355 500 произведений, 25 200 авторов.

Электронная библиотека книг » Paula Hawkins » La fille du train » Текст книги (страница 11)
La fille du train
  • Текст добавлен: 9 октября 2016, 03:55

Текст книги "La fille du train"


Автор книги: Paula Hawkins



сообщить о нарушении

Текущая страница: 11 (всего у книги 24 страниц)

RACHEL

Lundi 22 juillet 2013

Soir

Et maintenant, j’attends. C’est insoutenable, cette incertitude, la lenteur avec laquelle tout est destiné à se mouvoir. Mais il n’y a rien de plus à faire.

J’avais raison, ce matin, quand j’ai senti cet effroi. Mais j’ignorais de quoi je devais avoir peur.

Pas de Scott. Quand il m’a attirée à l’intérieur, il a dû voir la terreur dans mes yeux, car il m’a presque aussitôt lâchée. Avec ses yeux fous et ses cheveux en bataille, il a semblé se recroqueviller pour échapper à la lumière.

– Qu’est-ce que vous faites là ? Il y a des photographes et des journalistes partout autour de la maison. Je ne peux pas laisser n’importe qui venir chez moi. Ils vont raconter… ils essaieront… Ils feront tout pour avoir des images, pour pouvoir…

– Il n’y a personne dehors, ai-je dit.

Pour être honnête, je n’avais pas vraiment regardé. Il aurait pu y avoir des journalistes tapis dans leurs voitures, à l’affût du moindre mouvement.

– Qu’est-ce que vous faites là ? a-t-il répété.

– J’ai appris la nouvelle… C’était dans le journal ce matin. Je voulais juste savoir… Est-ce que c’est lui ? l’homme qu’ils ont arrêté ?

Il a hoché la tête.

– Oui. Tôt ce matin. La policière qui me tient au courant de l’avancement de l’enquête, Riley, elle est venue me le dire, mais elle n’avait pas l’autorisation de… Ils n’ont pas voulu me dire pourquoi. J’imagine qu’ils ont découvert quelque chose, mais ils ne veulent pas me dire ce que c’est. Je sais simplement que ce n’est pas elle. Je sais qu’ils ne l’ont pas trouvée.

Il s’est assis dans l’escalier et a serré ses bras autour de lui. Son corps entier s’est retrouvé pris de tremblements.

– Je ne supporte pas ça. D’attendre que le téléphone sonne. Quand il sonnera, qu’est-ce qu’on va m’annoncer ? Le pire ? Est-ce qu’on me dira…

Sa voix s’est éteinte, et il a relevé les yeux comme s’il se rendait tout juste compte de ma présence.

– Pourquoi êtes-vous venue ici ?

– Je voulais… je pensais que vous ne voudriez pas être seul.

Il m’a regardée comme si j’étais folle.

– Je ne suis pas seul.

Il s’est levé et m’a bousculée pour rejoindre le salon. Je suis restée là un instant, sans savoir si je devais le suivre ou partir, jusqu’à ce qu’il me crie :

– Vous voulez un café ?

Il y avait une femme dans le jardin, en train de fumer. Grande, avec des cheveux poivre et sel, elle était élégamment vêtue d’un pantalon noir et d’un chemisier blanc boutonné jusqu’au col. Elle faisait les cent pas sur la terrasse, mais, dès qu’elle m’a aperçue, elle s’est arrêtée, a jeté d’une chiquenaude sa cigarette sur les dalles, puis l’a écrasée du bout du pied.

– Vous êtes de la police ? m’a-t-elle demandé, dubitative, en rentrant dans la cuisine.

– Non, je…

– Maman, je te présente Rachel Watson, est intervenu Scott. C’est la femme qui m’a contacté pour me parler d’Abdic.

Elle a acquiescé lentement, comme si l’explication de Scott ne la renseignait pas vraiment ; elle m’a examinée rapidement de la tête aux pieds puis des pieds à la tête.

– Oh.

– Je voulais, euh…

Je n’avais pas de bonne raison d’expliquer ma venue. Je ne pouvais pas non plus lui dire : « Je voulais juste savoir. Je voulais voir. »

– Eh bien, Scott vous est très reconnaissant de vous être manifestée. Comme vous vous en doutez, maintenant, nous attendons qu’on nous explique exactement ce qui se passe.

