Текст книги "La fille du train"
Автор книги: Paula Hawkins
Жанры:
Триллеры
,сообщить о нарушении
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MEGAN
Jeudi 10 janvier 2013
Matin
Parfois, je n’ai envie d’aller nulle part, j’ai l’impression que je serais heureuse de n’avoir plus jamais à remettre les pieds dehors. Même le travail ne me manque pas. J’ai juste envie de rester à l’abri, au chaud dans mon cocon avec Scott, sans personne pour venir me déranger.
D’autant plus qu’il fait sombre et froid, et que la météo est pourrie. Il pleut sans interruption depuis des semaines – une pluie battante, glaciale, amère, avec le vent qui hurle dans les arbres, si fort qu’il en noie le bruit des trains. Je ne les entends plus passer sur les rails, à m’attirer avec ce rêve d’horizons inconnus.
Aujourd’hui, je n’ai envie d’aller nulle part, je n’ai pas envie de m’enfuir, je n’ai même pas envie d’aller au bout de la rue. J’ai envie de rester là, enfermée avec mon mari, à manger de la glace devant la télé après l’avoir appelé au travail pour qu’il rentre plus tôt et qu’on fasse l’amour au milieu de l’après-midi.
Bien sûr, je serai obligée de sortir tout à l’heure car c’est le jour de ma séance avec Kamal. Ces derniers temps, je lui parle de Scott, de tout ce que j’ai fait de mal, de mes échecs en tant qu’épouse. Kamal dit qu’il faut que je trouve le moyen de me rendre heureuse, que j’arrête de chercher le bonheur ailleurs. Et c’est vrai, je le sais bien, mais, dès que je me retrouve face à une tentation, je pense : et puis merde, la vie est trop courte.
Je me rappelle cette fois où on est allés en famille à Santa Margherita pour les vacances de Pâques. Je venais d’avoir quinze ans et j’ai rencontré un type sur la plage, beaucoup plus âgé que moi – la trentaine, au moins, peut-être même quarante ans –, et il m’a invitée à aller faire du bateau le lendemain. Ben était avec moi et il a été invité, lui aussi, mais (en bon grand frère protecteur) il m’a dit qu’on ferait mieux de ne pas accepter parce qu’il ne faisait pas confiance à ce type, que c’était un vieux pervers. Il avait raison, évidemment, mais j’étais furieuse. Quand est-ce qu’on aurait de nouveau la chance de naviguer sur la mer Ligure à bord d’un yacht privé ? Ben m’a répondu qu’on aurait des tas d’opportunités de ce genre, que notre vie regorgerait d’aventures. Au final, nous n’y sommes pas allés et, cet été là, Ben a perdu le contrôle de sa moto sur l’A10. Nous ne sommes jamais montés ensemble sur un bateau, lui et moi.
Ça me manque, cette façon d’être quand il n’y avait que nous deux, Ben et moi. On n’avait peur de rien.
J’ai parlé de Ben à Kamal, mais on commence à se rapprocher du reste, maintenant, de la vérité, toute la vérité – ce qui s’est passé avec Mac, avant, après. Je ne cours aucun risque avec Kamal, il ne pourra rien dire à personne à cause du secret médical.
Mais, même s’il le pouvait, je ne pense pas qu’il le ferait. Je lui fais vraiment confiance. C’est drôle, mais ce qui m’empêche de tout lui raconter, ce n’est pas la peur de ce qu’il en ferait, ni la peur qu’il me juge, non, c’est Scott. J’aurais l’impression de trahir Scott si je confiais à Kamal quelque chose que je ne peux pas lui confier, à lui. Quand on pense aux autres choses que j’ai faites, toutes ces trahisons, ça devrait n’être qu’une goutte d’eau, et pourtant. D’une certaine manière, ça me paraît pire, parce que ça, c’est la vraie vie, c’est ce qu’il y a au plus profond de moi, et je ne le partage même pas avec lui.
