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La fille du train
  • Текст добавлен: 9 октября 2016, 03:55

Текст книги "La fille du train"


Автор книги: Paula Hawkins



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Ashbury n’est pas l’endroit idéal pour se balader, il n’y a que des boutiques et des résidences, pas même un parc digne de ce nom. Je me dirige vers le centre-ville, qui n’est pas si mal quand il n’y a personne. Le truc, c’est d’arriver à se persuader qu’on va quelque part : choisir un lieu et commencer à marcher. J’ai choisi l’église au bout de Pleasance Road, qui doit être à trois kilomètres de l’appartement de Cathy. Je suis allée à une réunion des Alcooliques anonymes, un jour, là-bas. Je n’ai pas voulu aller à celle organisée plus près, parce que je ne voulais pas tomber sur des gens que je risquais de croiser dans la rue, au supermarché ou dans le train.

Quand j’arrive à l’église, je fais demi-tour et je repars, à grands pas, avec l’objectif de rentrer chez moi, comme une femme qui a des choses à faire et un endroit où aller. Normale. Je regarde les gens que je croise, les deux hommes qui courent avec leur sac à dos et qui s’entraînent pour le marathon, la jeune femme avec une jupe noire et des baskets blanches, ses chaussures à talons dans son sac, sur le chemin de son travail. Je me demande ce qu’ils cachent, eux. Est-ce qu’ils bougent pour arrêter de boire, est-ce qu’ils courent pour rester à leur place ? Est-ce qu’ils pensent à l’assassin qu’ils ont rencontré hier, celui qu’ils prévoient de revoir ?

Je ne suis pas normale.

Je suis presque rentrée quand je le vois. J’étais perdue dans mes pensées, je pensais à ce que mes séances avec Kamal étaient censées accomplir : est-ce que je compte fouiller dans les tiroirs de son bureau s’il quitte inopinément la pièce ? essayer de le piéger pour qu’il dise une phrase révélatrice, des mots qui le mèneront sur un terrain dangereux ? Il est bien plus intelligent que moi, c’est certain ; il me verra venir. Après tout, il sait que son nom est apparu dans les journaux, il doit se douter qu’il y a des gens qui essaient de recueillir des histoires sur lui, ou des informations à son sujet.

C’est à cela que je pense lorsque, la tête baissée et les yeux rivés sur le trottoir, je passe devant la petite épicerie sur ma droite en tâchant de ne pas regarder à l'intérieur, parce que ça éveillerait trop de possibilités, mais, du coin de l’œil, je vois son nom. Je lève les yeux et il est là, dans un titre étalé en grosses lettres à la une d’un journal : MEGAN A-T-ELLE TUÉ SON ENFANT ?

ANNA

Mercredi 7 août 2013

Matin

J’étais au Starbucks avec les copines de mon cours de préparation à l’accouchement quand ça s’est passé. Nous étions à notre table habituelle, près de la fenêtre, les enfants avaient étalé leurs Lego par terre, Beth essayait une fois encore de me persuader de me joindre à son club de lecture ; c’est là que Diane est arrivée. Elle avait cette expression sur le visage, cette suffisance de celle qui s’apprête à fournir un ragot particulièrement croustillant. Elle peinait à dissimuler son excitation tandis qu’elle s’efforçait de faire passer sa poussette double par la porte du café.

– Anna, a-t-elle commencé, le visage grave, tu as vu ça ?

Et elle a levé devant mes yeux l’édition du jour de The Independent avec, en une, le titre suivant : MEGAN A-T-ELLE TUÉ SON ENFANT ? J’en suis restée sans voix. J’ai gardé les yeux rivés sur le journal et, bêtement, j’ai fondu en larmes. Horrifiée, Evie s’est mise à hurler. C’était affreux.

