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La fille du train
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Текст книги "La fille du train"


Автор книги: Paula Hawkins



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– Où était Anna ?

– Elle était à la maison.

– Avec le bébé ?

– Avec Evie, oui.

– Elle n’était pas avec toi dans la voiture ?

– Non.

– Mais…

– Bon sang ! t’as pas encore fini ? Elle était censée sortir, et je devais garder la petite. Puis tu es arrivée, alors elle a annulé sa soirée. Résultat : j’ai encore perdu plusieurs heures de ma vie à te courir après.

Je regrette de l’avoir appelé. Voir mes faux espoirs lacérés ainsi m’anéantit.

– D’accord, dis-je. C’est juste que… je ne m’en souviens pas comme ça… Tom, quand tu m’as vue, est-ce que j’étais blessée ? Est-ce que… est-ce que j’avais une coupure à la tête ?

Un autre long soupir.

– Ça me surprend déjà que tu te souviennes de quelque chose, Rachel. Tu étais complètement saoule. Ivre morte, dégueulasse. Tu titubais à n'en plus pouvoir.

Je sens ma gorge se serrer en l’entendant prononcer ces mots. Je l’ai déjà entendu me tenir ce genre de propos avant, quand ça n’allait pas, quand les choses étaient au plus mal, quand il était épuisé, qu’il en avait marre de moi, que je le dégoûtais. Las, il reprend :

– Tu étais tombée dans la rue, tu pleurais, une épave. Pourquoi tu veux savoir ça ?

Je n’arrive pas à trouver une réponse assez vite, je mets trop longtemps à réagir. Il conclut :

– Écoute, il faut que j’y aille. Ne m’appelle plus, s’il te plaît. On en a déjà parlé. Combien de fois va-t-il falloir que je te le répète ? Ne m’appelle pas, ne me laisse pas de petits mots, ne viens pas ici. Ça dérange Anna. D’accord ?

Puis je n’entends plus que la tonalité du téléphone.

Dimanche 18 août 2013

Tôt le matin

J’ai passé la nuit en bas, dans le salon, avec la télévision allumée pour me tenir compagnie, et la peur qui venait et repartait au gré des heures. J’ai l’impression d’être revenue dans le temps, et la plaie apparue il y a des années s’est rouverte, comme neuve. C’est bête, je sais. J’ai été idiote de croire que j’avais une seconde chance avec lui, à cause d’une seule conversation, de quelques moments que j’ai pris pour de la tendresse et qui n’étaient probablement rien d’autre que du sentimentalisme et de la culpabilité. Mais j’ai tout de même mal. Et il faut que je m’entraîne à ressentir cette douleur parce que, sinon, si je continue de vouloir l’anesthésier, elle ne partira jamais pour de bon.

Et j’ai été idiote de croire qu’il existait une connexion entre Scott et moi, que je pouvais lui venir en aide. Donc je suis une idiote. J’ai l’habitude. Mais il n’est pas trop tard pour changer, n’est-ce pas ? Il n’est jamais trop tard. Je passe la nuit allongée là, et je me promets de reprendre les choses en main. Je vais déménager loin d’ici. Trouver un nouvel emploi. Récupérer mon nom de jeune fille, rompre les liens avec Tom. Ce sera plus difficile de me retrouver – si tant est que quelqu’un me cherche un jour.

Je n’ai presque pas dormi. Étendue là, sur le canapé, à faire des projets, chaque fois que je me sentais glisser vers le sommeil, j’entendais la voix de Tom dans ma tête, aussi clairement que s’il avait été là, juste à côté de moi, ses lèvres contre mon oreille : « Tu étais complètement saoule. Ivre morte, dégueulasse. » Et, chaque fois, je me réveillais en sursaut, submergée par la honte. La honte, mais aussi une forte sensation de déjà-vu, parce que j’avais déjà entendu ces mots-là auparavant, les mêmes mots.

Puis je n’arrivais pas à empêcher des scènes de tourner dans ma tête : un réveil avec du sang sur l’oreiller, l’intérieur de la bouche douloureux, comme si je m’étais mordu la joue, les ongles sales, une terrible migraine, Tom qui sort de la salle de bains avec cette expression sur son visage – mi-blessé, mi-furieux –, et la terreur qui m’envahit comme un déluge.

– Qu’est-ce qui s’est passé ?