Je garde encore des choses pour moi parce que, évidemment, je ne peux pas expliquer tout ce que je ressens. Je sais que c’est censé être le principe d’une thérapie, mais je n’y arrive pas. Je me force à rester vague, à mélanger les hommes, les amants et les ex-copains, mais je me répète que ce n’est pas grave, parce que ce n’est pas eux, l’important. L’important, c’est ce qu’ils provoquent en moi. Leur présence me rend oppressée, fébrile, affamée. Pourquoi ne puis-je pas avoir ce que je veux ? Pourquoi ne peuvent-ils pas me donner ce que je veux ?
Parfois, ils y parviennent. Parfois, je n’ai besoin que de Scott. Si j’apprends à retenir ce sentiment, celui que j’éprouve en ce moment même – si j’arrive à comprendre comment me concentrer sur ce bonheur-là, comment apprécier l'instant présent sans me demander d’où viendra la prochaine excitation –, alors tout ira bien.
Soir
Quand je suis avec Kamal, il faut que je me concentre. J’ai du mal à ne pas laisser vagabonder mon esprit quand il m’observe avec ses yeux de fauve, quand il joint les mains sur ses genoux, ses longues jambes croisées devant lui. C’est difficile de ne pas penser à ce qu’on pourrait faire ensemble.
Il faut que je me concentre. On a parlé de ce qui s’est passé après l’enterrement de Ben, après ma fugue. Je suis restée quelque temps à Ipswich, pas très longtemps. C’est là que j’ai rencontré Mac, la première fois. Il travaillait dans un pub, quelque chose comme ça. Il m’a ramassée en revenant du boulot. Il a eu pitié de moi.
– Il ne voulait même pas… vous voyez, dis-je en riant. On est allés à son appartement, je lui ai demandé de l’argent, et il m’a regardée comme si j’étais cinglée. Je lui ai dit que j’avais l’âge, mais il ne m’a pas crue. Alors il a attendu, si, je vous jure, il a attendu mes seize ans. Entre-temps, il s’était installé dans une vieille maison près de Holkham. Un vieux cottage en pierre au bout d’un chemin qui ne menait nulle part, avec un petit terrain autour, à huit cents mètres de la plage. Une voie ferrée désaffectée longeait un des côtés de la propriété. La nuit, je restais éveillée – j’étais toujours défoncée à cette époque, on fumait beaucoup – et j’imaginais que j’entendais les trains. J’en étais persuadée parfois, au point de me lever et de sortir pour chercher les lumières.
Kamal remue sur sa chaise et hoche lentement la tête. Il ne répond pas. Ça veut dire qu’il veut que je continue de parler.
– J’étais très heureuse là-bas, au final, avec Mac. J’ai vécu avec lui pendant… à peu près trois ans, je crois, en tout. J’avais… dix-neuf ans quand je suis partie. C’est ça, dix-neuf ans.
– Et pourquoi êtes-vous partie, si vous étiez heureuse ? me demande-t-il.
Nous y voilà, on y est arrivés plus tôt que je ne le pensais. Mais je n’ai pas eu le temps de tout examiner, de m’y préparer. Je ne peux pas. C’est trop tôt.
– Mac m’a quittée. Il m’a brisé le cœur, dis-je.
Et c’est la vérité, mais c’est aussi un mensonge. Je ne suis pas encore prête à dire toute la vérité.
Quand je rentre, Scott n’est pas là, alors j’ouvre mon ordinateur portable et, pour la toute première fois, je le cherche sur Google. Pour la première fois en dix ans, je cherche Mac. Mais je ne le trouve pas. Il y a des centaines de Craig McKenzy dans le monde, et aucun d’entre eux n’a l’air d’être le mien.
Vendredi 8 février 2013
Matin
Je marche dans les bois, je me suis levée bien avant les premiers rayons de soleil, et l’aube se lève à peine. Il règne un silence de mort à l’exception des soudains gazouillis des hirondelles au-dessus de ma tête, de temps en temps. Je les sens m’observer de leurs yeux perçants, calculateurs. Une nuée d’hirondelles. Passe, passe, passera, la dernière y restera. Nous l’attraperons, la p’tite hirondelle…
Il n’est pas né, celui qui m’attrapera.
Scott n’est pas là, il est en déplacement quelque part dans le Sussex pour le travail. Il est parti hier matin et ne sera pas de retour avant ce soir. Je peux faire ce que je veux.
