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La fille du train
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Автор книги: Paula Hawkins



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Paula Hawkins

LA FILLE DU TRAIN



Traduit de l’anglais

par Corinne Daniellot

 

Directeur de collection : Arnaud Hofmarcher

Coordination éditoriale : Marie Misandeau

Couverture : Rémi Pépin – 2015

Photo © plainpicture/Bildhuset/Erika Stenlund

Titre original : The Girl on the Train

Éditeur original : Doubleday (Transworld Publishers)

© Paula Hawkins, 2015

© Sonatine, 2015, pour la traduction française

Sonatine Éditions

21, rue Weber

75116 Paris

www.sonatine-editions.fr

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

ISBN numérique : 978-2-35584-357-0

 

Cher lecteur,

Nous sommes tous des voyeurs. Les gens qui prennent le train tous les jours pour se rendre au travail sont les mêmes partout dans le monde : chaque matin et chaque soir, nous sommes installés sur notre siège, à lire le journal ou écouter de la musique ; nous observons d’un œil absent les mêmes rues, les mêmes maisons et, de temps à autre, nous apercevons un éclair de la vie d’un inconnu. Alors on se tord le cou pour mieux voir.

Il y a quelque chose d’irrésistible dans ces bribes volées de la vie des autres, ces instants frustrants, trop brefs, et pourtant si révélateurs. Vous n’avez jamais rencontré les gens qui vivent dans l’appartement du dernier étage de l’immeuble situé à côté de votre avant-dernier arrêt. Vous ne les avez jamais rencontrés, vous n’avez pas la moindre idée de ce à quoi ils ressemblent, mais vous savez qu’ils ont un faible pour l’expressionnisme et le mobilier d’une grande marque scandinave, que leur fils voue un véritable culte à Ronaldo et que leur fille préfère les Arctic Monkeys aux One Direction.

Vous les connaissez. Vous les appréciez, même. Vous êtes presque sûr qu’ils vous apprécieraient, eux aussi. Vous pourriez être amis.

Tout comme les trajets en train, la solitude et la réclusion peuvent souvent être le lot des citadins – c’est le cas de Rachel, la protagoniste de La Fille du train. Sa chute a été soudaine : elle a brutalement basculé du bonheur au désespoir. Dans sa quête pour remplir le vide laissé par sa vie d’autrefois, elle commence à s’inventer une relation avec un couple qu’elle aperçoit tous les jours derrière la vitre du train. Ces inconnus lui deviennent si familiers qu’elle a le sentiment de les connaître, de les comprendre ; elle fabrique toute une histoire autour d’eux jusqu’à s’en faire des amis imaginaires.

En réalité, elle ne connaît rien de leur vie, et elle ignore dans quoi elle met les pieds lorsque, après avoir vu un événement inhabituel, choquant, elle prend la décision fatidique de franchir le pas : de spectatrice de leur histoire, elle va devenir actrice.

Mais elle va vite se rendre compte qu’il n’est plus possible de revenir en arrière.

J’espère que vous prendrez autant de plaisir à lire La Fille du train que j’en ai pris à l’écrire.

Paula Hawkins

Elle est enterrée sous un bouleau argenté, en bas, près de l’ancienne voie ferrée, sa tombe indiquée par un cairn. Ce n’est guère plus qu’une pile de cailloux, au fond. Je ne voulais pas attirer l’attention sur sa dernière demeure, mais je ne pouvais pas la laisser disparaître. Ici, elle dormira en paix, personne ne viendra la déranger, rien que le chant des oiseaux et le grondement des trains qui passent.


