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La fille du train
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Текст книги "La fille du train"


Автор книги: Paula Hawkins



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ANNA

Dimanche 18 août 2013

Tôt le matin

Je lance le téléphone de l’autre côté du grillage aussi fort que je peux. Il atterrit vers le bord du pierrier au sommet de la berge, je crois que je l’entends dévaler la pente jusqu’aux rails. Je crois que j’arrive encore à entendre sa voix. « Salut, c’est moi, laissez-moi un message. » Je crois que je continuerai de l’entendre pendant longtemps.

Le temps que je rentre dans la maison, il est en bas des escaliers. Il me dévisage en clignant des yeux, le regard trouble, encore ensommeillé.

– Qu’est-ce qui se passe ?

– Rien, je réponds, mais j'ai la voix qui tremble.

– Qu’est-ce que tu faisais dehors ?

– J’ai cru entendre quelqu’un. J’ai été réveillée par un bruit. Je n’arrivais pas à me rendormir.

– Le téléphone a sonné, dit-il en se frottant les yeux.

Je joins mes mains pour les empêcher de trembler.

– Quoi ? quel téléphone ?

– Le téléphone.

Il me dévisage comme si j’étais devenue folle.

– Le téléphone a sonné. Ça s’est arrêté tout seul.

– Oh. Je ne sais pas. Je ne sais pas qui c’était.

Il s’esclaffe.

– Évidemment. Tu es sûre que ça va ?

Il me rejoint et passe les bras autour de ma taille.

– Tu as l’air bizarre.

Il me tient comme ça un instant, sa tête posée sur la mienne.

– Tu aurais dû me réveiller quand tu as cru entendre quelque chose, me dit-il. Tu ne devrais pas sortir comme ça, toute seule. C’est à moi de te protéger.

– Ça va, dis-je, mais je dois serrer les dents pour les empêcher de claquer.

Il m’embrasse sur les lèvres et enfouit sa langue dans ma bouche.

– Viens, on va se recoucher.

– Je crois que je vais plutôt prendre un café, dis-je en essayant de me défaire de son étreinte.

Il ne me laisse pas faire. Il me garde serré fort contre lui et, d’une main, il me tient par la nuque.

– Allez, viens, répète-t-il. Viens avec moi. Je ne veux rien entendre.

RACHEL

Dimanche 18 août 2013

Matin

Je ne suis pas sûre de ce que je veux faire, alors je sonne. Je me demande si j’aurais dû téléphoner avant de passer. Ce n’est pas poli de venir chez les gens si tôt un dimanche matin sans avoir prévenu, n’est-ce pas ? Je me mets à pouffer. Je me sens légèrement hystérique. Je ne sais pas trop ce que je fais là.

Personne ne vient ouvrir la porte. Cette sensation d’hystérie semble croître tandis que je remonte le petit chemin qui jouxte leur maison. J’ai un fort sentiment de déjà-vu. Ce matin-là, quand je suis venue chez eux, quand j’ai pris la petite fille. Je ne lui voulais aucun mal. J’en suis certaine, à présent.

Je l’entends babiller alors que j’avance à l’ombre fraîche de la maison, et je me demande si c’est mon imagination. Mais non, elle est là, et Anna aussi, assise sur la terrasse. Je l’appelle et je me hisse par-dessus la barrière. Elle me regarde. Je m’attends à la voir ébranlée, en colère peut-être, mais elle semble à peine surprise.

– Bonjour, Rachel, dit-elle.

Elle se lève, prend sa fille par la main et la tire vers elle. Elle me dévisage sans sourire, très calme. Elle a les yeux rouges et le visage pâle, sans maquillage.

– Qu’est-ce que tu veux ? demande-t-elle.

– J’ai sonné à la porte.

– Je n’ai rien entendu, répond-elle en prenant l’enfant dans ses bras.

Elle se détourne à moitié, comme pour entrer dans la maison, puis elle s’arrête. Je ne comprends pas pourquoi elle ne me crie pas dessus.

– Anna, où est Tom ?

– Il est sorti. Il devait retrouver ses copains de l’armée.

– Il faut qu’on s’en aille, Anna, dis-je.

Et elle se met à rire.

