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La fille du train
  • Текст добавлен: 9 октября 2016, 03:55

Текст книги "La fille du train"


Автор книги: Paula Hawkins



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D’ici une seconde ou deux, il allait me demander ce que j’avais fabriqué pendant une heure, et je n’avais rien à lui répondre.

– Et vous n’êtes finalement pas allée voir votre ex-mari. Alors qu’avez-vous fait à Witney pendant cette heure-là ?

– Je me suis un peu promenée.

Il a attendu de voir si je comptais développer. J’ai hésité à lui dire que j’étais allée dans un pub, mais ç’aurait été idiot – c’est facile à vérifier. Il aurait voulu connaître le nom du pub, et si j’y avais parlé à quelqu’un. Tout en réfléchissant à ce que je devrais lui dire, je me suis rendu compte que je n’avais même pas songé à demander pourquoi il voulait savoir où j’étais samedi soir. En soi, ça devait déjà sembler suspect. Ça devait me donner l’air coupable de quelque chose.

– Est-ce que vous avez parlé à quelqu’un ? m’a-t-il interrogé comme s’il lisait dans mes pensées. Est-ce que vous êtes entrée dans une boutique, un bar… ?

– J’ai parlé à un homme dans la gare ! me suis-je soudain exclamée, presque triomphante, comme si cela prouvait quoi que ce soit. Mais pourquoi voulez-vous savoir tout ça ? Qu’est-ce qui se passe ?

Le capitaine sembla se détendre sur sa chaise.

– Vous avez peut-être entendu parler de cette jeune femme qui a disparu, une habitante de Witney, Blenheim Road pour être précis, à quelques maisons de celle de votre ex-mari. Nous avons fait du porte-à-porte pour demander aux gens s’ils se souvenaient de l’avoir vue ce soir-là, ou s’ils avaient vu ou entendu quelque chose d’inhabituel. Et votre nom a surgi au cours de cette enquête.

Il est resté quelques instants silencieux, le temps de me laisser digérer l’information.

– On vous a aperçue dans Blenheim Road ce soir-là, vers l’heure à laquelle madame Hipwell, la femme disparue, a quitté son domicile. Madame Anna Watson nous a dit qu’elle vous avait vue dans la rue, près de la maison de madame Hipwell, et non loin de chez elle. Elle a ajouté que vous agissiez de manière étrange, et que cela l’avait inquiétée. Tant inquiétée, d’ailleurs, qu’elle avait hésité à appeler la police.

Mon cœur s’est emballé tel un oiseau pris au piège. J’étais incapable de parler car, à ce moment, je ne voyais plus que ma propre image, à terre dans le passage souterrain, du sang sur les mains. Du sang sur les mains ! Le mien ? C’était forcément le mien. J’ai levé la tête et, en croisant le regard de Gaskill, j’ai su qu’il fallait que je dise quelque chose pour l’empêcher de lire dans mes pensées.

– Je n’ai rien fait, ai-je dit. Rien. Je voulais… je voulais juste voir mon mari.

– Votre ex-mari, m’a de nouveau corrigée Gaskill.

Il a sorti de sa poche une photographie pour me la montrer. C’était Megan.

– Avez-vous vu cette femme samedi soir ? a-t-il demandé.

J’ai longuement examiné le cliché. C’était irréel de l’avoir ainsi sous les yeux, la jolie blonde que j’avais observée, dont j’avais construit et déconstruit la vie dans ma tête. C’était un portrait en gros plan, pris par un professionnel. Elle avait des traits un peu plus grossiers que ce que j’avais imaginé, pas aussi raffinés que la Jess de mon esprit.

– Madame Watson ? Est-ce que vous l’avez vue ?

Je ne savais pas. Honnêtement. Et je ne sais toujours pas.

– Je ne crois pas, ai-je répondu.

– Vous ne croyez pas ? Alors c’est possible ?

– Je… je ne suis pas sûre.

– Est-ce que vous aviez bu, samedi soir ? a-t-il demandé. Avant d’aller à Witney, est-ce que vous aviez bu ?

J’ai senti la chaleur m’envahir à nouveau le visage.

– Oui.

– Madame Watson – Anna Watson – nous a raconté qu’elle pensait que vous étiez ivre, quand elle a vous a vue devant chez elle. Est-ce que c’était le cas ?