 

Passe, passe, passera, la dernière y restera. Je suis bloquée là, je n’arrive pas à aller plus loin. J’ai la tête lourde de bruits, la bouche lourde de sang. La dernière y restera. J’entends les hirondelles, elles rient, elles se moquent de moi de leurs pépiements tapageurs. Une marée d’oiseaux de mauvais augure. Je les vois maintenant, noires devant le soleil. Mais non, ce ne sont pas des hirondelles, c’est autre chose. Quelqu’un vient. Quelqu’un qui me parle. « Tu vois ? tu vois ce que tu me fais faire ? »


RACHEL

Vendredi 5 juillet 2013

Matin

Une pile de vêtements repose au bord de la voie ferrée. Un tissu bleu clair – une chemise, j’imagine – entortillé dans quelque chose d’un blanc sale. Ce sont probablement des vieux habits à jeter échappés d’un paquet balancé dans le petit bois miteux un peu plus haut, près de la berge. Peut-être que ce sont des ouvriers qui travaillent sur cette partie des rails qui les ont laissés là, ce ne serait pas la première fois. Peut-être que c’est autre chose. Ma mère répétait à l’envi que j’avais une imagination débordante. Tom aussi me le disait. Je ne peux pas m’en empêcher : dès que j’aperçois des haillons abandonnés, un T-shirt sale ou une chaussure isolée, je pense à l’autre chaussure et aux pieds qu’elles enveloppaient.

Un crissement strident puis le train s’ébranle et repart. La petite pile de vêtements disparaît de ma vue et nous roulons pesamment vers Londres, à la vitesse d’un joggeur bien entraîné. Quelqu’un dans le siège derrière le mien, irrité, pousse un soupir impuissant ; la lenteur du 8 h 04 qui va d’Ashbury à la gare d'Euston est capable de faire perdre patience au banlieusard le plus désabusé. En théorie, le voyage dure cinquante-quatre minutes. En pratique, c’est une autre histoire : cette portion de la voie de chemin de fer est une antiquité décrépie en perpétuel chantier, émaillée de feux de signalisation défectueux.

Au ralenti, le train passe en cahotant près d’entrepôts, de châteaux d’eau, de ponts et de cabanons, de modestes demeures victoriennes qui tournent fermement le dos aux rails.

La tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling au cinéma. J’ai une perspective unique sur elles ; même leurs habitants ne doivent jamais les voir sous cet angle. Deux fois par jour, je bénéficie d’une fenêtre sur d’autres vies, l’espace d’un instant. Il y a quelque chose de réconfortant à observer des inconnus à l’abri, chez eux.

Un téléphone sonne, une chansonnette incongrue, trop enjouée pour ce trajet. La personne met du temps à répondre et la sonnerie retentit longuement dans l’atmosphère. Autour de moi, mes compagnons de voyage remuent sur leur siège, froissent leur journal et pianotent sur leur clavier d’ordinateur. Le train fait une embardée et penche dans le virage avant de ralentir en approchant du feu rouge. J’essaie de ne pas lever les yeux, de me concentrer sur le quotidien gratuit qu’on m’a tendu alors que j’entrais dans la gare, mais les mots se brouillent devant moi et rien ne parvient à capter mon attention. Dans ma tête, je vois toujours cette petite pile de vêtements au bord des rails, abandonnée.

Soir

Mon gin tonic en canette frémit quand je le porte à mes lèvres pour en prendre une gorgée, fraîche et acidulée : le goût de mes toutes premières vacances avec Tom, dans un village de pêcheurs sur la côte basque, en 2005. Le matin, on nageait les sept cents mètres qui nous séparaient d’une petite île pour aller faire l’amour sur des plages secrètes ; l’après-midi, on s’asseyait au bar et on buvait des gin tonics amers, très alcoolisés, en regardant des nuées de footballeurs du dimanche faire des parties à vingt-cinq contre vingt-cinq sur le sable mouillé.

Je prends une autre gorgée, puis une troisième ; la canette est déjà à moitié vide mais ce n’est pas grave, j’en ai trois autres dans le sac en plastique à mes pieds. C’est vendredi, alors je n’ai pas à culpabiliser de boire dans le train. Super, c’est le week-end. En route pour l’aventure.

D’ailleurs, à en croire la météo, ça va être un très beau week-end. Un soleil radieux dans un ciel sans nuages. Avant, on aurait peut-être pris la voiture jusqu’à la forêt de Corly avec un pique-nique et des journaux, et on aurait passé l’après-midi allongés sur une couverture à boire du vin, la peau tachetée par les rayons du soleil s’insinuant entre les feuilles des arbres. On aurait pu organiser un barbecue dans le jardin avec des amis, ou aller au Rose, sur les tables à l’extérieur, laisser la chaleur nous rougir le visage au fil des heures, on serait rentrés à pied en zigzaguant, bras dessus, bras dessous, avant de s’endormir sur le canapé.

