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La fille du train
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Текст книги "La fille du train"


Автор книги: Paula Hawkins



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ANNA

Samedi 20 juillet 2013

Matin

Evie se réveille juste avant six heures. Je sors du lit, je me glisse dans sa chambre et je la prends dans mes bras. Je lui donne le sein et la ramène avec moi dans le lit.

Quand je me réveille à nouveau, Tom n’est plus à mes côtés, mais j’entends ses pas monter l’escalier. Il chante à voix basse et avec beaucoup de fausses notes : « Joyeux anniversaire, joyeux anniversaire… » Je n’y ai même pas pensé tout à l’heure, j’avais complètement oublié ; je ne pensais à rien d’autre qu’à aller chercher ma petite fille et retourner me coucher. Et maintenant je pouffe alors que je ne suis même pas encore tout à fait réveillée. J’ouvre les yeux, je vois qu’Evie a le sourire, elle aussi, et, quand je lève la tête, Tom se tient au pied du lit, un plateau dans les mains. Il porte mon tablier préféré et rien en dessous.

– Petit déjeuner au lit pour la star du jour, dit-il.

Il pose le plateau et se dépêche de venir m’embrasser.

J’ouvre mes cadeaux. J’ai reçu un joli bracelet en argent incrusté d’onyx de la part d’Evie, et un débardeur en soie noir avec la culotte assortie de la part de Tom, et je n’arrête plus de sourire. Il grimpe dans le lit et nous restons là, allongés, Evie entre nous deux. Elle serre les doigts très fort autour de l’index de son père, je lui tiens son petit pied parfait, tout rose, et j’ai l’impression qu’un feu d’artifice a explosé dans ma poitrine. Ce n’est pas possible, de ressentir autant d’amour.

Un peu plus tard, quand Evie en a assez d’être là, je la prends et nous descendons au rez-de-chaussée en laissant Tom se rendormir. Il le mérite. Je m’affaire, je fais du rangement. Je prends mon café dehors, sur la terrasse, en regardant les trains à moitié vides passer avec fracas, et je réfléchis au déjeuner. Il fait chaud, trop chaud pour faire un rôti, mais c’est ce que je vais préparer quand même, parce que Tom adore le rôti de bœuf, et nous pourrons prendre de la glace après pour nous rafraîchir. Il faut juste que je ressorte acheter une bouteille de merlot, celui qu’il préfère, alors j’habille Evie, je l’installe dans sa poussette, et nous voilà sorties faire les magasins.

Tout le monde m’a répété que j’étais folle d’accepter d‘emménager dans la maison de Tom. Mais, après tout, tout le monde pensait aussi que j’étais folle d’entamer une liaison avec un homme marié, d’autant plus avec un homme dont l’épouse était aussi déséquilibrée, et je leur ai montré qu’ils avaient tort. Peu importent les problèmes qu’elle nous cause, Tom et Evie en valent la peine. Mais c’est vrai, pour la maison. Un jour comme celui-ci, avec le soleil qui brille, quand on marche le long de notre petite rue – une rue proprette bordée d’arbres qui, sans être un cul-de-sac, parvient tout de même à faire de nous une petite communauté –, cela pourrait presque être parfait. Le trottoir voit passer nombre de mères comme moi, le chien en laisse et l’enfant perché sur une trottinette. C’est presque idéal. Presque parfait, si on oublie qu’on entend sans arrêt le crissement de freins des trains. Presque idéal, tant qu’on ne se retourne pas vers le numéro quinze.

Quand je rentre, Tom est installé à la table de la salle à manger et lit quelque chose sur son ordinateur portable. Il est torse nu avec un short. Les muscles sous sa peau saillent dès qu’il bouge. Ça me donne toujours des papillons dans le ventre, de le voir. Je lui dis bonjour, mais il est plongé dans son monde et sursaute quand je passe les doigts sur son épaule. Il referme brusquement l’ordinateur.

– Salut, dit-il en se levant.

Il sourit mais il a l’air fatigué, inquiet. Il me prend Evie des bras sans croiser mon regard.

– Quoi ? dis-je. Qu’y a-t-il ?

– Rien.

Il se détourne et se dirige vers la fenêtre en faisant doucement balancer Evie contre sa hanche.

– Tom, qu’est-ce qu’il y a ?