– Non, ai-je dit, en prenant soin de garder les yeux fermement fixés sur le capitaine pour ne pas croiser le regard de Cathy. J’avais pris un ou deux verres dans l’après-midi, mais je n’étais pas ivre.

Gaskill a soupiré, comme si je venais de le décevoir. Il a jeté un coup d’œil à Boutons-dans-le-Cou avant de revenir à moi. Avec une lenteur calculée, il s’est levé et a repoussé la chaise à sa place, sous la table.

– Si un détail sur la soirée de samedi vous revenait, quoi que ce soit qui puisse nous être utile, appelez-moi, d’accord ? a-t-il repris en me tendant une carte de visite.

Sur le départ, Gaskill a salué Cathy d’un signe de tête, l’air sombre, et je me suis laissée retomber sur le canapé. Les battements de mon cœur ont commencé à se calmer, puis se sont à nouveau emballés quand je l’ai entendu m’interpeller une dernière fois :

– Vous travaillez dans les relations publiques, c’est bien ça ? Chez Huntingdon Whitely ?

– Oui, c’est ça, ai-je répondu, Huntingdon Whitely.

Il va vérifier, et il va savoir que j’ai menti. Je ne peux pas le laisser découvrir ça lui-même. Il faut que je le lui dise.

Alors c’est que je vais faire, ce matin. Je vais me rendre au poste de police et je vais tout avouer. Je vais lui dire que j’ai perdu mon emploi il y a des mois, que j’étais très saoule samedi soir et que je n’ai aucune idée de l’heure à laquelle je suis rentrée. Je vais lui dire ce que j’aurais dû lui dire hier soir : qu’il cherche dans la mauvaise direction. Je vais lui dire que je crois que Megan Hipwell avait une liaison.

Soir

La police pense que je ne suis qu’une petite fouineuse friande d’histoires sordides. Que je suis une harceleuse, une tarée, une malade mentale. Je n’aurais jamais dû aller au poste. Je n’ai fait qu’empirer ma situation et je ne crois pas avoir été d’une grande aide pour Scott, alors que c’était pour ça que j’y allais. Il a besoin de mon aide, parce qu’il est évident que la police le soupçonne d’avoir fait quelque chose à Megan, et je sais que ce n’est pas vrai, parce que je le connais. Je le sens, même si ça semble dingue. J’ai vu la manière dont il se comporte avec elle. Il ne lui ferait jamais le moindre mal.

Bon, d’accord, ce n’était pas uniquement pour aider Scott que je suis allée au poste. Il y avait cette histoire de mensonge à désamorcer – quand j’ai dit que je travaillais chez Huntingdon Whitely.

Ça m’a pris un temps fou pour trouver le courage d’entrer. J’ai manqué de faire demi-tour et rentrer chez moi une bonne dizaine de fois, mais j’ai fini par me décider. J’ai demandé à l’agent assis à l’accueil si je pouvais parler au capitaine Gaskill, et il m’a indiqué une salle d’attente étouffante, où j’ai patienté plus d’une heure avant qu’on vienne me chercher. À ce moment-là, j’étais en sueur et je tremblais comme quelqu’un qui monte à l’échafaud. On m’a emmenée dans une autre pièce, encore plus petite et étouffante, sans fenêtre et sans un brin d’air. On m’a laissée seule dix minutes de plus avant que Gaskill arrive, accompagné d’une femme, elle aussi en civil. Gaskill m’a saluée poliment ; il ne semblait pas surpris de me voir. Il m’a présenté l’autre personne, l’inspectrice Riley. Elle est plus jeune que moi, grande et mince avec des cheveux bruns, et jolie avec ses traits bien dessinés, qui lui font comme une tête de renard. Elle ne m’a pas rendu mon sourire.

Nous nous sommes assis tous les trois et personne ne disait rien – ils se contentaient de me regarder en attendant que je commence.

– Je me suis souvenue de l’homme, ai-je dit. Je vous ai dit que j’avais parlé à un homme à la gare. Je peux vous le décrire.

Riley a levé très légèrement les sourcils et a changé de position sur son siège.

– Il était de taille moyenne, de corpulence moyenne, avec des cheveux qui tiraient sur le roux. J’ai glissé dans l’escalier et il m’a rattrapée par le bras.