Elle a fait un pas vers moi, m’a prise par le coude et gentiment fait pivoter vers la porte d’entrée. J’ai jeté un regard à Scott, mais il était tourné vers le jardin, les yeux fixés sur quelque chose dehors, au-delà de la voie ferrée.

– Merci d’être passée, madame Watson. Nous vous sommes vraiment très reconnaissants.

Puis je me suis retrouvée sur le pas de la porte, et cette dernière s’est rapidement refermée derrière moi. C’est en levant les yeux que je les ai vus : Tom poussant un landau, avec Anna à ses côtés. Ils se sont arrêtés net en m’apercevant. Anna a levé une main à sa bouche puis s’est vite penchée pour prendre son enfant dans ses bras. La lionne protégeant son petit. J’ai eu envie de rire, de lui dire : « Je ne suis pas là pour toi, je n’en ai rien à faire, de ta fille. »

On m’a chassée. La mère de Scott a été claire. On m’a chassée, et j’en suis déçue, mais ça ne devrait pas être important, parce qu’ils ont attrapé Kamal Abdic. Ils l’ont attrapé, et je les ai aidés. J’ai fait quelque chose de bien. Ils l’ont attrapé et, maintenant, ce n’est plus qu’une question de temps avant qu’ils retrouvent Megan et qu’elle rentre chez elle.


ANNA

Lundi 22 juillet 2013

Matin

Tom m’a réveillée tôt avec un baiser et un sourire coquin. Sa réunion commence tard, ce matin, alors il a proposé qu’on aille prendre le petit déjeuner au café du coin de la rue avec Evie. C’est un des endroits où on se retrouvait souvent quand on a commencé à se fréquenter. On s’asseyait près de la fenêtre – comme elle travaillait à Londres, il n’y avait pas de risque qu’elle passe par là et nous surprenne. Mais, malgré tout, il restait ce frisson du danger. Peut-être qu’elle allait rentrer plus tôt, pour une raison quelconque : si elle ne se sentait pas bien, ou si elle avait oublié des papiers importants. J’en rêvais. Je voulais qu’elle passe devant nous, un jour, qu’elle me voie avec lui, qu’elle comprenne en un instant qu’il ne lui appartenait plus. Aujourd’hui, c’est difficile d’imaginer qu’il fut un temps où j’espérais la voir apparaître.

Depuis la disparition de Megan, j’évite au maximum de me retrouver devant chez eux – ça me donne la chair de poule de passer devant cette maison – mais, pour aller au café, c’est le seul chemin. Tom marche quelques pas devant moi avec la poussette ; il chantonne quelque chose à Evie qui la fait rire. J’adore quand on sort comme ça, tous les trois. Je vois bien la manière dont les gens nous regardent, je les entends penser : « Quelle belle famille ! » Et j’en suis fière, plus fière que je ne l’ai été de quoi que ce soit dans toute ma vie.

Me voilà donc qui marche gaiement dans ma petite bulle de bonheur, et nous sommes presque devant le numéro quinze quand la porte s’ouvre. L’espace d’un instant, je crois avoir une hallucination, parce que c’est elle qui en sort. Rachel. Elle franchit la porte et reste là une seconde, puis elle nous aperçoit et s’immobilise. C’est affreux. Elle nous fait un sourire des plus étranges, presque une grimace, et je ne peux pas me retenir : je plonge et j’attrape Evie dans sa poussette. Effrayée, elle se met à pleurer.

Rachel repart et s’éloigne rapidement vers la gare.

Tom l’appelle :

– Rachel ! qu’est-ce que tu fais là ? Rachel !

Mais elle continue son chemin, de plus en plus vite jusqu’à presque courir, et nous restons plantés là tous les deux, à la suivre des yeux, puis Tom se tourne vers moi et, dès qu’il voit mon expression, il dit :

– Bon, rentrons à la maison.

Soir

Quand nous sommes rentrés, nous avons appris que quelqu’un avait été arrêté en rapport avec la disparition de Megan Hipwell. Un type dont je n’avais jamais entendu parler, un psy qu’elle voyait, apparemment. Ça a été un soulagement, je suppose, parce que je m’imaginais un tas de choses horribles.

