Текст книги "La fille du train"
Автор книги: Paula Hawkins
Жанры:
Триллеры
,сообщить о нарушении
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Je ris.
– J’avais dix-sept ans. J’étais avec un homme qui me grisait et qui m’adorait. Je m’étais enfuie de chez mes parents, de la maison où tout, absolument tout, me rappelait mon frère mort. Je n’avais pas besoin que ça dure, ni que ça m’épaule. J’en avais besoin à ce moment-là, c’est tout.
– Alors, qu’est-ce qui s’est passé ?
Il me semble que la pièce s’assombrit soudain. Nous y voilà, au passage que je ne raconte jamais.
– Je suis tombée enceinte.
Il hoche la tête et attend que je continue. Une partie de moi a envie qu’il me pose des questions, mais non, il se contente d’attendre. L’atmosphère s’assombrit encore.
– Quand je m’en suis rendu compte, il était trop tard pour… pour m’en débarrasser. Me débarrasser d’elle. C’est ce que j’aurais fait si je n’avais pas été si bête, si inconsciente. C’est qu’elle n’était pas désirée, ni par lui, ni par moi.
Kamal se lève, va à la cuisine et revient avec un rouleau d’essuie-tout pour que je sèche mes larmes. Il me le tend et retourne s’asseoir. Il me faut un moment avant de pouvoir reprendre. Kamal reste assis, comme pendant nos rendez-vous, les yeux dans les miens, les mains repliées sur ses genoux, patient, immobile. Ça doit demander un self-control incroyable, cette immobilité, cette passivité. Ça doit être épuisant.
J’ai les jambes tremblantes, le genou qui tressaute comme s’il était commandé par la ficelle d’un marionnettiste. Je me lève pour l’arrêter. Je marche jusqu’à la porte de la cuisine, puis je reviens. Je me gratte nerveusement la paume des mains.
– On a été tellement bêtes, tous les deux, lui dis-je enfin. On n’a même pas assumé ce qui se passait, on a continué comme si de rien n’était. Je ne suis pas allée voir le médecin, je n’ai pas fait plus attention à ce que je mangeais, je n’ai pas pris de vitamines prénatales, je n’ai rien fait de ce qu’on est censé faire dans ces cas-là. On a continué notre petite vie. On faisait comme si rien n’avait changé. J’étais de plus en plus grosse, de plus en plus lente, de plus en plus fatiguée, on était tous les deux irritables et on passait notre temps à s’engueuler, mais rien n’a vraiment changé avant qu’elle arrive.
Il me laisse pleurer. Pendant ce temps, il vient s’asseoir sur la chaise à côté de moi et ses genoux frôlent ma cuisse. Il se penche en avant. Il ne me touche pas, mais nos corps sont si proches que je sens son odeur, une odeur propre dans cette pièce sale, une odeur nette, âpre.
Ma voix se transforme en murmure, ça me dérange de prononcer ces mots à voix haute.
– J’ai accouché à la maison. C’était idiot, mais j’avais un truc contre les hôpitaux à cette époque, parce que la dernière fois que j’avais été dans un hôpital, c’était quand Ben était mort. Et puis je n’étais allée faire aucune échographie. J’avais fumé, un peu bu, je n’avais pas envie qu’on me fasse la leçon. Je ne m’en sentais pas capable. Je crois que… jusqu’au dernier moment, ça ne m’a jamais paru très réel, comme si je ne pensais pas vraiment que ça allait arriver.
« Mac avait une amie infirmière, ou qui avait suivi une formation d’infirmière, quelque chose comme ça. Elle est venue, et ça s’est bien passé. Ce n’était pas si mal. Je veux dire, c’était horrible, évidemment, douloureux et terrifiant, mais… ensuite, elle était là. Toute petite. Je ne me souviens pas exactement du poids qu’elle faisait. C’est terrible, non ?
Kamal ne dit rien, il ne bouge pas.
– Elle était adorable. Elle avait des yeux noirs et des cheveux blonds. Elle ne pleurait pas beaucoup, et elle a fait ses nuits dès le début. C’était un gentil bébé. Une gentille fille.
