Текст книги "La fille du train"
Автор книги: Paula Hawkins
Жанры:
Триллеры
,сообщить о нарушении
Текущая страница: 7 (всего у книги 24 страниц)
Aucun des deux n’a répondu, ils se sont contentés de me dévisager. Ils ne s’y attendaient pas, à celle-là. Ils ne savaient pas, pour A.
– Vous n’étiez peut-être pas au courant, mais Megan Hipwell avait une liaison.
Je me suis dirigée vers la porte, mais Gaskill m’a arrêtée : il s’était déplacé sans un bruit et à une vitesse étonnante, et, avant même que j’aie pu poser la main sur la poignée, il se tenait devant moi.
– Je croyais que vous ne connaissiez pas Megan Hipwell ?
– Et c’est vrai.
J’ai essayé de le contourner, mais il m’a bloqué le passage.
– Asseyez-vous, m’a-t-il intimé.
Je leur ai dit ce dont j’avais été témoin depuis le train : que je voyais souvent Megan profiter du soleil de la fin de journée ou prendre son café le matin sur son balcon. Je leur ai dit que, la semaine dernière, je l’avais vue avec quelqu’un qui n’était de toute évidence pas son mari, et que je les avais vus s’embrasser sur la pelouse.
– Et quand était-ce ? m’a demandé Gaskill, agacé.
Il semblait m’en vouloir, peut-être parce que c’était par ça que j’aurais dû commencer, au lieu de gaspiller leur journée à parler de moi.
– Vendredi. C’était vendredi matin.
– Alors, la veille de sa disparition, vous l’avez vue avec un autre homme ? a répété Riley, exaspérée.
Elle a refermé le dossier devant elle. Gaskill s’est laissé aller contre le dossier de sa chaise en m’étudiant du regard. Elle pensait clairement que j’avais tout inventé, mais lui n’en était pas si sûr.
– Vous pouvez nous le décrire ? a demandé Gaskill.
– Grand, brun…
– … ténébreux ? a interrompu Riley.
J’ai gonflé les joues et j’ai soufflé.
– Plus grand que Scott Hipwell. Je le sais, parce que je les ai déjà vus ensemble, Jess et… pardon, Megan et Scott Hipwell. Cet homme-là était différent. Plus menu, plus mince, et la peau un peu plus sombre. Il devait être asiatique.
– Vous étiez capable de déterminer son appartenance raciale depuis le train ? a commenté Riley. Impressionnant. Au fait, qui est Jess ?
– Pardon ?
– À l’instant, vous avez parlé d’une Jess.
J’ai senti le rouge me monter à nouveau aux joues et j’ai secoué la tête.
– Non, je ne crois pas.
Gaskill s’est levé.
– Je crois que ça suffit.
Je lui ai serré la main, j’ai ignoré Riley et je me suis apprêtée à partir.
– N’allez plus du côté de Blenheim Road, madame Watson, m’a alors avertie Gaskill. N’essayez pas de rentrer en contact avec votre ex-mari, sauf urgence. Et ne vous approchez ni d’Anna Watson, ni de son enfant.
Dans le train, sur le chemin du retour, alors que je dissèque tout ce qui est allé de travers au cours de cette journée, je me rends compte avec surprise que je ne me sens pas aussi mal que je l’aurais cru. En y réfléchissant, je sais à quoi c’est dû : je n’ai rien bu hier, et je n’ai toujours pas envie de boire ce soir. Pour la première fois depuis bien longtemps, je m’intéresse à autre chose qu’à mon propre malheur. J’ai un but. Ou, en tout cas, une distraction.
Jeudi 18 juillet 2013
Matin
J’ai acheté trois journaux avant de monter dans le train ce matin : Megan a disparu depuis quatre jours et cinq nuits, et l’affaire commence à faire du bruit. Fidèle à sa réputation de presse de caniveau, le Daily Mail a réussi à dégoter des photos de Megan en bikini mais, surtout, a réalisé le portrait le plus complet que j’aie lu jusqu’à présent.