– Ce n’est rien.

Il se retourne, et je sais ce qu’il s’apprête à dire avant qu’il ait ouvert la bouche.

– Rachel. Un nouvel e-mail.

Il secoue la tête, l’air meurtri, perturbé, et je déteste ça. Je ne le supporte plus. Parfois, j’ai envie de tuer cette femme.

– Qu’est-ce qu’elle t’a écrit ?

Il secoue à nouveau la tête.

– Aucune importance. C’était juste… Comme d’habitude. Des conneries.

– Je suis désolée.

Je ne demande pas quelles conneries, précisément, parce que je sais qu’il refusera de répondre. Il n’aime pas me contrarier avec ces histoires.

– Ce n’est pas grave, ce n’est rien, reprend-il. Des délires incohérents d’ivrogne. Toujours la même chose.

– Bon sang ! est-ce qu’elle va nous foutre la paix, un jour ? Est-ce qu’elle ne nous laissera jamais être heureux ?

Il s’approche et, notre fille calée entre nous deux, il m’embrasse.

– Mais nous le sommes, me souffle-t-il. Nous sommes heureux.

Soir

Nous sommes heureux. Nous avons déjeuné, nous nous sommes allongés sur la pelouse, puis, quand il a commencé à faire trop chaud, nous sommes rentrés manger de la glace pendant que Tom regardait le Grand Prix. Evie et moi avons joué avec de la pâte à modeler, et elle a réussi à en avaler des quantités. Je pense à ce qui se passe au bout de la rue et je me dis que j’ai beaucoup de chance, que j’ai obtenu tout ce que je désirais. Quand j’observe Tom, je lui suis reconnaissante de m'avoir trouvée, que j’aie été là pour le sauver de cette femme. Elle aurait fini par le rendre fou, j’en suis persuadée. Elle l’aurait écrasé, elle en aurait fait un autre homme, un homme qui n’aurait pas été lui.

Tom est monté avec Evie lui donner le bain. J’entends ses cris de ravissement d’en bas, et je souris à nouveau – un sourire qui a à peine quitté mes lèvres de la journée. Je fais la vaisselle, je range le salon, et je réfléchis au dîner. On devrait manger léger. C’est drôle, il y a quelques années, j’aurais détesté l’idée de rester à la maison et de faire la cuisine pour mon anniversaire, mais, désormais, c’est parfait, c’est pile ce qu’il faut. Nous trois, tout simplement.

Je ramasse les jouets d’Evie, étalés un peu partout sur le sol du salon, et je les remets dans leur coffre. J’ai hâte de la coucher tôt, ce soir, et d’enfiler l’ensemble que Tom m’a acheté. Le soleil ne se couchera pas avant plusieurs heures, mais j’allume les bougies sur le manteau de la cheminée et j’ouvre la seconde bouteille de merlot pour laisser respirer le vin. C’est alors que, penchée au-dessus du canapé pour fermer les rideaux, j’aperçois une femme, le menton baissé contre la poitrine, qui descend précipitamment la rue sur le trottoir opposé. Elle ne lève pas les yeux, mais c’est elle, j’en suis sûre. Je me penche un peu plus pour mieux l’examiner, mais je n’ai pas une bonne vue d’ici et elle a déjà disparu.

Je me retourne, prête à foncer sur la porte d’entrée pour la pourchasser dans la rue, mais Tom se tient en bas de l’escalier, avec Evie dans les bras, enveloppée dans une serviette de bain.

– Ça va ? demande-t-il. Qu’est-ce qu’il y a ?

– Rien, dis-je en fourrant les mains dans mes poches pour qu’il ne les voie pas trembler. Il n’y a rien. Rien du tout.

RACHEL

Dimanche 21 juillet 2013

Matin

Je me réveille la tête emplie de lui. Ça n’a pas l’air vrai, rien ne me semble réel. J’ai la peau qui picote. J’aimerais tellement boire un verre, mais je ne peux pas. Il faut que je garde les idées claires. Pour Megan. Pour Scott.

Hier, j’ai fait un effort. Je me suis lavé les cheveux et maquillée. J’ai porté le seul jean qui me va encore, une tunique en coton imprimé et des sandales à petit talon. Ce n’était pas trop mal. Je n’arrêtais pas de me répéter que c’était ridicule de me soucier de ça, parce que la dernière chose qui devait intéresser Scott, c’était mon apparence, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. C’était la première fois que j’allais le rencontrer, c’était important pour moi. Plus que ça n’aurait dû.