Là, je dois m’arrêter un instant.
– Je m’attendais à ce que tout soit très dur, mais pas du tout.
Il fait encore plus sombre, j’en suis sûre, mais, quand je relève les yeux, Kamal est là, il me regarde, l’air compatissant. Il m’écoute. Il veut que je lui raconte. J’ai la gorge sèche, alors je prends une autre gorgée de vin. Ça me fait mal d’avaler.
– Nous l’avons appelée Elizabeth. Libby.
C’est tellement étrange, de prononcer son nom à voix haute après tout ce temps.
– Libby, je répète.
J’aime la sensation de son nom dans ma bouche. J’ai envie de le répéter encore et encore. Enfin, Kamal tend une main et prend la mienne, son pouce contre mon poignet, sur mon pouls.
– Un jour, on s’est disputés, Mac et moi. Je ne me souviens pas à propos de quoi. Ça arrivait de temps à autre, de petites disputes qui explosaient en grosses engueulades, rien de violent, rien de ce genre, mais on se hurlait dessus et je menaçais de le quitter, ou alors c’était lui qui sortait et je ne le voyais pas pendant quelques jours.
« C’était la première fois que ça arrivait depuis sa naissance – la première fois qu’il partait et me laissait toute seule avec la petite. Elle avait à peine quelques mois. Le toit fuyait. Je me souviens du bruit de l’eau qui gouttait dans des seaux, dans la cuisine. Il faisait un froid glacial, avec le vent qui chassait violemment les vagues sur la mer ; il pleuvait depuis des jours. J’ai allumé un feu dans le salon, mais il n’arrêtait pas de s’éteindre. J’étais fatiguée. J’avais un peu bu, pour me réchauffer, mais ça ne marchait pas, alors j’ai décidé de prendre un bain. J’ai emmené Libby avec moi, je l’ai posée sur ma poitrine, la tête juste sous mon menton.
La pièce s’assombrit plus encore et je me retrouve là-bas, allongée dans l’eau, son petit corps appuyé sur le mien, la flamme d’une bougie vacillant juste derrière moi. J’entends la cire couler, son odeur dans mon nez, et un courant d’air froid vient souffler sur ma nuque et mes épaules. Je me sens lourde, mon corps s’enfonce dans la chaleur de l’eau. Je suis épuisée. Et, soudain, la bougie est éteinte et j’ai froid. Très froid, j’ai les dents qui claquent dans mon crâne, le corps tout entier qui tremble. La maison me semble trembler aussi, le vent hurle et s’engouffre sous les tuiles du toit.
– Je me suis endormie, dis-je.
Puis je ne peux plus rien dire d’autre.
Je la sens encore, elle n’est plus sur ma poitrine, son corps est coincé entre mon bras et le bord de la baignoire, son visage dans l’eau. Nous étions si froides, toutes les deux.
Pendant un moment, aucun de nous ne bouge. J’ose à peine le regarder, mais, quand j’essaie, il ne se détourne pas. Il ne prononce pas un mot. Il passe un bras sur mes épaules et m’attire à lui, mon visage contre son torse. J’inspire son odeur et j’attends de me sentir différente, plus légère, de me sentir mieux ou pire maintenant qu’une autre âme sur cette terre sait. Je suis soulagée, je crois, parce que sa réaction me prouve que j’ai bien fait. Il n’est pas en colère contre moi, il ne pense pas que je suis un monstre. Je suis en sécurité, parfaitement en sécurité avec lui.
Je ne sais pas combien de temps je reste ainsi, dans ses bras, mais, quand je reviens à moi, j’entends mon téléphone qui sonne. Je ne réponds pas mais, peu après, un bip me prévient de l’arrivée d’un texto. C’est Scott. « Tu es où ? » Et, quelques secondes plus tard, le téléphone se remet à sonner. Cette fois, c’est Tara. Je me dépêtre des bras de Kamal et je réponds.
– Megan, je ne sais pas ce que tu fabriques, mais il faut que tu appelles Scott. Il m’a déjà téléphoné quatre fois. Je lui ai dit que tu étais sortie nous racheter du vin, mais je pense qu’il ne m’a pas crue. Il dit que tu ne décroches pas ton portable.