Gaskill s’est penché en avant, les coudes sur la table, les mains croisées devant sa bouche.

– Il portait… je crois qu’il portait une chemise bleue.

Ce n’est pas tout à fait vrai. Je me souviens bien d’un homme, et je suis quasiment sûre qu’il avait des cheveux roux, et, quand j’étais dans le train, je crois qu’il m’a souri, peut-être un sourire méchant. Il me semble qu’il est descendu à Witney, et il a dû me parler. Il est possible que j’aie glissé sur une marche. J’en ai le souvenir, mais je ne suis pas certaine que ce dernier appartienne à la soirée de samedi ou à un autre moment – au cours de ces dernières années, il y a eu beaucoup de chutes et beaucoup d’escaliers. Je n’ai aucune idée de ce qu’il portait.

Les deux policiers n’ont pas eu l’air très convaincus par mon histoire. Riley a secoué imperceptiblement la tête. Gaskill a posé ses mains devant lui, paume vers le haut.

– D’accord. C’est juste ça que vous êtes venue me dire, madame Watson ? a-t-il demandé.

Il n’y avait pas de trace de colère dans sa voix, elle était même plutôt encourageante. Je préférerais que Riley s’en aille. Lui, j’arriverais à lui parler, à lui faire confiance.

– Je ne travaille plus chez Huntingdon Whitely, ai-je dit.

– Ah ?

Il s’est mieux installé sur sa chaise, soudain intéressé.

– Je suis partie il y a trois mois. Ma colocataire, enfin, ma logeuse… je ne lui ai pas dit. Je suis à la recherche d’un nouveau travail. Je ne voulais pas qu’elle soit au courant parce que je savais qu’elle se ferait du souci pour le loyer. J’ai un peu d’argent de côté, j’ai de quoi le payer, mais… Bref, je vous ai menti hier au sujet de mon travail, et j’en suis désolée.

Riley s’est penchée en avant et m’a adressé un sourire pincé.

– Je vois. Vous ne travaillez plus chez Huntingdon Whitely. Vous ne travaillez pas, donc ? Vous êtes sans emploi ?

J’ai acquiescé.

– D’accord. Et… vous n’êtes pas inscrite au chômage ?

– Non.

– Et votre… colocataire, elle n’a pas remarqué que vous n’alliez plus au travail tous les jours ?

– Non, j’y vais. Enfin, je ne vais pas au bureau, mais je vais à Londres, comme avant, à la même heure et tout, pour que… pour qu’elle ne se doute de rien.

Riley a jeté un coup d’œil à Gaskill, qui est resté concentré sur mon visage, un léger froncement de sourcils.

– Ça a l’air bizarre, je sais bien…

Je n’ai pas fini ma phrase parce que, quand on l’explique à voix haute, ça n’a pas l’air bizarre, non, ça a l’air dément.

– Bien. Donc vous faites semblant d’aller au travail tous les jours ? m’a demandé Riley.

Elle avait les sourcils froncés, elle aussi, comme si elle s’inquiétait pour moi. Comme si elle pensait que j’étais folle à lier. Je n’ai pas répondu, je n’ai pas hoché la tête, rien, j’ai gardé le silence.

– Est-ce que je peux vous demander pourquoi vous avez quitté votre emploi, madame Watson ?

Ça n’aurait servi à rien de mentir. S’ils n’avaient pas prévu de contacter mon ancien employeur avant aujourd’hui, je pouvais être sûre qu’ils allaient le faire après cette conversation.

– On m’a virée.

– Vous avez été renvoyée, a appuyé Riley, une note de satisfaction dans la voix.

De toute évidence, c’était la réponse à laquelle elle s’attendait.

– Et pour quelle raison ?

J’ai poussé un petit soupir, et je me suis adressée à Gaskill :

– Est-ce que c’est vraiment important ? Quel intérêt de savoir pourquoi j’ai quitté mon travail ?

Gaskill n’a pas répondu, trop occupé à examiner des notes que Riley avait glissées devant lui sur la table, mais il a secoué très légèrement la tête. Riley a changé de sujet.

– Madame Watson, je voudrais vous parler de samedi soir.

J’ai jeté un coup d’œil à Gaskill, comme pour dire « Nous avons déjà eu cette discussion ! », mais il était encore plongé dans ses papiers.