Avant qu’il parte, j’ai dit à Scott que j’irais au cinéma avec Tara après ma séance. Je lui ai dit que j’éteindrais mon téléphone. J’ai prévenu Tara qu’il risquait de l’appeler pour vérifier et, cette fois, elle m’a demandé ce que je fabriquais. Je me suis contenté d’un clin d’œil et d’un sourire, et elle a ri. Elle m’a l’air très seule, je me suis dit que ça ne pouvait pas lui faire de mal, un peu de mystère.
Pendant ma séance avec Kamal, on a discuté de Scott, de l’incident avec l’ordinateur. C’était il y a une semaine environ. J’ai fait des recherches pour trouver Mac – plusieurs fois, je voulais juste savoir où il se trouvait, où il en était de sa vie. Tout le monde a sa photo sur Internet, de nos jours, et j’avais juste envie de voir son visage. Je n’ai pas réussi. Je me suis couchée tôt ce soir-là. Scott est resté regarder la télévision, et j’avais oublié d’effacer l’historique de mon navigateur. Une erreur stupide : d’habitude, c’est la dernière chose que je fais avant d’éteindre l’ordinateur, quoi que j’y aie cherché. Je sais que Scott a des trucs pour trouver ce que je fais quand même, vu qu’il s’y connaît en informatique, mais ça lui prend plus de temps, alors il a tendance à laisser tomber.
Bref, cette fois-là, j’ai oublié. Le lendemain, on a eu une dispute. Une de celles qui laissent des traces. Il exigeait de savoir qui était Craig, depuis combien de temps je le voyais, où on s’était rencontrés, ce qu’il m’apportait de plus que lui. Bêtement, je lui ai dit que c’était un ami de mon passé, mais ça n’a fait qu’empirer les choses. Kamal m’a demandé si j’avais peur de Scott, et ça m’a rendue furieuse.
– C’est mon mari, ai-je craché. Bien sûr que non, je n’ai pas peur de lui !
Kamal a eu l’air choqué. Après tout, je me suis choquée moi-même. Je n’avais pas imaginé la force de ma colère, l’ampleur de mon instinct de protection envers Scott. Ça m’a surprise, moi aussi.
– Malheureusement, il existe beaucoup de femmes qui ont peur de leur mari, Megan.
J’ai essayé de dire quelque chose, mais il a levé une main pour m’arrêter.
– Le comportement que vous décrivez, lire vos mails, regarder votre historique Internet… vous décrivez ça comme si c’était anodin, comme si c’était normal. Mais ça ne l’est pas, Megan. Une telle intrusion dans la vie privée de quelqu’un d’autre, ce n’est pas normal. C’est souvent compris comme une forme de violence psychologique.
À ce moment-là, j’ai ri, parce que c’était un peu trop mélodramatique.
– Ce n’est pas de la violence, ai-je dit. Pas quand on s’en fiche. Et je m’en fiche. Complètement.
Il m’a souri. Un sourire triste.
– Vous ne pensez pas que c’est dommage ?
J’ai haussé les épaules.
– Si, peut-être, mais le fait est que je m’en fiche. Il est jaloux et possessif, c’est comme ça. Ça ne m’empêche pas de l’aimer, et ça ne vaut pas la peine de se disputer pour ces choses-là. Je fais attention – enfin, d’habitude. J’efface mes traces, alors, le plus souvent, le problème ne se pose pas.
Il a secoué la tête presque imperceptiblement.
– Je croyais que vous n’étiez pas là pour émettre un jugement, ai-je ajouté.
À la fin de la séance, je lui ai proposé de prendre un verre avec moi. Il a dit non, qu’il ne pouvait pas, que ce serait déplacé. Alors je l’ai suivi jusque chez lui. Il habite dans un appartement juste au bout de la rue de son cabinet. J’ai frappé et, quand il a ouvert, j’ai demandé :
– Et ça, c’est déplacé ?
J’ai glissé une main derrière sa nuque, je me suis mise sur la pointe des pieds et je l’ai embrassé sur la bouche.
– Megan, a-t-il murmuré, sa voix comme du velours. Non. Je ne peux pas. Non.
C’était un délice, cette guerre de l’attirance et de la morale, du désir et de la retenue. Je ne voulais pas perdre ce sentiment, j’aurais tant voulu pouvoir m’y accrocher.