– Je t’avais bien dit que ce ne serait pas le fait d’un inconnu, m’a dit Tom. Ça n’arrive jamais, n’est-ce pas ? De toute façon, on ne sait même pas ce qui s’est passé. Si ça se trouve, elle n’a rien du tout. Elle s’est juste enfuie avec quelqu’un d’autre.

– Alors pourquoi auraient-ils arrêté cet homme ?

Il a haussé les épaules. Il était distrait, il n’arrêtait pas de tirer sur sa veste, de resserrer sa cravate pour se préparer à sa réunion.

– Qu’est-ce qu’on va faire ? ai-je repris.

– Qu’est-ce qu’on va faire ? a-t-il répété, perplexe.

– Pour elle. Pour Rachel. Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Pourquoi était-elle chez les Hipwell ? Tu penses… tu penses qu’elle essayait d’entrer dans notre jardin ? Tu sais, en passant par ceux des voisins ?

Tom a eu un rire sinistre.

– J’en doute fort. Enfin, c’est de Rachel qu’on parle ! Elle n’arriverait jamais à soulever son gros cul par-dessus tant de barrières. Je n’ai aucune idée de ce qu’elle faisait là. Peut-être qu’elle était bourrée et qu’elle s’est trompée de porte ?

– En d’autres termes, elle voulait venir ici ?

Il a soupiré.

– Je ne sais pas. Écoute, il ne faut pas que tu t’en fasses, d’accord ? Garde les portes fermées. Je lui passerai un coup de fil pour savoir ce qu’elle fabriquait.

– Je crois qu’on devrait appeler la police.

– Et leur dire quoi ? Elle n’a rien fait…

– Elle n’a rien fait… ces derniers jours. Si on ne tient pas compte de sa présence le soir où Megan Hipwell a disparu, lui ai-je rappelé. On aurait dû en parler à la police depuis longtemps.

– Anna, voyons.

Il a passé un bras derrière ma taille.

– Ça m’étonnerait que Rachel ait quelque chose à voir avec la disparition de Megan Hipwell. Mais je vais lui parler, d’accord ?

– Mais tu m’avais dit qu’après la dernière fois…

– Je sais, a-t-il soufflé. Je sais ce que j’ai dit.

Il m’a embrassée puis a glissé une main dans l’élastique de mon jean.

– On ne va pas mêler la police à tout ça tant que ce n’est pas nécessaire.

Moi, je pense que c’est nécessaire. Je n’arrête pas de penser à ce sourire qu’elle nous a fait, ce rictus. Elle avait presque l’air triomphant. Il faut qu’on parte loin d’ici. Il faut qu’on parte loin d’elle.


RACHEL

Mardi 23 juillet 2013

Matin

Il me faut un bon moment avant de comprendre ce que je ressens à mon réveil. Une euphorie soudaine, tempérée par autre chose : un effroi sans nom. Je sais que nous ne sommes pas loin de découvrir la vérité. Mais je ne peux pas m’empêcher de pressentir que la vérité va être terrible.

Je m’assois dans mon lit, j’attrape mon ordinateur, je l’allume et j’attends impatiemment qu’il charge et se connecte à Internet. Ça me paraît interminable. J’entends Cathy remuer dans l’appartement, faire la vaisselle de son petit déjeuner puis courir à l’étage se brosser les dents. Elle hésite quelques instants devant ma porte. Je l’imagine, le doigt levé, prêt à toquer. Finalement, elle se ravise et redescend.

La page d’accueil du site de la BBC apparaît. La une est consacrée aux baisses des prestations sociales, le deuxième article à une star des années soixante-dix accusée d’agression sexuelle – encore une. Rien sur Megan, rien sur Kamal. Je suis déçue. Je sais que la police a vingt-quatre heures pour inculper un suspect et, à présent, elles sont écoulées. Mais, dans certaines circonstances, ils peuvent aussi garder quelqu’un douze heures de plus.

Je sais tout cela parce que j’ai passé la journée d’hier à faire des recherches. Après avoir été mise à la porte de chez Scott, je suis revenue à la maison, j’ai allumé la télévision, et j’ai passé la plus grande partie de la journée à regarder les informations et lire des articles en ligne. À attendre.