ANNA

Dimanche 18 août 2013

Matin

Je ne saurais pas expliquer pourquoi, mais cette situation me paraît soudain très drôle. Cette grosse vache de Rachel qui se tient là, dans mon jardin, toute rouge et en sueur, et qui me dit qu’il faut qu’on s’en aille. Qu’ON s’en aille !

– Et pour aller où ? je lui demande quand j’ai fini de rire.

Elle se contente de me regarder, interdite.

– Je n’ai pas l’intention d’aller où que ce soit avec toi.

Evie se tortille dans mes bras et se met à geindre, alors je la repose. J’ai encore la peau sensible de ce matin, quand je me suis frottée longuement le visage dans la douche ; l’intérieur de ma bouche, mes joues et ma langue, on dirait qu’on les a mordus.

– Quand est-ce qu’il sera de retour ? me demande-t-elle.

– Pas avant un bout de temps, je crois.

En réalité, je n’ai pas la moindre idée de quand il rentrera. Parfois, il peut passer des journées entières à la salle d’escalade. Ou, du moins, je croyais qu’il passait des journées entières à la salle d’escalade. Maintenant, je ne sais plus.

Par contre, je sais qu’il a pris le sac de sport ; il ne mettra pas longtemps à s’apercevoir que le téléphone a disparu.

J’ai songé à prendre Evie et à aller passer quelques jours chez ma sœur, mais cette histoire de téléphone me perturbe. Et si quelqu’un le trouvait ? Il y a toujours des ouvriers sur cette portion de la voie ferrée, l’un d’entre eux pourrait tomber dessus et le donner à la police. Il est couvert de mes empreintes.

Puis je me suis dit que ce ne serait peut-être pas bien difficile de le récupérer, mais je devrais attendre la tombée de la nuit pour éviter d’être vue.

Je suis consciente que Rachel continue de me parler, de me poser des questions, mais je ne l’écoute pas. Je suis tellement fatiguée.

– Anna, dit-elle en s’approchant pour capter mon regard de ses grands yeux noirs. Est-ce que tu les as déjà rencontrés ?

– Qui ?

– Ses amis de l’armée. Est-ce qu’il te les a déjà présentés ?

Je secoue la tête.

– Tu ne trouves pas ça étrange ?

Soudain, je me rends compte que ce qui est étrange, c’est qu’elle ait débarqué un dimanche matin, d’aussi bonne heure, dans mon jardin.

– Pas vraiment. Ils viennent d’une autre vie. Une autre de ses vies. Comme toi. Enfin, tu étais censée faire partie d’une autre vie, sauf que, apparemment, il est impossible de se débarrasser de toi.

Elle tressaille, blessée.

– Qu’est-ce que tu viens faire là, Rachel ?

– Tu sais pourquoi je suis là, répond-elle. Tu sais que… qu’il se passe quelque chose d’anormal.

Elle a pris un air sérieux, comme si elle s’inquiétait pour moi. Dans d’autres circonstances, je pourrais trouver ça touchant.

– Tu veux un café ?

Elle accepte. Je vais préparer le café, puis nous nous asseyons côte à côte sur la terrasse, dans un silence qui paraîtrait presque convivial.

– Qu’est-ce que tu sous-entends ? je demande alors. Que ses amis de l’armée n’existent pas ? que Tom les a inventés ? qu’il est avec une autre femme, en ce moment ?

– Je ne sais pas.

– Rachel ?

Elle me regarde et je lis la peur dans ses yeux.

– Est-ce que tu as quelque chose à me dire ?

– Tu as déjà rencontré la famille de Tom ? me demande-t-elle encore. Ses parents ?

– Non. Ils ne se parlent plus. Ils ont arrêté de lui parler quand il a voulu refaire sa vie avec moi.

Elle secoue la tête.

– Ce n’est pas vrai. Je ne les ai jamais rencontrés, moi non plus. Ils ne me connaissent même pas, pourquoi auraient-ils été concernés par notre divorce ?

Une noirceur a fait son apparition dans ma tête, tout au fond de mon crâne. J’essaie de la maîtriser depuis que j’ai entendu cette voix dans le téléphone, mais elle commence à croître, à s’épanouir.