Je me suis réveillée très tôt ce matin, avec la tête qui tournait, pleine d’histoires. Je ne pouvais pas rester allongée là avec mon esprit agité par toutes ces opportunités que je pouvais saisir ou abandonner, alors je me suis levée, je me suis habillée, et je suis partie marcher. J’ai fini par arriver ici. Tout en marchant, je me suis rejoué la scène dans ma tête – ce qu’il a dit, ce que j’ai dit, la tentation, la libération. Si seulement je parvenais à me décider sur quelque chose, à choisir de me fixer, sans fuir. Et si ce que je cherchais était introuvable ? Si c’était tout bonnement impossible ?
L’air est glacé dans mes poumons, le bout de mes doigts commence à bleuir. Une partie de moi voudrait s'étendre là, parmi les feuilles mortes, et laisser le froid m’emporter. Mais je ne peux pas. Il est temps de repartir.
Il est presque neuf heures quand je retrouve Blenheim Road et, alors que je tourne au coin de la rue, je la vois qui avance dans ma direction, la poussette devant elle. Pour une fois, l’enfant ne fait aucun bruit. Elle me regarde et me fait un signe de tête avec un pauvre sourire, mais je ne le lui rends pas. En temps normal, je simulerais la politesse, mais ce matin je me sens authentique, je me sens moi-même. Je suis exaltée, comme si j’étais défoncée, et, même si j’en avais envie, je serais incapable de feindre la gentillesse.
Après-midi
Je me suis endormie cet après-midi. Je me suis réveillée enfiévrée, en panique. Coupable. Je me sens coupable, vraiment. Mais pas assez.
Je me suis rappelée quand il est parti au milieu de la nuit, en me disant encore que c’était la dernière fois, la toute dernière, qu’on ne pouvait pas recommencer. Il était en train de s’habiller, il enfilait son jean. Allongée sur le lit, j’ai ri, parce que c’était déjà ce qu’il avait dit la dernière fois, et la fois d’avant, et la fois d’avant encore. Il m’a jeté un regard. Je ne sais pas comment le décrire, ce n’était pas de la colère, pas exactement, ni du mépris, non… C’était un avertissement.
Je me sens mal. J’erre dans la maison, incapable de me poser quelque part, j’ai l’impression que quelqu’un est venu pendant mon sommeil. Tout est à sa place, mais la maison semble différente, comme si on avait touché aux objets, qu’on les avait imperceptiblement déplacés, et, tandis que je marche, j’ai la sensation qu’il y a quelqu’un avec moi, qui ne cesse d’échapper à mon champ de vision. Je vérifie trois fois les portes-fenêtres qui donnent sur le jardin, mais elles sont bien verrouillées. J’ai hâte que Scott rentre. J’ai besoin de lui.
RACHEL
Mardi 16 juillet 2013
Matin
Je suis dans le train de 8 h 04, mais ce n’est pas à Londres que je vais. C’est à Witney. J’espère qu’être là-bas suffira à me rafraîchir la mémoire, qu’en arrivant dans la gare je verrai tout plus clairement, que je saurai. Je n’y crois pas trop, mais je ne peux rien faire d’autre. Je ne peux pas appeler Tom, j’ai trop honte, et puis, de toute façon, il a été très clair : il ne veut plus avoir affaire à moi.
Megan est toujours portée disparue : cela fait plus de soixante heures, maintenant, et les journaux nationaux commencent à relayer l’information. Ce matin, les sites de la BBC et du Daily Mail en parlaient, et d’autres journaux l’ont mentionnée en quelques lignes.
J’ai imprimé les articles de la BBC et du Daily Mail, et je les ai emportés avec moi. Voici ce que j’en ai tiré.
Megan et Scott se sont disputés samedi soir. Un voisin a raconté avoir entendu des éclats de voix. Scott a admis qu’ils avaient eu une querelle et qu’il pensait que Megan était partie passer la nuit chez une amie habitant à Corly, Tara Epstein.