Née Megan Mills à Rochester en 1984, elle a déménagé avec ses parents quand elle avait dix ans. C’était une enfant intelligente, extravertie, douée pour le dessin et le chant. Une camarade d’école dit d’elle qu’elle était « assez marrante, super jolie et plutôt délurée. » Ce dernier trait semble avoir été exacerbé par le décès de son frère, Ben, dont elle était très proche. Il a été tué dans un accident de moto quand il avait dix-neuf ans, et elle quinze. Elle a fugué trois jours après l’enterrement. Elle a été arrêtée deux fois, la première pour vol et la seconde pour racolage. Sa relation avec ses parents ne s’en est jamais remise, d’après le Mail. Ses deux parents sont décédés il y a quelques années, sans avoir pu se réconcilier avec leur fille – en lisant cela, je me sens terriblement triste pour Megan ; je me rends compte qu’après tout elle n’est pas si différente de moi : abandonnée et seule, elle aussi.
À seize ans, elle s’est installée avec un petit ami qui possédait une maison près du village de Holkham, dans le nord du Norfolk. Sa camarade ajoute : « Il était plus âgé, musicien ou quelque chose dans le genre. Il prenait de la drogue. On n’a plus trop vu Megan après qu’ils se sont mis ensemble. » L’article ne fournit pas le nom du petit ami, alors ils ne l’ont probablement pas retrouvé. Ou alors il n’existe pas. L’amie en question a peut-être inventé ça pour voir son nom dans les journaux.
L’article fait une ellipse de plusieurs années : soudain Megan a vingt-quatre ans, elle vit à Londres et travaille comme serveuse dans un restaurant du nord de la capitale. C’est là qu’elle rencontre Scott Hipwell, un expert-conseil en informatique qui connaît bien le gérant du restaurant. Scott et Megan se plaisent et, après « un début de relation passionné », ils se marient, lorsqu'elle a vingt-cinq ans et lui trente.
Figurent aussi d’autres citations, dont une de Tara Epstein, la fameuse amie chez qui Megan devait aller le soir de sa disparition. Elle dit que Megan était « une fille adorable, insouciante », et qu’elle semblait « très heureuse ». « Scott ne lui aurait jamais fait de mal, ajoute Tara. Il l’aime énormément. » Le moindre mot qui sort de la bouche de Tara est un cliché. Mais la phrase qui m’intéresse a été prononcée par un artiste qui a exposé ses œuvres dans la galerie que Megan a gérée quelque temps, un certain Rajesh Gujral : il dit que Megan est « une femme merveilleuse, futée, belle et drôle, une personne très réservée avec le cœur sur la main ». À mon avis, Rajesh a le béguin. La dernière citation est celle d’un homme, David Clark, un « ancien collègue » de Scott qui dit : « Megs et Scott forment un couple génial. Ils sont très heureux ensemble et très amoureux. »
Il y a aussi quelques bribes d’information sur l’enquête, mais les déclarations de la police ne vont pas bien loin : les inspecteurs ont « interrogé un certain nombre de témoins » et « étudient diverses pistes d’investigation ». Le seul commentaire intéressant est celui du capitaine Gaskill, qui confirme que deux hommes aident la police dans son enquête. Je suis presque sûre que cela signifie qu’ils sont suspects. L’un d’entre eux est forcément Scott. Est-ce que l’autre pourrait être A ? Est-ce que Rajesh est A ?
J’étais tellement absorbée par les journaux que je n’ai pas fait attention au trajet autant qu’à l’accoutumée ; j’ai l’impression que je viens à peine de m’asseoir quand je sens le train ralentir pour son arrêt habituel au feu de signalisation. J’aperçois des gens dans le jardin de Scott : deux policiers en uniforme au niveau de la porte de derrière. Ma tête se met à tourner : est-ce qu’ils ont découvert quelque chose ? est-ce qu’ils l’ont retrouvée ? est-ce qu’il y a un cadavre enterré dans le jardin ou dissimulé sous le parquet ? Je n’arrête pas de penser aux vêtements empilés au bord des rails, ce qui est idiot parce que je les avais repérés avant la disparition de Megan. Et, de toute façon, si quelqu’un lui a fait du mal, ce n’est pas Scott, impossible. Il est fou amoureux d’elle, c’est ce que tout le monde dit.