– Je ne te crois pas. Pourquoi est-ce qu’il mentirait à ce sujet ?

– Parce qu’il ment pour tout.

Je me lève et m’éloigne. Je lui en veux de m’avoir dit ça, et je m’en veux, parce que je pense qu’elle a raison. Je pense que j’ai toujours su que Tom ment. Sauf que, par le passé, ses mensonges avaient tendance à m’arranger.

– C’est vrai, il sait mentir, je lui dis. D’ailleurs, tu n’avais pas la moindre idée de ce qui se passait entre nous, pas vrai ? Des mois et des mois durant, on s’est retrouvés régulièrement dans la maison de Cranham Road pour baiser jusqu’à n’en plus pouvoir, et, toi, tu ne soupçonnais rien.

Elle déglutit et se mord la lèvre, fort.

– Megan, reprend-elle. Et Megan ?

– Je sais. Ils ont eu une liaison.

Les mots me paraissent bizarres – c’est la première fois que je les prononce à voix haute. Il m’a trompée. Il m’a trompée, moi.

– Je suis sûre que c’est très amusant pour toi, je continue, mais maintenant elle n’est plus là, alors ça n’a plus aucune importance, si ?

– Anna…

La noirceur dans mon esprit s’agrandit ; elle appuie contre les parois de mon crâne et me brouille la vue. J’attrape Evie par la main et je commence à l’entraîner à l’intérieur, mais elle proteste avec véhémence.

– Anna…

– Ils ont eu une liaison. C’est tout. Rien de plus. Ça ne signifie pas nécessairement que…

– Qu’il l’a tuée ?

– Ne dis pas ça !

Je me suis mise à crier.

– Je t’interdis de dire ce genre de chose devant mon enfant.

Je donne à Evie son petit déjeuner et, pour la première fois depuis des semaines, elle mange sans faire d’histoires. C’est presque comme si elle comprenait que j’ai d’autres soucis en tête, et je lui en suis infiniment reconnaissante. Je suis bien plus calme quand je ressors avec elle, même si Rachel est toujours là, debout au fond du jardin près du grillage, regardant passer un train. Au bout d’un moment, quand elle se rend compte que je suis de retour, elle revient vers moi.

– Tu les aimes, hein ? dis-je. Les trains. Moi, je les déteste. Je les hais plus que tout.

Elle me fait un demi-sourire. Je remarque alors une fossette sur la gauche de son visage. Je ne l’avais jamais vue avant. Je suppose que je ne l’ai pas vue sourire très souvent. Pas une fois, en fait.

– Encore un mensonge, commente-t-elle. Il m’a dit que tu adorais cette maison, que tout te plaisait ici, même les trains ; il m’a dit que tu ne songeais pas une seconde à chercher un autre endroit où vivre, que c’était toi qui avais voulu emménager ici avec lui, même si j’avais été là avant.

Je secoue la tête.

– Pourquoi est-ce qu’il t’aurait raconté ça ? Ce sont des conneries. Ça fait deux ans que j’essaie de le convaincre de vendre cette maison.

Elle hausse les épaules.

– Parce qu’il ment, Anna. Tout le temps.

La noirceur m’envahit tout entière. Je prends Evie sur mes genoux et elle reste assise là, ravie. Elle commence à s’assoupir.

– Alors tous ces coups de téléphone…

C'est seulement maintenant que les choses se mettent en place dans mon esprit.

– Ce n’était pas toi ? Je veux dire, je sais que parfois, c’était toi, mais parfois…

– C’était Megan ? Oui, j’imagine.

C’est bizarre parce que je sais désormais que, tout ce temps, j’ai haï la mauvaise femme, et pourtant ça ne me rend pas Rachel plus sympathique. Pire : devant cette Rachel calme, préoccupée et sobre, je commence à discerner aussi ce qu’elle devait être avant, et je lui en veux d’autant plus, parce que j'aperçois ce qu’il devait voir en elle. Ce qu’il devait aimer.

Je jette un coup d’œil à ma montre. Onze heures passées. Il est parti aux alentours de huit heures, je crois. Peut-être même plus tôt. Il doit savoir pour le téléphone, maintenant. Il doit savoir depuis un bon moment. Peut-être qu’il pense qu’il est tombé de son sac. Peut-être qu’il s’imagine qu’il est sous le lit, en haut.