Megan n’est jamais arrivée chez Tara. Tara dit que la dernière fois qu’elle l’avait vue, c’était vendredi après-midi, à leur cours de Pilates (j’étais sûre que Megan faisait du Pilates). D’après Mme Epstein : « Elle avait l’air bien, normale. Elle était de bonne humeur, elle parlait d’organiser quelque chose pour ses trente ans, dans un mois. »
Megan a été aperçue par un témoin samedi soir, vers dix-neuf heures quinze, alors qu’elle se dirigeait vers la gare de Witney.
Megan n’a pas de famille dans la région. Ses parents sont décédés.
Megan est sans emploi. Elle gérait une petite galerie d’art à Witney, mais elle a dû fermer l’an dernier, en avril (je savais que Megan avait la fibre artistique).
Scott est expert-conseil en informatique (je n’arrive pas à croire que Scott travaille dans l’informatique). Il travaille en free-lance.
Megan et Scott sont mariés depuis trois ans ; ils vivent dans leur maison de Blenheim Road depuis janvier 2012.
D’après le Daily Mail, leur maison est estimée à quatre cent mille livres sterling.
En lisant, je comprends vite que tout ça ne sent pas bon pour Scott. Et pas uniquement à cause de la dispute : quand quelque chose arrive à une femme, la police s'intéresse d’abord au mari ou à l’amant. Sauf que, ici, la police ne possède pas toutes les informations. Ils ne s'intéressent qu'au mari, et ça doit être parce qu’ils ignorent l’existence de l’amant.
Je suis peut-être la seule personne à savoir qu’il y a un amant.
Je fouille dans mon sac à la recherche d’un bout de papier. Au dos d’un ticket de caisse pour l’achat de deux bouteilles de vin, je rédige une liste des explications les plus plausibles concernant la disparition de Megan Hipwell :
1. Elle s’est enfuie avec son amant, que j’appellerai A.
2. A lui a fait du mal.
3. Scott lui a fait du mal.
4. Elle a simplement quitté son mari, et elle est partie s’installer ailleurs.
5. Quelqu’un d’autre que A ou Scott lui a fait du mal.
La première possibilité me paraît la plus crédible, et la quatrième est une candidate sérieuse aussi, parce que Megan est une femme indépendante et déterminée, j’en suis certaine. Et si elle avait une liaison, elle aurait pu avoir besoin de prendre ses distances pour s’éclaircir les idées, non ? La cinqième me paraît plus discutable, parce que les meurtres commis par un inconnu sont plutôt rares.
La bosse sur mon crâne me lance et je n’arrête pas de penser à la dispute que j’ai vue, ou imaginée, ou rêvée samedi soir. Quand nous passons devant la maison de Scott et Megan, je lève la tête. J’entends le sang battre contre mes tempes. Je suis excitée. Effrayée. Les fenêtres du numéro quinze reflètent la lumière du soleil, tels des yeux aveugles.
Soir
Je viens de m’asseoir sur mon siège quand mon téléphone sonne. C’est Cathy. Je ne réponds pas et elle me laisse un message.
– Salut, Rachel, je voulais m’assurer que tout allait bien.
Elle s’inquiète pour moi depuis cette histoire avec le taxi.
– C’était juste pour te dire que je suis désolée, tu sais, pour l’autre jour, quand je t’ai dit qu’il fallait que tu déménages. Je n’aurais pas dû. Je me suis laissé emporter. Tu peux rester aussi longtemps que tu le voudras.
Un long silence, puis elle ajoute :
– Rappelle-moi, d’accord ? Et rentre directement à la maison, Rach, ne va pas au pub.
Je n’en ai pas l’intention. J’avais envie d’un verre à midi ; j’en mourais d’envie après ce qui s’était passé à Witney ce matin. Mais je n’ai rien pris, parce que je voulais rester lucide. Et cela fait longtemps que je n’ai pas eu de bonne raison de rester lucide.
C’était tellement étrange, ce matin, ma visite à Witney. J’avais l’impression qu'il y avait une éternité que je n’y étais pas allée, alors que ça ne faisait que quelques jours. Cependant, cela aurait tout aussi bien pu être un autre endroit, une autre gare dans une autre ville. J’étais une personne différente de celle qui était là samedi soir. Aujourd’hui, j’étais crispée, sobre, consciente de chaque bruit, de la lumière et de ma peur d’être surprise.
