambre. Excusez-moi, gracieuse Dame, je ne dois pas m'attarder...
La petite servante avait hâte de s'esquiver et Catherine n'osa pas lui poser d'autres questions. Le sort de Sara la tourmentait et elle se désespérait de n'en rien savoir. Mais comment faire quand sa porte était barricadée et que, parfois, le pas ferré d'un soldat lui faisait comprendre qu'elle était gardée ?
Au soir du quatrième jour, cependant, les verrous jouèrent pour quelqu'un d'autre que la camériste. La porte s'ouvrit livrant passage à Gilles de Sillé, le cousin du sire de Rais et son âme damnée. Il avait le même âge que Gilles mais aucunement son allure.
Courtaud, trapu, les épaules massives et le ventre plat, sa figure rouge brique s'ornait d'un nez camard et d'une paire d'yeux bleu pâle, étonnamment froids et dépourvus d'expression. Des chausses violettes, un pourpoint sang-de-bœuf brodé d'un lion d'or l'habillaient sans élégance, mais une dague de taille impressionnante était accrochée à sa ceinture. Les pouces passés dans ladite ceinture, les jambes écartées, il resta un moment au seuil de la porte de Catherine, sa tête brune relevée avec arrogance. Puis, comme la jeune femme lui tournait le dos avec un haussement d'épaules, il se mit à rire.
– J'ai quelque chose à vous montrer, dit-il au bout d'un moment. Jetez donc un coup d'œil dans la cour...
Comme la nuit, depuis longtemps, était venue, Catherine avait fermé les volets intérieurs de sa chambre. La journée, celle de la Toussaint, avait été si triste ! Pleine de brume qui pénétrait en longues écharpes jaunes dès qu'une fenêtre s'ouvrait, un brouillard dense portant des relents d'eaux mortes et d'herbe pourrie ! Catherine, qui n'avait même pas eu le droit d'entendre la messe à la chapelle, s'était recroquevillée chez elle, s'y calfeutrant comme un animal frileux.
Lentement, elle alla vers la fenêtre, rabattit le volet. Les lueurs de torches qui s'agitaient en bas dansèrent sur son visage à travers les petits carreaux en losange sertis de plomb. Elle ouvrit la fenêtre, se pencha. Éclairés par les torches que portaient des soldats, des ribauds allaient et venaient, maniant des bûches et des fagots qu'ils entassaient autour d'un poteau de bois noir d'où pendaient des chaînes. Avec une exclamation d'horreur, Catherine se rejeta en arrière, pâle jusqu'aux lèvres. Son regard affolé croisa celui, narquois, de Sillé.
– Eh oui ! Gilles a décidé que, demain, jour des Trépassés, il y aurait un mort de plus et que votre démon familier s'en irait en fumée...
Ce n'est pas possible ! chuchota Catherine plus pour elle-même que pour son déplaisant visiteur. Ce n'est pas possible ! Il ne peut pas faire ça !
– Il va se gêner ! rétorqua l'autre avec un gros rire. Elle s'est conduite comme une sotte, votre sorcière, ma belle. Si elle avait été plus maligne, elle n'en serait pas là. Mais vous aurez au moins la consolation d'assister à la chose...
Sur la table où refroidissait le souper auquel Catherine n'avait qu'à peine touché, il prit une perdrix et mordit dedans aussi simplement que s'il se fût agi d'une pomme. Il se versa un gobelet de vin, l'avala d'un trait et s'essuya la bouche au revers de sa manche de velours, puis se dirigea vers la porte.
– Faites de beaux rêves, belle Dame ! Dommage que vous soyez en cet état et que mon beau cousin ait défendu qu'on vous touche ! J'aurais aimé vous tenir compagnie plus longtemps.
La tête tournée vers la fenêtre d'où venaient les bruits sinistres de la cour, Catherine demeura immobile jusqu'à ce qu'elle eût entendu la porte se refermer sur Sillé. Alors seulement, elle fléchit les genoux jusqu'à ce qu'ils touchassent terre, enfouit son visage dans ses mains.
– Sara ! sanglotait-elle tout bas. Ma pauvre Sara !