– Depuis combien de temps tu es au courant ? je demande. Pour la liaison.

– Je n’étais pas au courant, dit-elle. Pas avant aujourd’hui. Je veux dire, je ne sais pas ce qu’il y avait entre eux. Tout ce que je sais…

Heureusement, elle se tait. Heureusement, parce que je ne suis pas sûre que je pourrais supporter de l’écouter parler de l’infidélité de mon mari. L’idée qu’elle et moi – que cette grosse vache de Rachel et moi – sommes désormais dans le même bateau m’est insupportable.

– Tu penses que c’était le sien ? demande-t-elle. Est-ce que tu penses que le bébé, c’était le sien ?

Je la regarde sans la voir, je ne vois plus que la noirceur et je n’entends plus rien à part un rugissement dans mes oreilles, comme la mer, ou un avion qui traverserait le ciel.

– Qu’est-ce que tu as dit ?

– Le… Je suis désolée.

Elle est toute rouge, embarrassée.

– Je n’aurais pas dû… Elle était enceinte quand elle est morte. Megan était enceinte. Je suis vraiment désolée.

Sauf qu’elle n’est pas désolée du tout, j’en suis certaine, et je refuse de m’écrouler devant elle. Mais je baisse les yeux, je vois Evie et je me sens envahie d’une tristesse comme je n’en ai jamais ressenti, une tristesse qui m’engloutit comme une vague et me coupe le souffle. Le frère d’Evie, la sœur d’Evie. Disparu. Rachel s’assoit à côté de moi et passe un bras autour de mes épaules.

– Je suis désolée, dit-elle encore, et j’ai envie de la frapper.

La sensation de sa peau contre la mienne me dégoûte. J’ai envie de la repousser, de lui hurler dessus, mais je n’y arrive pas. Elle me laisse pleurer quelques instants, puis, d’une voix claire et déterminée, elle me dit :

– Anna, je pense que nous devrions partir. Je pense que tu devrais prendre quelques affaires pour Evie et toi. Ensuite, nous partirons. Tu peux venir chez moi pour le moment, jusqu’à… jusqu’à ce que nous ayons réglé tout ça.

Je m’essuie les yeux et m’écarte.

– Je ne compte pas le quitter, Rachel. Il a eu une aventure, il… Ce ne sera pas la première fois, après tout.

Je me mets à rire, et Evie rit aussi. Rachel soupire et se lève.

– Tu sais qu’il n’est pas uniquement question de cette liaison, Anna. Tu le sais aussi bien que moi.

– Nous ne savons rien, dis-je, mais seul un murmure s’échappe de mes lèvres.

– Elle est montée en voiture avec lui. Ce soir-là. Je l’ai vue. Je ne m’en souvenais pas – au début, je croyais que c’était toi. Mais je me souviens. Maintenant, je me souviens.

– Non.

Evie pose une petite main poisseuse contre ma bouche.

– Il faut qu’on parle à la police, Anna.

Elle s’avance vers moi.

– Je t’en prie. Tu ne peux pas rester là avec lui.

Je frissonne malgré le soleil. J’essaie de repenser à la dernière fois que Megan est venue à la maison, à la réaction de Tom quand elle a annoncé qu’elle ne pouvait plus travailler pour nous. J’essaie de me rappeler s’il avait l’air content ou déçu. Une autre image me vient spontanément à l’esprit : une des premières fois qu’elle est venue s’occuper d’Evie. J’étais censée sortir retrouver les filles, mais j’étais si fatiguée que je suis montée à l’étage faire une sieste. Tom a dû rentrer pendant que je dormais, parce que, quand je suis redescendue, ils étaient ensemble. Elle était appuyée contre le plan de travail dans la cuisine et il se tenait un peu trop près d’elle. Evie était assise dans sa chaise haute et pleurait, mais aucun des deux n’y prêtait attention.