Je bravais un interdit. C’est ce que j'ai ressenti ce matin, parce que, désormais, c’est leur territoire à eux, à Tom et Anna, à Scott et Megan. C’est moi, l’étrangère, je n’ai rien à faire là, et pourtant tout m’est si familier. Je descends les marches de la gare, je passe devant le kiosque à journaux avant d’arriver sur Roseberry Avenue, je marche moins d’un pâté de maisons jusqu’à l’intersection – à droite, le porche voûté qui marque l’entrée d’un passage souterrain froid et humide sous la voie ferrée, et, à gauche, Blenheim Road, une rue étroite bordée d’arbres, flanquée d’une rangée de belles maisons victoriennes. J’ai l’impression de rentrer chez moi, et pas uniquement de retrouver une maison, mais de retrouver une maison d’enfance, un endroit abandonné dans une vie antérieure. C’est la familiarité qu’on ressent lorsqu’on gravit un escalier en sachant à l’avance quelle marche va grincer.
Et ce n’est pas seulement dans ma tête, je le sens dans mes os, dans mes muscles ; eux aussi se souviennent. Ce matin, en passant devant la bouche noire du tunnel, l’entrée du passage souterrain, mon pas s’est fait plus rapide. Je n’ai pas eu besoin d’y penser, je marche toujours plus vite à cet endroit-là. Chaque soir, en rentrant, surtout en hiver, j’accélérais en jetant un petit coup d’œil à droite, pour me rassurer. Il n’y avait jamais personne – ni ces soirs-là, ni aujourd’hui – et pourtant, ce matin, je me suis arrêtée net devant les ténèbres parce que, soudain, c’est moi que j’y ai vue. Je me suis vue quelques mètres plus loin, affalée contre le mur, la tête dans les mains, couvertes de sang.
Le cœur battant dans la poitrine, je suis restée plantée là, bloquant le passage des habitants du quartier qui partaient au travail et se trouvaient obligés de me contourner pour poursuivre leur chemin vers la gare. Un ou deux d’entre eux m’ont jeté un coup d’œil curieux en passant près de moi, tandis que je restais immobile. Je ne savais pas – je ne sais toujours pas – si ce que je voyais était réel. Pourquoi serais-je allée dans le souterrain ? Quelle raison aurais-je pu avoir de pénétrer là-dedans, dans l’obscurité humide et la puanteur d’urine ?
J’ai fait demi-tour et je suis repartie vers la gare. Je ne voulais plus rester là, je ne voulais pas aller devant chez Scott et Megan. Je voulais m’en aller loin. Quelque chose de grave est arrivé là, je le sais.
J’ai acheté un ticket, j’ai gravi rapidement les marches jusqu’au quai, et c’est là qu’un autre souvenir m’est revenu : pas dans le passage souterrain, cette fois, mais dans un escalier. J’ai trébuché dans l’escalier et un homme m’a attrapée par le bras pour m’aider à me redresser. L’homme du train, celui aux cheveux presque roux. Je pouvais presque le voir, une image approximative, sans le son. Je me suis souvenue avoir ri – peut-être que je riais de ma maladresse, ou de quelque chose qu’il avait dit. Il a été gentil, j’en suis certaine. Presque certaine. Quelque chose de grave est arrivé, mais je ne crois pas que ça avait à voir avec lui.
J’ai pris le train pour Londres. Je suis allée à la bibliothèque et je me suis installée à un ordinateur pour trouver des articles sur Megan. Dans un entrefilet sur le site du Telegraph, un journaliste écrivait qu’« un homme d’une trentaine d’années aide la police dans son enquête ». Scott, j’imagine. Je refuse de croire qu’il aurait pu lui faire du mal. Je sais qu’il en serait incapable. Je les ai vus ensemble, je sais comment ils sont l’un avec l’autre. L’article donnait également un numéro spécial à appeler si on disposait d’autres informations. En rentrant, je l’appellerai d’une cabine téléphonique. Je leur parlerai de A, de ce que j’ai vu.
Mon portable sonne au moment où nous entrons en gare d’Ashbury. C’est encore Cathy. La pauvre, elle s’inquiète vraiment pour moi.