Je suis allée aux toilettes pour nous rafraîchir, Evie et moi, et, quand je suis revenue, elles étaient plongées dans une discussion animée à voix basse. Diane m’a jeté un regard furtif avant de me demander :

– Ça va, ma chérie ?

Elle jubilait, c’était évident. Il a fallu que je m’en aille, je ne pouvais pas rester là une seconde de plus. Elles rivalisaient de mines inquiètes, elles répétaient que ça devait être terrible pour moi, mais je voyais clairement sur leur visage s’afficher un reproche à peine masqué. Comment as-tu pu confier ton enfant à ce monstre ? Tu dois être la pire mère du monde.

J’ai essayé de téléphoner à Tom sur le chemin du retour, mais je suis tombée sur la boîte vocale. Je lui ai laissé un message pour lui dire de me rappeler aussi vite que possible – je me suis appliquée à garder un ton léger, égal, mais je tremblais de tous mes membres et j’avais du mal à tenir debout.

Je n’ai pas acheté le journal, mais je n’ai pas pu résister : je suis allée lire l’article sur Internet. Tout ça me paraît plutôt vague : « Des sources proches de l’affaire Hipwell » prétendent qu’il y a eu des allégations concernant Megan et « son implication dans le possible homicide de son propre enfant », il y a sept ans. Les fameuses « sources » ont aussi émis l’hypothèse que cela pourrait être le mobile du meurtre de Megan. Le capitaine chargé de l’enquête, Gaskill (celui qui est venu nous parler après sa disparition), n’a fait aucun commentaire.

Tom m’a rappelée – il était entre deux réunions et ne pouvait pas rentrer à la maison. Il a essayé de me calmer, m’a écoutée comme il fallait, et m’a dit que c’était probablement n’importe quoi.

– Tu sais bien qu’on ne peut pas croire la moitié de ce qu’on lit dans les journaux.

Je n’ai pas insisté parce que, l’an dernier, c’est lui qui a proposé qu’elle vienne me donner un coup de main pour Evie. Il doit se sentir terriblement mal.

Et puis, il a raison. Si cela se trouve, ce n’est même pas vrai. Mais où seraient-ils allés pêcher une histoire comme ça ? Qui irait inventer ce genre de chose ? Et je ne peux pas m’empêcher de penser que je le savais. J’ai toujours su qu’il y avait quelque chose de bizarre chez cette femme. Au début, je me disais qu’elle était un peu immature, mais ce n’était pas juste ça, elle était un peu… absente. Égocentrique. Je vais être honnête : je suis contente qu’elle soit morte. Bon débarras.

Soir

Je suis à l’étage, dans la chambre. Tom est en bas avec Evie, devant la télé. On ne se parle plus. C’est ma faute. Il avait à peine franchi la porte que je lui ai sauté dessus.

C’était monté au fil de la journée. Je ne pouvais pas m’en empêcher, j’étais incapable de l’éviter : elle était partout où je posais les yeux. Ici, dans ma maison, elle tenait mon enfant dans ses bras, elle lui donnait à manger, elle la changeait, elle jouait avec elle pendant que je faisais une sieste. Je n’arrêtais pas de repenser à toutes les fois où j’avais laissé Evie seule avec elle, et ça me rendait malade.

Puis la paranoïa s’y est mise, elle aussi, ce sentiment que j’ai eu depuis mon emménagement dans cette maison, cette impression que quelqu’un m’espionne. Avant, je mettais ça sur le compte des trains : toutes ces silhouettes sans visage qui regardent par les fenêtres, qui ont vue directement chez nous, ça me donnait la chair de poule. C’était une des nombreuses raisons pour lesquelles je n’avais pas voulu m’installer là, au début, mais Tom refusait de partir. D’après lui, si on vendait la maison, on y perdrait au change.