– D’accord, ai-je dit.

Je n’arrêtais pas de lever la main jusqu’à ma tête pour tâter ma blessure. Je n’arrivais pas à m’en empêcher.

– Dites-moi pourquoi vous êtes allée à Blenheim Road samedi soir. Pourquoi vouliez-vous parler à votre ex-mari ?

– Je ne pense pas que ça vous regarde.

Et, avant qu’elle ait le temps d’ajouter autre chose, j’ai repris :

– Est-ce que je pourrais avoir un verre d’eau ?

Gaskill s’est levé et a quitté la pièce, ce qui n’était pas vraiment ce que j’avais espéré. Riley n’a rien dit, elle a continué de me dévisager, l’ombre d’un sourire sur les lèvres. Incapable de soutenir son regard, j’ai baissé les yeux vers la table, puis j’ai examiné la pièce autour de moi. Je savais que c’était une tactique : elle gardait le silence pour me mettre si mal à l’aise que je me sentirais obligée de dire quelque chose, même si je n’en avais pas envie.

– Nous avions des choses à régler, ai-je répondu. Des affaires privées.

C’était beaucoup trop pompeux, j’avais l’air ridicule. Riley a soupiré. Je me suis mordu la lèvre, décidée à ne rien dire de plus tant que Gaskill ne serait pas revenu dans la pièce. Au moment où il est entré pour poser un verre d’eau trouble devant moi, Riley a pris la parole :

– Des affaires privées ? a-t-elle répété.

– Tout à fait.

Riley et Gaskill ont échangé un regard. Je ne savais pas si c’était de l’irritation ou de l’amusement. Je sentais la sueur s’accumuler sur ma lèvre supérieure. J’ai pris une gorgée d’eau ; elle avait un goût de poussière. Gaskill a trié les papiers devant lui avant de les mettre de côté, comme s’il n’en avait plus besoin, ou comme si ce qui y figurait ne l’intéressait pas tant que ça.

– Madame Watson, la… hum… la nouvelle femme de votre ex-mari, madame Anna Watson, nous a communiqué son inquiétude à votre sujet. Elle nous a confié que vous l’importunez, elle, que vous importunez son mari, que vous venez chez eux à l’improviste, qu’à une occasion…

Gaskill s’est à nouveau penché sur ses notes, mais Riley l’a interrompu :

– Qu’à une occasion vous êtes entrée par effraction chez monsieur et madame Watson, et que vous avez pris leur bébé, leur nouveau-née.

Un trou noir s’est ouvert au milieu de la pièce pour m’engloutir.

– Ce n’est pas vrai ! me suis-je écriée. Je n’ai pas pris… Ça ne s’est pas passé comme ça, c’est faux. Je n’ai pas… je ne l’ai pas prise.

Mes nerfs ont lâché à ce moment-là, je me suis mise à trembler et à pleurer, et j’ai dit que je voulais partir. Riley a repoussé sa chaise pour se lever, elle a haussé les épaules à l’intention de Gaskill, puis elle a quitté la pièce. Gaskill m’a tendu un mouchoir.

– Vous pouvez partir quand vous voulez, madame Watson. C’est vous qui êtes venue nous voir.

Il m’a souri, un sourire désolé. Je l’ai beaucoup aimé, à cet instant, j’ai eu envie de lui prendre la main pour la serrer, mais je me suis retenue, parce que ç’aurait été bizarre.

– Je pense que vous avez encore des choses à me dire, a-t-il ajouté.

Et je l’ai aimé encore plus, parce qu’il a dit « me », et pas « nous ». Il s’est levé et m’a accompagnée jusqu’à la porte.

– Vous devriez peut-être faire une pause, vous dégourdir les jambes. Allez vous prendre quelque chose à manger. Quand vous serez prête, vous pourrez revenir tout me raconter.

Je comptais laisser tomber et rentrer chez moi. En marchant vers la gare, j’étais prête à tourner le dos à toute cette histoire. Puis j’ai repensé à ce trajet en train chaque jour, à ces allers et retours sur cette ligne qui s’arrête devant leur maison, la maison de Megan et Scott. Et s’ils ne la retrouvaient jamais ? Je passerais le restant de ma vie à me demander (et je sais que ce n’est pas très probable, mais quand même) si j’aurais pu l’aider en racontant ce que je savais. Et si Scott était accusé de lui avoir fait du mal parce que la police ne découvrirait jamais l’existence de A ? Et si elle était en ce moment même chez A, ligotée à la cave, blessée, ensanglantée, ou même enterrée au fond du jardin ?