J’ai pris le train qui partait d’Ashbury vers dix-huit heures trente, et je suis arrivée à Witney peu après dix-neuf heures. J’ai fait mon trajet habituel le long de Roseberry Avenue et à côté du passage souterrain, mais, cette fois, je n’ai pas levé les yeux, je n’ai pas pu. J’ai pressé le pas au niveau du numéro vingt-trois, la maison de Tom et Anna, menton baissé et lunettes de soleil sur le nez, en priant pour qu’ils ne me voient pas. Dehors, c’était calme, il n’y avait personne, juste quelques voitures qui roulaient lentement entre les rangées de véhicules garés des deux côtés. C’est une petite rue tranquille, ordonnée, où vivent beaucoup de jeunes familles ; vers dix-neuf heures, ils doivent tous être à table, ou installés sur le canapé, les tout-petits calés entre papa et maman, à regarder X Factor.

Entre le numéro vingt-trois et le numéro quinze, il ne doit pas y avoir plus d’une cinquantaine ou soixantaine de pas, mais ce trajet s’est étiré et m’a semblé durer une éternité ; j’avais les jambes lourdes et le pas hésitant comme si j’étais ivre, comme si je risquais de trébucher sur le trottoir.

Scott a ouvert la porte presque avant que j’aie fini de frapper, et j’avais une main tremblante encore en l’air lorsque je l’ai vu apparaître dans l’encadrement de la porte, dressé au-dessus de moi, emplissant tout l’espace.

– Rachel ? a-t-il dit sans sourire, la tête baissée pour m’observer.

J’ai acquiescé. Il m’a tendu une main que j’ai serrée, puis il m’a fait signe d’entrer mais, l’espace d’un instant, je n’ai pas réagi. Il me faisait peur. De près, il est impressionnant physiquement, grand, les épaules larges, les bras et le torse bien dessinés. Il a des mains immenses. J’ai songé soudain qu’il pourrait me broyer – me broyer la nuque, les côtes – sans beaucoup d’effort.

Je suis passée devant lui pour aller dans l’entrée, mon bras a effleuré le sien et j’ai senti le rouge me monter aux joues. Il sentait la transpiration aigre, et ses cheveux bruns étaient emmêlés sur son crâne, comme s’il ne s’était pas douché depuis plusieurs jours.

C’est en arrivant dans le salon que la sensation de déjà-vu m’a frappée, si violemment que c’en était presque effrayant. Je reconnaissais la cheminée flanquée d’alcôves sur le mur du fond, la manière dont la lumière entrait depuis la rue par les rais des stores vénitiens ; je savais que, si je me tournais vers la gauche, je verrais une vitre, du vert, puis, au fond, la voie de chemin de fer. Je me suis retournée et, oui, la table de la cuisine, les portes-fenêtres derrière et, dehors, une pelouse luxuriante. Je connaissais cette maison. J’avais la tête qui tournait et je voulais m’asseoir ; j’ai repensé à ce trou noir, samedi, à toutes ces heures perdues.

Cela ne voulait rien dire, évidemment. Je connais cette maison, mais pas parce que j’y suis déjà venue. Je la connais parce que c’est exactement la même que le numéro vingt-trois : dans l’entrée, un escalier mène à l’étage et, sur la droite, on trouve le salon, qui se fond dans la cuisine. La terrasse et le jardin me sont familiers car je les ai vus depuis le train. Je ne suis pas montée au premier, mais je sais que, si je l’avais fait, je serais arrivée sur un palier avec une grande fenêtre à guillotine ; si on passe par cette fenêtre, on accède au balcon improvisé, sur le toit de la cuisine. Je sais qu’il y aurait eu deux chambres, la chambre principale avec deux grandes fenêtres qui donnent sur la rue, et une chambre plus petite, au fond, au-dessus du jardin. Mais le fait de connaître cette maison sur le bout des doigts ne signifie pas pour autant que j’y sois déjà entrée.