Les bruits de la cour s'éteignirent, le reflet des torches disparut et même la chandelle se consuma presque entièrement dans son bougeoir de fer noir sans que Catherine eût quitté sa position prostrée. Écrasée de chagrin, elle priait et pleurait alternativement, ne sachant plus vers qui se tourner, qui implorer pour obtenir secours. Il lui semblait être au fond d'un puits profond, aux murailles lisses qui ne permettaient pas de s'agripper. Le puits, lentement, s'emplissait d'eau et elle savait que cette eau, à certain moment, finirait par l'étouffer, mais elle n'avait aucun moyen d'y échapper...
Ce fut la froide humidité venue de la fenêtre ouverte qui la tira de son désespoir. Cela l'enveloppait comme une chape glacée et, dans la chambre, on n'y voyait presque plus. Péniblement, elle se releva, prit une chandelle neuve sur un dressoir, l'alluma à la flamme mourante de sa devancière. Puis elle ferma la fenêtre. Dans la cheminée, le feu, lui aussi, agonisait. Elle prit quelques bûches dans le renfoncement de l'âtre, les plaça sur les braises et actionna le soufflet de cuir pour ranimer la flamme. C'étaient des gestes tout simples, humbles et familiers, mais ils la ramenaient aux jours heureux de jadis, à la maison du Pont-au-Change ou bien chez l'oncle Mathieu, dans le magasin de draperie de la rue du Griffon à Dijon, quand le caprice d'un prince ne l'avait pas encore arrachée à sa condition modeste pour en faire une grande dame.
Assise sur la pierre de l'âtre, les mains nouées autour des genoux, elle regarda les flammes renaître, s'élever et l'envelopper d'une douce chaleur.
Brusquement, elle ferma les yeux. Ce feu joyeux ravivait le cauchemar ! Le feu terrible... dévorant, qui, demain, envelopperait Sara pour la jeter, hurlante et torturée, dans l'éternité. Et elle était là, elle, Catherine, impuissante et prisonnière, obligée de subir son destin implacable. Mais, aussi subitement qu'elle les avait fermés, elle rouvrit les yeux, un immense étonnement au fond de leur profondeur nocturne. Vivement, elle porta les mains à son ventre où quelque chose avait remué. L'enfant ! Le fils d'Arnaud venait, pour la première fois, de manifester sa vitalité ! Une onde de bonheur attendri la parcourut et, par contrecoup, lui rendit un peu de courage. Son petit, était-il vraiment possible qu'il vît le jour dans ce château maudit ? Qu'il reçût la vie d'une malheureuse captive ? Que son premier cri ne fût pas celui d'un homme libre ? De l'autre côté du fleuve, Gauthier le Normand devait scruter la brume, interroger la rive de Champtocé. Il fallait qu'elle tentât quelque chose, qu'elle allât vers Gilles une fois encore implorer, s'humilier s'il le fallait, mais arracher, à quelque prix que ce fût, la grâce de Sara. Mue par une impulsion irrésistible, elle courut à la porte. Elle devait d'abord attirer l'attention du soldat de garde, obtenir de lui qu'il la laissât sortir ou bien qu'il acceptât d'aller chercher Gilles de Rais... ou tout au moins Sillé. Elle agrippa la poignée de la porte pour la secouer. À sa grande surprise, le battant, sans grincement, s'ouvrit de lui-même. Au-dehors, le couloir était plongé dans les ténèbres, le silence était complet. Tout le monde devait dormir au château.
Catherine n'avait aucun moyen de savoir l'heure qu'il était. Le sablier s'était écoulé depuis longtemps sans qu'elle songeât à le retourner et la seule horloge était dans la grande salle. La chapelle avait peut-être sonné quelque chose, mais, du fond de son chagrin, elle n'avait rien entendu. Pourtant, elle était décidée à tenter sa chance coûte que coûte !
Remerciant mentalement le ciel de ce que Sillé eût oublié de refermer sa prison, Catherine rentra dans sa chambre, s'enveloppant de sa grande mante, et prit sa chandelle. Son ombre se découpa, immense, sur le mur du couloir quand elle franchit la porte. Dans le silence, le bruit de ses pas, qu'elle ne cherchait pas à étouffer, éveilla des échos vides.
Calmement, forte d'une inébranlable décision, elle se dirigea vers l'escalier. Il lui fallait traverser une bonne moitié du château pour atteindre les appartements de Gilles, mais quelque chose lui disait qu'aucun obstacle ne se dresserait devant elle. Tout autour, la nuit était profonde. Dans cette aile, il ne devait y avoir personne, mais, en atteignant la galerie, elle put embrasser du regard une grande partie du pourtour de la grande cour. Aucune lumière, nulle part, n'apparaissait.