J’ai fait ce qu’avait proposé Gaskill, j’ai acheté un sandwich jambon-fromage et une bouteille d’eau dans une épicerie, et je suis allée jusqu’au seul parc de Witney, un misérable petit bout de terrain entouré de maisons des années trente, et presque exclusivement constitué d’une aire de jeux sur un sol bétonné. Je me suis installée sur un banc au bord pour regarder les mères et les nounous gronder leurs protégés quand ils mettaient du sable dans leur bouche. Il y a quelques années, c’était mon rêve de venir ici – pas pour avaler un sandwich jambon-fromage entre deux interrogatoires de police, évidemment –, je rêvais de venir avec mon bébé. Je pensais à la poussette que j’achèterais, aux heures que je passerais chez Baby Gap ou Toys’R’Us, à examiner les vêtements minuscules si mignons et les jouets d’éveil. Je songeais au jour où je viendrais m’asseoir là, mon heureux événement sur les genoux.

Mais ce jour n’est pas venu. Aucun docteur n’a su m’expliquer pourquoi je ne peux pas tomber enceinte. Je suis jeune, en bonne santé, et je ne buvais pas tant que ça à l’époque où on essayait. Le sperme de mon mari était dynamique et abondant. Mais ça n’est pas venu. Je n’ai pas subi la douleur d’une fausse couche, je ne suis juste pas tombée enceinte. Nous avons fait une tentative de FIV, une seule, car nous n’avions pas les moyens de recommencer. Comme tout le monde nous en avait avertis, c’était une expérience pénible, et ça a échoué. Mais personne ne m’avait dit que ça nous briserait. Et pourtant. Ou plutôt, ça m’a brisée, moi, et en retour je nous ai brisés.

Quand on est stérile, on n’a jamais le loisir de l’oublier. Pas quand on atteint la trentaine. Mes amis avaient des enfants, des amis d’amis avaient des enfants, j’étais constamment assaillie de grossesses, de naissances, et de fêtes de premier anniversaire. On m’en parlait en permanence. Alors, quand est-ce que ça allait être enfin mon tour ? Au bout d’un moment, notre impossibilité d’avoir des enfants est devenue un sujet normal à aborder à table, le dimanche midi, et pas juste entre Tom et moi, mais de manière générale. Ce qu’on essayait, ce qu’on devrait faire, est-ce que je pensais vraiment que c’était une bonne idée de reprendre un verre de vin ? J’étais encore jeune, j’avais encore du temps devant moi, mais l’échec m’a enveloppée comme un linceul, il m’a submergée, m’a entraînée vers les profondeurs, et j’ai fini par abandonner tout espoir. Je me suis mise à en vouloir à ces gens qui semblaient estimer que c’était ma faute, que c’était moi qui faillissais à mon devoir. Mais, comme l’a montré la vitesse à laquelle Tom est parvenu à mettre Anna enceinte, il n’y a jamais eu de souci du côté de sa virilité à lui. J’avais tort de suggérer que nous étions tous deux responsables ; c’était moi, le problème.

Ma meilleure amie depuis l’université, Lara, a eu deux enfants en l’espace de deux ans, d’abord un garçon, puis une fille. Je ne les aimais pas. Je ne voulais pas entendre parler d’eux. Je ne voulais pas être dans la même pièce qu’eux. Au bout d’un moment, Lara a cessé de me parler. Au travail, une collègue m’a raconté (nonchalamment, comme si elle parlait de se faire enlever l’appendice ou les dents de sagesse) qu’elle avait avorté récemment, un avortement médicamenteux, et que c’était bien moins traumatisant que l’avortement chirurgical qu’elle avait subi quand elle était à la fac. Après cela, je ne pouvais plus lui adresser la parole, j’arrivais à peine à la regarder. L’atmosphère s’est tendue au bureau, les gens s’en sont rendu compte.