D’abord c’était les trains, puis ça a été Rachel. Rachel qui nous observait, qui débarquait dans notre rue, qui nous téléphonait en permanence. Et puis même Megan, après ça, quand elle était là avec Evie : j’avais toujours l’impression de sentir son regard sur moi, comme si elle me jugeait, qu’elle jugeait mes capacités de parent, qu’elle me reprochait silencieusement d’être incapable de m’en sortir toute seule. C’est ridicule, je sais. Puis je repense à ce jour où Rachel est venue chez nous et qu’elle a pris Evie, mon corps entier se glace et je songe : non, ça n’a rien de ridicule.

Bref, quand Tom est enfin rentré, j’étais prête pour la dispute. Je lui ai posé un ultimatum : il faut qu’on s’en aille, il est hors de question que je reste dans cette maison, dans cette rue, avec tout ce qui s’est passé ici. Quel que soit l’endroit où je pose les yeux, désormais, il faut que je voie non seulement Rachel, mais Megan aussi. Il faut que je pense à tout ce qu’elle a touché. C’est trop pour moi. Je lui ai dit que je me foutais qu’on tire un bon prix de la maison ou pas.

– Tu t’en fouteras moins quand on devra emménager dans un endroit beaucoup moins bien que celui-là, ou quand on n’arrivera plus à rembourser le prêt, a-t-il fait remarquer, rationnel.

J’ai émis l’idée qu’il demande de l’aide à ses parents (je sais qu’ils ont de l’argent), mais il a refusé tout net, et il a ajouté qu’il ne leur demanderait plus jamais rien, puis il s’est fâché et a dit qu’il ne voulait plus en discuter. C’est à cause de la manière dont ses parents l’ont traité quand il a quitté Rachel pour moi. Je n’aurais pas dû aborder le sujet, ça le met toujours en colère.

Mais je ne peux pas m’en empêcher. Je suis à bout. Désormais, chaque fois que je ferme les yeux, je la vois assise à la table de la cuisine avec Evie sur les genoux. Elle jouait avec elle, elle souriait, elle bavardait, mais cela sonnait toujours faux, elle n’avait jamais l’air de vraiment vouloir être là. Elle semblait toujours si contente de me remettre Evie au moment de s’en aller. C’était presque comme si elle n’aimait pas sentir le poids d’un enfant dans ses bras.


RACHEL

Mercredi 7 août 2013

Soir

La chaleur est intenable, elle ne cesse d’empirer. Avec les fenêtres de l’appartement ouvertes, je sens le monoxyde de carbone qui monte depuis le bitume de la rue. J’ai la gorge qui me démange. Je suis en train de prendre ma deuxième douche de la journée quand le téléphone sonne. Je ne réagis pas, puis il sonne à nouveau. Et encore. Le temps que je sorte, on m’appelle pour la quatrième fois, et je réponds.

Il semble paniqué, le souffle court. Sa voix me parvient entrecoupée.

– Je ne peux pas rentrer chez moi. Il y a des caméras partout.

– Scott ?

– Je sais que… que c’est bizarre, mais j’ai juste besoin d’un endroit où aller. Quelque part où ils ne m’attendront pas. Je ne peux pas aller chez ma mère, ni chez des amis. Je… je roule. Je suis en voiture depuis que j’ai quitté le poste de police…

Sa voix s’étrangle.

– J’ai juste besoin d’une heure ou deux, pour pouvoir m’asseoir et réfléchir. Sans eux, sans la police, sans ces gens qui me posent leurs putains de questions. Je suis désolé, mais est-ce que je pourrais venir chez vous ?

Je réponds oui, bien sûr. Pas seulement parce qu’il est bouleversé, désespéré, mais parce que j’ai envie de le voir. De l’aider. Je lui donne mon adresse et il me dit qu’il sera là dans un quart d’heure.

Dix minutes plus tard, la sonnette retentit en une rafale de tintements pressants.

– Je suis désolé de vous faire ça, dit-il quand j’ouvre la porte. Je ne savais plus où aller.

Il a l’air traqué : il est secoué, pâle, la peau luisante de transpiration.