Seule, sous la voûte que quadrillait la herse baissée, une torche diffusait une lumière rougeâtre et pauvre, faible comme un feu follet.
Elle parcourut la galerie, la grande salle, s'engagea dans l'escalier à vis qui menait chez Gilles sans rencontrer âme qui vive. Parfois, tout de même, derrière une porte, s'élevait un ronflement qui ôtait au décor nocturne son côté ensorcelé.
Mais, à mesure qu'elle montait, des bruits étranges peuplaient la nuit, étouffés cependant par l'épaisseur des murs, des résonances humaines difficiles à déceler : des rires peut-être... ou bien des râles ?
Dans la tourelle, quelques pots à feu brûlaient encore, invisibles du dehors. Catherine posa sa chandelle sur une marche et poursuivit son ascension. Mais, comme elle allait prendre pied dans le corridor qui menait chez Gilles, une silhouette noire et courbée jaillit de l'obscurité. Elle se rejeta en arrière avec un cri étouffé, mais elle n'avait plus le moyen de se cacher. Le vieux Jean de Craon était devant elle.
A le voir cligner des yeux dans la lumière diffuse de l'escalier, elle songea qu'il ressemblait plus que jamais à un hibou déniché. Mais elle ne s'expliqua pas l'effroi qui semblait le posséder... Il la regarda sans surprise, comme si sa présence en ce lieu, à cette heure, était toute naturelle. Il s'appuya à la muraille, respirant difficilement. Elle le vit porter une main tremblante à son col, tirer dessus pour en desserrer l'étreinte. Il avait l'air d'étouffer et fermait les yeux.
– Seigneur, chuchota-t-elle, vous êtes souffrant ?
Les épaisses paupières plissées battirent. Au comble
de la stupeur, Catherine vit une larme rouler le long du grand nez courbe. Dans le regard toujours si dur de Jean de Craon, il y avait du désespoir et aussi une sorte de désarroi presque enfantin. Elle se pencha vers lui, le toucha à l'épaule.
– Puis-je quelque chose pour vous ?
La voix de Catherine parut enfin percer l'état de semi-somnambulisme dans lequel le vieux sire se mouvait. Il la regarda et un peu de vie revint dans ses yeux.
– Venez !... chuchota-t-il, ne restez pas ici !
– Mais il faut que je reste. Je veux voir votre petit– fils et...
– Voir Gilles ! Voir ce... Non, venez, venez vite, vous êtes en danger...
Sa main sèche et noueuse agrippa le bras de Catherine, l'entraînant irrésistiblement. Cette main tremblait, mais soudain il la lâcha, appuya sa tête au mur et se mit à vomir. Le visage ridé avait pris une teinte verdâtre dont Catherine s'épouvanta.
– Vous êtes malade, très malade, Seigneur ! Laissez-moi appeler.
– Surtout... n'en faites rien ! Merci de votre pitié, mais venez... venez !
La voix n'était qu'un souffle et se brisait, mais déjà Jean de Craon s'était ressaisi et continuait à descendre. Parvenu à l'étage inférieur, il s'arrêta, regarda en haut comme s'il craignait de voir paraître quelque silhouette inquiétante, puis reporta sur la jeune femme tremblante ses yeux vacillants.
– Dame Catherine, murmura-t-il, je vous demande de ne pas me poser de questions. Le hasard... et aussi la curiosité m'ont poussé à surprendre le secret des nuits de mon... de Gilles. C'est un secret d'horreur. En un instant, j'ai vu crouler à mes pieds tout ce qui avait été ma vie, tout ce à quoi je croyais. Il ne me reste plus qu'à prier Dieu de me vouloir bien accueillir en son sein avant qu'il soit longtemps. Je suis...
Il s'arrêta, cherchant le souffle qui lui manquait. Il acheva enfin, avec une infinie tristesse :
– Je suis un vieil homme maintenant et ma vie n'a pas toujours été exemplaire, loin de là. Pourtant... je ne croyais pas avoir mérité cela. Cette...
Sa figure anguleuse s'empourpra soudain sous la poussée d'une colère qui ne voulait pas sortir. Catherine hocha la tête et dit. tout doucement :
– Seigneur... je ne veux pas percer les secrets des vôtres. Mais j'ai une vie humaine à défendre. Demain à l'aube...