Tom ne l’a pas vécu de la même manière. Ce n’était pas de son fait, et, de toute façon, il n’avait pas le même besoin d’enfant que moi. Il voulait être père, oui ; je suis sûre qu’il rêvassait parfois à l’idée de jouer au ballon avec son fils dans le jardin, ou de porter sa fille sur ses épaules en se promenant dans le parc. Mais il pensait que notre vie serait formidable, même sans enfants. On est heureux, me disait-il souvent, pourquoi ne pourrait-on pas continuer à être heureux, tout simplement ? Il a commencé à m’en vouloir. Il n’a jamais compris comment je pouvais ressentir à ce point le manque de quelque chose que je n’avais jamais eu.

Dans mon malheur, je me suis sentie très seule. Je me suis isolée, alors j’ai bu, un peu, puis un peu plus, et ça m’a rendue plus solitaire encore, parce que personne n’aime passer du temps avec une saoularde. J’ai bu et j’ai perdu, j’ai perdu et j’ai bu. J’aimais mon travail, mais je n’avais pas non plus un métier passionnant, et même si ça avait été le cas… Soyons francs, encore aujourd’hui, la valeur d’une femme se mesure à deux choses : sa beauté ou son rôle de mère. Je ne suis pas belle, et je ne peux pas avoir d’enfant. Je ne vaux rien.

Je ne peux pas dire que mes problèmes d’alcool ne viennent que de tout cela. Je ne peux pas les mettre sur le compte de mes parents ou de mon enfance, d’un oncle pédophile ou d’une terrible tragédie. C’est ma faute. Je buvais déjà, de toute façon, j’ai toujours aimé boire. Mais je suis devenue plus triste, et la tristesse, au bout d’un moment, c’est ennuyeux – pour la personne qui est triste et pour tous ceux qui l’entourent. Puis je suis passée de quelqu’un qui aime boire à alcoolique, et il n’y a rien de plus ennuyeux que ça.

Ça va mieux, maintenant, question enfants, depuis que je suis seule. J’ai bien été obligée. J’ai lu des livres et des articles, et j’ai compris que je devais l’accepter pour avancer. Il y a des solutions, il y a de l’espoir. Si je me reprenais en main et si j’arrêtais de boire, je pourrais peut-être adopter. Et j’ai à peine trente-quatre ans, ce n’est pas encore la fin. Je vais mieux qu’il y a quelques années, quand il pouvait m’arriver de partir du supermarché en abandonnant mon chariot dans les rayons s’il y avait trop de mamans avec leurs enfants ; je n’aurais jamais pu venir dans un parc comme celui-ci, m’asseoir près du terrain de jeux et regarder des bambins potelés descendre le toboggan. Il y a eu des fois, quand j’étais au plus bas, quand l’envie me dévorait pire que jamais, où j’ai cru que j’allais perdre la tête.

Et c’est peut-être ce qui s’est passé, un temps. La fois dont ils m’ont parlé, au poste, j’étais peut-être bien folle, ce jour-là. C’est quelque chose que Tom a dit qui m’a fait basculer dans une spirale infernale. Quelque chose qu’il a écrit, d’ailleurs : je l’ai lu sur Facebook ce matin-là. Ce n’était pas un choc, je savais qu’elle allait avoir un bébé, il me l’avait dit, et je l’avais vue, elle, et j’avais aperçu le fameux rideau rose dans la chambre d’amis. Alors je savais que ce jour viendrait. Mais j’avais toujours imaginé ce bébé comme son bébé à elle. Jusqu’au jour où j’ai vu cette photo de lui qui tenait sa fille dans les bras et qui la dévorait des yeux en souriant. Sous la photo, il avait écrit : « Alors c’est pour ça que vous en faites toute une histoire ! Je ne pensais pas être capable d’aimer autant. C’est le plus beau jour de ma vie ! » Je l’ai imaginé écrire ces mots – conscient que j’allais voir ces lignes et qu’elles m’achèveraient, et les écrire tout de même. Il s’en fichait. Les parents se fichent de tout, à part de leurs enfants. Ceux-ci sont pour eux le centre du monde, la seule chose qui compte vraiment. Plus personne d’autre n’a d’importance, ni la souffrance, ni le bonheur des autres, plus rien n’est réel.

J’étais en colère. Désespérée. Peut-être que j’ai voulu me venger. Peut-être que j’ai voulu leur montrer que mon désespoir était réel. Je ne sais pas. J’ai fait quelque chose de stupide.