– Ce n’est pas grave, je le rassure, en m’écartant pour le laisser entrer.

Je l’emmène dans le salon et lui propose de s’asseoir, puis je pars à la cuisine lui servir un verre d’eau. Il l’engloutit presque en une gorgée, et s’assoit, courbé, les bras appuyés sur les genoux, la tête baissée.

Je reste debout, j’hésite : je ne sais pas si je dois parler ou non. Je reprends son verre pour le remplir, sans un mot. Enfin, il commence.

– On croit que le pire est arrivé, dit-il doucement. Je veux dire, c’est ce qu’on croirait, non ?

Il me regarde.

– Ma femme est morte et la police pense que je l’ai tuée. Qu’est-ce qui pourrait être pire ?

Il parle des nouvelles, de ce qu’on raconte sur elle. L’article du journal, prétendue fuite d’une source dans la police, à propos du rôle de Megan dans la mort d’un enfant. Une histoire glauque, des racontars, une véritable campagne de diffamation visant une femme décédée. C’est honteux.

– Mais ce n’est pas vrai, lui dis-je. C’est impossible.

Il me dévisage sans comprendre.

– C’est l’inspectrice Riley qui me l’a annoncé ce matin. Ce que j’ai toujours voulu entendre.

Il tousse, s’éclaircit la gorge.

– Vous ne pouvez pas imaginer, continue-t-il, la voix à peine plus audible qu’un murmure, combien je l’avais espéré. Je passais des journées à en rêver, à imaginer la tête qu’elle ferait, son sourire timide et complice, quand elle me prendrait la main pour la porter à ses lèvres…

Il est perdu, il rêve, et je n’ai aucune idée de ce dont il parle.

– Aujourd’hui, dit-il, aujourd’hui j’ai appris que Megan était enceinte.

Il se met à pleurer, et moi aussi, je pleure un bébé qui n’a jamais existé, l’enfant d’une femme que je n’ai jamais connue. Mais cette horreur est presque trop dure à supporter. Je ne comprends pas comment Scott arrive encore à respirer. Ça aurait dû l’achever, lui enlever jusqu’à son dernier souffle de vie. Et pourtant, il est encore là.

Je ne peux ni parler, ni bouger. Il fait chaud dans le salon, il n’y a pas un brin d’air malgré les fenêtres ouvertes. J’entends les bruits de la rue, plus bas : une sirène de police, des jeunes filles qui crient et qui rient, des basses qui résonnent depuis une voiture qui passe. Une vie normale. Mais, ici, c’est la fin du monde. C’est la fin du monde pour Scott, et je ne parviens pas à prononcer le moindre mot. Je reste là, muette, impuissante, inutile.

Jusqu’à ce que j’entende des pas devant la porte, et les cliquetis familiers de Cathy qui fouille dans son immense sac à main à la recherche de ses clés. Cela me ramène à la réalité. Il faut que je fasse quelque chose : j’attrape Scott par la main et il lève la tête, affolé.

– Venez avec moi, dis-je en l’aidant à se relever.

Il me laisse l’entraîner jusqu’au couloir et en haut des marches avant que Cathy ouvre la porte. Je referme celle de la chambre derrière nous.

– C’est ma colocataire, dis-je pour m’expliquer tant bien que mal. Elle… elle risque de poser des questions. Je sais que vous n’avez pas envie de ça aujourd’hui.

Il acquiesce. Il examine ma minuscule chambre, le lit défait, les vêtements propres et sales empilés sur ma chaise de bureau, les murs nus, le mobilier modeste. J’ai honte. Voilà ce qu’est ma vie : un désordre miteux. Rien de très enviable. Tout en pensant ça, je me dis que je suis vraiment ridicule, à m’imaginer que Scott puisse en avoir quelque chose à faire de l’état de ma vie en ce moment.