Cependant, je tremblais tout de même quand Scott m’a emmenée dans la cuisine. Il m’a proposé du thé. Je me suis assise à la table, en face des portes-fenêtres, et je l’ai regardé faire bouillir de l’eau, lâcher un sachet de thé dans une tasse et renverser de l’eau sur le plan de travail en marmonnant dans sa barbe. Il régnait une forte odeur de désinfectant dans la pièce, mais Scott lui-même était dans un sale état. Une tache de sueur s’étalait dans le dos de son T-shirt, son jean flottait sur ses hanches, comme s’il était trop grand pour lui. Je me suis demandé depuis quand il n’avait pas mangé.

Il m’a apporté ma tasse, puis il est allé s’asseoir de l’autre côté de la table, en face de moi, les mains croisées devant lui. Le silence a duré un bon moment, lourd dans l’espace qui nous séparait, dans la pièce entière ; il résonnait dans mes oreilles, j’ai commencé à avoir trop chaud, à me sentir mal à l’aise, et je ne pensais plus à rien. Je ne savais pas ce que j’étais venue faire là. Mais pourquoi étais-je venue ? Au loin, j’ai entendu un grondement sourd – un train qui arrivait. C’était rassurant, ce bruit familier.

– Vous êtes une amie de Megan ? a-t-il fini par dire.

Entendre ce nom franchir ses lèvres m’a mis une boule dans la gorge. J’ai gardé les yeux fixés sur la table, les doigts enroulés autour de ma tasse.

– Oui. Je la connais… un peu. De l’époque où elle tenait la galerie.

Il m’observait, dans l’attente, plein d’espoir. J’ai vu le muscle de sa mâchoire se contracter quand il a serré les dents. J’ai cherché des mots qui ne venaient pas. J’aurais dû mieux me préparer.

– Vous avez eu du nouveau ? ai-je demandé.

Il a soutenu mon regard et, pendant une seconde, j’ai eu peur. J’avais dit ce qu’il ne fallait pas, ça n’était pas mes affaires, de savoir s’il y avait du nouveau. Il allait se fâcher et me demander de partir.

– Non, a-t-il répondu. Qu’est-ce que vous vouliez me dire ?

Le train est passé lentement au fond du jardin, et j’ai tourné la tête en direction des rails. Je me sentais étourdie, comme si j’étais hors de mon corps et que je pouvais me voir agir.

– Vous avez dit dans votre message que vous vouliez me dire quelque chose au sujet de Megan.

Sa voix était devenue un cran plus aiguë. J’ai pris une grande inspiration. J'étais terriblement mal. J'avais conscience que ce que j’allais expliquer risquait de tout empirer, et que cela lui ferait du mal.

– Je l’ai vue avec quelqu’un.

C’est sorti tout seul, abruptement, fort, sans préparation et sans contexte.

Il m’a dévisagée.

– Quand ? Vous l’avez vue samedi soir ? Vous en avez parlé à la police ?

– Non, c’était vendredi matin, ai-je dit.

Ses épaules se sont affaissées.

– Mais… elle allait bien, vendredi. Pourquoi est-ce important ?

Le muscle de sa mâchoire s’est contracté à nouveau, il s’énervait.

– Vous l’avez vue avec… vous l’avez vue avec qui ? Un homme ?

– Oui, je…

– À quoi il ressemblait ?

Il s’est levé et son corps m’a bloqué la lumière.

– Vous en avez parlé à la police ? a-t-il redemandé.

– Oui, mais je ne crois pas qu’on m’ait prise très au sérieux.

– Pourquoi ?

– C’est juste… je ne sais pas… Je pensais juste que vous devriez être au courant.

Il s’est penché en avant, les mains sur la table, les poings serrés.

– Qu’est-ce que vous voulez dire ? Vous l’avez vue où ? Et qu’est-ce qu’elle faisait ?

J’ai pris une autre inspiration.

– Elle était… dehors, dans le jardin. Juste là.

J’ai désigné la pelouse.

– Elle… je l’ai vue depuis le train.

Impossible d’ignorer l’expression d’incrédulité sur son visage.

– Je prends le train pour Londres depuis Ashbury tous les matins. Je passe toujours ici. Je l’ai vue, et elle était avec quelqu’un. Et ce… ce n’était pas vous.

– Et comment vous savez ça ? Vendredi matin ? Vendredi, la veille de sa disparition ?

– Oui.