Un soleil radieux dans un ciel sans nuages, personne à voir, rien à faire. Vivre comme je le fais, c’est plus difficile l’été, avec ces journées si longues, si peu d’obscurité où se dissimuler, alors que les gens sortent se promener, leur bonheur est si évident que c’en est presque agressif. C’est épuisant, et c’est à vous culpabiliser de ne pas vous y mettre, vous aussi.

Le week-end s’étire devant moi, quarante-huit longues heures à occuper. Je porte de nouveau la canette à mes lèvres, mais elle est déjà vide.

Lundi 8 juillet 2013

Matin

Quel soulagement d’être de retour dans le train de 8 h 04. Ce n’est pas que je sois particulièrement impatiente d’arriver à Londres pour commencer ma semaine – je n’ai même pas vraiment envie d’être à Londres du tout. Non, j’ai juste envie de me caler au fond du siège en velours doux, avec la tiédeur du soleil à travers la vitre, la voiture qui balance d’avant en arrière et d’arrière en avant, le rythme rassurant des roues sur les rails. Quand je suis là, à regarder les maisons qui bordent la voie, il n’y a presque nulle part où je préférerais être.

Sur ce tronçon, il y a un feu de signalisation défectueux, à la moitié du trajet. Enfin, j’imagine qu’il doit être défectueux, parce qu’il est presque toujours rouge ; on s’y arrête quasiment tous les jours, parfois quelques secondes, parfois plusieurs minutes d’affilée. Si je suis installée dans la voiture D (comme presque à chaque fois) et si le train s’arrête au feu (comme presque à chaque fois), j’ai une vue parfaite sur ma maison favorite près des rails : celle qui se trouve au numéro quinze.

Elle ressemble à toutes les autres maisons qui longent la voie : c’est une demeure victorienne mitoyenne à un étage, avec un étroit jardin bien entretenu qui s’étend sur six mètres jusqu’à un haut grillage. Un court no man’s land sépare ce dernier des rails. Je connais cette maison par cœur. J’en connais chaque brique, la couleur des rideaux dans la chambre du premier (beige avec un motif bleu foncé), je sais que la peinture du cadre de la fenêtre de la salle de bains s’écaille et qu’il manque quatre tuiles sur une portion du toit, côté droit.

Je sais que, les chaudes soirées d’été, les habitants de cette maison, Jason et Jess, sortent parfois par la fenêtre à guillotine pour aller s’asseoir sur un balcon improvisé – un bout de toit qui avance là où ils ont fait agrandir la cuisine. C’est un couple parfait, un couple en or. Lui a des cheveux bruns et une carrure sportive, il est fort, protecteur et doux. Il a un rire contagieux. Elle, c’est une de ces femmes minuscules, une vraie beauté, très pâle, avec des cheveux blonds coupés courts. Elle a le visage qu’il faut pour ça, avec des pommettes saillantes parsemées de petites taches de rousseur et une mâchoire fine.

Pendant qu’on est coincés au feu, j’essaie de les repérer chez eux. Le matin, Jess est souvent dehors pour prendre son café, surtout l’été. Parfois, quand je l’aperçois, j’ai l’impression qu’elle peut me voir, elle aussi, qu’elle me regarde droit dans les yeux, et ça me donne envie de lui faire signe. Mais je n’oserais jamais. Je vois moins souvent Jason parce qu’il est régulièrement en déplacement pour le travail. Même quand ils ne sont pas là, je pense à ce qu’ils doivent être en train de faire. Peut-être que, ce matin, ils ont tous les deux un jour de congé et qu’elle fait la grasse matinée au lit pendant qu’il prépare le petit déjeuner, ou peut-être qu’ils sont allés courir ensemble, parce que c’est un couple à faire ce genre de choses (Tom et moi, on allait courir le dimanche, moi un peu plus vite qu’à l’accoutumée, et lui moitié moins, pour qu’on puisse rester côte à côte). Peut-être que Jess est à l’étage, dans la chambre d’amis, occupée à peindre, ou peut-être qu’ils prennent une douche ensemble, ses mains à elle appuyées contre le carrelage au mur, tandis que lui pose les siennes sur ses hanches.