La lumière n’est pas très bonne, aujourd’hui, le temps a changé, le ciel est gris, menaçant. Je n’arrive pas à voir dans la maison, à distinguer ce qui se passe. C’est trop difficile, je ne supporte pas de rester à l’extérieur – je suis impliquée dans cette histoire, à présent, pour le meilleur et pour le pire. Il faut que je sache ce qui se passe.
Au moins, j’ai un plan. D’abord, il faut que je découvre s’il existe un moyen de m’aider à retrouver ce qui s’est passé samedi soir. À la bibliothèque, je vais faire des recherches pour savoir si l’hypnose pourrait me rendre mes souvenirs, s’il est réellement possible de recouvrer ce temps perdu. Ensuite – et je suis persuadée que c’est important, parce que je ne pense pas que la police m’ait crue quand je leur ai parlé de l’amant de Megan –, il faut que j’arrive à entrer en contact avec Scott Hipwell. Il faut que je lui dise. Il a le droit de savoir.
Soir
Le train est bondé de gens trempés par la pluie. De la vapeur s’échappe de leurs vêtements pour se condenser sur les vitres, et l’odeur des corps, des parfums et des lessives flotte au-dessus des têtes encore humides. Les nuages qui menaçaient ce matin se sont faits plus lourds et noirs au fil de la journée, jusqu’à éclater ce soir, telle une mousson, juste à l’heure de pointe, alors que les travailleurs quittaient leurs bureaux, créant des embouteillages monstres sur les routes et aux entrées des stations de métro, où des gens s’agglutinent pour ouvrir ou fermer leur parapluie.
Moi, je n’ai pas de parapluie, et je suis trempée jusqu’aux os ; j’ai l’impression qu’on m’a renversé un seau d’eau sur la tête. Mon pantalon en coton me colle aux cuisses et ma chemise bleu délavé est devenue beaucoup trop transparente. J’ai couru tout le long du chemin entre la bibliothèque et la station de métro en serrant mon sac à main contre ma poitrine pour me cacher du mieux que je pouvais. Je ne sais pas trop pourquoi, mais j’ai trouvé ça drôle – il y a quelque chose de ridicule à se retrouver piégée par la pluie – et, arrivée en haut de Gray’s Inn Road, je riais tellement fort que j’avais du mal à reprendre mon souffle. Je ne me souviens pas de la dernière fois où j’ai ri ainsi.
Je ne ris plus : dès que je me suis trouvé un siège, j’ai pris mon téléphone pour voir s’il y avait des nouvelles concernant Megan, et c’est ce que je craignais. « Un homme de trente-cinq ans a été placé en garde à vue au poste de police de Witney pour y être interrogé au sujet de la disparition de Megan Hipwell, qui n’est pas réapparue à son domicile depuis samedi soir. » C’est Scott, j’en suis sûre. Je n’ai plus qu’à espérer qu’il a lu mon e-mail avant d’être arrêté, parce qu’une garde à vue, c’est sérieux : ça veut dire qu’ils pensent que c’est lui. Même si, évidemment, reste la question de savoir de quoi on l’accuse. Peut-être qu’il n’est rien arrivé du tout, et que Megan va parfaitement bien. De temps en temps surgit dans mon esprit l’idée que Megan est en vie, en pleine forme. Qu’elle est assise sur un balcon avec vue sur la mer, les pieds sur la rambarde en fer, une boisson fraîche posée près de son coude.
Cette image d’elle ainsi me ravit et me déçoit à la fois, et je m’en veux tout de suite de ce second sentiment. Je ne lui souhaite aucun mal, même si j’étais très en colère quand je l’ai vue tromper Scott, quand elle a brisé mon illusion du couple parfait. Non, c’est que j’ai l’impression de faire partie d’un mystère, d’être connectée. Je ne suis plus juste la fille du train, qui fait ses allers et retours sans raison et sans but. Je veux que Megan revienne saine et sauve. Vraiment. Mais pas tout de suite.