– Je n’étais pas là. J’étais en déplacement, à une conférence à Birmingham, et je suis rentré vendredi soir.

Un peu de couleur est alors apparue tout en haut de ses joues ; son scepticisme laissait place à autre chose.

– Alors vous l’avez vue, dans le jardin, avec quelqu’un ? Et…

– Elle l’a embrassé, ai-je dit.

Il fallait bien que ça finisse par sortir. Il fallait que je lui dise.

– Ils s’embrassaient.

Il s’est redressé, les poings serrés le long de son corps tendu. Les taches de couleur sur ses joues se sont accentuées, trahissant sa colère.

– Je suis désolée, ai-je ajouté. Je suis vraiment désolée. Je sais que c’est affreux à entendre…

Il a levé une main pour me faire signe d’arrêter. Méprisant. Ma compassion ne l’intéressait pas.

Je sais ce que ça fait. Assise là, je me souviens presque parfaitement de ce que j’ai ressenti à ce moment, assise dans ma propre cuisine à quatre maisons d’ici, avec Lara, mon ancienne meilleure amie, installée en face de moi avec son nourrisson potelé qui se tortillait sur ses genoux. Je me souviens quand elle m’a dit combien elle était désolée que mon mariage s’écroule, et quand j’ai perdu mon sang-froid devant ses platitudes. Elle ne comprenait rien à ma souffrance. Je lui ai dit d’aller se faire foutre et elle m’a dit de ne pas parler ainsi devant son enfant. Je ne l’ai pas revue depuis ce jour-là.

– À quoi ressemblait-il, cet homme que vous avez vu ? a demandé Scott.

Il me tournait le dos à présent, il regardait dans le jardin.

– Il était grand, plus grand que vous, peut-être. La peau plus sombre. Je crois qu’il est peut-être asiatique, indien, quelque chose comme ça.

– Et ils s’embrassaient, là, sur la pelouse ?

– Oui.

Il a poussé un long soupir.

– Bon sang ! j’ai besoin d’un verre.

Il s’est tourné vers moi.

– Vous voulez une bière ?

Oui, je mourais d’envie de boire, mais j’ai refusé. Je l’ai regardé prendre une bouteille dans le frigo, l’ouvrir, et prendre une longue gorgée. Je pouvais presque sentir le liquide frais couler dans ma gorge, j’avais la main douloureuse tant j’avais envie de tenir un verre. Scott s’est appuyé contre le plan de travail, la tête baissée presque jusqu’à toucher son torse.

J’étais au plus mal. Je ne l’avais pas aidé, j’avais simplement aggravé son état – et sa douleur. Je m’immisçais dans sa peine, et j’avais tort. Je n’aurais jamais dû aller le voir. Je n’aurais jamais dû mentir. Évidemment que je n’aurais jamais dû mentir.

Je m’apprêtais à me lever quand il a repris la parole :

– Peut-être… je ne sais pas. Ça pourrait être une bonne chose, non ? Ça pourrait vouloir dire qu’elle va bien. Qu’elle s’est juste…

Il a eu un petit rire sans joie.

– Qu’elle s’est juste enfuie avec quelqu’un.

Du dos de la main, il a essuyé une larme qui coulait sur sa joue, et mon cœur s’est serré très fort.

– Mais le truc, c’est que je n’arrive pas à croire qu’elle ne m’aurait pas appelé.

Il me fixait comme si je possédais toutes les réponses, comme si je pouvais savoir.

– Elle m’appellerait, non ? Elle devrait se douter de mon état de panique, de… de désespoir. Ce n’est pas elle, d’être aussi rancunière, si ?

Il me parlait comme à quelqu’un à qui il pouvait faire confiance – comme à l’amie de Megan – et je savais que ce n’était pas bien, mais ça me faisait plaisir. Il a repris une gorgée de bière et s’est retourné vers le jardin. J’ai suivi son regard jusqu’à une petite pile de pierres appuyée contre le grillage, un début de jardin de rocaille abandonné depuis longtemps. Il a levé la bouteille à mi-hauteur de sa bouche avant d’interrompre son geste. Il s’est tourné vers moi.

– Vous avez vu Megan depuis le train ? a-t-il demandé. Alors vous… vous avez juste jeté un œil par la fenêtre et, comme par hasard, elle était là, cette femme que vous connaissez ?