– Quoi donc ? fit Craon d'un air égaré. Ah... votre servante ?
– Oui, je vous en prie...
Elle s'appuya à la muraille, vidée soudain de ses forces, les yeux remplis de larmes.
– Pour la sauver, j'entrerais chez Satan lui-même, balbutia-t-elle.
– Gilles est pire que Satan !...
Du visage pâlissant de Catherine, le regard du vieux sire glissa à sa taille déformée, s'y attacha comme s'il découvrait subitement l'état de la jeune femme. Et, dans ses yeux, elle revit l'effroi de tout à l'heure.
– C'est vrai, dit-il, vous allez être mère... Vous portez un enfant en vous ! Un enfant... Mon Dieu !
Brusquement, il l'agrippa aux épaules, approcha du sien son visage crispé d'angoisse et souffla :
– Dame Catherine... Il ne faut pas que vous restiez dans ce château. C'est un lieu maudit. Il faut que vous partiez...
vite... cette nuit même !
Ranimée, soudain, elle le regarda avec stupeur.
– Comment le pourrai-je ? Je suis prisonnière...
– Non, moi je vais vous faire sortir... tout de suite ! Qu'au moins je vous sauve, vous... qu'au moins il y ait dans ma vie cette bonne action.
– Je ne partirai pas sans Sara...
– Allez vous préparer. Je vais la chercher. Faites vite, puis descendez et attendez-moi près de la porterie.
Il avait déjà un pied sur la marche inférieure pour descendre au rez-de-chaussée quand Catherine le retint.
– Mais, dit-elle, monseigneur Gilles ? Que dira– t-il ? N'aurez-vous pas à craindre...
Soudain, le vieux Craon redevint en une seconde le seigneur hautain et dur qu'elle avait connu.
– Rien ! coupa-t-il. Si bas que soit tombé le sire de Rais, je suis toujours son grand-père ! Il n'osera pas ! Allons, pressez-vous ! Il faut qu'à l'aube vous soyez hors d'atteinte.
Catherine ne se le fit pas dire deux fois. Oubliant à la fois sa fatigue et sa peur, elle retroussa à deux mains sa robe et se mit à courir vers sa chambre, priant tout bas pour que cet espoir ne fût pas vain et que rien ne vînt faire revenir le vieux sire sur sa décision généreuse. Elle fit hâtivement un ballot des choses les plus précieuses qu'elle possédât et des quelques vêtements de Sara, glissa l'or qui lui restait dans la poche cousue sur sa chemise, s'enveloppa étroitement de sa mante, prit celle de Sara sur son bras, puis, jetant le ballot sur son épaule, elle sortit sans se retourner de cette chambre où elle avait passé des heures pénibles. Il y avait longtemps qu'elle ne s'était sentie aussi légère !
Quand elle atteignit la porterie, elle vit Craon qui sortait du quartier des prisons suivi d'une forme chancelante. À la lumière de la torche qu'il tenait à la main, Catherine reconnut Sara bien qu'elle fût amaigrie et horriblement pâle. Elle courut à elle, les bras ouverts.
– Sara... ma bonne Sara ! Enfin je te retrouve !
Sans répondre, la bohémienne se serra contre elle
en sanglotant. C'était la première fois que Catherine voyait pleurer Sara et elle en conclut que les nerfs de la pauvre femme avaient dû être soumis à rude épreuve.
– C'est fini, murmura-t-elle tendrement, on ne te fera plus de mal...
Mais Jean de Craon tournait vers le fond obscur de la cour un regard inquiet.
– Ce n'est pas le moment de parler. Venez. Il faut encore passer dans la basse-cour et prendre des chevaux aux écuries. Pressez-vous. Je vais ouvrir la petite porte.
D'un énorme trousseau de clefs qu'il portail à sa ceinture, il tira une clef, l'introduisit dans la serrure de la poterne qui donnait dans la première enceinte.
– Mais... les hommes de garde ? chuchota Catherine.
– Si vous me suivez pas à pas, ils ne vous verront pas. Je vais éteindre la torche. Nous devons prendre certaines précautions pour ne pas donner l'éveil. Rien ne vous sauverait si Gilles était alerté !