J’ai envoyé un e-mail à Scott ce matin. Je n’ai pas eu de mal à trouver son adresse : j’ai cherché son nom sur Google et je suis tombée sur le site www.shipwellconsulting.co.uk, où il propose « une gamme complète de services Internet, d’expertise et de création de cloud pour les entreprises comme pour les organismes à but non lucratif ». J’ai su que c’était lui parce que l’adresse postale de sa société était celle de son domicile.
J’ai envoyé un court message à l’adresse fournie sur le site :
Cher Scott,
Je m’appelle Rachel Watson. Vous ne me connaissez pas. Je voudrais vous parler de votre femme. Je ne dispose pas d’informations sur l’endroit où elle se trouve, je ne sais pas ce qui lui est arrivé. Mais je pense être en possession d’informations qui pourraient vous être utiles.
Si vous ne souhaitez pas me parler, je le comprendrai tout à fait mais, dans le cas contraire, vous pouvez me répondre à cette adresse.
Cordialement,
Rachel Watson
De toute façon, même s’il l’avait lu, je ne sais pas s’il aurait répondu. À sa place, je ne crois pas que je l’aurais fait. Comme la police, il penserait que je suis une cinglée, ou une fille bizarre qui a entendu parler de cette affaire dans les journaux. Maintenant, je ne saurai jamais – s’il a été arrêté, il n’aura peut-être plus jamais l’occasion de voir mon message. S’il a été arrêté, les seules personnes qui pourront le lire, ce seront les inspecteurs de police, ce qui ne sera pas bon pour moi. Mais il fallait bien que j’essaie.
Et maintenant, je suis coincée, désespérée. La foule de gens dans le train m’empêche de voir de leur côté des rails – de mon côté. Mais, même s’il n’y avait personne, il pleut si fort que je n’arriverais pas à voir au-delà du grillage. Je me demande si des preuves sont effacées par la pluie, en ce moment même, si des indices cruciaux vont disparaître à jamais : des taches de sang, des traces de pas, des mégots de cigarette et leurs échantillons d’ADN. J’ai tellement envie d’un verre que je peux presque sentir le goût du vin sur ma langue. J’arrive à imaginer en détail ce que je ressentirai quand l’alcool pénétrera dans mon sang et me fera tourner la tête.
J’en ai envie et, en même temps, je n’en ai pas envie parce que, si je ne bois pas aujourd’hui, ça fera trois jours, et je n’arrive pas à me souvenir de la dernière fois où je suis restée sobre trois jours d’affilée. Un autre goût a surgi dans ma bouche, un entêtement lointain. À une époque, j’avais de la volonté, je pouvais courir dix kilomètres avant le petit déjeuner et tenir des semaines entières avec mille trois cents calories par jour. Tom disait que c’était une des choses qu’il aimait, chez moi : ma ténacité, ma force. Je me souviens d’une de nos disputes, à la toute fin, quand notre couple était au plus bas. Il s'était énervé contre moi :
– Qu’est-ce qui t’arrive, Rachel ? avait-il craché. Quand es-tu devenue aussi faible ?
Je ne sais pas. Je ne sais pas où est passée cette force, je ne me souviens pas de l’avoir perdue. Je crois que, avec le temps, elle a été érodée par la vie, le simple fait de vivre, jusqu’à disparaître.
Au feu de signalisation juste avant Witney, côté Londres, le train s’arrête brutalement et les freins crissent de façon inquiétante. La voiture s’emplit de murmures d’excuses tandis que les passagers debout trébuchent, se cognent les uns aux autres et se marchent sur les pieds. Je relève la tête et, là, j’aperçois l’homme de samedi soir – l’homme roux, celui qui m’a aidée quand je suis tombée. Ses yeux très bleus sont fixés sur moi, et j’ai tellement peur que j’en fais tomber mon téléphone. Je le ramasse, puis je me redresse et je le cherche à nouveau, discrètement. J’étudie le reste des passagers, j’essuie de mon coude la condensation sur la vitre pour observer le paysage, puis, enfin, je me retourne vers lui. Il me sourit, la tête légèrement inclinée sur le côté.