– Rach ? Tu es dans le train ? Tu es bientôt arrivée ?
Elle semble angoissée.
– Oui, j’arrive, dis-je. Je serai là dans un quart d’heure.
– La police est là, Rachel.
Mon corps entier se glace.
– Ils ont des questions à te poser.
Mercredi 17 juillet 2013
Matin
Megan n’est pas réapparue et j’ai menti à la police. Plusieurs fois.
Le temps d’arriver à la maison, hier, j’étais paniquée. J’ai essayé de me convaincre qu’ils venaient me parler de l’accident avec le taxi, mais ça n’avait aucun sens. J’avais parlé à la police sur place, et c’était clairement ma faute. Cela devait être en rapport avec samedi soir. J’ai dû faire quelque chose. J’ai dû commettre un acte terrible que j’ai refoulé.
Je sais que ça n’a pas l’air très crédible. Qu’est-ce que j’aurais pu faire ? Aller dans Blenheim Road, attaquer Megan Hipwell, me débarrasser de son corps puis tout oublier ? Ça paraît ridicule. C’est ridicule. Mais je sais qu’il s’est passé quelque chose samedi. Je l’ai su quand j’ai regardé dans ce souterrain sombre sous la voie ferrée et que mon sang s’est glacé dans mes veines.
Cela m’arrive de tout oublier, et ça n’a rien à voir avec ces fois où on n’est plus très sûr de la façon dont on est rentré de boîte de nuit, ou qu’on ne se rappelle plus ce truc tellement drôle qu’on a dit quand on discutait au bar. Là, c’est différent. Le trou noir, des heures entières perdues et qui ne reviendront jamais.
Tom m’a acheté un livre à ce sujet. Ce n’est pas très romantique, mais il en avait assez de m’écouter répéter à quel point j’étais désolée en me levant le matin, alors que je ne savais même pas pourquoi. Je crois qu’il voulait que je comprenne les dégâts que je causais, le genre de choses dont j’étais capable. C’est un livre écrit par un médecin, mais je ne sais pas si ce qu’il raconte est vrai : l’auteur prétend que le « trou noir », ce n’est pas tant le fait d'oublier ce qui s’est passé, c’est surtout de ne pas disposer de souvenirs du tout. Sa théorie, c’est qu’on se met dans un état tel que la mémoire immédiate devient inopérante, et que le cerveau se trouve incapable de créer des souvenirs. Et pendant qu’on vit ce moment, dans le noir total, on ne se comporte pas comme on le ferait habituellement, parce qu’on ne fait que réagir à la toute dernière chose qui vient d’arriver – sauf que, comme on ne crée pas de souvenirs, on ne peut même pas être sûr de savoir quelle est vraiment la dernière chose qui vient d’arriver. Il avait des exemples, aussi, des récits édifiants pour mettre en garde les buveurs qui vont jusqu’au trou noir : ainsi, un type dans le New Jersey qui s’était saoulé un soir de fête nationale. Après, il avait pris sa voiture et conduit plusieurs kilomètres en sens inverse sur l’autoroute avant d’emboutir un fourgon avec sept personnes à son bord. Le fourgon a pris feu et six personnes ont péri. L’ivrogne, lui, n’avait rien. Eux n’ont jamais rien. Il ne se souvenait même pas d’être entré dans sa voiture.
Il y avait aussi l’histoire d’un autre homme, à New York cette fois, qui, en sortant d’un bar, s’était rendu dans la maison où il avait grandi, avait poignardé ses habitants puis retiré ses vêtements avant de reprendre sa voiture pour retourner chez lui se coucher. Le lendemain matin, il avait une terrible gueule de bois au réveil et était incapable de comprendre où étaient ses fringues ni comment il était rentré chez lui. Ce n’est qu’au moment où la police était venue le chercher qu’il avait appris qu’il avait sauvagement assassiné deux personnes sans raison apparente.
Alors c’est peut-être ridicule, mais ce n’est pas impossible, et, le temps que j’arrive à l’appartement hier soir, j’étais parvenue à me convaincre que j’avais quelque chose à voir avec la disparition de Megan.
