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La fille du train
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Автор книги: Paula Hawkins



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RACHEL

Dimanche 4 août 2013

Matin

Le cauchemar dont je me réveille ce matin est différent : dans celui-là, j’ai fait quelque chose de mal, mais je ne sais pas ce que c’est, tout ce que je sais, c’est que c’est irréparable. Tout ce que je sais, c’est que Tom me déteste, qu’il ne veut plus me parler, qu’il a raconté à tous les gens que je connais les choses terribles que j’ai faites, et que, maintenant, ils ont tous pris parti contre moi : mes anciens collègues, mes amis, même ma mère. Ils m’observent avec dégoût, mépris, et personne ne m’écoute, personne ne me laisse l’opportunité de dire à quel point je suis désolée. Je me sens affreusement mal, coupable, mais je suis incapable de retrouver ce que j’ai pu faire. Au réveil, je sais que ce rêve doit venir d’un ancien souvenir, d’une transgression passée – peu importe laquelle, désormais.

Hier, après être descendue du train, je suis restée dans les alentours de la gare pendant quinze bonnes minutes pour vérifier s’il était sorti du train avec moi (l’homme aux cheveux roux), mais je ne l’ai pas vu. Je n’arrêtais pas de penser que je l’avais sûrement manqué, qu’il était là, quelque part, à guetter le moment où je repartirais chez moi pour pouvoir me suivre. Je songeais à quel point j’aurais aimé pouvoir courir à la maison, et que Tom soit là à m’attendre. Que quelqu’un soit là à m’attendre.

Sur le chemin du retour, je me suis arrêtée acheter du vin.

Quand je suis rentrée, l’appartement était vide, et j’ai eu le sentiment qu’on venait de le quitter, comme si j’avais failli croiser Cathy à quelques minutes près, mais un petit mot sur le plan de travail m’annonçait qu’elle était sortie déjeuner avec Damien à Henley et qu’elle ne rentrerait pas avant dimanche soir. J’étais nerveuse, effrayée. Je me suis mise à passer de pièce en pièce pour prendre des objets puis les reposer. Quelque chose ne tournait pas rond, et j’ai fini par me rendre compte que c’était moi.

La façon dont le silence résonnait dans mes oreilles ressemblait à des voix, alors je me suis servie un verre de vin, puis un autre, et j’ai téléphoné à Scott. Je suis tombée tout de suite sur sa messagerie : une annonce venue d’une autre vie, la voix assurée d’un homme actif avec une épouse magnifique qui l’attend à la maison. Après quelques minutes, j’ai rappelé. On a décroché, mais sans dire un mot.

– Allô ?

– Qui est-ce ?

– C’est Rachel. Rachel Watson.

– Oh.

Du bruit derrière lui, des voix, une femme. Sa mère, peut-être.

– Vous… j’ai manqué votre appel, ai-je ajouté.

– Non… non. Je vous ai téléphoné ? Oh. Par erreur.

Il semblait agité.

– Non, mets-le là.

Il m’a fallu un instant pour comprendre que ce n’était pas à moi qu’il s’adressait.

– Je suis désolée, ai-je repris.

– Oui.

Il parlait d’un ton plat, égal.

– Vraiment désolée.

– Merci.

– Est-ce que… est-ce que vous aviez besoin de discuter ?

– Non, j’ai dû vous appeler par erreur, a-t-il répondu, avec plus de conviction, cette fois.

– Oh.

Je sentais bien qu’il avait envie de raccrocher. Je savais que j’aurais dû le laisser à sa famille, à son chagrin. Je le savais, mais je n’en ai rien fait.

– Vous connaissez Anna ? ai-je demandé. Anna Watson ?

– Qui ça ? La femme de votre ex ?

– Oui.

– Non. Enfin, pas vraiment. Megan… Megan a fait un peu de baby-sitting pour elle, l’an dernier. Pourquoi vous me demandez ça ?

Je ne sais pas pourquoi j’ai demandé ça. Je ne sais pas.

– Pourrait-on se voir ? ai-je encore dit. Je voudrais vous parler de quelque chose.

– De quoi ? a-t-il dit, agacé. Ce n’est pas le moment idéal.

Blessée par son sarcasme, je m’apprêtais à raccrocher quand il a repris :

– La maison ne désemplit pas, pour l’instant. Demain ? Passez chez moi demain après-midi.