Tom qui me montre les bleus sur son bras, sa poitrine, là où je l’ai frappé.

– Je ne te crois pas, Tom. Jamais je ne te frapperais. Je n’ai jamais frappé personne de ma vie.

– Tu étais complètement saoule, Rachel. Est-ce que tu as le moindre souvenir de ce qui s’est passé hier soir ? de ce que tu as dit ?

Puis il me racontait, et je n’arrivais toujours pas à y croire, parce que rien de ce qu’il me disait ne me ressemblait, rien. Puis l’histoire avec le club de golf, le trou dans le plâtre, blanc et gris comme un œil crevé qui me suivait chaque fois que je passais devant, alors que je ne parvenais pas à relier la violence dont il m’avait parlé avec la peur que je ressentais.

Ou dont je pensais me souvenir. Au bout d’un moment, j’ai appris à ne plus demander ce que j’avais fait, à ne plus contester quand il acceptait de me répondre, parce que je ne voulais pas connaître les détails, je ne voulais pas entendre le pire, les choses que je disais et que je faisais quand j’étais ivre morte, dégueulasse. Il menaçait parfois de m’enregistrer, pour me faire écouter le lendemain. Il ne l’a jamais fait – le seul point positif dans mon malheur.

Peu à peu, j’ai compris que, quand on se réveille dans cet état-là, on ne demande pas ce qui s’est passé, on se contente de dire qu’on est désolé : on est désolé de ce qu’on a fait et de ce qu’on est, et on ne se comportera plus jamais ainsi, jamais.

Et maintenant, je suis décidée. Je peux remercier Scott : désormais, j’ai trop peur pour sortir acheter à boire au milieu de la nuit. J’ai trop peur pour me laisser aller à nouveau, parce que c’est là que je suis la plus vulnérable.

Je vais devoir être forte, c’est tout.

Mes paupières sont lourdes et ma tête dodeline. Je baisse le son de la télévision pour qu’il ne reste qu’un murmure, je me tourne vers le dossier du canapé, je me recroqueville et je tire la couette au-dessus de ma tête, et je sombre, je le sens, je m’endors, et là… bang ! Je vois le sol se précipiter vers moi et je relève brutalement la tête, j’ai la nausée. Je l’ai vu. Je l’ai vu.

J’étais dans le passage souterrain et il se dirigeait vers moi, une gifle puis son poing levé, des clés entre les doigts, et enfin une douleur intolérable quand le métal cranté s’est fracassé contre mon crâne.


2. Wilma McCann a été la première des treize victimes du tueur en série Peter Sutcliffe, en 1975 ; Pauline Reade a été la première des cinq victimes des tueurs en série Ian Brady et Myra Hindley, en 1963. (N.d.T.)

ANNA

Samedi 17 août 2013

Soir

Je me déteste de pleurer, c’est tellement pathétique. Mais je suis épuisée, ces dernières semaines ont été trop dures pour moi. Et Tom et moi nous sommes encore disputés, immanquablement, au sujet de Rachel.

Ça n’était qu’une question de temps, j’imagine. Ça fait des jours que je me torture pour le petit mot et pour le fait qu’il m’a menti après l’avoir vue. Je n’arrête pas de me répéter que c’est complètement idiot, mais je n’arrive pas à me débarrasser de l’impression qu’il y a quelque chose entre eux. J’y reviens sans cesse, dans ma tête : après tout ce qu’elle lui a fait, ce qu’elle nous a fait, comment pourrait-il ? comment pourrait-il même envisager d’être à nouveau avec elle ? Je veux dire, si on nous mettait côte à côte, pas un homme sur Terre la choisirait, elle, plutôt que moi. Et ce, même sans parler de tous ses problèmes.

Puis je me dis… c’est pourtant ce qui arrive, parfois, non ? Les personnes avec qui on a un passé refusent de nous laisser partir, et on a beau essayer, on est incapable de s’en dépêtrer, de s’en libérer. Peut-être qu’après un certain temps on cesse de lutter.

Elle est passée jeudi, elle a tambouriné à la porte et appelé Tom à grands cris. J’étais furieuse, mais je n’ai pas osé ouvrir. Avoir un enfant vous rend vulnérable, faible. Si j’avais été toute seule, je n’aurais pas hésité à la regarder en face et à l’engueuler. Mais, avec Evie, je ne pouvais pas prendre ce risque. Je n’ai aucune idée de ce qu’elle peut faire.