J’ai soudain très froid. Est-ce que j’ai su, ce jour-là, qu’il avait envie d’elle ? Megan était blonde et belle – comme moi. Alors, oui, j’ai probablement su qu’il avait envie d’elle, tout comme je sais, quand je marche dans la rue, qu’il y a des hommes mariés accompagnés de leur femme, avec leur enfant dans les bras, qui me regardent et qui pensent la même chose. Alors, peut-être que je l’ai su. Il avait envie d’elle, et il a couché avec elle. Mais pas ça. Il ne pourrait pas faire ça.

Pas Tom. Un amant puis un mari, deux fois marié même. Un père. Un bon père, qui subvient aux besoins de sa famille sans se plaindre.

– Tu l’as aimé, je lui rappelle. Et tu l’aimes toujours, non ?

Elle secoue la tête sans conviction.

– Si, tu l’aimes. Et tu sais… tu sais que ce n’est pas possible.

Je me lève et prends Evie contre moi avant de m’approcher d’elle.

– Ce n’est pas possible, Rachel. Tu sais qu’il n’a pas pu faire ça. Tu ne pourrais pas aimer un homme capable d’une telle chose, après tout ?

– Et pourtant, je l’ai aimé, dit-elle. Nous l’avons aimé toutes les deux.

Des larmes coulent sur ses joues. Elle les essuie et, à cet instant, quelque chose change dans son visage et elle devient toute blanche. Ce n’est plus moi qu’elle regarde, ses yeux fixent quelque chose par-dessus mon épaule et, quand je me retourne, je le vois à la fenêtre de la cuisine, qui nous observe.

MEGAN

Vendredi 12 juillet 2013

Matin

Elle m’a forcé la main. Ou peut-être « il ». Mes tripes me soufflent que c’est une « elle ». Ou mon cœur, je ne sais pas. Je la sens, comme je l’ai sentie la fois d’avant, une graine dans sa cosse, mais cette graine-là sourit. Elle attend son heure. Je ne peux pas la détester. Et je ne peux pas m’en débarrasser. Impossible. Je pensais que j’en serais capable, je pensais que je voudrais l’arracher de là au plus vite, mais, quand je pense à elle, je ne vois plus que le visage de Libby, ses yeux noirs. Je respire l’odeur de sa peau. Je me souviens à quel point elle était froide, à la fin. Je ne peux pas me débarrasser d’elle. Je ne veux pas. Je veux l’aimer.

Je ne peux pas la détester, mais elle me fait peur. J’ai peur de ce qu’elle va me faire, ou de ce que je vais lui faire. C’est cette peur qui m’a réveillée en sursaut peu après cinq heures, ce matin, trempée de sueur malgré la fenêtre ouverte, et le fait que je suis seule. Scott est à une conférence dans le Hertfordshire, ou l’Essex, ou je-ne-sais-où. Il revient ce soir.

Qu’est-ce que c’est, mon problème ? Pourquoi ai-je toujours envie d’être seule quand il est là, alors que je ne peux pas supporter son absence ? Je ne supporte pas le silence. Je me mets à parler à voix haute uniquement pour le combler. Ce matin, dans mon lit, je n’arrêtais pas de me dire… et si la même chose se produit ? Qu’est-ce qui va se passer quand je serai seule avec elle ? Qu’est-ce qui va m’arriver s’il ne veut pas de moi, de nous ? Et qu’est-ce qui se passera s’il devine qu’elle n’est pas de lui ?

Mais, après tout, elle l’est peut-être. Je ne sais pas, j’ai juste le sentiment que non. Comme j’ai le sentiment que c’est une « elle ». Et même si elle n’est pas de lui, comment le saurait-il ? Non, impossible. Je raconte n’importe quoi. Il sera tellement heureux quand je lui annoncerai, fou de joie. L’idée qu’elle n’est pas de lui ne lui traversera même pas l’esprit. Et ce serait cruel de le lui dire, ça lui briserait le cœur, et je ne veux pas lui faire de mal. Je n’ai jamais voulu lui faire de mal.

Je suis comme ça, je n’y peux rien.

– Mais tu restes tout de même responsable de tes actes.

C’est ce que dit Kamal.