Deux heures plus tard, je suis revenue au poste. J’ai demandé à parler à Gaskill seul, mais il a dit qu’il voulait que Riley soit présente. Je l'ai aimé un peu moins après ça.

– Je ne suis pas entrée par effraction, ai-je dit. J’y suis allée, c’est vrai, je voulais parler à Tom. Personne n’a répondu quand j’ai sonné…

– Alors comment êtes-vous entrée ? m’a demandé Riley.

– La porte était ouverte.

– La porte d’entrée était ouverte ?

J’ai soupiré.

– Non, bien sûr que non. La porte de derrière, la porte coulissante qui mène au jardin.

– Et comment êtes-vous entrée dans le jardin ?

– Je suis passée par-dessus la barrière, je savais que…

– Alors vous êtes passée par-dessus la barrière pour accéder à la maison de votre ex-mari ?

– Oui. On avait… Avant, il y avait toujours un double de la clé caché derrière la maison, au cas où l’un de nous oublierait la sienne. Mais je ne voulais pas entrer par effraction, je vous assure, je voulais juste parler à Tom. J’ai cru que… que la sonnette ne marchait pas, peut-être.

– C’était en plein milieu de la journée, un jour de semaine, non ? Pourquoi croyiez-vous que votre ex-mari serait chez lui ? Est-ce que vous aviez téléphoné avant ? a demandé Riley.

– Mais bon Dieu ! vous allez me laisser finir, oui ? me suis-je écriée.

Elle a secoué la tête et repris le même sourire qu’avant, comme si elle me connaissait, comme si elle pouvait lire en moi.

– Je suis passée par-dessus la barrière, ai-je repris en tâchant de calmer ma voix. J’ai frappé à la porte vitrée, qui était entrouverte. Personne n’a répondu. J’ai passé la tête à l’intérieur et j’ai appelé Tom. Encore une fois, personne n’a répondu, mais j’ai entendu un bébé pleurer. Je suis entrée et j’ai vu Anna…

– Madame Watson ?

– Oui. J’ai vu madame Watson endormie sur le canapé. Le bébé était dans sa nacelle, elle pleurait – elle hurlait, même, elle était toute rouge. De toute évidence, ça faisait un bon moment qu’elle pleurait.

En prononçant ces mots, je me rends compte que j’aurais dû leur dire que j’entendais le bébé pleurer depuis la rue, et que c’était pour ça que j’avais fait le tour de la maison. J’aurais eu l’air moins folle.

– Alors, le bébé est en train de crier, sa mère est juste à côté, mais elle ne se réveille pas ? demande Riley.

– Oui.

Elle a les coudes sur la table, ses mains devant la bouche, et je n’arrive pas à bien voir son expression, mais je sais qu’elle pense que je mens.

– Je l’ai prise dans mes bras pour la réconforter. C’est tout. Je l’ai prise pour la calmer.

– Sauf que ce n’est pas tout, n’est-ce pas ? Parce que, quand Anna s’est réveillée, vous n’étiez plus là, n’est-ce pas ? Vous étiez au niveau du grillage, près de la voie ferrée.

– Elle ne s’est pas arrêtée de pleurer tout de suite, ai-je répondu. Je l’ai bercée mais elle continuait de geindre, alors je suis allée marcher dehors avec elle.

– Près de la voie ferrée ?

– Dans le jardin.

– Est-ce que vous aviez l’intention de faire du mal à l’enfant des Watson ?

Je me suis levée d’un bond. Oui, je sais, c’était un peu théâtral comme geste, mais je voulais qu’ils voient – que Gaskill voie – que j’étais scandalisée par cette suggestion.

– Je ne suis pas venue pour entendre ce genre de chose, mais pour vous parler de l’autre homme ! Pour vous aider ! Et maintenant… De quoi est-ce que vous m’accusez, exactement ? De quoi ?

Gaskill est resté impassible, peu impressionné par mes cris. Il m’a fait signe de me rasseoir et a pris la relève :

– Madame Watson – l’autre… euh… madame Watson, Anna – a mentionné votre nom au cours de notre enquête sur Megan Hipwell. Elle a dit que vous aviez déjà agi de manière imprévisible, voire instable, par le passé. Elle a mentionné cet incident avec son enfant. Elle nous a dit que vous les harceliez tous les deux, son mari et elle, et que vous continuiez d’appeler chez eux régulièrement.