Je lui fais signe de s’asseoir sur le lit et il obtempère en essuyant ses larmes du revers de la main. Il expire longuement.

– Vous voulez quelque chose ?

– Une bière ?

– Je ne garde pas d’alcool dans la maison, dis-je, et je me sens rougir à ces mots.

Scott ne se rend compte de rien, il ne lève même pas les yeux.

– Je peux vous faire une tasse de thé ?

Il acquiesce à nouveau.

– Allongez-vous, dis-je. Reposez-vous.

Il s’exécute, se débarrasse de ses chaussures et s’étend sur le dos, docile tel un enfant malade.

En bas, pendant que je fais chauffer de l’eau, je fais la conversation à Cathy, elle est intarissable au sujet du nouveau restaurant qu’elle a déniché à Northcote pour sa pause-déjeuner (« ils font de super salades ») et de sa nouvelle collègue qui l’agace. Je souris, je hoche la tête, mais je ne l’écoute qu’à moitié. Mon corps se tient prêt : je guette le moindre craquement, le moindre bruit de pas. C’est irréel de le savoir ici, dans mon lit, à l’étage. J’en ai le tournis, j’ai l’impression que c’est un rêve.

Au bout d’un moment, Cathy arrête de parler et me dévisage, circonspecte.

– Ça va ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette.

– Je suis juste un peu fatiguée, je réponds. Je ne me sens pas très bien. Je crois que je vais aller me coucher.

Elle me lance un regard suspicieux. Elle sait que je n’ai pas bu (elle arrive toujours à le voir), mais elle pense probablement que je m’apprête à commencer. Ça m’est égal, je n’ai pas le temps de m’en préoccuper. Je prends le thé de Scott et je lui dis que je la verrai demain matin.

Je m’arrête devant ma porte pour écouter. Pas un bruit. Je tourne doucement le bouton et je pousse. Il est toujours étendu là, dans la même position que quand je suis descendue, les bras reposant à ses côtés, les yeux fermés. J’entends sa respiration faible, irrégulière. Il prend la moitié de la place sur le lit, mais je suis tentée d’aller m’allonger à côté de lui et de poser mon bras sur sa poitrine pour le réconforter. Au lieu de cela, je toussote et lui tends la tasse.

Il se redresse.

– Merci, dit-il d’un ton bourru en me prenant la tasse des mains. Merci de… me donner un refuge. C’est… Je ne peux pas décrire comment c’est, depuis que cette histoire est sortie.

– Celle qui se serait passée il y a des années ?

– Oui.

Il y a des débats houleux autour de la manière dont les journaux se sont emparés de cette histoire. Les rumeurs vont bon train, on accuse la police, Kamal Abdic, Scott.

– C’est un mensonge, lui dis-je. N’est-ce pas ?

– Évidemment que c’est un mensonge, mais ça donnerait un mobile à quelqu’un, non ? C’est ce qu’on raconte : que Megan a tué son bébé, ce qui fournirait à quelqu’un – le père de l’enfant, j’imagine – un mobile pour l’assassiner. Des années et des années plus tard.

– C’est ridicule.

– Mais vous savez aussi ce que tout le monde dit. Que j’ai inventé cette histoire de toutes pièces, pas seulement pour la faire passer pour une mauvaise personne, mais surtout pour faire peser les soupçons sur quelqu’un d’autre que moi, sur un inconnu. Un type de son passé dont personne n’aurait jamais entendu parler.

Je m’assois près de lui sur le lit. Nos cuisses se touchent presque.

– Et qu’est-ce qu’en pense la police ?

Il hausse les épaules.

– Pas grand-chose. Ils m’ont demandé ce que je savais au sujet de tout ça. Est-ce que je savais qu’elle avait eu un enfant ? Est-ce que je savais ce qui s’était passé ? Est-ce que je savais qui était le père ? Je leur ai répondu que non, que c’était des conneries, qu’elle n’avait jamais été enceinte…

Sa voix s’étrangle à nouveau. Il s’interrompt pour prendre une gorgée de thé.