Soir

Je tourne le dos au reste de la voiture et je me tourne légèrement vers la vitre pour ouvrir une des petites bouteilles de chenin blanc que j’ai achetées à la petite épicerie de la gare d'Euston. Il n’est pas frais, mais ça fera l’affaire. J’en verse dans un gobelet en plastique avant de revisser le bouchon et de ranger la bouteille dans mon sac à main. C’est mal vu de boire dans le train le lundi, à moins d’être accompagné, ce qui n’est pas mon cas.

Je retrouve souvent des visages familiers dans le train, des gens que je vois toutes les semaines, qui vont et qui viennent, eux aussi. Je les reconnais et j’imagine qu’ils me reconnaissent aussi. Cependant, je ne sais pas s’ils sont capables de savoir ce que je suis.

C’est une superbe soirée, l’air est chaud sans être étouffant, le soleil entame sa descente paresseuse vers l’horizon, les ombres s’agrandissent et la lumière commence tout juste à orner les arbres de traces dorées. Le train roule avec fracas, nous passons en un rien de temps devant chez Jason et Jess, ils se fondent dans un tourbillon de soleil couchant. Parfois, mais pas souvent, j’arrive à les voir de ce côté des rails aussi. S’il n’y a pas d’autre train sur la voie opposée, et si on avance assez lentement, je peux parfois les entrapercevoir dehors, sur leur balcon. Sinon, comme aujourd’hui, je les imagine. Jess est assise sur le balcon, les pieds sur la table et un verre de vin à la main, Jason derrière elle, les mains posées sur ses épaules. J’arrive à ressentir le poids de ses mains, rassurant, protecteur. Parfois, je me surprends à essayer de me souvenir de la dernière fois que j’ai eu un contact physique un tant soit peu significatif avec quelqu’un, la dernière fois qu’on m’a offert une simple étreinte ou qu’on m’a serré la main avec affection, et mon cœur se crispe.

Mardi 9 juillet 2013

Matin

La pile de vêtements de la semaine dernière est toujours là, plus poussiéreuse et mélancolique encore. J’ai lu quelque part que, quand on se fait écraser par un train, la simple force du choc peut vous arracher vos vêtements. Ce n’est pas une mort si inhabituelle, d’ailleurs. Deux à trois cents par an, il paraît, ce qui fait au moins une tous les deux jours. Je ne sais pas combien d’entre elles sont des accidents. Quand le train passe lentement près de la pile, j’examine attentivement les vêtements à la recherche d’une trace de sang, mais je ne repère rien.

Le train s’arrête au feu, comme à son habitude. Jess est debout sur la terrasse, devant la porte-fenêtre. Elle est pieds nus et elle porte une robe rose vif. Elle se retourne, vers l’intérieur de la maison. J’imagine qu’elle parle à Jason, qui doit être en train de préparer le petit déjeuner. Je garde les yeux fixés sur Jess et sa maison tandis que le train redémarre lourdement. Je ne veux pas voir les autres maisons, surtout pas celle qui est quatre portes plus loin, celle qui était la mienne, autrefois.

J’ai vécu cinq ans au numéro vingt-trois, Blenheim Road, éperdument heureuse et complètement misérable. Je ne peux plus la regarder. C’était ma première maison. Pas celle de mes parents, pas une colocation avec d’autres étudiants, mon premier chez-moi. Je suis incapable de la regarder. Enfin, si, j’en ai envie, mais je ne veux pas, j’essaie de me retenir. Chaque jour, je me dis de ne pas regarder et, chaque jour, je regarde. Je ne parviens pas à m’en empêcher, même s’il n’y a rien que j’aie envie de voir, même si ce que je risque de voir ne pourra que me faire du mal. Même si je me souviens encore clairement de ce que j’ai ressenti quand j’ai vu que les rideaux couleur crème dans la chambre du premier avaient disparu, remplacés par un tissu rose pâle ; même si je me rappelle encore la douleur qui m’a traversée quand j’ai vu Anna arroser les rosiers accolés à la barrière, dans le jardin, son T-shirt tendu au maximum sur son ventre rebondi. Je me suis mordu la lèvre si violemment qu’elle a saigné.