Il s’est penché un instant sur ses notes.

– Presque chaque soir, d’ailleurs. Que vous refusiez d’accepter la fin de votre relation…

– C’est complètement faux ! ai-je insisté.

Et là, j’étais honnête. Oui, j’appelais encore Tom de temps en temps, mais pas chaque soir, c’était très exagéré. Mais je commençais à me dire que Gaskill n’était peut-être pas de mon côté, après tout, et j’ai senti les larmes me monter aux yeux.

– Pourquoi n’avez-vous pas changé de nom ? m’a alors demandé Riley.

– Pardon ?

– Vous portez toujours le nom de famille de votre mari. Pourquoi ? Si un homme me quittait pour une autre femme, je crois que je voudrais me débarrasser de son nom. Je n’aurais aucune envie de le partager avec ma remplaçante…

– Eh bien, je suis peut-être au-dessus de ça, moi.

Ce qui est faux. Je déteste qu’elle s’appelle Anna Watson.

– Bien sûr. Et la bague ? Celle que vous avez autour du cou, au bout d’une chaîne ? Est-ce que c’est votre alliance ?

– Non, ai-je menti. C’est… elle appartenait à ma grand-mère.

– Ah oui ? D’accord. Bon, je dois vous dire que, en ce qui me concerne, votre comportement tend à suggérer que, comme l’a sous-entendu madame Watson, vous refusez de passer à autre chose et d’accepter que votre ex a une nouvelle famille.

– Je ne vois pas…

– … ce que ça a à voir avec Megan Hipwell ? a complété Riley. Eh bien, voilà : le soir de la disparition de Megan, vous avez été aperçue par plusieurs témoins dans la rue où elle habite. Vous, une femme instable qui boit trop. Si on garde à l’esprit qu’il y a une ressemblance physique entre Megan et madame Watson…

– Elles ne se ressemblent absolument pas !

Cette suggestion m’a mise hors de moi. Jess n’a rien à voir avec Anna. Megan n’a rien à voir avec Anna.

– Elles sont toutes les deux blondes, minces, petites, très pâles de peau…

– Alors quoi ? J’aurais attaqué Megan Hipwell en croyant que c’était Anna ? C’est l’idée la plus stupide que j’aie jamais entendue, ai-je craché.

Mais je sens la bosse sur ma tête me lancer à nouveau et la soirée de samedi reste un noir complet.

– Est-ce que vous saviez qu'Anna Watson connaissait Megan Hipwell ? m’a demandé Gaskill, et j’en suis restée bouche bée.

– Je… quoi ? Non, elles ne se connaissent pas.

Riley a souri un instant avant de reprendre son sérieux.

– Et pourtant si. Megan a été la nounou des Watson en…

Elle jette un coup d’œil à ses notes.

– … en août et septembre de l’année dernière.

Je ne sais pas quoi dire. Je n’arrive pas à l’imaginer : Megan dans ma maison, avec elle, avec son bébé.

– La coupure que vous avez à la lèvre, est-ce que ça date de votre accident de l’autre jour ? a dit Gaskill.

– Oui. Je me suis mordue en tombant, je crois.

– Et ça s’est produit où, cet accident ?

– À Londres, Theobald's Road. Près du quartier de Holborn.

– Et pourquoi étiez-vous là-bas ?

– Pardon ?

– Que faisiez-vous en plein centre de Londres ?

J’ai haussé les épaules.

– Je vous l’ai déjà dit, ai-je répondu froidement. Ma colocataire ignore que j’ai perdu mon emploi. Alors je vais à Londres, comme d’habitude, et je passe la journée à la bibliothèque, à chercher du travail et à réécrire mon CV.

Riley a secoué la tête, peut-être incrédule, ou songeuse : comment peut-on tomber aussi bas ?

J’ai repoussé ma chaise pour me préparer à partir. J’en avais assez qu’on me parle ainsi, qu’on me fasse passer pour une imbécile, ou une folle. Il était temps de jouer mon joker.

– Je ne sais vraiment pas pourquoi nous parlons de tout ça, ai-je déclaré. Je pensais que vous auriez mieux à faire, comme d’enquêter sur la disparition de Megan Hipwell, par exemple. J’imagine que vous avez déjà interrogé son amant ?


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