– Je leur ai demandé d’où venait cette histoire et comment elle était arrivée dans les journaux. Ils ont dit qu’ils ne pouvaient pas en parler. C’est lui, j’imagine. Abdic.

Il pousse un long soupir tremblotant.

– Je ne comprends pas pourquoi. Je ne comprends pas pourquoi il irait raconter ce genre de chose sur elle. Je ne sais pas ce qu’il cherche à accomplir. De toute évidence, il est complètement dérangé. Un taré.

Je repense à l’homme que j’ai rencontré il y a quelques jours : ses manières calmes, sa voix douce, la chaleur dans ses yeux. Très loin de l’image qu’on se ferait d’un homme dérangé. Mais ce sourire…

– C’est scandaleux qu’on puisse publier ce genre de chose. Il devrait y avoir des lois…

– On ne peut pas diffamer les morts, dit-il.

Il reste silencieux un instant, puis reprend :

– Ils m’ont assuré qu’ils ne communiqueraient pas l’information aux médias. Pour sa grossesse. Pas encore. Peut-être même pas du tout. En tout cas, pas avant qu’ils soient certains.

– Certains de quoi ?

– Que le bébé n’est pas d’Abdic.

– Ils ont fait les analyses ADN ?

Il secoue la tête.

– Non, mais moi, je le sais. Je ne peux pas l’expliquer, mais je le sais. Ce bébé, c’est… Il était de moi.

– Mais s’il pensait que c’était lui, le père, ça lui donne un mobile, non ?

Ce ne serait pas le premier homme à se débarrasser d’un enfant non désiré en se débarrassant de la mère –, mais je garde cette partie-là pour moi. Je garde aussi pour moi que cela donne également un mobile à Scott : s’il pensait que sa femme était enceinte d’un autre homme… mais c’est impossible. Sa stupeur, sa détresse, je suis sûre qu’elles sont réelles. Personne ne pourrait être si bon acteur.

Scott ne semble plus m’écouter. Il fixe la porte de la chambre d’un regard vitreux, et on dirait qu’il sombre peu à peu dans le matelas comme dans des sables mouvants.

– Vous devriez rester un peu, dis-je. Et essayer de dormir.

Il se tourne alors vers moi, et parvient presque à sourire.

– Ça ne vous embête pas ? Ce serait… je vous en serais reconnaissant. J’ai du mal à trouver le sommeil, à la maison. Ce n’est pas seulement à cause des gens dehors, de ce sentiment qu’ils essaient tous de me faire sortir de mes gonds. Ce n’est pas seulement ça. C’est elle. Elle est partout, je n’arrive pas à arrêter de la voir. Je descends l’escalier et je me force à ne pas regarder, mais, dès que j’ai dépassé la fenêtre, je dois faire demi-tour pour aller vérifier qu’elle n’est pas là, sur le balcon.

Je sens les larmes me piquer les yeux en l’écoutant.

– Elle aimait bien aller s’asseoir là, vous voyez… sur notre balcon, sur le toit. Elle aimait s’y asseoir pour voir passer les trains.

– Je sais, dis-je en posant une main sur son bras. Je l’y voyais, parfois.

– Je n’arrête pas d’entendre sa voix. Sa voix qui m’appelle. Je suis dans mon lit et je l’entends m’appeler de dehors. Je n’arrête pas de me dire qu’elle est là, quelque part.

Il tremble de tous ses membres.

– Allongez-vous, je murmure, en lui prenant la tasse des mains. Reposez-vous.

Quand je suis sûre qu’il est endormi, je m’allonge dans son dos, le visage à quelques centimètres de ses épaules. Je ferme les yeux et j’écoute mon cœur battre, la pulsation du sang dans mes tempes. Je respire son odeur, la tristesse et la sueur.