Soir

Il s’est coupé en se rasant : il a du sang sur la joue et le col. Il a les cheveux mouillés et sent le savon et l’après-rasage. Il me salue d’un hochement de tête et me fait signe d’entrer, mais il ne prononce pas un mot. Dans la maison plongée dans l’obscurité, il fait chaud, les volets sont fermés dans le salon et les rideaux sont tirés devant les portes-fenêtres qui mènent au jardin. Il y a des Tupperware entassés partout dans la cuisine.

– Tout le monde m’apporte à manger, explique Scott.

Il m’indique une chaise pour que je m’assoie à la table, mais lui reste debout, les bras ballants.

– Vous vouliez me dire quelque chose ?

Il est en pilotage automatique, il ne me regarde pas dans les yeux. Abattu.

– Je voulais vous parler d’Anna Watson, de… Je ne sais pas. Qu’est-ce que vous savez de sa relation avec Megan ? Est-ce qu’elles s’appréciaient ?

Il fronce les sourcils, pose les mains sur le dossier de la chaise devant lui.

– Non. Je veux dire… ce n’est pas qu’elles ne s’appréciaient pas. Mais elles ne se connaissaient pas très bien. Elles n’avaient pas de relation.

Ses épaules semblent s’affaisser encore plus, il est épuisé.

– Pourquoi vous me posez ces questions ?

Il faut que je lui avoue.

– Je l’ai vue. Je crois que je l’ai vue, à la sortie du passage souterrain, près de la gare. Je l’ai vue ce soir-là… le soir où Megan a disparu.

Il secoue légèrement la tête comme pour comprendre ce que je viens de dire.

– Pardon ? Vous l’avez vue. Vous étiez… Où étiez-vous ?

– J’étais là. J’allais voir… voir Tom, mon ex-mari, mais je…

Il ferme les yeux et se frotte le front.

– Attendez une minute. Vous étiez là et vous avez vu Anna Watson ? Et… ? Je sais qu’Anna était là. Elle habite à quelques maisons d’ici et elle a dit à la police qu’elle était allée à la gare vers dix-neuf heures, mais qu’elle ne se souvenait pas d'avoir vu Megan.

Ses mains agrippent le dossier et je sens qu’il est en train de perdre patience.

– Qu’est-ce que vous voulez dire, exactement ?

– J’avais bu, je réponds, le visage rougissant d’une honte familière. Je ne me rappelle pas tout, mais j’ai la sensation que…

Scott lève une main.

– Ça suffit. Je n’ai pas envie d’entendre la suite. Vous avez un problème avec votre ex, avec la nouvelle femme de votre ex, c’est clair. Et ça n’a rien à voir avec moi, ni avec Megan, pas vrai ? Bon Dieu ! et vous n’avez pas honte ? Vous savez que la police m’a encore interrogé ce matin, au poste ?

Il appuie si fort sur la chaise que je crains qu’elle ne se brise, et je me prépare au craquement.

– Et vous, vous venez me raconter vos conneries. Je suis désolé que votre vie soit une telle merde, mais, croyez-moi, à côté de la mienne, c’est une partie de plaisir. Alors, si ça ne vous ennuie pas…

Et d’un mouvement sec de la tête, il me désigne la porte d’entrée.

Je me lève. Je me sens bête, ridicule. Et, oui, j’ai honte.

– Je voulais juste vous aider, je voulais…

– Vous ne pouvez rien faire, d’accord ? Rien. Personne ne peut m’aider. Ma femme est morte, et la police pense que je l’ai tuée.

Sa voix enfle, et des taches de couleur apparaissent sur ses joues.

– Ils pensent que je l’ai tuée.

– Mais… Kamal Abdic…

La chaise heurte le mur de la cuisine si fort qu’un des pieds vole en éclats. Effrayée, je bondis en arrière, mais Scott a à peine bougé. Ses bras ont repris leur place le long de son corps, les poings serrés. Je distingue les veines sous sa peau.

– Kamal Abdic, répond-il entre ses dents, n’est plus considéré comme un suspect.

Bien qu’il parle d’un ton égal, je vois qu’il lutte pour se contenir. Je sens la colère vibrer dans tout son corps. Je voudrais me diriger vers la porte, mais il se tient entre elle et moi, et il bloque le peu de lumière qui entre dans la pièce.