Je ferme bien fort les yeux et je compte jusqu’à dix, quinze, vingt. Voilà, c’est fini, plus rien à voir. Le train entre en gare de Witney puis repart, et prend de la vitesse tandis que la banlieue laisse place au nord crasseux de Londres, les rangées de maisons remplacées par des ponts taggués et des bâtiments vides aux fenêtres cassées. Plus on se rapproche d'Euston, plus je suis angoissée, la pression monte : comment se passera cette journée ? Il y a un affreux entrepôt en béton à droite des rails, à peu près cinq cents mètres avant d’entrer en gare. Sur le côté, quelqu’un a écrit : LA VIE N’EST PAS UN PARAGRAPHE. Je repense au paquet de vêtements au bord des rails et ma gorge se serre. La vie n’est pas un paragraphe et la mort n’est pas une parenthèse.

Soir

Le train que je prends le soir, celui de 17 h 56, est un peu plus lent que celui du matin. Le trajet prend une heure et une minute, sept minutes de plus que celui du matin alors qu’il ne marque aucun arrêt supplémentaire. Ça m’est égal parce que, si je ne suis pas franchement pressée d’arriver à Londres le matin, je ne suis pas plus pressée de rentrer à Ashbury le soir. Et ce n’est pas simplement parce que c’est Ashbury, même si ça peut suffire, en soi – c’est une ville nouvelle des années soixante qui s’est étalée comme un cancer au cœur du Buckinghamshire. Elle n’est ni mieux ni pire qu’une dizaine d’autres villes similaires : un centre-ville bourré de cafés, de boutiques de téléphones portables et de magasins d’articles de sport, quelques quartiers d’habitations périphériques et, au-delà, le royaume des complexes de cinémas et des hypermarchés gigantesques. J’habite dans un quartier élégant (si on veut), récent (si on veut), situé à la jonction entre le centre et la banlieue résidentielle, mais ce n’est pas chez moi. Chez moi, c’est la maison victorienne mitoyenne près de la voie ferrée, celle dont j’étais copropriétaire. À Ashbury, je ne suis pas propriétaire, je ne suis même pas locataire – je suis hébergée dans la seconde petite chambre du duplex insipide de Cathy, assujettie à sa bonne grâce.

Cathy et moi étions amies à l’université. Enfin, plus ou moins car, en réalité, nous n’avons jamais été très proches. Elle vivait dans la chambre en face de la mienne en première année, et nous avions les mêmes cours, nous sommes donc naturellement devenues alliées pour affronter l’épreuve de ces premières semaines de fac, avant de rencontrer des gens avec qui nous avions plus en commun. Nous ne nous sommes presque plus vues après la première année, et plus du tout une fois nos études terminées, sauf pour un mariage de temps à autre.

Mais, quand j’ai eu besoin d’aide, il s’est trouvé qu’elle avait une chambre à louer, et ça m’a paru logique. J’étais certaine que ça ne durerait pas plus de deux ou trois mois, six au maximum, et je ne savais pas quoi faire d’autre. Je n’avais jamais vécu toute seule – j’étais passée de mes parents à mes colocataires puis à Tom, et c’était une idée qui me terrifiait, alors j’ai accepté. C’était il y a près de deux ans, maintenant.