J’ai appelé Kamal un peu après six heures. Le silence s’affaissait de plus en plus sur moi et je commençais à paniquer. J’ai songé à appeler Tara – je savais qu’elle accourrait –, mais je ne pensais pas pouvoir le supporter, elle aurait été trop collante, à vouloir me protéger. Je ne voyais pas qui d’autre contacter, à part Kamal. Je l’ai appelé chez lui. Je lui ai dit que j’avais des ennuis, que je ne savais pas quoi faire, que ça n’allait pas du tout. Il est venu immédiatement. Pas sans poser de questions, mais presque. J’ai peut-être donné l’impression que c’était plus grave que ça ne l’était. Peut-être qu’il a eu peur que je « fasse une bêtise ».

Nous sommes dans la cuisine. Il est encore tôt, à peine sept heures et demie passées. Il va bientôt devoir partir s’il veut arriver à l’heure pour son premier rendez-vous. Je le regarde, assis en face de moi à la table de la cuisine, les mains sagement posées l’une sur l’autre devant lui, ses yeux doux concentrés sur moi, et je sens son amour. Vraiment. Il a été tellement gentil avec moi, malgré les saletés que j’ai faites.

Il a pardonné tout ce qui s’est passé avant, comme je l’espérais. Il a balayé tous mes péchés. Il m’a dit que, tant que je ne me pardonnais pas à moi-même, cela ne cesserait pas, que je ne pourrais jamais m’arrêter de courir. Et je ne peux plus courir, à présent ! Pas maintenant qu’elle est là.

– J’ai peur, lui dis-je. Et si je recommence à faire n’importe quoi ? Et si j’ai un problème ? Si ça se passe mal avec Scott ? Et si je finis encore toute seule ? Je ne sais pas si j’en suis capable, j’ai trop peur d’être à nouveau seule – je veux dire, seule avec un enfant…

Il se penche et pose une main sur la mienne.

– Tu ne feras pas n’importe quoi, je te l’assure. Tu n’es plus une enfant endeuillée, perdue. Tu es quelqu’un de complètement différent. Plus forte. Tu es une adulte, désormais. Tu n’as pas à craindre d’être seule. Ce n’est pas ce qui peut arriver de pire, n’est-ce pas ?

Je ne réponds pas, mais je ne peux pas m’empêcher de me demander si ce n'est pas pourtant ce qui peut arriver de pire. Parce que, quand je ferme les yeux, j’arrive à conjurer le sentiment qui m’envahit quand je suis au bord du sommeil, celui qui me ramène violemment à la conscience. C’est le sentiment d’être seule dans une maison plongée dans le noir, à guetter ses pleurs, dans l’attente d’entendre les pas de Mac sur le parquet du rez-de-chaussée, tout en sachant pertinemment qu’ils ne viendront jamais.

– Je ne peux pas te dicter ta décision pour Scott. Ta relation avec lui… Bon, je t’ai déjà dit ce qui m’inquiétait, mais c’est à toi de choisir ce que tu veux faire. Pour toi-même. C’est à toi de voir si tu lui fais confiance, si tu veux qu’il prenne soin de toi et de ton bébé. Il faut que ce soit ta décision. Mais je pense que tu peux avoir confiance en toi, Megan. Tu sauras faire le bon choix.

Dehors, sur la pelouse, il m’apporte une tasse de café. Je la pose et j'enroule mes bras autour de lui, je le rapproche de moi. Derrière nous, un train arrive bruyamment au niveau du feu de signalisation. Le bruit crée comme une barrière, un mur qui nous entoure, et j’ai la sensation que nous sommes enfin vraiment seuls. Il met ses bras autour de moi et m’embrasse.

– Merci, dis-je. Merci d’être venu, d’être là.

Il sourit, s’éloigne de moi, et me frotte la joue de son pouce.

– Tu vas très bien t’en sortir, Megan.

– Est-ce que je pourrais m’enfuir avec toi ? Toi et moi… est-ce qu’on ne pourrait pas simplement s’enfuir ensemble ?

Il rit.

– Tu n’as pas besoin de moi. Ni de continuer à t’enfuir. Tout ira bien. Toi et ton bébé, vous vous en sortirez très bien.