À midi, la police avait donné le nom de son suspect. Aux informations, ils ont parlé de « preuves découvertes au domicile du docteur Abdic et dans sa voiture », sans préciser de quoi il s’agissait. Du sang, peut-être ? Le téléphone de Megan, qui n’a toujours pas été retrouvé ? Des vêtements, un sac, sa brosse à dents ? Ils montraient régulièrement des photos de Kamal, des gros plans de son beau visage ténébreux. Ce n’était pas une photo de la police qu’on voyait le plus souvent, mais un cliché au naturel : il est en vacances quelque part, il ne sourit pas vraiment, mais presque. Il a l’air trop doux, trop beau pour être un assassin, mais les apparences peuvent être trompeuses. Il paraît que Ted Bundy, le tueur en série, ressemblait à Cary Grant.

Toute la journée, j’ai guetté l’annonce officielle des charges qui pesaient sur lui : enlèvement, agression, ou pire. J’ai attendu qu’on nous dise où elle était, où il l’avait enfermée. Ils ont montré des images de Blenheim Road, de la gare, de la porte d’entrée de chez Scott. Les commentateurs se perdent en conjectures pour savoir pourquoi ni le téléphone de Megan ni ses cartes bancaires n’avaient été utilisés depuis plus d’une semaine.

Tom m’a appelée plus d’une fois. Je n’ai pas décroché. Je sais ce qu’il me veut. Il veut me demander pourquoi j’étais chez Scott Hipwell hier matin. Je vais le laisser se poser des questions. Ça n’a rien à voir avec lui. Tout ne tourne pas autour de lui. En plus, j’imagine que c’est elle qui le pousse à m’appeler. Et je ne lui dois aucune explication, à celle-là.

J’ai attendu, et attendu encore, et toujours rien : à la place, on a beaucoup parlé de Kamal, ce professionnel de santé qui a écouté les secrets et les soucis de Megan, qui a gagné sa confiance pour en abuser ensuite, qui l’a séduite puis… Dieu sait quoi.

J’ai découvert qu’il était musulman, bosniaque, un survivant de la guerre d’ex-Yougoslavie arrivé en Grande-Bretagne à quinze ans, en tant que réfugié. Loin d’avoir été épargné par la brutalité, il a perdu son père et deux frères plus âgés au cours du massacre de Srebrenica. Il a été condamné pour violence conjugale.

Plus j’en apprenais sur Kamal, plus je savais que j’avais eu raison : j’avais eu raison de parler de lui à la police, et de contacter Scott.

Ce matin, je me lève et j’enfile ma robe de chambre, puis je descends rapidement l’escalier pour allumer la télé. Je n’ai pas l’intention de sortir aujourd’hui. Si Cathy rentre inopinément, je lui dirai que je suis malade. Je me prépare un café, je m’assois devant le poste et j’attends.

Soir

Vers quinze heures, j’ai commencé à m’ennuyer ferme. J’en avais assez d’entendre parler des prestations sociales et des acteurs télé pédophiles, j’en avais marre de ne rien entendre au sujet de Megan, au sujet de Kamal, alors je suis allée à l'épicerie acheter deux bouteilles de blanc.

Je suis presque à la fin de la première quand ça arrive. Il y a autre chose à l’écran à ce moment-là, les images tremblotantes d’un bâtiment en cours de construction (ou de destruction) avec des bruits d’explosions au loin. La Syrie, l’Égypte, peut-être le Soudan ? J’ai le volume au minimum et je n’y prête pas vraiment attention. Puis je le vois : le bandeau des informations de dernière minute qui défile en bas de l’écran m’apprend que le gouvernement tente avec peu de résultats de réduire les sommes allouées aux aides juridiques et que Fernando Torres a une déchirure musculaire et sera dans l’incapacité de jouer pendant quatre semaines et que le principal suspect dans la disparition de Megan Hipwell a été libéré sans avoir été inculpé.

Je repose mon verre et j’attrape la télécommande, je monte le son plus fort, plus fort, plus fort. C’est forcément une erreur. Le reportage de guerre continue, il dure une éternité, et je sens ma tension monter au fur et à mesure, mais il s’achève enfin et la chaîne revient au studio, où la présentatrice reprend l’antenne : « Kamal Abdic, le suspect interpellé hier dans l’affaire Megan Hipwell, a été libéré sans avoir été inculpé. Abdic, le psychologue de madame Hipwell, était en détention depuis hier, mais il a été libéré ce matin car les preuves dont dispose la police sont insuffisantes pour l’inculper. »

Je n’entends pas la suite. Je reste assise là, ma vision se brouille, et une vague de bruit emplit mes oreilles. Je songe : « Ils l’avaient. Ils l’avaient, et ils l’ont laissé filer. »

À l’étage, un peu plus tard. J’ai trop bu, je ne parviens pas à discerner ce qui s’affiche sur l’écran de mon ordinateur, je vois double, triple. J’arrive à lire si je pose une main sur un œil. Ça me donne la migraine. Cathy est rentrée, elle m’a appelée depuis le rez-de-chaussée, alors je lui ai dit que j’étais au lit et que je n’allais pas bien. Elle sait que j’ai recommencé à boire.