Ce n’est pas non plus affreux. Cathy est quelqu’un de gentil, mais elle tient à ce qu’on remarque sa gentillesse, du coup, elle en fait des tonnes : c’est le trait de caractère qui la définit, et elle a besoin de se l’entendre dire souvent, presque chaque jour, ce qui peut s’avérer fatigant. Mais ce n’est pas si mal, il y a pire défaut chez un colocataire. Non, ce n’est pas Cathy, ce n’est même pas Ashbury qui m’affecte le plus dans ma nouvelle situation (et je continue de dire « nouvelle » alors que cela fait presque deux ans). C’est la perte de tout contrôle. Dans l’appartement de Cathy, je me sens toujours comme une invitée qui ne serait pas loin de commencer à abuser de son hospitalité. Je le sens dans la cuisine, quand on se marche sur les pieds au moment de préparer le dîner. Je le sens dès que je m’assois à côté d’elle sur le canapé et que je lorgne sur la télécommande bien ancrée dans sa main. Le seul espace où je me sens vraiment chez moi, c’est dans ma minuscule chambre, dans laquelle on a entassé un lit deux places et un bureau, avec à peine de quoi circuler entre les deux. C’est plutôt confortable, mais ce n’est pas un endroit dans lequel on a envie de passer du temps, alors je traîne dans le salon ou la cuisine, mal à l’aise mais impuissante. J’ai perdu le contrôle d’absolument tout, même de ce qui se passe dans mon cerveau.

Mercredi 10 juillet 2013

Matin

La chaleur s’intensifie. Il est à peine huit heures et demie et l’atmosphère est déjà étouffante, trop humide. J’aimerais bien qu’on ait un orage, mais le ciel est d’un bleu pâle insolent. J’essuie la pellicule de transpiration sur ma lèvre supérieure. Si seulement je m’étais rappelé d’acheter une bouteille d’eau.

Je ne vois pas Jason ni Jess ce matin, et c’est une vive déception. C’est bête, je sais. Je scrute la maison mais il n’y a rien à voir. Les rideaux sont ouverts au rez-de-chaussée, mais la porte-fenêtre est fermée et le soleil se reflète sur la vitre. La fenêtre à guillotine du premier est fermée, elle aussi. Peut-être que Jason est en déplacement. Il est médecin, je crois, peut-être pour un grand organisme humanitaire international. Il est toujours de garde, avec un sac de voyage tout prêt rangé en haut de l’armoire ; s’il y a un tremblement de terre en Iran ou un tsunami en Asie, il laisse tout tomber, attrape son sac et, en quelques heures à peine, il est à l’aéroport de Heathrow, paré à embarquer pour aller sauver des vies.

Jess, avec ses imprimés fantaisistes et ses Converse, avec sa beauté, son allure, elle travaille dans la mode. Ou peut-être pour un label de musique, ou dans la publicité – elle pourrait être styliste ou photographe. Elle peint très bien aussi, elle a un excellent sens artistique. Je la vois dans la chambre d’amis, avec la musique à fond, la fenêtre ouverte, un pinceau à la main et une énorme toile appuyée contre le mur. Elle y reste jusqu’à minuit ; Jason évite de la déranger quand elle travaille.

Évidemment, je ne la vois pas. Je ne sais pas si elle peint, ou si Jason a un rire contagieux, ou si Jess a des pommettes saillantes. Je ne peux pas voir son visage d’ici et je n’ai jamais entendu la voix de Jason. Je ne les ai jamais vus de près, ils ne vivaient pas dans cette maison quand j’habitais plus bas dans la rue. Ils ont emménagé après mon départ, il y a deux ans, je ne sais pas quand exactement. Je crois que j’ai commencé à les remarquer au cours de l’année dernière et, peu à peu, les mois ont passé et ils sont devenus importants pour moi.

Je ne sais pas non plus comment ils s’appellent, alors j’ai dû les baptiser moi-même. Jason, parce qu’il est beau comme une star de cinéma britannique, pas un Johnny Depp ou un Brad Pitt, mais un Colin Firth ou un Jason Isaacs. Et Jess, ça va bien avec Jason, et ça va bien avec elle. C’est parfait pour elle, jolie et insouciante. Ils vont ensemble, ils sont faits l’un pour l’autre. Et ça se voit qu’ils sont heureux. Ils sont comme moi, avant, comme Tom et moi il y a cinq ans. Ils sont tout ce que j’ai perdu, tout ce que je voudrais être.

Soir

Mon chemisier est trop serré, les boutons sont tirés au maximum devant ma poitrine, et j’ai des auréoles de transpiration sous les bras. J’ai les yeux et la gorge irrités. Ce soir, je ne veux pas que le voyage s’éternise ; j’ai envie de rentrer, de me déshabiller et de sauter sous la douche, pour être là où personne ne me verra.