Elle a l’air énervé et je sais que je devrais la rassurer, mais je n’en ai pas l’énergie.
– D’accord, dis-je. Merci. Je le rappelle tout de suite.
– Megan…
Mais je raccroche avant d’entendre un mot de plus.
Il est dix heures passées, je suis là depuis plus de deux heures. Je coupe mon téléphone et me tourne vers Kamal.
– Je ne veux pas rentrer chez moi, dis-je.
Il hoche la tête mais ne me propose pas de rester. Au lieu de cela, il se lève et dit :
– Tu peux revenir, si tu en as envie. Une autre fois.
Je fais un pas vers lui, je referme le fossé entre nos deux corps, je me dresse sur la pointe des pieds et j'embrasse ses lèvres. Il ne se dérobe pas.
RACHEL
Samedi 3 août 2013
Matin
Cette nuit, j’ai rêvé que j’étais dans les bois et que je marchais, toute seule. C’était l’aube, ou le crépuscule, je ne sais plus très bien, mais il y avait quelqu’un d’autre avec moi. Je ne le voyais pas, mais je savais qu’il était derrière moi, et qu’il gagnait du terrain. Je ne voulais pas qu’on me voie, je voulais m’enfuir, mais, impossible, j’avais les jambes trop lourdes et, quand j’essayais de crier, je n’émettais pas le moindre son.
À mon réveil, les rayons du soleil pénètrent dans la pièce entre les lamelles du store. La pluie s’en est allée, son travail accompli. Il fait chaud dans la chambre, ça sent le fauve – je l’ai à peine quittée depuis jeudi. J’entends les gémissements et les vrombissements de l’aspirateur, dans l’appartement. Cathy fait le ménage. Un peu plus tard, elle ira faire un tour, et j’en profiterai pour me risquer à sortir. Je ne suis pas sûre de ce que je ferai, je n’arrive pas à me reprendre en main. Encore une journée à boire, peut-être, et demain j’arrêterai.
Mon téléphone vibre brièvement : plus de batterie. Je le prends pour le brancher au chargeur, mais je me rends compte que j’ai deux appels manqués, datant d’hier soir. J’appelle ma boîte vocale. Un message.
– Rachel, coucou, c’est maman. Écoute, je dois aller à Londres demain. Samedi. J’ai quelques courses à faire. On pourrait se retrouver pour prendre un café ? Ma chérie, ce n’est pas vraiment le bon moment pour que tu viennes passer du temps à la maison. Il y a… bon, j’ai un nouvel ami, et tu sais comment c’est, au début.
Elle glousse, puis reprend :
– Mais, en tout cas, ça me fera plaisir de te prêter un peu d’argent pour te dépanner deux ou trois semaines. On en reparle demain. Allez, au revoir, ma chérie.
Il va falloir que je sois franche avec elle, que je lui explique avec honnêteté la situation dans laquelle je suis. Mais ça, ce n’est pas une conversation que je peux avoir cent pour cent sobre. Je m’extrais péniblement de mon lit : je peux aller faire un tour au supermarché et prendre un ou deux verres avant de partir. Histoire de me détendre. Je regarde à nouveau mon téléphone et je vais dans la liste des appels manqués. Le second est de Scott. À une heure moins le quart du matin. Je reste assise là, le portable à la main, à peser le pour et le contre : est-ce que je dois le rappeler ? Pas tout de suite, il est trop tôt. Peut-être un peu plus tard ? Après un seul verre, par contre, pas deux.
Je branche le téléphone au chargeur, j’ouvre le store et la fenêtre, puis je vais dans la salle de bains pour prendre une douche froide. Je me frotte la peau, je me lave les cheveux, et je tâche de faire taire la petite voix dans ma tête qui me répète que c’est un peu étrange, tout de même, qu’il appelle une autre femme au milieu de la nuit, à peine quarante-huit heures après la découverte du corps de son épouse.