L’atmosphère dans la pièce a changé. Il n’était plus très sûr de savoir si j’étais une alliée, s’il pouvait se fier à moi. Une ombre de doute a traversé son visage.

– Oui, je… je sais où elle habite, ai-je dit, et j’ai regretté ces mots dès l’instant où ils ont quitté mes lèvres. Où vous habitez, je veux dire. Je suis déjà venue. Il y a longtemps. Alors, parfois, en passant, je regarde si je la vois.

Il me dévisageait, et j’ai senti le rouge me monter aux joues.

– Elle était souvent dehors.

Il a posé sa bouteille vide sur le plan de travail, puis il a fait quelques pas vers moi et s’est assis à la table, sur la chaise à côté de la mienne.

– Alors vous la connaissiez plutôt bien ? Enfin, assez bien pour venir à la maison ?

Je sentais le sang cogner dans mes tempes et la transpiration s’accumuler dans le bas de mon dos, la nausée grisante de l’adrénaline. Je n’aurais pas dû dire ça, je n’aurais pas dû compliquer encore mon histoire.

– Juste une fois, mais je… je sais où se trouve la maison parce que je ne vivais pas très loin d’ici, avant.

Il a levé un sourcil.

– Au bout de la rue. Au vingt-trois.

Il a acquiescé lentement.

– Watson… Alors, quoi, vous êtes l’ex-femme de Tom ?

– Oui. J’ai déménagé il y a deux ans.

– Mais vous alliez quand même voir Megan à la galerie ?

– De temps en temps.

– Et quand vous la voyiez, est-ce que vous… est-ce qu’elle vous parlait de choses personnelles, de moi ?

Il avait la voix rauque.

– Ou de quelqu’un d’autre ?

J’ai secoué la tête.

– Non, non, c’était simplement… histoire de passer le temps, vous savez.

Il y a eu un long silence. La pièce m’a semblé se réchauffer brusquement, et l’odeur de désinfectant a surgi de tous côtés. Je me suis soudain sentie faible. À ma droite se dressait une petite table où étaient posées des photos dans des cadres. Megan souriait gaiement, comme pour m’accuser.

– Je devrais y aller, ai-je dit. Je vous ai suffisamment dérangé.

J’ai commencé à me lever, mais il a tendu un bras pour m’attraper par le poignet, ses yeux rivés sur mon visage.

– Ne partez pas tout de suite, a-t-il soufflé.

Je ne me suis pas levée, mais j’ai retiré ma main de la sienne ; ça me donnait la sensation inconfortable d’être prisonnière.

– Cet homme, a-t-il repris, l’homme avec qui vous l’avez vue, vous pensez pouvoir le reconnaître ? Si on vous le montrait ?

Je ne pouvais pas lui répondre que je l’avais déjà identifié pour le compte de la police. La seule raison que j’avais de l’avoir contacté, c’était que la police n’était pas censée avoir pris mon histoire au sérieux. Si je lui avouais la vérité, sa confiance s’évanouirait. Alors j’ai encore menti.

– Je n’en suis pas sûre… mais peut-être, oui.

J’ai attendu un instant avant de poursuivre :

– Dans les journaux, j’ai lu une interview d’un ami de Megan, un certain Rajesh. Je me demandais si…

Scott secouait déjà la tête.

– Rajesh Gujral ? Ça m’étonnerait. C’est un des artistes qui exposaient à la galerie. C’est un type plutôt gentil mais… il est marié, il a des enfants.

Comme si ça empêchait quoi que ce soit.

– Attendez une seconde, a-t-il dit en se relevant. Je crois qu’on a une photo de lui quelque part.

Il a disparu à l’étage. Mes épaules se sont affaissées et je me suis rendu compte que, depuis mon arrivée, j’étais figée par le stress. J’ai à nouveau regardé les cadres avec leurs clichés : Megan en robe d’été sur une plage ; un gros plan sur son visage, ses yeux d’un bleu profond. Rien que Megan. Pas de photos d’eux deux ensemble.

Scott est réapparu et m’a montré un dépliant. C’était un prospectus pour une exposition à la galerie. Il l’a retourné.

– Là, c’est Rajesh.

Un homme se tenait près d’une peinture abstraite aux couleurs vives : il était plus âgé, petit et trapu avec une barbe. Ce n’était pas l’homme que j’avais vu, celui que j’avais désigné à la police.