J’observe l’homme assis en face de moi. Il doit avoir à peu près mon âge, entre trente et trente-cinq ans, avec des cheveux bruns grisonnants. Il a le teint cireux. Il porte un costume mais a enlevé sa veste pour la poser sur le siège à côté de lui. Il a un MacBook tout fin ouvert devant lui. Il tape lentement. À son poignet droit est accrochée une montre argentée au large cadran – elle semble onéreuse, peut-être une Breitling. Il se mordille l’intérieur de la joue. Stressé, peut-être ? Ou alors il réfléchit profondément. Il rédige un e-mail important à un collègue de la branche de New York, ou il compose minutieusement un message de rupture pour sa petite amie. Il lève soudain les yeux et nos regards se croisent ; il m’étudie rapidement, s’arrête sur la petite bouteille de vin posée sur la tablette qui nous sépare. Il se détourne en faisant la moue, je crois qu’il est dégoûté. Il me trouve répugnante.

Je ne suis plus la fille que j’étais. Je ne suis plus désirable, je suis repoussante, il faut croire. Ce n’est pas seulement que j’ai pris du poids ou que mon visage est bouffi par l’alcool et le manque de sommeil ; c’est comme si les gens pouvaient lire sur moi les ravages de la vie, ils le décèlent sur mon visage, à la manière dont je me tiens, dont je me déplace.

Un soir, la semaine dernière, je suis sortie de ma chambre pour aller me chercher un verre d’eau et j’ai entendu Cathy parler à Damien, son petit ami, dans le salon. Je me suis arrêtée dans le couloir pour écouter.

– C’est la solitude, disait Cathy, je m’inquiète beaucoup pour elle. Et ça n’aide pas, de rester seule tout le temps.

Puis elle a ajouté :

– Tu ne pourrais pas trouver quelqu’un, au travail peut-être, ou dans ton club de rugby ?

Et Damien a répondu :

– Pour Rachel ? Je ne veux pas être méchant, Cathy, mais je ne suis pas sûr de connaître quelqu’un d’assez désespéré pour ça.

Jeudi 11 juillet 2013

Matin

Je tripote le pansement humide que j’ai sur l’index. Je l’ai mouillé en lavant ma tasse de café après le petit déjeuner ; il me paraît sale, mais il était encore propre ce matin. Je ne veux pas l’enlever, parce que la coupure en dessous est trop profonde. Cathy n’était pas là quand je suis rentrée hier, alors je suis sortie acheter deux bouteilles de vin. J’ai bu la première, et je me suis dit que j’allais profiter de l’absence de Cathy pour me préparer un steak aux oignons et manger ça avec une salade verte. Un bon repas équilibré. Je me suis coupé le haut du doigt en éminçant les oignons. Je suis allée dans la salle de bains pour me nettoyer, et puis j’ai dû m’allonger et perdre la notion du temps, parce que je me suis réveillée en entendant les voix de Cathy et Damien, ils s’écriaient que c’était dégoûtant que je me permette de laisser la cuisine dans cet état. Cathy est montée me voir, elle a frappé doucement à ma porte et l’a entrouverte. Elle a passé la tête et m’a demandé si ça allait. Je me suis excusée sans être sûre de savoir de quoi je m’excusais. Elle a dit que ce n’était pas grave, mais est-ce que je voudrais bien aller ranger un peu ? Il y avait du sang sur la planche à découper, la pièce sentait la viande crue, le steak était toujours sur le plan de travail et il commençait à prendre une vilaine teinte grise. Damien ne m’a même pas saluée, il s’est contenté de secouer la tête en me voyant avant de monter dans la chambre de Cathy.

Quand ils sont partis se coucher, je me suis rappelé que je n’avais pas bu la seconde bouteille, alors je l’ai ouverte. Je me suis assise sur le canapé et j’ai allumé la télévision avec le son au minimum pour qu’ils ne l’entendent pas. Je ne me souviens pas de ce que j’ai regardé mais, à un moment, j’ai dû me sentir très seule, ou très contente, parce que j’ai eu envie de parler à quelqu’un. Ça a dû être un besoin irrépressible, mais je n’avais personne à appeler à part Tom.