J’ai l’estomac plein d’alcool. Je me sens mal. Impossible de réfléchir. J’aurais pas dû commencer à boire si tôt. J’aurais pas dû commencer à boire tout court. J’ai appelé le numéro de Scott il y a une heure, et encore une fois il y a quelques minutes. Ça aussi, j’aurais dû éviter. Je veux simplement savoir : qu’est-ce que Kamal leur a raconté ? Quels mensonges ont-ils été assez idiots pour gober ? La police a tout foutu en l’air. Quels abrutis. C’est cette Riley, c’est sa faute, j’en suis sûre.

Les journaux n’aident pas : maintenant, ils disent qu’il n’y a jamais eu de condamnation pour violence conjugale. C’était une erreur. Et ils le font passer pour la victime.

Plus envie de boire. Je sais que je devrais vider le reste dans l’évier parce que, sinon, ce sera encore là demain matin quand je me lèverai et, dès que je serai réveillée, je le boirai. Et une fois que j’aurai commencé, je ne pourrai plus m’arrêter. Je devrais le vider dans l’évier, mais je sais que je n’en ferai rien. Ça me fait au moins une perspective agréable pour demain matin.

Il fait sombre, et j’entends quelqu’un l’appeler. Une voix, basse au début, puis plus forte. En colère, désespérée, une voix qui appelle Megan. C’est Scott, il n’est pas content. Il l’appelle encore et encore. C’est un rêve, je crois. J’essaie à plusieurs reprises de le saisir, de m’y accrocher, mais plus je lutte, plus il s’éloigne, avant de s’évanouir.

Mercredi 24 juillet 2013

Matin

Un petit coup à la porte me réveille. La pluie tambourine contre ma fenêtre ; il est huit heures passées mais on dirait qu’il fait noir dehors. Cathy ouvre doucement et jette un coup d’œil dans la pièce.

– Rachel ? tout va bien ?

Elle aperçoit la bouteille à côté de mon lit et ses épaules s’affaissent.

– Oh, Rachel.

Elle entre et s’approche pour la ramasser. J’ai trop honte pour dire quoi que ce soit.

– Tu ne vas pas au travail ? demande-t-elle. Tu y es allée, hier ?

Elle n’attend pas ma réponse, elle se contente de tourner les talons et de partir en lâchant :

– Tu vas finir par te faire virer si tu continues comme ça.

Je devrais le lui dire, là, elle est déjà fâchée de toute façon. Je devrais la rattraper et lui dire : j’ai été virée il y a des mois quand je suis revenue au bureau complètement ivre après un déjeuner de trois heures avec un client, où j’ai été si malpolie et incompétente qu’il a quitté notre firme. En fermant les yeux, je revois les derniers instants de ce déjeuner, l’expression sur le visage de la serveuse quand elle me tend ma veste, le moment où je reviens en titubant au bureau, avec les collègues qui se retournent pour me regarder. Martin Miles qui m’entraîne à part. « Je crois que tu devrais rentrer chez toi, Rachel. »

Un coup de tonnerre, un éclair. Je me redresse brusquement. À quoi ai-je pensé, cette nuit ? J’ouvre mon petit carnet noir, mais je n’y ai rien écrit depuis hier midi : j’ai pris des notes sur Kamal, son âge, ses origines, sa condamnation pour violence conjugale. Je prends un stylo et tire un trait sur cette dernière ligne.