Soir
L’averse vient de s’arrêter, et le soleil est presque ressorti de sous les épais nuages blancs. Je me suis acheté une de ces bouteilles de vin miniatures – une seule. Je n'aurais pas dû, mais un déjeuner en compagnie de ma mère éprouverait la détermination du plus fervent des abstinents. Mais bon, elle a promis de me faire un virement de trois cents livres sur mon compte bancaire, alors ce n’était pas juste une perte de temps.
Je ne lui ai pas expliqué la gravité de ma situation. Je ne lui ai pas dit que j’avais perdu mon travail depuis des mois, ni que j’avais été virée (elle pense que son argent va me servir à tenir le coup, le temps que ma prime de licenciement à l’amiable arrive). Je ne lui ai pas parlé non plus de mes problèmes d’alcool, et elle n’a rien remarqué. Cathy, elle, remarque. Quand je l’ai croisée au moment où je sortais, ce matin, elle m’a jeté un regard et a aussitôt commenté :
– Pour l’amour de Dieu, Rachel ! Déjà ?
Je n’ai aucune idée de comment elle fait, mais elle sait toujours. Même quand je n’ai bu qu’un verre, il lui suffit d’une seconde pour savoir.
– Ça se voit à tes yeux, dit-elle.
Mais quand je m’examine dans le miroir, moi, je trouve que j’ai la même tête que d’habitude. Sa patience a des limites, sa compassion aussi. Il faut que j’arrête. Mais pas aujourd’hui. Je ne peux pas aujourd’hui. C’est trop dur aujourd’hui.
C’était à prévoir, j’aurais dû m’en douter, et pourtant ça a été la surprise. Quand je suis montée à bord du train, elle était partout, son visage enjoué à la une de tous les journaux : Megan, belle, blonde, heureuse, le regard rivé sur l’objectif – rivé sur moi.
Quelqu’un a laissé un exemplaire du Times sur un siège, alors j’en profite pour lire leur article. Le corps a été officiellement identifié hier soir, et l’autopsie a lieu aujourd’hui. L’article cite la déclaration d’un porte-parole de la police : « La cause du décès de madame Hipwell risque d’être difficile à établir, car son corps est resté un certain temps à l’extérieur, et il a été immergé au moins quelques jours. » C’est affreux, quand j’y pense, avec sa photo juste sous les yeux. De quoi elle avait l’air avant, et à quoi elle doit ressembler aujourd’hui.
Le journaliste mentionne brièvement Kamal, son arrestation et sa libération, puis est retranscrit un communiqué du capitaine Gaskill disant que « la police se penche sur diverses pistes », ce qui signifie probablement qu’ils n’ont pas le début d’une piste. Je referme le journal et le pose par terre, à mes pieds. Je ne supporte plus de voir son visage. Je ne veux plus lire ces mots sans espoir, vides de sens.
J’appuie la tête contre la vitre. On passera bientôt devant le numéro quinze. Je jette un rapide coup d’œil, mais, de ce côté des rails, je suis trop loin pour distinguer quoi que ce soit. Je n’arrête pas de penser au jour où j’ai vu Kamal, à la façon dont il l’a embrassée, à ma colère. Je voulais aller voir Megan et avoir une sérieuse explication avec elle. Et si je l’avais fait ? Que se serait-il passé si j’y étais allée, que j’avais tambouriné à la porte pour lui demander ce qu’elle était en train de fabriquer ? Est-ce qu’elle serait encore là, sur son balcon ?
Je ferme les yeux. À Northcote, quelqu’un monte et vient s’asseoir à côté de moi. Je n’ouvre pas les yeux, mais je songe que c’est un peu étrange, parce que la voiture est à moitié vide. Les poils sur mes bras se hérissent soudain. Je respire un parfum d’après-rasage sous une odeur de cigarette, et je sais que j’ai déjà senti cette odeur.
– Salut.
Je tourne la tête et je reconnais l’homme aux cheveux roux, celui de la gare, celui de ce samedi soir-là. Il me sourit et me tend la main. Trop surprise pour réfléchir, je la serre. Il a la paume dure et calleuse.
– Tu te souviens de moi ?
– Oui, dis-je tout en hochant la tête. Oui, il y a quelques semaines, à la gare.