Je sais pourquoi elle est venue. Elle n’était pas contente que j’aie parlé d’elle à la police. Je parie qu’elle venait pleurnicher auprès de Tom pour qu’il me dise de la laisser tranquille. Elle lui a laissé un mot : « Il faut qu’on parle, appelle-moi au plus vite, c’est important » (et elle a souligné « important » trois fois). Je l’ai mis directement à la poubelle. Un peu plus tard, je l’ai repêché pour le ranger dans le tiroir de ma table de nuit, avec l’horrible e-mail qu’elle a envoyé et que j’ai imprimé, et le carnet de bord que je tiens de tous ses appels et de toutes ses visites. Le carnet de bord du harcèlement. Mes preuves, si j’en ai besoin un jour. J’ai téléphoné à l’inspectrice Riley et je lui ai laissé un message pour lui dire que Rachel était encore venue chez nous. Elle ne m’a toujours pas rappelée.

J’aurais dû parler du mot à Tom, je sais que j’aurais dû, mais je ne voulais pas qu’il se fâche contre moi parce que j’avais contacté la police, alors je l’ai mis dans le tiroir et j’ai croisé les doigts pour que Rachel oublie, comme d’habitude. En vain, bien sûr. Elle l’a appelé ce soir. Quand il a raccroché, il était furieux.

– C’est quoi, ces conneries ? Cette histoire de mot ?

Je lui ai dit que je l’avais jeté.

– Je ne m’étais pas rendu compte que tu aurais envie de le lire, ai-je ajouté. Je pensais que, toi aussi, tu ne voulais plus entendre parler d’elle.

Il a levé les yeux ciel.

– Ce n’est pas la question et tu le sais très bien. Évidemment que je veux qu’elle disparaisse. Mais ce que je ne veux pas, c’est que tu commences à écouter mes conversations et à jeter mon courrier. Tu es…

Il a soupiré.

– Je suis quoi ?

– Rien, c’est simplement… c’est le genre de chose qu’elle faisait.

Ça a été un vrai coup de poing dans le ventre, une trahison. Bêtement, j’ai fondu en larmes et je me suis précipitée dans la salle de bains, à l’étage. J’ai attendu qu’il vienne me réconforter, m’embrasser pour qu’on se réconcilie, comme il le fait d’habitude, mais au bout d’une demi-heure il a crié :

– Je vais à la salle de sport, je reviens dans deux heures.

Et, avant que j’aie pu répondre, j’ai entendu la porte d’entrée se refermer.

Et maintenant, je me retrouve à agir exactement comme elle : je finis la demi-bouteille de rouge qui nous reste du dîner d’hier soir et je fouille son ordinateur. C’est plus facile de comprendre son comportement quand on ressent ce que je ressens en ce moment. Il n’y a rien de plus douloureux, de plus destructeur que le doute.

J’ai fini par trouver son mot de passe : Blenheim. C’était aussi inintéressant que ça, le nom de la rue où on habite. Je n’ai découvert ni e-mails compromettants, ni photos sordides, ni lettres passionnées. Je passe une demi-heure à lire des e-mails professionnels si abrutissants qu’ils en adoucissent même la brûlure de la jalousie, puis je referme le portable et je le range. Je suis très enjouée, maintenant, grâce au vin et au contenu soporifique de l’ordinateur de Tom. J’ai réussi à me rassurer : j’étais bête, voilà tout.

Je monte me brosser les dents – je ne veux pas qu’il sache que j’ai encore bu du vin toute seule –, puis je décide de changer les draps du lit, de vaporiser un peu d’Acqua di Parma sur les oreillers et d’enfiler la nuisette en soie noire qu’il m’a offerte pour mon anniversaire l’an dernier. Comme ça, quand il reviendra, je me ferai pardonner.

Je commence à retirer les draps, quand je manque de trébucher sur un sac noir fourré sous le lit : son sac de sport. Il a oublié son sac de sport. Il est parti depuis une heure et il n’est pas revenu le chercher. J’ai un nœud dans l’estomac. Peut-être qu’il s’est simplement dit : « Et merde », et il a décidé d’aller au pub à la place. Peut-être qu’il a des affaires de rechange dans un casier à la salle de sport. Peut-être qu’il est au lit avec elle en ce moment même.