En bas, je me fais un café et j’allume la télévision. La police a tenu une conférence de presse hier et la chaîne Sky News en montre des extraits. Le capitaine Gaskill est là, pâle, émacié, avec un air de chien battu comme s’il s’était fait réprimander. Il ne mentionne pas une fois le nom de Kamal, il déclare simplement qu’un suspect était en détention pour être interrogé, mais qu’il a été libéré sans qu’aucune charge pèse sur lui, et que l’enquête continue. Les caméras s’éloignent pour s’intéresser à un Scott assis, voûté et mal à l’aise, et qui cligne des yeux devant les flashs des appareils photo. Son visage exprime une angoisse terrible. J’en ai mal au cœur. Il parle doucement, les yeux baissés. Il dit qu’il n’a pas perdu espoir, que peu importe les déclarations de la police, qu'il s’accroche toujours à l’idée que Megan finira par rentrer à la maison.

Ses mots sonnent vides, faux, mais, sans voir ses yeux, je ne suis pas capable de savoir pourquoi. Je n’arrive pas à définir la raison pour laquelle il ne semble pas réellement croire qu’elle rentrera à la maison ; est-ce parce que toute la foi qu’il possédait lui a été arrachée par les événements de ces derniers jours, ou parce qu’il sait déjà, lui, qu’elle ne rentrera jamais ?

C’est alors que ça me revient : le souvenir d’avoir appelé son numéro hier. Une fois, deux ? Je cours à l’étage pour prendre mon téléphone, que je trouve sur le lit, pris dans les plis des draps. J’ai trois appels manqués : un de Tom et deux de Scott. Pas de message. L’appel de Tom a eu lieu dans la soirée d’hier, et le premier appel de Scott aussi, mais plus tard, peu avant minuit. Son second appel était ce matin, il y a à peine quelques minutes.

Mon cœur retrouve un peu de légèreté. C’est positif : malgré la réaction de sa mère, malgré ce qu’elle a lourdement sous-entendu (« Merci de votre aide, et maintenant, du balai ! »), Scott a toujours envie de me parler. Il a besoin de moi. Je ressens une bouffée d’affection soudaine pour Cathy, une profonde gratitude pour ma colocataire qui a vidé dans l’évier le reste de la bouteille de vin. Il faut que je garde les idées claires, pour Scott. Il a besoin que je sois en état de réfléchir.

Je prends une douche, je m’habille et je me fais un autre café, puis je vais me rasseoir dans le salon, mon carnet noir prêt à l’emploi, et je rappelle Scott.

– Vous auriez dû me le dire, lâche-t-il à la seconde où il décroche. Me dire ce que vous étiez.

Il parle d’un ton neutre, froid. Mon ventre se tord instantanément. Il sait.

– L’inspectrice Riley est venue me parler juste après sa libération. Il a nié avoir eu une aventure avec elle. Et elle m’a expliqué que le témoin qui a suggéré qu’il se passait quelque chose entre eux n’était pas quelqu’un de fiable. Que c’était une alcoolique. Qui avait peut-être des problèmes mentaux. Elle ne m’a pas donné son nom, mais j’imagine que c’est de vous qu’elle parlait ?

– Mais… non, je balbutie. Non. Je ne suis pas… je n’avais rien bu quand je les ai vus ensemble. Il était huit heures et demie du matin.

Comme si ça prouvait quoi que ce soit.

– Et ils ont trouvé des preuves, je l’ai entendu aux informations. Ils ont trouvé…

– Des preuves insuffisantes.

La communication est coupée.

Vendredi 26 juillet 2013

Matin

Je ne fais plus allers-retours à mon travail imaginaire. J’ai abandonné mon cinéma. Je fais à peine l’effort de sortir de mon lit. Je crois que la dernière fois que je me suis brossé les dents, c’était mercredi. Je feins toujours d’être malade, mais je crois bien que personne n’est dupe.

Rien que l’idée de me lever, de m’habiller, de prendre le train et d’aller à Londres pour errer dans les rues me paraît insurmontable. C’est déjà suffisamment difficile quand le soleil brille, mais ce serait impossible sous ce déluge. Cela fait trois jours qu’il pleut des cordes, une pluie froide, battante et incessante.

J’ai du mal à dormir et ce n’est plus seulement une question d’alcool : ce sont les cauchemars. Je suis coincée quelque part, et je sais que quelqu’un approche, et qu’il y a une sortie, je le sais, je sais que je l’ai vue juste avant, mais je ne parviens pas à retrouver mon chemin, et, quand il m’attrape, je n’arrive pas à hurler. J’essaie, je prends de l’air dans mes poumons et je l’éjecte, mais il n’y a aucun bruit, rien qu’un filet d’air gémissant, comme une personne à l’agonie qui tente de respirer.