Samedi 13 juillet 2013

Matin

Je sais ce que j’ai à faire. J’y ai réfléchi toute la journée d’hier, et toute la nuit, aussi. Je n’ai presque pas dormi. Scott est rentré épuisé et d’une humeur de chien. Tout ce qu’il voulait, c’était manger, baiser et dormir. Pas le temps pour autre chose. Ce n’était certainement pas le bon moment pour parler de ça.

Je suis restée éveillée la majeure partie de la nuit, avec lui qui s’agitait à mes côtés, trop chaud. J’ai pris ma décision. Je vais faire le bon choix. Je vais tout faire comme il faut. Si je fais tout comme il faut, alors il ne pourra rien m’arriver. Ou, en tout cas, s’il arrive quelque chose, ça ne pourra pas être ma faute. Je vais aimer cet enfant, et je vais l’élever en sachant que j’aurai tout fait comme il faut dès le début. Bon, d’accord, peut-être pas depuis le tout début, mais dès le moment où j’ai su qu’elle était là. Je dois au moins ça à ce bébé, et je dois au moins ça à Libby. Je lui dois de tout faire différemment, cette fois.

Je reste allongée là et je pense à ce que ce professeur m’avait dit, à tout ce que j’ai été : enfant, adolescente rebelle, fugueuse, pute, amante, mauvaise mère, mauvaise épouse. Je ne sais pas si je peux me transformer en bonne épouse, mais en bonne mère, ça, je me dois d’essayer.

Ça va être dur. Ça risque même d’être la chose la plus difficile que j’aie jamais eu à faire, mais je vais dire la vérité. Finis les mensonges, les secrets, finie la fuite, finies les conneries. Je vais tout faire éclater au grand jour et, ensuite, on verra. S’il ne peut plus m’aimer après ça, eh bien d’accord.

Soir

D’une main sur son torse je pousse de toutes mes forces, mais je n’arrive plus à respirer et il est beaucoup plus costaud que moi. Son avant-bras appuie sur ma gorge, je sens le sang battre dans mes tempes, ma vision se brouille. Dos au mur, j’essaie de crier. J’arrache un pan de son T-shirt et il me lâche. Il se détourne et je m’affaisse le long du mur sur le sol de la cuisine.

Je tousse, je crache, les larmes roulent sur mes joues. Il est à quelques mètres de moi et, quand il se retourne, ma main remonte instinctivement sur ma gorge pour la protéger. Je vois la honte s’étaler sur son visage et j’ai envie de lui dire que c’est bon. Que ça va. J’ouvre la bouche, mais les mots refusent de sortir, je n’arrive qu’à tousser encore. La douleur est inimaginable. Il me dit quelque chose mais je ne l’entends pas, on dirait qu’on est sous l’eau, le bruit est étouffé, il ne m’arrive qu’en vagues floues. Je ne comprends pas un seul mot.

Je crois qu’il me dit qu’il est désolé.

Je me remets péniblement debout, je le repousse et je cours me réfugier à l’étage, puis je claque la porte de la chambre derrière moi et je la verrouille. Je m’assois sur le lit et j’attends, je le guette, mais il ne vient pas. Je me relève, j’attrape mon sac de voyage sous le lit et je me dirige vers la commode pour prendre des vêtements. C’est là que je m’aperçois dans le miroir. Je pose une main sur mon visage : elle est étonnamment blanche contre ma peau rougie, mes lèvres violacées et mes yeux injectés de sang.

Une partie de moi est sous le choc, car il n’avait jamais levé la main sur moi ainsi. Mais une autre partie de moi s’y attendait. Quelque part, au fond, j’ai toujours su que c’était une éventualité, que c’était là qu’on en arriverait. Là que je l’entraînais. Lentement, je sors des affaires des tiroirs – des sous-vêtements, deux T-shirts – et je les fourre dans le sac.

Je ne lui ai encore rien dit, en plus. J’avais à peine commencé. Je voulais d’abord lui dévoiler le pire avant de lui annoncer la bonne nouvelle. Je n’allais quand même pas lui parler du bébé pour lui dire ensuite qu’il y avait une possibilité que ce ne soit pas le sien. Ç’aurait été trop cruel.

Nous étions dehors, sur la terrasse. Il parlait de son travail et il s’est rendu compte que je ne l’écoutais pas vraiment.