Des heures plus tard, quand je me réveille, il n’est plus là.

Jeudi 8 août 2013

Matin

Je suis une traîtresse. Il m’a quitté il y a à peine quelques heures, et voilà que je retourne voir Kamal, retrouver l’homme dont il pense qu’il a assassiné sa femme. Son enfant. Je suis écœurée. Je me demande si je n’aurais pas dû lui parler de mon plan, lui expliquer que c’est pour lui que je fais tout cela. Sauf que je ne suis pas sûre que ce soit réellement le cas, et je n’ai pas de vrai plan.

Je vais partager un morceau de moi, aujourd’hui. C’est mon plan, parler d’un sentiment authentique. Je vais lui parler de mon désir d’enfant. Je verrai si cela provoque quelque chose en lui, une réponse trop affectée, la moindre réaction. Je verrai où cela me mène.

Ça ne me mène nulle part.

Il commence par me demander comment je me sens, et quand j’ai bu mon dernier verre.

– Dimanche.

– Bien. C’est bien.

Il croise les mains sur ses genoux.

– Vous avez l’air d’aller mieux.

Il me sourit, et je ne vois pas apparaître le tueur. Maintenant, je me demande ce que j’ai vu, l’autre jour. Est-ce que c’était mon imagination ?

– La dernière fois, vous m’avez demandé comment mes problèmes d’alcool avaient commencé.

Il acquiesce.

– J’étais déprimée, dis-je. Nous essayions… j’essayais de tomber enceinte. Je n’ai pas réussi, et ça m’a plongée dans une dépression. C’est à ce moment-là que ça a commencé.

En un rien de temps, me revoilà en pleurs. C’est impossible de résister à la gentillesse des étrangers. À quelqu’un qui vous regarde sans vous connaître et qui vous répète que ça va aller, quoi que vous ayez fait, quelles que soient vos erreurs : vous avez souffert, vous avez été meurtri, et vous méritez d’être pardonné. Je me confie à lui et, une nouvelle fois, j’oublie ce que je suis venue faire ici. Je ne surveille pas son visage à l’affût d’une réaction, je n’étudie pas ses yeux à la recherche d’un signe de culpabilité ou de méfiance. Je le laisse me réconforter.

Il est gentil, rationnel. Il parle de comment faire face aux obstacles, il me rappelle que l’âge est de mon côté.

Alors peut-être que ça ne me mène pas nulle part, parce que, quand je quitte le cabinet de Kamal Abdic, je me sens plus légère, plus optimiste. Il m’a aidée. Je m’assois dans le train et j’essaie de retrouver l’image du tueur que j’ai vu, mais je n’y parviens plus. J’ai du mal à le voir comme un homme capable de frapper une femme, de lui ouvrir le crâne.

Une image affreuse surgit dans mon esprit, et elle me fait honte : Kamal, ses mains délicates, ses manières rassurantes, ses douces paroles, et, à côté, en contraste, Scott, immense et puissant, volcanique, désespéré. Je dois me rappeler que Scott est comme ça, maintenant. Je me force à me remémorer comment il était avant toute cette histoire. Puis je dois admettre que je ne sais pas comment était Scott avant toute cette histoire.

Vendredi 9 août 2013

Soir

Le train s’arrête au feu. Je prends une gorgée rafraîchissante de ma canette de gin tonic et j’observe leur maison, son balcon. J’étais vraiment bien partie, mais là, j’en ai besoin. Un peu de courage en bouteille. Je suis en route pour aller voir Scott, mais, avant cela, je vais devoir affronter tous les risques de Blenheim Road : Tom, Anna, la police, la presse. Le passage souterrain et ses bribes de souvenirs de terreur et de sang. Mais il m’a demandé de venir et je ne pouvais pas refuser.