– Vous savez ce qu’il leur a dit ? demande-t-il, alors qu’il se retourne pour ramasser la chaise.

Bien sûr que non, je songe, mais une nouvelle fois je me rends compte que ce n’est pas vraiment à moi qu’il parle.

– Kamal a plein d’histoires à raconter. Kamal a dit que Megan était malheureuse, que j’étais un mari jaloux qui la gardait sous sa coupe, que je… Comment il a tourné ça, au fait ? Ah oui, que j’exerçais une « violence psychologique » sur Megan.

Il crache ces mots d’un air dégoûté.

– Kamal dit que Megan avait peur de moi.

– Mais il est…

– Et ce n’est pas le seul. Sa copine, là, Tara. Elle a dit à la police que Megan lui demandait parfois de la couvrir, que Megan voulait qu’elle me mente au sujet de l’endroit où elle se trouvait, de ce qu’elle faisait.

Il repose la chaise à sa place, devant la table, mais elle tombe. Je fais un pas vers l’entrée, mais, soudain, il me regarde.

– Je suis un homme coupable, dit-il, le visage pétri d’angoisse. Je suis pratiquement déjà condamné.

Il donne un coup de pied dans la chaise cassée et s’assoit sur une des trois restantes. Je reste debout, hésitante. Me taire ou relancer ? Il reprend la parole, la voix si basse que je peux à peine l’entendre.

– Elle avait son téléphone dans sa poche.

Je m’approche de lui.

– Il y avait un message dedans, que je lui avais écrit. La dernière chose que je lui aurai dite, les derniers mots qu’elle aura lus, c’était : « Va te faire foutre avec tes mensonges, salope. »

Il laisse retomber son menton sur sa poitrine, et ses épaules commencent à se soulever. Je suis assez près pour le toucher. Je lève une main et, tremblante, je pose doucement les doigts sur sa nuque. Il ne se dégage pas.

– Je suis désolée, dis-je.

Et c’est sincère, car, si je suis choquée par ces mots, choquée d’imaginer qu’il a pu lui parler ainsi, je sais ce que c’est que d’aimer quelqu’un et de malgré tout lui dire des choses terribles, dans un accès de colère ou d’angoisse.

– Un texto, dis-je, ce n’est pas suffisant. Si c’est tout ce qu’ils ont…

– Mais ce n’est pas tout, pas vrai ?

Il se redresse et se débarrasse de ma main d’un mouvement d’épaules. Je refais le tour de la table pour me rasseoir en face de lui. Il ne me regarde pas.

– J’ai un mobile. Je ne me suis pas comporté… je n’ai pas réagi de la bonne manière quand elle est partie. Je n’ai pas paniqué assez tôt. Je ne l’ai pas appelée assez vite.

Il a un rire amer.

– D’après Kamal Abdic, je présentais les signes avant-coureurs d’un mari violent.

C’est à ce moment qu’il lève les yeux, qu’il me voit, et qu’une lueur apparaît. Un espoir.

– Vous… vous pouvez parler à la police. Leur dire que c’est un mensonge, qu’il ment. Vous pouvez au moins donner un autre point de vue, leur dire que je l’aimais, que nous étions heureux.

Je sens une vague de panique m’envahir. Il pense que je peux l’aider. Il place ses espoirs en moi, et tout ce que j’ai à lui offrir, c’est un mensonge, rien qu’une saleté de mensonge.

– On ne me croira pas, dis-je faiblement. On ne me croit pas. Je ne suis pas un témoin fiable.

Le silence entre nous enfle et emplit la pièce. Une mouche furibonde vole contre les portes-fenêtres. Scott tripote la petite croûte de sang sur sa joue, j’entends ses ongles gratter sa peau. Je repousse ma chaise, les pieds crissent sur le carrelage, et il me regarde.

– Vous étiez là, dit-il, comme si l’information que je lui ai donnée il y a un quart d’heure venait seulement d’arriver à son cerveau. Vous étiez à Witney le soir de la disparition de Megan ?

Sa voix peine à passer par-dessus le vacarme du sang qui tape contre mes tempes. J’acquiesce.

– Pourquoi vous ne l’avez pas dit à la police ?

Sa mâchoire se remet à tressauter.

– Ils le savent. Je le leur ai dit. Mais je n’étais pas… Je n’ai rien vu. Je ne me souviens de rien.