– Ce n’est pas lui, ai-je dit.

Scott était debout à côté de moi, étudiant le papier, puis il s’est retourné brusquement pour ressortir de la pièce et remonter l’escalier. Quelques instants plus tard, il est revenu avec son ordinateur portable et s’est rassis à la table de la cuisine.

– Je crois… a-t-il commencé en ouvrant la machine pour l’allumer. Je crois que je peux…

Puis il est resté silencieux, et je l’ai observé, le visage très concentré, le muscle de sa mâchoire crispé.

– Megan voyait un psy, m’a-t-il expliqué. Il s’appelle… Abdic. Kamal Abdic. Il n’est pas asiatique, il vient de Serbie, ou de Bosnie, quelque chose comme ça. Mais il a la peau mate. De loin, il pourrait passer pour indien.

Il a tapoté sur son clavier.

– Il y a un site, il me semble. J’en suis sûr. Je crois qu’on y voit une photo…

Il a tourné l’ordinateur vers moi pour me montrer l’écran. Je me suis penchée pour mieux voir.

– C’est lui, ai-je confirmé. C’est lui, c’est certain.

Scott a refermé son portable d’un coup sec. Pendant un long moment, il n’a rien dit. Il est resté assis, les coudes sur la table, le front appuyé sur le bout de ses doigts, les bras tremblants.

– Elle avait des crises d’angoisse, a-t-il fini par dire. Du mal à dormir, ce genre de chose. Ça a commencé l’an dernier, je ne sais plus quand exactement.

Il parlait sans me regarder, comme s’il se parlait à lui-même, comme s’il avait complètement oublié ma présence.

– C’est moi qui lui ai suggéré de consulter. Je l’ai encouragée à y aller parce que je n’arrivais pas à l’aider.

Sa voix s’est fêlée.

– Je ne pouvais pas l’aider. Et elle m’a dit qu’elle avait déjà eu ce type de problèmes par le passé, et qu’ils finiraient par s’en aller d’eux-mêmes, mais je l’ai… je l’ai convaincue d’aller voir un médecin. On lui a recommandé ce type.

Il a toussoté pour s’éclaircir la gorge.

– La thérapie avait l’air de lui faire du bien, elle était plus heureuse.

Il a eu un petit rire triste.

– Maintenant, je comprends mieux pourquoi.

J’ai tendu une main pour lui tapoter le bras, un geste de réconfort, mais il s’est écarté brusquement et s’est levé.

– Vous devriez y aller, a-t-il repris. Ma mère ne va pas tarder à revenir, elle n’arrive pas à me laisser seul plus d’une heure ou deux.

À la porte, alors que je m’apprêtais à sortir, il m’a attrapé le bras.

– Je vous ai déjà vue quelque part ?

Un instant, j’ai songé que je pourrais lui répondre : « Peut-être, oui. Vous m’avez peut-être vue au poste de police, ou là, dans la rue. J’étais là samedi soir. » J’ai secoué la tête.

– Non, je ne pense pas.

J’ai marché vers la gare aussi vite que possible. À la moitié du chemin environ, je me suis retournée pour regarder en arrière. Il était toujours sur le pas de la porte, à m’observer.

Soir

Je n’arrête pas d’aller voir si j’ai des nouveaux messages, mais pas de nouvelles de Tom. La vie devait être tellement plus simple pour les alcooliques jaloux avant les e-mails, les textos et les téléphones portables, avant l’ère de l’électronique et toutes les traces que cela laisse.

Aujourd’hui, il n’y avait presque rien au sujet de Megan. On est déjà passé à autre chose, et la une était consacrée à la crise politique en Turquie, la fillette de quatre ans mutilée par des chiens à Wigan, et la défaite humiliante de l’équipe de foot d’Angleterre contre celle du Monténégro. On a déjà oublié Megan, et ça ne fait qu’une semaine qu’elle a disparu.

Cathy m’a invitée à déjeuner. Elle était toute perdue : Damien est parti rendre visite à sa mère à Birmingham, et elle n’a pas été conviée. Ça fait presque deux ans qu’ils sortent ensemble, mais elle ne l’a toujours pas rencontrée. On est allées au Giraffe, sur High Street, un restaurant que je déteste. Une fois qu’on nous eut installées au milieu d’une pièce qui vibrait des hurlements des moins de cinq ans, Cathy s’est mise à me poser des questions. Elle était curieuse de savoir où j’étais hier soir.