Ils ont retrouvé la petite fille cette nuit. Ce qu’il en restait. Enterrée sur la propriété d’une ferme près de la côte du Norfolk, exactement où on leur avait dit de chercher. C’était dans les journaux ce matin :

« La police a ouvert une enquête sur la mort d’un enfant suite à la découverte d’un corps enterré dans le jardin d’une maison située près de Holkham, dans le nord du Norfolk. La police avait été informée d’un possible homicide au cours de son enquête sur la mort de Megan Hipwell, une habitante de Witney, dont le cadavre a été retrouvé dans les bois de Corly la semaine dernière. »

J’ai appelé Scott ce matin, dès que j’ai vu les infos. Il n’a pas répondu, alors je lui ai laissé un message pour lui dire que j’étais désolée. Il m’a rappelée cet après-midi.

– Est-ce que ça va ? ai-je demandé.

– Pas vraiment, a-t-il répondu, la voix avinée.

– Je suis vraiment désolée… Vous avez besoin de quelque chose ?

– J’ai besoin de quelqu’un qui ne me répète pas : « Je te l’avais bien dit. »

– Pardon ?

– Ma mère a passé l’après-midi ici. Et, apparemment, elle l’a toujours su : « Il y avait un truc pas clair, quelque chose de bizarre avec cette fille sans famille et sans amis, qui sortait de nulle part… » C’est à se demander pourquoi elle ne m’en avait jamais parlé avant.

Un bris de verre, un juron.

– Est-ce que ça va ? ai-je encore dit.

– Vous pouvez venir ici ?

– Chez vous ?

– Oui.

– Je… Avec la police, les journalistes… je ne suis pas sûre que…

– S’il vous plaît. J’ai juste besoin d’un peu de compagnie. Quelqu’un qui connaissait Megs, qui l’aimait. Quelqu’un qui ne croit pas à tout ça…

Il était ivre, je le savais, et j’ai quand même accepté.

Maintenant, assise dans le train, je bois, moi aussi, et je repense à ses dernières phrases : « Quelqu’un qui connaissait Megs, qui l’aimait. » Je ne la connaissais pas, et je ne suis plus sûre de l’aimer. Je finis ma canette aussi vite que possible et j’en ouvre une deuxième.

Je descends à Witney. Me voilà dans l’essaim du vendredi soir, une esclave salariée comme une autre dans ce troupeau épuisé, qui n’aurait qu’une hâte, rentrer chez elle pour s’asseoir dans le jardin avec une bière, dîner avec les enfants puis aller se coucher tôt. C’est peut-être à cause du gin, mais c’est fou comme c’est agréable de se laisser entraîner par la foule, au milieu de ces gens, les yeux rivés sur leur téléphone, cherchant leur carte de transport dans leurs poches. Cela me ramène dans un passé lointain, le premier été après notre installation dans Blenheim Road, quand je rentrais précipitamment du travail chaque soir, impatiente de dévaler l’escalier et de sortir de la gare, courant presque dans la rue. Tom travaillait à domicile, et j’avais à peine passé la porte qu’il m’arrachait mes vêtements. Encore aujourd’hui, le souvenir de cette anticipation me donne le sourire : le rouge qui me montait aux joues tandis que je descendais gaiement la rue en me mordillant la lèvre pour contenir ma joie, ma respiration qui s’accélérait rien qu’en pensant à lui, consciente que lui aussi comptait chaque minute qui le séparait de mon retour.

J’ai la tête qui déborde d’images de ces moments et j’en oublie de m’inquiéter de Tom et d’Anna, de la police et des photographes, et, sans même m’en être aperçue, je suis devant chez Scott et je sonne, et la porte s’ouvre, et je suis excitée, et je ne devrais pas mais je ne m’en sens pas coupable, parce que Megan n’est pas celle que je croyais, en fin de compte. Ce n’était pas une belle fille insouciante sur son balcon. Ce n’était pas une épouse aimante. Ce n’était même pas une bonne personne. C’était une menteuse, une femme infidèle.

Une meurtrière.


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