Il se lève et se dirige vers les portes-fenêtres pour ouvrir les rideaux. La lumière du soleil est aveuglante. Scott me tourne le dos, les bras croisés.

– Vous étiez ivre, reprend-il d’un ton détaché. Mais vous devez bien vous souvenir de quelque chose. Forcément. Et c’est pour ça que vous revenez sans cesse ici, n’est-ce pas ?

Il se retourne pour me faire face.

– C’est ça, non ? La raison pour laquelle vous n’arrêtez pas de me contacter. Vous savez quelque chose.

Il prononce ces derniers mots comme un fait : pas une question, ni une accusation, ni une théorie.

– Est-ce que vous avez aperçu sa voiture ? demande-t-il alors. Une Opel Corsa bleue. Vous l’avez vue ?

Je secoue la tête et il lève les bras au ciel, frustré.

– Pas si vite ! prenez le temps de réfléchir. Qu’est-ce que vous avez vu ? Vous avez vu Anna Watson, mais ça ne veut rien dire. Vous avez vu… Allez ! qui avez-vous vu ?

Je cligne des yeux, éblouie par le soleil, et je tâche désespérément de remettre les morceaux du puzzle en place, mais rien ne me revient. Rien de réel, rien qui puisse aider. Rien que je puisse énoncer à voix haute. Je me suis disputée. Ou peut-être que j’ai été témoin d’une dispute. J’ai glissé sur les marches de la gare, et un homme aux cheveux roux m’a relevée. Je crois qu’il a été gentil avec moi, mais maintenant j’ai peur quand je pense à lui. Je sais que je me suis ouvert le front, que j’avais une coupure sur la lèvre et des bleus sur les bras. Je crois me souvenir que je suis allée dans le passage souterrain. Il y faisait sombre. J’étais effrayée, perdue. J’ai entendu des voix. J’ai entendu quelqu’un appeler Megan. Non, ça, c’était un rêve. Ce n’était pas réel. Je me souviens du sang. Du sang sur ma tête, du sang sur mes mains. Je me souviens d’Anna. Je ne me souviens pas de Tom. Je ne me souviens ni de Kamal, ni de Scott, ni de Megan.

Il m’observe et attend que j’aie quelque chose à dire, une miette de réconfort à lui jeter, mais je n’ai rien.

– Ce soir-là, ajoute-t-il. Le moment-clé.

Il se rassoit à la table, plus près de moi, dos à la fenêtre. Je distingue une fine pellicule de transpiration sur son front et sa lèvre supérieure, et il frissonne, comme s’il avait de la fièvre.

– C’est à ce moment-là que ça s’est passé. La police pense que c’était à ce moment-là. Ils n’ont pas les moyens d’en être sûrs…

Sa voix s’éteint, puis il reprend :

– Ils n’ont pas les moyens d’en être sûrs, à cause de l’état du… du corps.

Il prend une grande inspiration.

– Mais ils pensent que ça a eu lieu ce soir-là. Ou peu après.

Il est de nouveau en pilotage automatique, à parler à la pièce comme si je n’étais pas là. J’écoute en silence tandis qu’il explique la cause du décès, un traumatisme crânien. Son crâne a été fracturé en divers endroits. Pas d’agression sexuelle, en tout cas ils n’ont pas pu le déceler avec certitude, compte tenu de l’état dans lequel on l’a retrouvée. Trop abîmée.

Quand il revient à lui, à moi, c’est la peur que je lis dans ses yeux, le désespoir.

– Si vous vous rappelez quoi que ce soit, il faut me le dire. Essayez de vous souvenir, Rachel, s’il vous plaît.

Entendre mon nom franchir ses lèvres me retourne l'estomac, je me sens terriblement mal.

Dans le train, sur le chemin du retour, je repense à ce qu’il a dit, et je me demande si c’est vrai. Est-ce que la raison pour laquelle je n’arrive pas à abandonner cette histoire est quelque part dans ma tête ? Y aurait-il une information que j’ai désespérément besoin de transmettre ? Je sais que je ressens quelque chose pour lui, quelque chose que je ne peux pas nommer et que je ne devrais pas ressentir. Mais est-ce qu’il y aurait plus ? S’il y a quelque chose dans ma tête, alors peut-être que quelqu’un peut m’aider à l’en faire sortir. Quelqu’un comme un psychiatre. Un psychologue. Quelqu’un comme Kamal Abdic.