Ce fut l'obscurité totale. S'y engloutirent le décor imposant de la cour d'honneur et le sinistre bûcher, dérisoire maintenant, mais qui stimulait la hâte de sortir des deux femmes. La porte pourtant ne s'ouvrait pas. Catherine entendait Jean de Craon respirer vite et fort et s'en inquiétait.
– Pourquoi n'ouvrez-vous pas ? demanda-t-elle.
– Parce que je réfléchis. Je dois changer mon plan initial. Les gardes de l'écurie vous verraient. Écoutez moi bien. Je vais ouvrir et vous sortirez seules. La basse-cour n'est éclairée que vers les écuries et vers le poste de garde. Encore est-ce très peu. Vous longerez le mur jusqu'au renfoncement près de la poterne et là vous m'attendrez. Je vais me rendre ouvertement à l'écurie, prendre deux chevaux et je sortirai avec eux en disant que je vais à l'abbaye. Je vais parfois chercher l'abbé pour chasser le héron au petit jour, c'est la seule chasse que je puisse encore suivre. De plus, il n'est pas rare que je sorte la nuit. Mes insomnies sont connues et j'aime errer sur les bords de Loire. Vous vous glisserez dehors en même temps que les chevaux. Les hommes ne vous verront pas. Là, vous sauterez en selle et vous franchirez le pont. De l'autre côté de la langue de terre vous trouverez un passeur. A Montjean, vous serez en sûreté, à condition de ne pas vous attarder.
– Mais les gardes du pont ne nous laisseront pas passer.
– Si, ils vous laisseront passage si vous leur montrez ceci.
Tout en parlant, il tirait de son doigt une bague. Catherine avait remarqué qu'il portait, comme tout seigneur, son sceau gravé sur un chaton de bague, mais que ce n'était pas toujours la même bague. Il en avait plusieurs, cornaline, sardoine, agate, onyx ou or gravé, et c'était sa coquetterie d'en changer. Elle sentit qu'il lui glissait la bague dans la main.
– Je ne pourrai vous la rendre, dit-elle.
Gardez-la. C'est un bien faible dédommagement pour tout ce que vous avez enduré sous mon toit. J'ai de l'estime pour vous, dame Catherine. Vous êtes non seulement belle, mais encore courageuse, noble et droite. Je l'ai compris trop tard, sinon jamais je n'aurais obéi à Gilles. Voulez-vous me pardonner ? Cette nuit marque pour moi le début du temps des regrets et des pénitences. Dieu me punit cruellement, sachez-le. Il ne me reste, je le crains, que bien peu de temps pour tenter de détourner de moi sa colère.
– Mais, murmura Sara, comment rentrerez-vous, Seigneur ? Les hommes s'étonneront de vous voir revenir aussitôt et à pied.
– Il y a, près d'ici, un souterrain qui fait communiquer les caves du château avec la campagne. Je reviendrai par ce moyen.
– Pourquoi, dans ce cas, reprit Catherine, ne pas l'employer pour nous faire sortir ? Ce serait plus simple...
– Peut-être, mais, si je ne l'emploie pas, c'est pour deux raisons : la première est qu'il vous faut des montures et qu'aucun cheval ne peut prendre les souterrains. La seconde, ne vous offensez pas, est que je n'ai pas le droit de livrer à des étrangères les secrets de défense qui constituent la sécurité interne du château. Plus un mot maintenant, je vais ouvrir... Quand vous serez assez éloignées dans la cour, je rallumerai la torche.
La petite porte s'ouvrit avec un très léger grincement, découpant, sur le ciel plus clair, une ogive basse.
– Allez !... souffla Craon. Suivez le mur à gauche.
Les deux femmes, l'une soutenant l'autre, se coulèrent dans l'ouverture. Catherine tenait Sara par la taille et, de sa main libre, tâtait le mur. Ce n'était pas facile car elle était, de plus, encombrée de son baluchon. Sous sa main, la pierre était froide et humide. Elle trébucha sur le sol inégal, mais, peu à peu, ses yeux s'habituaient à l'obscurité.
Au bout de quelques minutes, une torche rougeoya sous l'arche de pierre qu'elles venaient de quitter. Jean de Craon la portait assez haut pour que son visage fût aisément reconnaissable. D'un pas ferme, il marchait vers l'autre bout de la cour.
– Voici l'encoignure, chuchota Catherine, sentant une dépression sous sa main.