Il acquiesce, toujours souriant.
– J’étais un peu bourré, ajoute-t-il avant d’éclater de rire. Mais toi aussi, non, ma belle ?
Il est plus jeune que je ne le croyais, il n’a même pas trente ans. Il a un joli visage, pas forcément beau, mais joli. Un large sourire avenant. Il a un accent cockney, ou peut-être de Cornouailles. Il m’observe comme s’il savait un secret à mon sujet, comme s’il me taquinait, comme s’il y avait une connivence entre nous. Il n’y en a pas. Je détourne la tête. Je devrais lui parler, lui demander : « Qu’est-ce que tu as vu ? »
– Tu vas bien ? demande-t-il.
– Oui, ça va.
Je regarde à nouveau dehors, mais je sens ses yeux posés sur moi et je ressens soudain l’envie étrange de me retourner vers lui, de sentir la fumée de cigarette sur ses vêtements et son haleine. Quand on s’est rencontrés, Tom fumait. J’en prenais une de temps en temps, quand on sortait boire des verres, ou après l’amour. C’est devenu une odeur érotique, pour moi ; ça me rappelle des instants de bonheur. Ma lèvre inférieure effleure mes dents, et je me demande un instant quelle serait sa réaction si je venais l’embrasser sur la bouche. Je sens son corps remuer. Il se penche pour ramasser le journal à mes pieds.
– C’est terrible, hein ? Pauvre fille. C’est bizarre, parce qu’on y était, ce soir-là. C’était bien ce soir-là, non ? Qu’elle a disparu.
On dirait qu’il lit dans mes pensées, et cela me fait un choc. Je tourne vivement la tête pour le regarder. Je veux voir l’expression de ses yeux.
– Pardon ?
– Le soir où je t’ai rencontrée, dans le train. C’est le soir où cette fille a disparu, celle qu’ils viennent de retrouver. Et il paraît que la dernière fois qu’on l’a vue, c’était pas loin de la gare. J’arrête pas de me dire, tu sais, que je l’ai peut-être aperçue. Mais je ne me souviens pas. J’étais bourré.
Il hausse les épaules.
– Et toi, tu te souviens d’un truc ?
Au moment où il prononce ces mots, je ressens quelque chose de bizarre, que je ne me rappelle pas avoir déjà ressenti. Je suis incapable de lui répondre, car mon esprit s’est enfui autre part et, de toute façon, ce ne sont pas ses mots, c’est son après-rasage. Sous l’odeur de cigarette, ce parfum frais, citronné, aromatique, m’évoque le souvenir d’être assise dans le train, à côté de lui, tout comme en ce moment, mais nous allons dans l’autre sens et j’entends quelqu’un rire fort. Il a une main sur mon bras et me propose d’aller boire un verre, mais, brusquement, ça ne va plus. J’ai peur, je suis perdue. Quelqu’un essaie de me frapper. Je vois le poing arriver vers moi et je plonge pour l’éviter, les mains sur la tête pour me protéger. Je ne suis plus dans le train, mais dans la rue. J’entends des rires à nouveau, ou des cris. Je suis sur les marches, je suis sur le trottoir, c’est très troublant, j’ai le cœur qui bat à cent à l’heure. Je ne veux plus être près de cet homme. Je veux m’en aller.
Je me lève vivement et je dis « Excusez-moi » bien fort pour que les autres passagers m’entendent, mais il n’y a presque personne dans la voiture et les gens ne lèvent pas les yeux. L’homme me regarde, surpris, et déplace ses jambes sur le côté pour me laisser passer.
– Désolé, ma belle, dit-il. Je ne voulais pas t’embêter.
Je m’éloigne aussi vite que possible, mais le train tressaute et tangue et j’en perds presque l’équilibre. Je me rattrape à un dossier pour m’empêcher de tomber. Les gens me dévisagent. Je me précipite jusqu’à la voiture suivante, que je traverse pour atteindre celle d’après, et ainsi de suite jusqu’à ce que j’arrive au bout du train. J’ai du mal à reprendre mon souffle, je suis effrayée. Je ne peux pas l’expliquer, je n’arrive pas à me souvenir de ce qui s’est passé, mais je ressens encore clairement la peur et la confusion. Je m’assois sur un siège qui fait face à la porte de sortie, au cas où il déciderait de me suivre.