– Tu as rencontré quelqu’un ? a-t-elle demandé, les yeux brillants d’espoir.

C’était assez touchant. J’ai presque dit oui, parce que, après tout, c’est la vérité, mais c’était plus simple de mentir. Je lui ai dit que j’étais allée à une réunion des Alcooliques anonymes à Witney.

– Oh, a-t-elle commenté.

Gênée, elle a plongé les yeux dans sa salade grecque flasque.

– J’ai cru que tu avais fait une petite rechute. Vendredi.

– Oui. Ça ne va pas être de tout repos, tu sais, Cathy, ai-je répondu.

Je me sentais très mal, parce qu’elle donnait vraiment l’impression de se préoccuper de mon sevrage.

– Mais je fais de mon mieux.

– Si tu as besoin, je ne sais pas, que je t’accompagne…

– Pas pour l’instant. Mais merci.

– On pourrait peut-être faire quelque chose d’autre ensemble, comme aller à la salle de sport ?

J’ai éclaté de rire puis, quand j’ai compris qu’elle était sérieuse, je lui ai dit que j’y réfléchirais.

Elle vient de sortir – Damien a appelé pour dire qu’il était rentré de chez sa mère, alors elle est partie le retrouver. J’ai envie de lui faire une remarque (« Pourquoi tu cours le rejoindre chaque fois qu’il te siffle ? »), mais je ne suis pas la mieux placée pour donner des conseils en matière d’histoires de cœur – ni de quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs – et puis j’ai envie d’un verre (j’y pensais depuis le moment où on s’est assises au Giraffe, quand le serveur boutonneux nous a demandé si on voulait un verre de vin et que Cathy a répondu très fermement « non, merci »). Alors je me contente de lui faire un signe de la main quand elle s’en va, puis je sens le frisson d’anticipation habituel frémir sur ma peau tandis que je repousse les pensées positives (« Ne fais pas ça, tu es si bien partie »). Je suis en train d’enfiler mes chaussures pour aller faire un tour à l'épicerie quand mon téléphone sonne. Tom. C’est forcément Tom. Je sors le portable de mon sac, je regarde l’écran et mon cœur tambourine dans ma poitrine.

– Allô ?

Un silence. Je demande :

– Ça va ?

Après une courte pause, Scott répond :

– Oui, oui. Ça va. J’appelais juste pour vous remercier, pour hier. D’avoir pris le temps de me tenir au courant.

– Oh, ce n’était rien. Vous n’étiez pas obligé de…

– Je vous dérange ?

– Non, pas du tout.

Encore un silence de l’autre côté de la ligne, alors je répète :

– Pas du tout. Vous… Est-ce qu’il s’est passé quelque chose ? Vous avez parlé à la police ?

– L’agent qui me tient au courant des évolutions de l’enquête est venu cet après-midi.

Les battements de mon cœur s’accélèrent.

– L’inspectrice Riley. Je lui ai parlé de Kamal Abdic. Je lui ai dit que ça valait peut-être le coup de lui parler.

– Vous… vous lui avez dit que nous avions discuté ?

J’ai la bouche complètement sèche.

– Non. Je pensais que… Je ne sais pas. Je pensais que ce serait mieux si j’avais trouvé son nom tout seul. J’ai dit… Je sais que c’est un mensonge, mais j’ai dit que je m’étais creusé la tête pour mettre le doigt sur un détail significatif, et que j’avais songé que ça pourrait être intéressant de parler à son psy. J’ai dit que leur relation m’avait déjà préoccupé par le passé.

J’arrive de nouveau à respirer.

– Et qu’est-ce qu’elle a dit ?

– Elle a dit qu’ils lui avaient déjà parlé, mais qu’ils allaient recommencer. Elle m’a posé un tas de questions pour savoir pourquoi je ne l’avais pas mentionné avant. Elle est… je ne sais pas. Je ne lui fais pas confiance. Elle est censée être de mon côté, mais, chaque fois, j’ai l’impression qu’elle veut fourrer son nez partout, comme si elle essayait de me prendre en faute.


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