Mardi 6 août 2013

Matin

J’ai à peine dormi. Je suis restée éveillée toute la nuit à y penser, à tourner et retourner l’idée dans tous les sens dans mon esprit. Est-ce bête, inconscient, inutile ? Dangereux ? Je ne sais pas ce que je fais. J’ai pris rendez-vous hier matin pour voir le docteur Kamal Abdic. J’ai appelé son cabinet, j’ai eu une réceptionniste à qui j’ai demandé à le voir lui, personnellement. Peut-être que c’est mon imagination, mais j’ai trouvé qu’elle semblait surprise. Elle a dit qu’il pouvait me recevoir mardi, aujourd’hui, à seize heures trente. Si vite ? La bouche sèche, j’ai répondu que cela me convenait. La séance coûte soixante-quinze livres. Les trois cents livres de ma mère ne vont pas me durer bien longtemps.

Depuis que j’ai pris rendez-vous, je n’arrive plus à penser à autre chose. J’ai peur, mais je suis excitée, aussi. Je ne peux pas le nier : une partie de moi trouve l’idée de rencontrer Kamal palpitante. Après tout, tout cela a commencé avec lui : je ne l’ai qu’entraperçu, et ma vie a pris un tour inattendu, elle est sortie de ses rails. Au moment où je l’ai vu embrasser Megan, tout a changé.

Et j’ai besoin de le voir. J’ai besoin de faire quelque chose, parce que la police ne s’intéresse qu’à Scott. On l’a encore interrogé hier. Bien sûr, la police refuse de confirmer, mais, sur Internet, on trouve des images de Scott entrant dans le commissariat, sa mère à ses côtés. Sa cravate était trop serrée, on aurait dit qu’elle l’étranglait.

Tout le monde y va de son hypothèse. Les journaux estiment que la police essaie d’être plus prudente, qu’ils ne peuvent pas se permettre une nouvelle arrestation précipitée. On parle d’une enquête bâclée, on suggère qu’un changement d’équipe est nécessaire. Sur Internet, on raconte des choses terribles sur Scott, des théories dingues, immondes. On voit des captures d’écran de sa première intervention télévisée où, en larmes, il demandait le retour de sa femme, et, à côté, des images d’assassins qui sont également apparus aux informations, en pleurs, lorsqu’ils semblaient eux aussi désemparés par la disparition d’un être cher. C’est horrible, inhumain. Je ne peux que prier pour qu’il ne tombe jamais sur ces choses-là. Ça lui briserait le cœur.

Alors, c’est peut-être bête ou inconscient, mais je vais rencontrer Kamal Abdic, car, contrairement à tous ceux qui tirent des conclusions hâtives, moi, j’ai vu Scott. J’ai été assez proche de lui pour le toucher, je le connais, et ce n’est pas un meurtrier.

Soir

Je chancelle en montant les marches de la gare de Corly. Ça fait des heures que je tremble ainsi, ça doit être l’adrénaline, mon cœur refuse de ralentir. Le train est bondé. Je n’ai pas la moindre chance de trouver un siège là-dedans, ce n’est pas comme d’embarquer à Euston, alors je me tiens debout, au milieu de la voiture. C’est de la torture. Je m’applique à respirer calmement, en fixant mes pieds. J’essaie d’analyser ce que je ressens.

De l’exultation, de la peur, de la confusion, et de la culpabilité. Surtout de la culpabilité.

Ce n’était pas ce que j’avais imaginé.

Le temps de me rendre au cabinet, j’avais réussi à me mettre dans un état de terreur absolue. J’étais convaincue qu’un seul regard lui suffirait pour savoir que je savais, pour me voir comme une menace. J’avais peur de dire ce qu’il ne fallait pas, peur de ne pas parvenir à m’empêcher de prononcer le nom de Megan pour une raison ou une autre. Puis je suis entrée dans une salle d’attente, banale, ennuyeuse, et j’ai parlé à une réceptionniste d’une trentaine d’années qui a noté mes coordonnées sans vraiment me prêter attention. Je suis allée m’asseoir et j’ai attrapé un exemplaire de Vogue que j’ai feuilleté de mes doigts tremblotants. J’essayais de me concentrer sur l’épreuve qui m’attendait, tout en m’attachant à manifester la même lassitude que les autres patients.