Je me sens mal. Je me mets à genoux pour fouiller dans le sac. Toutes ses affaires sont là, propres et prêtes, son iPod, les seules baskets qu’il met pour courir. Et autre chose : un téléphone portable. Un téléphone que je n’ai jamais vu.

Je m’assois sur le lit, le téléphone dans la main, et le cœur qui cogne dans la poitrine. Je vais l’allumer, je ne vois pas comment je pourrais résister, et pourtant je suis sûre que je vais le regretter, parce que je ne peux y trouver que des problèmes. On ne garde pas un téléphone portable planqué au fond d’un sac de sport à moins d’avoir quelque chose à cacher. Une voix dans ma tête me souffle : « Repose-le, laisse tomber », mais je n’y arrive pas. J’appuie fort sur le bouton « marche » et j’attends que l’écran s’allume. J’attends et j’attends. Plus de batterie. Une vague de soulagement déferle dans mes veines comme de la morphine.

Je suis soulagée parce que, maintenant, je n’ai pas de moyen de savoir, mais aussi parce qu’un téléphone déchargé, c’est un téléphone dont on ne se sert pas, dont on se fiche, pas le téléphone d’un homme qui entretient une liaison passionnée. Un tel homme garderait ce téléphone sur lui à chaque instant. C’est peut-être un vieux portable qui est là depuis des mois et qu'il ne pense jamais à jeter. Ce n’est peut-être même pas à lui : peut-être qu’il l’a trouvé à la salle de sport, qu’il avait prévu de le donner à l’accueil mais qu’il a oublié ?

Je laisse le lit à moitié défait et je descends dans le salon. Sous la table basse, il y a deux tiroirs pleins du genre de bazar domestique qui s’accumule au fil du temps : des rouleaux de Scotch, des adaptateurs de voyage, des mètres ruban, des kits de couture, et trois chargeurs de téléphone. Le deuxième correspond. Je vais le brancher de mon côté du lit, derrière ma table de nuit. Puis j’attends.

Des heures et des dates, surtout. Non, pas des dates, des jours. « Lundi 15 h ? » « Vendredi 16 h 30. » Parfois, un refus. « Peux pas demain. » « Pas mer. » Rien d’autre. Pas de déclarations d’amour, pas de propositions explicites. Juste des textos, une douzaine environ, tous provenant d’un numéro privé. Il n’y a pas de contacts enregistrés dans le répertoire et on a effacé le journal d’appels.

Je n’ai pas besoin des dates parce que le téléphone les garde en mémoire. Les rendez-vous remontent à des mois. Presque un an. Quand je m’en suis rendu compte, quand j’ai vu que le premier datait de septembre de l’année dernière, j’ai soudain eu une énorme boule dans la gorge. Septembre ! Evie avait six mois. J’avais encore des kilos en trop, j’étais épuisée, j’avais la peau rêche, on ne faisait plus l’amour. Puis je me mets à rire, parce que c’est ridicule, impossible : en septembre, nous étions merveilleusement heureux, amoureux, et fous de notre nouveau bébé. C’est impensable qu’il l’ait revue dans mon dos à cette période, c’est inconcevable qu’ils aient une relation depuis tout ce temps. Je l’aurais su. Ce n’est pas vrai. Ce téléphone ne lui appartient pas.

Et pourtant. Je sors mon carnet du tiroir de ma table de nuit et j’examine les appels pour les comparer avec les rendez-vous planifiés sur le téléphone. Je trouve des appels qui coïncident. Certains ont lieu un ou deux jours avant, certains un ou deux jours après. Certains ne correspondent à rien.

Est-ce qu’il aurait vraiment pu la fréquenter tout ce temps-là, me dire qu’elle le tourmentait et le harcelait, alors que, en réalité, ils prévoyaient de se retrouver et de se voir en cachette ? Mais, dans ce cas, pourquoi aurait-elle appelé aussi souvent sur le téléphone fixe si elle pouvait le contacter sur ce téléphone ? Ça n’a aucun sens. À moins qu’elle n'ait délibérément voulu que je sois au courant ? Qu’elle n'ait voulu semer la pagaille entre nous ?