Parfois, dans mes cauchemars, je me retrouve dans le passage souterrain à côté de Blenheim Road, mais le chemin derrière moi est condamné, et je ne peux plus avancer parce qu’il y a quelque chose, quelqu’un qui m’attend, et je me réveille prise d’une terreur panique.

Ils ne la retrouveront jamais. Chaque jour, chaque heure qui passe renforce ma certitude. Elle va devenir un de ces noms, une de ces histoires qu’on entend : disparue, recherchée, son corps jamais retrouvé. Et Scott n’obtiendra jamais ni justice, ni paix. Il ne pourra jamais pleurer une morte ; il ne saura jamais ce qui lui est arrivé. Il n’aura ni conclusion, ni résolution. Ces pensées me tiennent éveillée, la nuit, et j’ai mal pour lui. Il n’y a rien de pire, je n’imagine pas plus douloureux que de ne pas savoir, et cela ne s’arrêtera jamais.

Je lui ai écrit. J’ai admis que j’avais un problème, puis j’ai menti à nouveau, je lui ai dit que je m’étais prise en main, et que je me faisais soigner. Je lui ai dit que je n’avais pas de problèmes mentaux. Je n’arrive plus à savoir si c’est vrai ou pas. Je lui ai dit que je n’avais aucun doute sur ce que j’avais vu, et que je n’avais rien bu au moment de cette scène. Au moins ça, c’est vrai. Il ne m’a pas répondu. Je n’y croyais pas vraiment, de toute façon. Les liens sont rompus, on m’a exclue. Peu importe ce que je veux lui dire, je ne le pourrai jamais. Et je ne peux pas l’écrire, ça semblerait bizarre. Je veux qu’il sache à quel point je suis désolée que ça n’ait pas suffi que je les oriente vers Kamal, que je leur dise : « Regardez, il est là. » J’aurais dû voir quelque chose. Ce samedi-là, j’aurais dû garder les yeux ouverts.

Soir

Je suis complètement trempée, morte de froid, j'ai le bout des doigts blanchi et ridé, la tête qui me lance à cause d’une gueule de bois qui a démarré vers dix-sept heures trente. Rien d’anormal, vu que j’ai commencé à boire avant midi. Je suis sortie m’acheter une autre bouteille, mais mes plans ont été contrariés par le distributeur, qui m’a opposé un obstacle auquel je m’attendais depuis un petit moment : « Votre compte ne dispose pas des fonds suffisants pour cette opération. »

Après cela, je me suis mise à marcher. J’ai erré sans but pendant plus d’une heure sous la pluie battante. Le quartier piéton d’Ashbury m’appartenait à moi seule. Au cours de cette promenade, j’ai décidé que je devais agir. Il faut que je me rachète. J’ai été en dessous de tout.

Maintenant, ruisselante et presque sobre, je vais appeler Tom. Je n’ai pas envie de savoir ce que j’ai fait, ce que j’ai dit ce fameux samedi, mais il faut que je le découvre. Ça pourrait stimuler ma mémoire. Je ne saurais pas expliquer pourquoi, mais j’ai la certitude qu’il me manque quelque chose, un indice vital. Peut-être qu’il ne s’agit que d’une autre illusion, une dernière tentative de me prouver que je peux être utile. Mais peut-être que c’est réel.

– J’essaie de t’avoir au téléphone depuis lundi, dit Tom quand il décroche.

Puis il ajoute :

– J’ai appelé ton travail.

Il laisse cette dernière phrase faire son chemin. Je suis déjà sur la défensive, gênée, honteuse.

– Il faut que je te parle de samedi soir, dis-je. L’autre soir, tu vois lequel.

– Qu'est-ce que tu racontes ? Moi, j’ai besoin de te parler de lundi, Rachel. Qu’est-ce que tu fichais chez Scott Hipwell ?

– Ça n’a pas d’importance, Tom…

– Si, bon sang ! Qu’est-ce que tu faisais là-bas ? Tu te rends compte, quand même, qu’il est peut-être… je veux dire, on n’en sait rien, pas vrai ? Il lui a peut-être fait quelque chose, finalement. À sa femme.

– Il n’a rien fait à sa femme, dis-je avec assurance. Ce n’est pas lui.