J’appuie les paumes contre mes yeux et je tâche de me concentrer. J’essaie de retrouver ce que j’ai vu. Je me maudis d’avoir bu. Si seulement j’avais les idées claires… Mais revoilà la scène. Il fait sombre, et un homme s’éloigne de moi. Une femme ? Une femme, vêtue d’une robe bleue. Anna.
Le sang cogne contre mes tempes et mon cœur bat très fort. Je ne sais pas si ce que je vois, ce que je ressens, est vrai ou non, imagination ou souvenir. Je ferme les yeux aussi fort que possible et j’essaie de le ressentir à nouveau, de revoir la scène, mais elle s’est évanouie.
ANNA
Samedi 3 août 2013
Soir
Tom est allé prendre un verre avec ses copains de l’armée, et Evie fait la sieste. Je suis assise dans la cuisine, portes et fenêtres fermées malgré la chaleur. La pluie s’est enfin arrêtée ; maintenant, l’atmosphère est étouffante.
Je m’ennuie. Je n’arrive pas à trouver quelque chose à faire. J’ai envie d’aller faire du shopping, de dépenser un peu d’argent pour moi, mais, avec Evie, c’est sans espoir. Elle s’énerve très vite, et cela me stresse. Alors je reste à la maison. Je ne peux ni regarder la télévision, ni lire le journal. Je ne veux pas lire les articles, je ne veux pas voir le visage de Megan, je refuse d’y penser.
Mais comment puis-je m’empêcher d’y penser alors que nous sommes là, à quatre maisons de chez elle ?
Je passe des coups de fil pour voir si je ne pourrais pas inviter d’autres parents avec leurs enfants à venir jouer, mais tout le monde a déjà des choses prévues. J’appelle même ma sœur mais évidemment, avec elle, il faut toujours s’y prendre une semaine à l’avance. De toute façon, elle me dit qu’elle a la gueule de bois et qu’elle ne se voit pas passer du temps avec Evie dans cet état. Je ressens une cruelle morsure de jalousie, à ce moment-là, je regrette les samedis passés allongée sur le canapé avec le journal et rien d’autre qu’un vague souvenir d’être rentrée de boîte la veille.
C’est idiot, vraiment, parce que la vie que j’ai aujourd’hui est un million de fois mieux, et j’ai fait des sacrifices pour y parvenir. Maintenant, je n’ai plus qu’à la protéger. Alors je reste assise dans ma maison, dans cette chaleur accablante, et j’essaie de ne pas penser à Megan. J’essaie de ne pas penser à « elle » non plus, et je sursaute chaque fois que j’entends un bruit, je tressaille dès qu’une ombre passe devant la fenêtre. C’est intolérable.
Surtout, je n’arrive pas à m’empêcher de songer au fait que Rachel était là le soir où Megan a disparu, qu’elle titubait dans les parages, complètement ivre, puis qu’elle s’est volatilisée. Tom l’a cherchée pendant des heures, mais il n’a pas réussi à la trouver. Je n’arrête pas de me demander ce qu’elle fabriquait.
Il n’existe aucun lien entre Rachel et Megan Hipwell. J’en ai parlé à l’inspectrice de police, Riley, après qu’on eut vu Rachel sortir de chez les Hipwell, et elle a répondu qu’il n’y avait pas de quoi s’en faire.
– C’est une petite curieuse, a-t-elle dit. Une femme isolée, un peu déboussolée. Elle a juste envie qu’il se passe quelque chose dans sa vie.
Elle a probablement raison. Mais c’est alors que je repense au jour où elle est entrée dans ma maison et qu’elle a pris mon enfant, je me souviens de la terreur que j’ai ressentie en la voyant, avec Evie, au fond du jardin. Je repense à cet affreux petit sourire qu’elle m’a fait quand je l’ai vue devant chez les Hipwell. L’inspectrice Riley n’a pas idée d’à quel point Rachel peut être dangereuse.