Tom est parti depuis deux heures, maintenant, il ne va pas tarder à rentrer d'où il est allé. Je refais le lit, je range le carnet et le téléphone dans le tiroir de ma table de chevet, je redescends, je me sers un dernier verre de vin que je bois rapidement. Je pourrais l’appeler, elle. La confronter à ses actes. Mais qu’est-ce que je pourrais dire ? Je ne suis pas vraiment en position de feindre l’indignation. Et je ne suis pas sûre que j’arriverais à supporter le plaisir qu’elle prendrait à m’avouer que, tout ce temps, c’était moi, le dindon de la farce. Ce qu’il a fait avec toi, il le refera avec une autre.

J’entends quelqu’un approcher sur le trottoir et je sais que c’est lui, je reconnais son pas. Je laisse mon verre de vin dans l’évier et je reste là, appuyée au comptoir de la cuisine, le sang tambourinant à mes tempes.

– Coucou, me dit-il en me voyant.

Penaud, il tangue très légèrement.

– Ils servent des bières, maintenant, à la salle de sport ?

Il sourit.

– J’ai oublié mes affaires. Je suis allé au pub.

C’est ce que je pensais. Ou c’est ce qu’il pensait que je penserais ?

Il s’approche un peu plus.

– Qu’est-ce que tu fabriquais ? susurre-t-il, guilleret. Tu as un air coupable.

Il passe les bras autour de ma taille et m’attire contre lui. Son haleine sent la bière.

– Tu faisais des bêtises ?

– Tom…

– Chut, souffle-t-il.

Il m’embrasse sur la bouche, commence à déboutonner mon jean. Il me retourne. Je n’ai pas envie, mais je ne sais pas comment lui dire non, alors je ferme les yeux et je m’efforce de ne pas penser à lui avec elle, j’essaie de repenser à ces premières fois, quand on se précipitait dans la maison vide de Cranham Road, essoufflés, prêts à tout, affamés l’un de l’autre.

Dimanche 18 août 2013

Tôt le matin

Je me réveille en sursaut ; il fait encore sombre. J’ai l’impression d’entendre Evie pleurer, mais, quand je vais la voir, elle dort profondément en serrant bien fort sa couverture dans ses poings fermés. Je me recouche, mais je n’arrive pas à me rendormir. Je n’arrête pas de penser au téléphone dans ma table de nuit. Je jette un coup d’œil à Tom : il est allongé sur le dos, le bras gauche sorti des draps, la tête en arrière. Au rythme de sa respiration, je devine qu’il n’est pas près de se réveiller. Je me glisse hors du lit, j'ouvre le tiroir et je prends le téléphone.

En bas, dans la cuisine, je le tourne et le retourne dans ma main, comme pour me préparer. J’ai envie de savoir, et je n’ai pas envie. J’ai envie d’en être sûre, mais j’ai tellement envie d’avoir tort. Je l’allume. J’appuie longuement sur la touche « un » jusqu’à ce que se déclenche la voix enregistrée du serveur vocal. J’entends que je n’ai pas de nouveaux messages ni de messages sauvegardés. Est-ce que je veux modifier mon annonce d’accueil ? Je raccroche, mais je suis soudain saisie d’une peur irrationnelle que le téléphone se mette à sonner et que Tom l’entende depuis le premier étage, alors j’ouvre la porte coulissante et je sors dans le jardin.

Sous mes pieds, l’herbe est humide, et je respire l’air frais empli du parfum de la pluie et des roses. Le grondement sourd d’un train résonne au loin, mais il ne sera pas au niveau de la maison avant un bout de temps encore. Je marche presque jusqu’au grillage avant de rappeler la boîte vocale : est-ce que je veux modifier mon annonce d’accueil ? Oui. Un bip, un silence, puis sa voix. Sa voix à elle, pas à lui. « Salut, c’est moi, laissez-moi un message. »

Mon cœur s’est arrêté de battre.

Ce n’est pas son téléphone à lui, c’est le sien, à elle.

Je réécoute l’annonce.

« Salut, c’est moi, laissez-moi un message. »

C’est sa voix.

Je n’arrive ni à remuer, ni à respirer. Je réécoute, encore et encore. La gorge serrée, je suis au bord de l’évanouissement, puis je vois la lumière s’allumer à l’étage.

RACHEL

Dimanche 18 août 2013

Tôt le matin

Chaque bribe de souvenir me menait au suivant. J’avais erré dans le noir des jours, des semaines, des mois, et je venais seulement de heurter quelque chose. C’était comme si je m’étais collée à un mur que je suivais du bout des doigts pour avancer de pièce en pièce. Les ombres qui se mouvaient dans ma tête ont enfin commencé à fusionner et, une fois mes yeux habitués à l’obscurité, j’ai réussi à voir.