Les officiers de police étaient assis sur le canapé du salon, un homme d’une quarantaine d’années en civil et un plus jeune en uniforme, avec des boutons d’acné dans le cou. Cathy se tenait près de la fenêtre et se tordait les mains, l’air terrifié. Les policiers se sont levés. Celui en civil, très grand et un peu voûté, m’a serré la main et s’est présenté : capitaine Gaskill. Il m’a aussi donné le nom de l’agent qui l’accompagnait, mais je ne m’en souviens pas. Je n’arrivais pas à me concentrer. J’arrivais à peine à respirer.
– C’est à quel sujet ? ai-je aboyé. Il est arrivé quelque chose ? Est-ce que c’est ma mère ? Tom ?
– Tout le monde va bien, madame Watson, nous avons juste besoin de vous parler de ce que vous avez fait samedi soir, a répondu Gaskill.
C’est le genre de phrase qu’on entend à la télévision, ça ne semblait pas réel. Ils voulaient savoir ce que j’avais fait samedi soir. Mais bon sang ! qu’est-ce que j’ai fait, samedi soir ?
– Il faut que je m’assoie, ai-je dit.
Le capitaine m’a fait signe de prendre sa place sur le canapé, à côté de Boutons-dans-le-Cou. Près de la fenêtre, Cathy se dandinait nerveusement en se mordillant la lèvre inférieure. Elle semblait dans tous ses états.
– Vous vous êtes fait mal, madame Watson ? m’a demandé Gaskill en désignant la coupure à mon arcade.
– J’ai été renversée par un taxi. Hier après-midi, à Londres. Je suis allée à l’hôpital, vous pouvez vérifier.
– D’accord, a-t-il dit en secouant légèrement la tête. Donc. Samedi soir.
– Je suis allée à Witney, ai-je répondu en tâchant de ne pas laisser transparaître mon hésitation.
– Pour quoi faire ?
Boutons-dans-le-Cou avait sorti un calepin et tenait son crayon prêt à prendre des notes.
– Je voulais voir mon mari.
– Oh ! Rachel ! s’est écriée Cathy.
Le capitaine l’a ignorée.
– Votre mari ? Vous voulez dire votre ex-mari ? Tom Watson ?
Oui, je porte toujours son nom. C’était plus pratique, ça m’évitait de changer d’adresse e-mail, ou de faire refaire mon passeport et mes cartes de crédit, ce genre de chose.
– Oui. Je voulais le voir mais, ensuite, j’ai décidé que ce ne serait pas une bonne idée, alors je suis rentrée.
– Et quelle heure était-il ?
Gaskill parlait d’une voix égale, le visage indéchiffrable. Ses lèvres bougeaient à peine quand il s’exprimait. J’entendais le crissement du crayon de Boutons-dans-le-Cou sur le papier et le sang tambouriner contre mes tempes.
– Il était… euh… je pense qu’il devait être autour de dix-huit heures trente. Je veux dire, je crois que j’ai pris le train vers dix-huit heures.
– Et vous êtes rentrée à… ?
– Peut-être dix-neuf heures trente ?
J’ai jeté un coup d’œil vers Cathy, j’ai croisé son regard et, à sa tête, j’ai bien vu qu’elle savait que je mentais.
– Ou un peu plus tard. Peut-être qu’il était plus près de vingt heures. Oui, ça y est, je me souviens, je crois que je suis rentrée juste après vingt heures.
J’ai senti le rouge me monter aux joues ; si cet homme ne se doutait pas encore que je mentais, alors il ne méritait pas de travailler dans la police.
Le capitaine s’est retourné pour attraper une des chaises repoussées sous la table dans un coin de la pièce et la tirer jusqu’à lui en un mouvement rapide, presque violent. Il l’a installée pile en face de moi, à quelques dizaines de centimètres. Il s’est assis, a posé les mains sur ses genoux, la tête inclinée sur le côté.
– D’accord. Alors vous êtes partie vers dix-huit heures, ce qui signifie que vous avez dû arriver à Witney vers dix-huit heures trente. Et vous êtes rentrée à vingt heures, ce qui signifie que vous avez dû partir de Witney vers dix-neuf heures trente. Est-ce que c’est ça ?
– Il me semble, oui, ai-je dit, trahie par le tremblement qui revenait dans ma voix.