Je sens la chaleur me monter au visage. Je ne sais pas comment réagir, car j’ignore ce que ce sourire signifie. Est-ce un « Tiens ! bonjour, je me souviens de vous ! », ou est-ce plutôt « Ah ! revoilà l’excitée de l’autre soir, celle qui est tombée dans l’escalier et m’a gueulé dessus ! », ou est-ce encore autre chose ? Je ne sais pas, mais, tandis que j’y réfléchis, j’ai l’impression de retrouver une bribe de souvenir, un son qui colle à l’image de moi glissant sur les marches. C’est sa voix qui me dit : « Tout va bien, ma belle ? » Je me tourne à nouveau vers la vitre. Je sens ses yeux posés sur moi, j’ai envie de me cacher, de disparaître. Le train s'ébranle et, en quelques secondes, il est entré en gare de Witney. La bousculade s’amorce entre ceux qui cherchent un siège et ceux qui rangent leur Kindle ou leur iPad pour s’apprêter à descendre. Je relève la tête et le soulagement m’envahit : il ne me regarde plus, il descend, lui aussi.
Soudain, je comprends que je suis complètement idiote : je ferais mieux de sortir et de le suivre, d’aller lui parler. Il pourrait me dire ce qui s’est passé, ou ce qui ne s’est pas passé ; il pourrait au moins m’aider à combler certains trous. Je me lève. J’hésite. Je sais qu’il est déjà trop tard : les portes sont sur le point de se refermer et je suis au milieu de la voiture, je n’arriverais jamais à me frayer un chemin jusqu’à la sortie à temps. Le signal sonore retentit et les portes se ferment. Encore debout, je me retourne pour regarder par la fenêtre tandis que le train redémarre. Il se tient au bord du quai, l’homme de samedi soir, et il me suit des yeux quand je passe à côté de lui.
Plus le train se rapproche d’Ashbury, plus je m’en veux. J’hésite même à changer de train à Northcote pour repartir à Witney et le chercher. C’est une idée ridicule, évidemment, et bien trop risquée si on tient compte du fait que, hier, Gaskill m’a demandé de ne pas venir dans le quartier. Mais je suis découragée : je commence à désespérer de jamais me souvenir de ce qui s’est passé samedi. Quelques heures de recherches sur Internet cet après-midi (même si elles étaient loin d’être exhaustives) ont confirmé ce que je soupçonnais : l’hypnothérapie parvient rarement à retrouver des heures perdues lors d’un trou noir de ce type, car, comme le suggérait le livre du docteur, on ne crée pas de souvenirs dans ces moments-là. Il n’y a rien à retrouver. Il y aura, à jamais, un vide dans l’histoire de ma vie.
MEGAN
Jeudi 7 mars 2013
Après-midi
La pièce est plongée dans l’obscurité, elle sent le fauve, elle sent nous. Nous sommes de nouveau au Swan, dans la chambre sous les combles. Mais c’est différent, car il est encore là, et il me regarde.
– Où as-tu envie d’aller ? me demande-t-il.
– Dans une maison sur la plage, sur la Costa de la Luz, je réponds.
Il sourit.
– Et qu’est-ce qu’on y fera ?
Je ris.
– Tu veux dire, à part ça ?
Ses doigts parcourent lentement la peau de mon ventre.
– Oui, à part ça.
– On ouvrira un café où on exposera des œuvres d’art, et on apprendra à faire du surf.
Il m’embrasse au sommet de l’os de la hanche.
– Pourquoi pas la Thaïlande ?
Je fronce le nez.
– Non, trop d’étudiants en année sabbatique. La Sicile. Les îles Égades. On ouvrira un bar sur la plage, on ira à la pêche…
Il rit encore puis vient s’allonger sur moi pour m’embrasser.
– Irrésistible, murmure-t-il. Tu es irrésistible.
J’ai envie de rire, j’ai envie de crier tout haut : « Tu vois ? J’ai gagné ! Je te l’avais dit, que ce ne serait pas la dernière fois, ce n’est jamais la dernière fois. »
Je me mords la lèvre et ferme les yeux. J’avais raison, je le savais, mais ça ne m’apportera rien de le répéter. Je savoure ma victoire en silence. Elle me procure presque autant de plaisir que ses caresses.