Au-dessus d'elle, d'ailleurs, le surplomb du chemin de ronde mettait une ombre plus dense. Le pas lent d'un soldat se fit entendre et son cœur se remit à battre sur un rythme inquiet. Elle retint sa respiration, s'affolant de sentir Sara se faire plus lourde sur son bras. La malheureuse devait être au bord de l'épuisement. Le raclement des semelles ferrées avait cessé.
L'homme devait être arrêté. Catherine l'entendit tousser. Puis il repartit et elle osa demander :
– Est-ce que tu es malade ? Tu sembles si faible.
– Voilà des nuits que je n'ai pas dormi, à cause des rats, et, depuis deux jours, je n'ai rien eu à manger. Et puis...
– Et puis quoi ?
Catherine sentit que Sara frissonnait. Sa voix chuchotant, dans l'ombre, se fit sourde :
– Rien. Plus tard je te dirai... quand j'aurai la force. Moi aussi, je connais le secret du sire de Rais. Tu ne peux pas savoir comme j'ai hâte d'être loin d'ici, même si je dois pour cela me traîner sur les genoux.
Sans répondre, Catherine appliqua brusquement sa main sur la bouche de Sara. Tout en parlant, elle avait suivi le parcours du vieux Craon. Elle l'avait vu se faire ouvrir l'écurie, en sortir à cheval, tenant une autre bête par la bride.
Maintenant, il s'avançait vers elles, le pas des chevaux résonnant sur la terre durcie. Bientôt, il fut entre elles et le corps de garde d'où un homme sortait en courant.
– Ouvre ! cria Craon. J'ai affaire à l'abbaye.
– Bien, Monseigneur !
La poterne s'ouvrit en grinçant, mais le petit pont s'abaissa sans bruit. Sans hésiter, Catherine entraîna Sara sous la tête même des chevaux, de façon que l'homme d'armes ne pût les voir de derrière quand il refermerait. Mais la nuit était si sombre qu'il ne pouvait les distinguer. Bientôt, elles eurent franchi les douves, prirent pied sur le pont dormant. La voix du soldat leur parvint encore :
– Vous ne voulez point d'escorte, Monseigneur ? La nuit est bien noire, il me semble.
– J'aime les nuits noires, tu devrais le savoir, Martin, répondit le vieux sire.
Le vent, venu de la Loire, se levait et Catherine l'aspira à longs traits. Il faisait plus froid que dans l'enceinte du château, mais cela sentait bon la campagne mouillée et surtout la liberté. Entraînant Sara qu'elle sentait trembler à son bras, elle dévala le chemin du village jusqu'à ce qu'elles ne fussent plus visibles du château. Le bruit paisible des sabots des chevaux résonnait d'une façon rassurante derrière elles, se rapprochant. Les deux femmes s'arrêtèrent à l'ombre du chevet de l'église, derrière un arc-boutant où, peu après, le vieux seigneur les rejoignit. Il sauta à terre.
– Il faut faire vite maintenant. Quelqu'un pourrait nous voir. Tenez, dame Catherine, je vous ai amené Morgane. J'ai cru remarquer que vous vous entendiez bien avec elle... et puis ce sera comme un présent d'adieu. C'est une bonne bête, solide et sûre. Maintenant, allez votre chemin et que Dieu vous garde !
A la lumière incertaine de la nuit, Catherine pouvait deviner les traits figés de Craon. Sa haute silhouette penchée la dominait et le vent faisait voltiger le pan de son chaperon. Elle murmura :
– J'ai peur pour vous, Seigneur. Quand « il » saura...
– Je vous ai déjà dit que je n'avais rien à craindre de lui. Et puis... quand bien même il s'en prendrait à moi. Je ne désire plus qu'une seule chose : le repos éternel... en souhaitant qu'il apporte l'oubli.
Il y avait tant de désespoir dans sa voix que Catherine, oubliant ses rancunes passées, ne put s'empêcher de murmurer :
– Je ne sais pas ce qui est advenu cette nuit, Messire, mais je voudrais pouvoir quelque chose...
– Rien ! Personne ne peut rien ! Ce que j'ai vu dans la chambre de Gilles dépasse en horreur tout ce qui se peut imaginer. Je suis un vieux guerrier, dame Catherine, et n'ai jamais été sensible, mais cette scène diabolique... ces hommes ivres et déchaînés, cette orgie dont le centre...
Il retint encore un instant les mots qui se pressaient sur ses lèvres comme si leur son même l'épouvantait, puis :