– Et qu’est-ce que tu en sais ? Rachel, qu’est-ce qui se passe ?

– J’ai juste… Tu dois me croire. Ce n’est pas pour ça que je t’appelle. J’ai besoin de te parler de ce soir-là, du samedi en question. Du message que tu m’as laissé. Tu étais en colère. Tu as dit que j’avais fait peur à Anna.

– Oui, tu lui as fait peur. Elle t’a croisée dans la rue, tu titubais, et tu t’es mise à lui hurler des insultes. Elle était terrifiée, après ce qui s’était passé la dernière fois. Avec Evie.

– Est-ce qu’elle… est-ce qu’elle a fait quelque chose ?

– Comment ça ?

– Est-ce qu’elle m’a fait quelque chose, à moi ?

– Quoi ?

– J’avais une coupure, Tom, à la tête. Je saignais.

– Tu es en train d’accuser Anna de t’avoir fait du mal ?

Il crie, il est furieux.

– Non mais franchement, Rachel. C’en est assez ! J’ai réussi à convaincre plus d’une fois Anna de ne pas aller voir la police à ton sujet, mais si tu continues comme ça, si tu continues de nous harceler, d’inventer des choses…

– Je ne l’accuse de rien du tout, Tom. J’essaie juste de comprendre. Je ne me…

– Tu ne te souviens pas ! Évidemment. Rachel ne se souvient pas.

Il pousse un soupir de lassitude.

– Écoute, Anna t’a vue, tu étais ivre et agressive. Alors je suis sorti te chercher. Tu étais dans la rue. Je crois que tu avais dû tomber. Tu étais dans tous tes états. Tu t’étais coupée à la main.

– Je ne m’étais pas…

– Bon, tu avais du sang sur la main, en tout cas. Je ne sais pas comment il est arrivé là. Je t’ai dit que j’allais te ramener chez toi, mais tu ne m’écoutais pas. Tu étais incontrôlable, tu tenais des propos incohérents. Tu t’es éloignée et je suis allé prendre la voiture, mais, quand je suis revenu, tu n’étais plus là. J’ai roulé jusqu’à la gare, mais je ne t’ai pas vue. J’ai tourné encore un peu – Anna avait très peur que tu sois restée dans les parages et que tu reviennes, que tu essaies d’entrer dans la maison. Moi, j’avais peur que tu fasses une mauvaise chute ou que tu t’attires des ennuis… Je suis allé jusqu’à Ashbury. J’ai sonné, mais tu n’étais pas là. J’ai essayé de t’appeler plusieurs fois. Je t’ai laissé un message. Et, oui, j’étais en colère. J’étais très énervé, à ce moment-là.

– Je suis désolée, Tom. Je suis vraiment désolée.

– Je sais. Tu es toujours désolée.

– Tu as dit que j’avais crié sur Anna…

Je me crispe à cette idée, mais je vais au bout de ma phrase :

– … qu’est-ce que je lui ai dit ?

– Je ne sais pas, répond-il sèchement. Tu veux que j’aille la chercher ? Tu voudrais peut-être lui en toucher un mot ?

– Tom…

– Franchement, qu’est-ce que ça change, maintenant ?

– Est-ce que tu as vu Megan Hipwell, ce soir-là ?

– Non.

Sa voix se fait soudain inquiète.

– Pourquoi ? Tu l’as vue, toi ? Tu ne lui as rien fait, hein ?

– Non, bien sûr que non.

Il garde le silence un instant, puis reprend :

– Alors, pourquoi tu me poses cette question ? Rachel, si tu sais quelque chose…

– Je ne sais rien, dis-je. Je n’ai rien vu.

– Pourquoi tu étais chez Scott Hipwell, lundi ? Dis-moi au moins ça, s’il te plaît, que je puisse enfin rassurer Anna. Elle est très inquiète.

– J’avais quelque chose à lui dire. Je pensais que ça pourrait lui être utile.

– Tu n’as pas vu Megan Hipwell, mais tu avais quelque chose d’utile à raconter à son mari ?

J’hésite. Je ne sais pas ce que je peux lui confier, ou si je dois tout garder pour Scott.

– C’est au sujet de Megan, dis-je enfin. Elle avait un amant.

– Attends… tu la connaissais ?


    Ваша оценка произведения:

Популярные книги за неделю