Après, il me parle comme il ne l’a jamais fait auparavant. D’habitude il n’y a que moi qui m’épanche, mais, cette fois, c’est lui qui s’ouvre à moi. Il me parle de son sentiment de vide, de sa famille qu’il ne revoit plus, de la femme avant moi et de celle encore avant, celle qui lui a retourné la tête et qui l’a détruit. Je ne crois pas aux âmes sœurs, mais il y a entre nous une compréhension comme je n’en ai jamais ressenti par le passé ou, en tout cas, pas depuis longtemps. Elle naît d’un vécu partagé, de deux personnes qui savent ce que c’est de vivre brisé.
Le vide : voilà bien une chose que je comprends. Je commence à croire qu’il n’y a rien à faire pour le réparer. C’est ce que m’ont appris mes séances de psy : les manques dans ma vie seront éternels. Il faut grandir autour d’eux, comme les racines d’un arbre autour d’un bloc de béton ; on se façonne malgré les creux. Je sais tout cela, mais je n’en parle pas à haute voix, pas pour l’instant.
– Quand est-ce qu’on part ? je lui demande.
Mais il ne répond pas, puis je m’endors et, quand je me réveille, il n’est plus là.
Vendredi 8 mars 2013
Matin
Scott m’apporte mon café sur le balcon.
– Tu as dormi, cette nuit, dit-il en se penchant pour m’embrasser le front.
Il se tient derrière moi, les mains sur mes épaules, chaud, solide. Je laisse aller ma tête en arrière contre son corps, je ferme les yeux et j’écoute le train brinquebaler sur les rails avant de s’arrêter devant la maison. Au début, quand on s’est installés ici, Scott faisait coucou aux passagers, et ça me faisait rire. Il presse légèrement les doigts sur mes épaules, se penche et m’embrasse dans le cou.
– Tu as dormi, répète-t-il. Ça doit vouloir dire que tu vas mieux.
– C’est vrai, dis-je.
– Tu crois que ça a marché, alors ? la thérapie ?
– Tu veux dire : ça y est, est-ce que je suis réparée ?
– Pas « réparée », dit-il, et j’entends dans sa voix que je l’ai blessé. Je ne voulais pas…
– Je sais.
Je lève une main pour prendre la sienne et la serrer.
– Je plaisantais. Je crois que ça demande du temps. Ce n’est pas simple, tu vois ? Je ne sais pas si, un jour, je serai capable de dire que ça a marché. Que je vais mieux.
Un silence. Il serre encore un peu plus fort.
– Alors tu veux continuer d’y aller ? demande-t-il, et je dis oui.
À une époque, j’ai cru qu’il pouvait être tout ce dont j’avais besoin, qu’il pourrait me suffire. Je l’ai cru pendant des années. Je l’aimais entièrement. Et je l’aime toujours. Mais je ne veux plus de tout ça. Les seuls moments où je me sens redevenir moi-même sont lors de ces après-midi secrets, enfiévrés, comme hier, quand je reprends vie dans cette semi-obscurité brûlante. Si je m’enfuis, qui peut affirmer avec certitude que ça ne me suffira pas non plus ? Et qui peut affirmer que je ne finirai pas un jour par me sentir exactement comme aujourd’hui ? Pas à l’abri, non, mais étouffée ? Peut-être que j’aurai envie de m’enfuir, encore et encore, et que, au bout du compte, je me retrouverai à nouveau près de cette vieille voie ferrée, parce que je n’aurai plus nulle part où aller. Peut-être. Mais peut-être pas. C’est un risque à prendre, non ?
Je descends l’escalier pour lui dire au revoir quand il part au travail. Il glisse les bras autour de ma taille et m’embrasse le haut du crâne.
– Je t’aime, Megs, murmure-t-il.
Et je me sens affreusement mal, j’ai l’impression d’être la pire personne du monde entier. Je prie pour qu’il referme la porte au plus vite parce que je sais que je vais pleurer.