Il y en avait deux autres : un homme d’une vingtaine d’années qui lisait quelque chose sur son téléphone, et une femme plus âgée qui regardait ses pieds d’un air sombre, sans jamais lever les yeux, même quand la réceptionniste l’a appelée. Elle s’est levée et est partie d’un pas traînant, elle savait où aller. J’ai attendu cinq minutes, dix. Je sentais ma respiration se faire plus difficile. Il faisait chaud dans la salle d’attente, et il n’y avait pas le moindre courant d’air, ce qui me donnait l’impression que je n’avais pas assez d’oxygène pour emplir mes poumons. J’ai cru que j’allais m’évanouir.

Puis une porte s’est ouverte brusquement et un homme est entré, et, avant même d’avoir eu le temps de bien le voir, j’ai su que c’était lui. Je l’ai su de la même manière que j’avais su que ce n’était pas Scott la première fois que je l’avais vu, quand il n’était rien de plus qu’une ombre fondant sur elle – une simple impression de grande taille, de mouvements amples, mesurés. Il m’a tendu une main.

– Madame Watson ?

J’ai levé les yeux pour croiser son regard, et j’ai senti une décharge électrique me parcourir jusqu’en bas du dos. J’ai glissé ma main dans la sienne. Elle était chaude, sèche et immense, elle enveloppait entièrement la mienne.

– S’il vous plaît, a-t-il dit en me faisant signe de le suivre dans son bureau.

Je me suis exécutée et, sur ce court trajet, je me suis sentie mal, prise de vertiges. Je marchais dans ses pas. Elle avait fait tout cela. Elle s’était assise en face de lui dans le fauteuil qu’il venait de m’indiquer, il avait probablement calé les mains sous son menton comme il le faisait cet après-midi, et il avait probablement hoché la tête de la même manière en lui disant :

– Bien, de quoi avez-vous envie de me parler, aujourd’hui ?

Tout en lui donnait une impression de chaleur : sa main, quand je l’avais serrée, ses yeux, le ton de sa voix. J’ai examiné son visage à la recherche d’indices, de signes de la brute sauvage qui avait ouvert le crâne de Megan, de l’ombre du réfugié traumatisé qui avait perdu sa famille. Je n’ai rien vu. Et, un instant, je me suis oubliée. J’ai oublié d’avoir peur de lui. Assise là, je ne paniquais plus. J’ai dégluti, j’ai essayé de me souvenir de ce que j’avais à dire, et je l’ai dit. Je lui ai raconté que j’avais des problèmes de boisson depuis quatre ans, que mon alcoolisme m’avait coûté mon mariage et mon emploi, que, de toute évidence, il me coûtait ma santé, et que je craignais qu’il ne finisse par me coûter la raison.

– Je ne me souviens pas de certaines choses, ai-je dit. Je perds connaissance et j’oublie où je suis allée et ce que j’ai fait. Parfois, je me demande si j’ai fait ou dit des choses affreuses, et je ne m’en souviens pas. Et si… si quelqu’un me dit quelque chose que j’ai fait, ça ne me ressemble pas. Je n’ai pas l’impression que ça ait pu être moi qui aie fait ces choses-là. Et c’est tellement dur de se sentir responsable de quelque chose dont on ne se souvient pas. Alors je ne me sens jamais assez coupable. Je me sens mal, mais ce que j’ai fait, c’est… c’est en dehors de moi. C’est comme si ça ne m’appartenait pas vraiment.

J’ai sorti ces mots, j’ai étalé toute cette vérité à ses pieds après quelques minutes à peine en sa présence. J’étais prête à en parler, j’attendais de pouvoir confier tout cela à quelqu’un. Mais ça n’aurait pas dû être lui. Il m’a écoutée, ses yeux ambrés posés sur moi, les mains jointes, sans un mouvement. Il n’a pas balayé la pièce du regard, il n’a pas pris de notes. Il a écouté. Puis, imperceptiblement, il a hoché la tête et a dit :

– Vous voudriez assumer ce que vous avez fait, mais c’est difficile, parce que vous avez du mal à vous sentir responsable de quelque chose dont vous ne pouvez pas vous souvenir ?

– Oui, c’est ça, c’est exactement ça.