Il n’y a personne à qui j’ai envie de parler à part Tom. Le journal d’appels de mon téléphone affiche que je l’ai appelé quatre fois : à 23 h 02, 23 h 12, 23 h 54 et 0 h 09. À en juger par la durée des appels, j’ai laissé deux messages. Il a peut-être même répondu, mais je ne me souviens pas de lui avoir parlé. Je me souviens du premier message, par contre : je crois que je lui ai simplement demandé de me rappeler. C’est peut-être ce que j’ai dit dans les deux, d’ailleurs, ce qui n’est pas si grave que ça.

Le train sursaute avant de s’arrêter au feu rouge et je lève les yeux. Jess est assise sur son balcon et boit une tasse de café. Les pieds appuyés contre le rebord de la table, elle a la tête en arrière pour prendre le soleil. Derrière elle, je crois voir une ombre, quelqu’un bouger : Jason. J’ai soudain envie de le voir, d’entrapercevoir son beau visage. J’ai envie qu’il sorte et qu’il vienne se mettre derrière elle, comme il fait d’habitude, et qu’il lui embrasse le haut du crâne.

Il ne sort pas, et elle baisse la tête. Il y a quelque chose dans sa manière de se mouvoir aujourd’hui qui semble différent : elle est plus lourde, comme accablée. J’essaie d’encourager Jason à la rejoindre par la force de mon esprit, mais, avec un soubresaut, le train repart et il n’est toujours pas apparu ; elle est seule. Et voilà que, sans y penser, je me retrouve à regarder ma maison, et je ne peux détourner les yeux. La porte coulissante est ouverte et la cuisine est baignée par la lumière du soleil. Je suis incapable, vraiment, incapable de savoir si j’assiste réellement à cette scène ou si je l’imagine : est-ce qu’elle est là, devant l’évier, à faire la vaisselle ? est-ce qu’il y a bien une petite fille assise dans un de ces transats pour bébé, posé sur la table de la cuisine ?

Je ferme les yeux et laisse les ténèbres m’envahir et grandir, puis se transformer ; la tristesse se change en quelque chose de pire : un souvenir, une vision d’hier. Je ne lui ai pas seulement demandé de me rappeler. Je me souviens, maintenant, je pleurais. Je lui ai dit que je l’aimais encore, que je l’aimerais toujours. « Je t’en prie, Tom, s’il te plaît, j’ai besoin de te parler. Tu me manques. » Non non non non non non non.

Mais il faut que je l’accepte, rien ne sert de vouloir repousser ce souvenir. Je vais me sentir mal toute la journée, ça viendra par vagues – d’abord de plus en plus fortes, puis plus calmes, puis plus fortes encore –, l’estomac qui se tord, l’angoisse de la honte, la chaleur qui me monte au visage, fermant les yeux, fort, comme si ça pouvait suffire à tout faire disparaître. Et je passerai la journée à me dire, ce n’est pas si grave, hein ? Ce n’est pas la pire des choses que j’ai faites, ce n’est pas comme si j’étais tombée en public, ou comme si j’avais crié sur un inconnu dans la rue. Ce n’est pas comme si j’avais humilié mon mari à un barbecue d’été en hurlant des insultes à la femme d’un de ses amis. Ce n’est pas comme si on s’était disputés un soir à la maison, que je l’avais attaqué avec un club de golf et que j’avais fait sauter un bout de plâtre sur le mur du couloir devant la chambre. Ce n’est pas comme revenir au travail après une pause-déjeuner de trois heures, de tituber dans les bureaux sous le regard de tout le monde, avec Martin Miles qui m’entraîne à l’écart : « Je crois que tu devrais rentrer chez toi, Rachel. » Un jour, j’ai lu le livre d’une ancienne alcoolique dans lequel elle raconte la fois où elle a fait une fellation à deux hommes, deux inconnus qu’elle venait de rencontrer dans un restaurant d’une rue animée de Londres. En le lisant, je me suis dit : « C’est bon, moi, je n’en suis pas là. »


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