Pas au tout début. Au tout début, même si cela avait l’air d’un souvenir, j’ai cru que c’était un rêve. Assise sur le canapé, je suis restée presque paralysée par le choc, à me répéter que ce n’était pas la première fois que mes souvenirs me jouaient des tours, que ce n’était pas la première fois que je pensais qu’une scène s’était déroulée d’une certaine manière, alors qu’en réalité les choses s’étaient passées différemment.

Comme la fois où nous étions allés à une fête organisée par un collègue de Tom et que, même si j’étais très saoule, nous avions passé une bonne soirée. Je me souviens d'avoir fait la bise à Clara en partant. C’était l’épouse du collègue en question, une femme adorable, chaleureuse et accueillante. Je me souviens qu’elle m’a dit que nous devions nous revoir ; je me souviens qu’elle a tenu ma main dans la sienne.

Je me le rappelais très clairement, et pourtant ce n’était pas vrai. J’ai su que ce n’était pas vrai dès le lendemain matin, quand Tom m’a tourné le dos alors que j’essayais de lui adresser la parole. Je sais que ce n’est pas vrai parce qu’il m’a dit combien il était déçu et combien il avait honte de mon comportement, parce que j’avais accusé Clara de flirter avec lui et que j’avais agi de façon hystérique et agressive.

Quand je fermais les yeux, j’arrivais à sentir sa main tiède contre ma peau, mais ça n’était pas arrivé, en réalité. En réalité, Tom avait dû presque me porter hors de la maison tandis que je criais et hurlais tout le long du chemin, et que la pauvre Clara restait terrée dans la cuisine.

Alors quand j’ai fermé les yeux, quand j’ai sombré dans ce semi-rêve et que je me suis retrouvée dans le passage, oui, j’arrivais bien à sentir le froid et à retrouver l’odeur rance du souterrain, j’arrivais à percevoir une silhouette qui venait vers moi, vibrant de rage, le poing levé, mais ce n’était pas vrai. La terreur que je ressentais n’était pas réelle. Et quand l’ombre m’a frappée et m’a abandonnée là, au sol, en pleurs et en sang, ce n’était pas réel non plus.

Sauf que si, ça l’était. C’est si troublant que je peine à y croire, mais, alors que je regarde le soleil se lever, j’ai l’impression de voir un brouillard se dissiper. Il m’a menti. Ce n’était pas mon imagination, quand je l’ai vu me frapper. Je m’en souviens. Tout comme je me souviens d'avoir dit au revoir à Clara après la fête, avec sa main tenant la mienne. Tout comme je me souviens de ma peur, assise par terre à côté de ce club de golf – et je sais maintenant, je suis certaine que ce n’est pas moi qui l’ai brandi.

Je ne sais pas quoi faire. Je cours à l’étage, j’enfile un jean et des baskets, et je redescends au rez-de-chaussée. Je compose leur numéro, le téléphone fixe, je laisse sonner deux fois, puis je raccroche. Je ne sais pas quoi faire. Je me prépare un café que je laisse refroidir, je compose le numéro de l’inspectrice Riley, et je raccroche immédiatement. Elle ne me croira pas. Je le sais.

Je sors et marche jusqu’à la gare. Nous sommes dimanche, le premier train ne passera pas avant une bonne demi-heure, alors il ne me reste rien d’autre à faire que m’asseoir là, sur un banc, à osciller sans relâche entre l’incrédulité et le désespoir.

Tout n’est que mensonge. Ce n’était pas mon imagination, quand je l’ai vu me frapper. Ni quand je l’ai vu s’éloigner de moi rapidement, les poings serrés. Je l’ai vu se retourner, crier. Je l’ai vu redescendre la rue avec une femme, je l’ai vu monter en voiture avec elle. Ce n’était pas mon imagination. C’est alors que je comprends que c’est très simple, en réalité, tellement simple. Je me souviens, oui, mais j’ai mélangé deux souvenirs. J’ai introduit l’image d’Anna, qui s’éloignait de moi dans sa robe bleue, dans un autre scénario : Tom et une femme qui montent dans une voiture. Parce que, bien sûr, cette femme n’était pas vêtue d’une robe bleue, elle portait un jean et un T-shirt rouge. C’était Megan.


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