– Bien. Quels sont les moyens que nous avons d’assumer les conséquences ? Vous pourriez vous excuser ; même si vous ne vous rappelez pas avoir commis les fautes en question, ça ne signifie pas que vos excuses, et le sentiment qui motive vos excuses, ne seraient pas sincères.

– Mais je voudrais le ressentir. Je voudrais me sentir… plus mal.

C’est étrange à dire, mais c’est pourtant ce que je ressens. Je ne me sens pas assez mal. Je sais de quoi je suis responsable, je sais les choses terribles que j’ai faites, même si je ne me souviens pas des détails, mais je me sens détachée de ces actes. En marge.

– Vous pensez que vous devriez vous sentir plus mal que vous ne vous sentez déjà ? Que vous ne vous sentez pas suffisamment coupable de vos erreurs ?

– Oui.

Kamal a secoué la tête.

– Rachel, vous m’avez dit que vous aviez perdu votre mariage, que vous aviez perdu votre emploi… Vous ne pensez pas que c’est une punition suffisante ?

J’ai secoué la tête à mon tour. Il s’est légèrement redressé dans son fauteuil.

– Je crois que vous êtes peut-être trop dure envers vous-même.

– Non.

– D’accord. Très bien. Est-ce qu’on pourrait revenir un peu en arrière ? Au moment où vos problèmes ont commencé. Vous avez dit que ça avait démarré il y a… quatre ans ? Vous pouvez me parler de cette époque ?

J’ai résisté. Je n’étais pas complètement envoûtée par la chaleur de sa voix, la douceur de son regard. Je n’étais pas complètement fichue. Je n’allais pas me mettre à lui raconter toute la vérité. À lui dire à quel point j’avais voulu un enfant. Je lui ai dit que mon couple s’était effondré, que j’étais déprimée, et que j’avais toujours bu facilement, mais que, là, ça avait dégénéré.

– Votre couple s’est effondré, c’est-à-dire… vous avez quitté votre mari, ou il vous a quitté, ou… vous vous êtes quittés ?

– Il a eu une aventure, ai-je dit. Il a rencontré une autre femme et il est tombé amoureux d’elle.

Il a hoché la tête et attendu que je continue.

– Mais ce n’était pas sa faute. C’était la mienne.

– Pourquoi dites-vous cela ?

– Eh bien, mes soucis de boisson ont commencé avant…

– Alors ce n’est pas l’infidélité de votre mari qui les a déclenchés ?

– Non, j’avais déjà commencé, et c’est ça qui l’a poussé à partir, c’est pour ça qu’il a arrêté de…

Kamal n’a rien dit pour m'inciter à finir, il m’a laissée tranquille, et a attendu que je dise les mots à voix haute :

– C’est pour ça qu’il a arrêté de m’aimer.

Je me déteste d’avoir pleuré devant lui. Je ne comprends pas pourquoi j’ai si facilement baissé ma garde. Je n’aurais pas dû aborder de vrais sujets. J’aurais dû venir avec de faux problèmes à lui servir, un personnage imaginaire. J’aurais dû mieux me préparer.

Je me déteste d’avoir cru, l’espace d’un instant, qu’il compatissait. Parce qu’il m’a regardée comme si c’était le cas, pas comme s’il avait pitié de moi, mais comme s’il me comprenait, comme si j’étais quelqu’un qu’il voulait aider.

– Mais alors, Rachel, vous avez commencé à boire avant que votre mariage s’effondre. Est-ce que vous arriveriez à mettre le doigt sur une raison sous-jacente ? Bien sûr, tout le monde ne le peut pas. Pour certaines personnes, il n’y a qu’une sorte de glissement vers la dépression ou l’addiction. Est-ce que c’était quelque chose de précis, en ce qui vous concerne ? un deuil, une épreuve particulière ?

J’ai secoué la tête et haussé les épaules. Je ne comptais pas lui parler de ça. Je ne lui parlerai pas de ça.

Il a patienté quelques instants puis jeté un rapide coup d’œil à l’horloge posée sur son bureau.

– Nous reprendrons la prochaine fois, peut-être ? a-t-il dit.

Puis il m’a souri et cela m’a glacée.

Tout en lui est chaud, ses mains, ses yeux, sa voix, tout sauf son sourire. On décèle le tueur en lui dès qu’il montre les dents. Des nœuds dans l’estomac, le pouls battant à une vitesse effrénée, j’ai quitté son bureau sans serrer sa main tendue. Je ne pouvais supporter l’idée de le toucher.

Je comprends, vraiment. Je vois ce que Megan a vu en lui, et ce n’est pas seulement sa beauté saisissante. Il est calme et rassurant, une douce patience émane de sa personne. Quelqu’un d’innocent, de trop confiant ou trop perdu pourrait ne pas voir à travers tout cela, ne pas se rendre compte que, sous cette surface paisible, un loup est tapi. Je comprends. Pendant près d’une heure, j’ai été sous son charme. Je me suis laissée aller à m’ouvrir à lui. J’ai oublié qui il était. J’ai trahi Scott, j’ai trahi Megan, et je m’en sens coupable.

Mais, plus que tout, je me sens coupable parce que j’ai envie d’y retourner.

Mercredi 7 août 2013

Matin

Je l’ai encore fait, le rêve où j’ai fait quelque chose de mal, où tout le monde se ligue contre moi, se range du côté de Tom. Où je suis incapable de m’expliquer ou de m’excuser, parce que je ne sais pas ce que j’ai fait. Dans ces quelques instants entre le rêve et l’éveil, je repense à une vraie dispute d’il y a longtemps – quatre ans –, après l’échec de notre première et seule tentative de FIV, alors que je voulais réessayer. Tom m’avait répondu que nous n’avions pas assez d’argent, et je n’avais pas remis en cause son argument. Je savais qu’il avait raison : nous avions un important prêt immobilier à rembourser, et il avait des dettes à éponger, à cause d’un mauvais investissement dans lequel son père l’avait entraîné quelques années plus tôt. Je devais m’y résoudre. Il ne me restait qu’à espérer qu’un jour nous aurions assez d’économies pour un nouvel essai et, entre-temps, ravaler les larmes brûlantes qui me montaient instantanément aux yeux chaque fois que je voyais une inconnue au ventre rond, ou qu’on m’annonçait l’heureux événement de quelqu’un d’autre.

C’est à peu près deux mois après avoir découvert que la FIV avait échoué qu’il m’a parlé de son week-end. Las Vegas, quatre nuits, pour aller voir un combat de boxe et relâcher la pression. Rien que lui et deux ou trois copains d’avant, des gens que je n’avais jamais rencontrés. Ça coûtait une fortune ; je le sais parce que j’ai vu le reçu du billet d’avion et de la chambre d’hôtel dans sa boîte de réception. Je n’ai aucune idée du prix qu’avaient coûté les billets pour le match, mais j’imagine que ça ne devait pas être donné. Ça n’aurait pas suffi à payer une deuxième FIV, mais ç'aurait été un début. On a eu une affreuse dispute à ce sujet. Je ne me souviens pas des détails, parce que j’avais bu tout l’après-midi pour me préparer à cette discussion et, quand elle a enfin commencé, forcément, elle s’est terriblement mal déroulée. Je me souviens de sa froideur, le lendemain, de son refus de m’adresser la parole. Je me souviens qu’il m’a raconté, d’un ton plat et déçu, ce que j’avais fait et dit, que j’avais brisé notre photo de mariage dans son cadre, que je lui avais hurlé qu’il était trop égoïste, que je l’avais traité de mari raté, de minable. Je me souviens à quel point je me suis détestée, ce jour-là.

J’ai eu tort, évidemment que j’ai eu tort de lui dire ces choses-là, mais aujourd’hui, ce qui me vient à l’esprit, c’est que ma colère n’était pas injustifiée. J’avais tous les droits d’être en colère, non ? Nous essayions d’avoir un bébé, n’aurions-nous pas dû accepter de faire des sacrifices ? J’aurais donné un bras pour avoir un enfant. N’aurait-il pas pu se passer d’un week-end à Las Vegas ?

Je reste allongée un moment dans mon lit, à repenser à tout ça, puis je me lève et je décide de partir me promener, parce que, si je ne fais rien, je vais avoir envie d’aller à l’épicerie. Je n’ai pas bu depuis dimanche et je sens la lutte que cela engendre en moi : le désir d’un peu d’euphorie et le besoin de me changer les idées affrontent le vague sentiment que j’ai déjà accompli une partie du travail et que ce serait dommage d’abandonner maintenant.


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