– Je t’ennuie, peut-être ? a-t-il demandé.

– Non. Enfin, bon, peut-être un peu.

Il n’a pas ri.

– Non, je suis simplement distraite, parce qu’il faut que je te parle de quelque chose. De plusieurs choses, d’ailleurs, et certaines ne vont pas te plaire, mais d’autres…

– Qu’est-ce qui ne va pas me plaire ?

C’est là que j’aurais dû savoir que ce n’était pas le moment, il n’était pas dans de bonnes dispositions. Tout de suite, il est devenu soupçonneux, et il s’est mis à scruter mon visage à la recherche d’indices. C’est là que j’aurais dû savoir que tout cela était une très mauvaise idée. J’imagine que je le savais, mais qu’il était trop tard pour reculer. Et, de toute façon, j’avais pris ma décision. Je faisais le bon choix.

Je me suis assise à côté de lui au bord des dalles et j’ai glissé la main dans la sienne.

– Qu’est-ce qui ne va pas me plaire ? a-t-il répété, mais il n’a pas lâché ma main.

Je lui ai dit que je l’aimais et j’ai senti chaque muscle de son corps se contracter, comme s’il savait ce qui arrivait et qu’il s’y préparait. C’est ce qu’on fait, non, quand quelqu'un vous dit qu’il vous aime, comme ça ? Je t’aime, vraiment, mais… Mais.

Je lui ai dit que j’avais commis des erreurs et il a lâché ma main. Il s’est mis debout et a marché quelques mètres en direction des rails avant de se retourner vers moi.

– Quel genre d’erreur ?

Il a parlé d’une voix égale, mais j’ai entendu l’effort que cela lui demandait.

– Viens te rasseoir près de moi, ai-je dit. S’il te plaît.

Il a secoué la tête.

– Quel genre d’erreur, Megan ?

Plus fort, cette fois-là.

– J’ai eu… c’est fini, maintenant, mais j’ai eu… quelqu’un d’autre.

J’ai gardé les yeux baissés. J’étais incapable d’affronter son regard.

Il a fulminé quelque chose dans sa barbe, mais je n’ai pas entendu quoi. J’ai relevé la tête. Il me tournait le dos, il faisait de nouveau face à la voie ferrée, les mains sur les tempes. Je me suis levée et je l’ai rejoint, juste derrière lui j’ai posé les mains sur ses hanches, mais il a bondi et s’est écarté. Il s’est dirigé vers la maison et, sans me regarder, il a craché :

– N’essaie même pas de me toucher, sale petite pute !

J’aurais dû le laisser partir, à ce moment-là, j’aurais dû lui laisser un peu de temps pour se faire à cette idée, mais je ne pouvais pas. Je voulais en finir avec le pire pour pouvoir passer aux bonnes nouvelles, alors je l’ai suivi à l’intérieur.

– Scott, je t’en prie, écoute-moi, ce n’est pas aussi terrible que tu le penses. Et c’est terminé, maintenant. C’est complètement terminé, écoute-moi, je t’en prie, s’il te plaît…

Il a attrapé une photo de nous deux qu’il adore (celle que j’ai fait encadrer pour lui offrir à notre deuxième anniversaire de mariage) et l’a jetée aussi fort qu’il le pouvait vers ma tête. Tandis qu’elle éclatait sur le mur derrière moi, il a plongé en avant, m’a agrippée par le haut des bras, puis on a lutté tous les deux jusqu’à ce qu’il me pousse violemment contre le mur de l’autre côté de la pièce. Ma tête est partie en arrière et mon crâne a heurté le plâtre. Puis il s’est penché sur moi, son avant-bras appuyant sur ma gorge, plus fort, et encore plus fort. Il a fermé les yeux pour ne pas avoir à me regarder suffoquer.

Dès que j’ai fini de faire mon sac, je me mets à le déballer pour tout remettre dans les tiroirs. S'il me voit sortir d’ici avec une valise, il ne me laissera jamais faire. Il faut que je parte sans rien, juste un sac à main et un téléphone. Puis je change encore d’avis et je recommence à tout fourrer dans le sac. Je ne sais pas où je vais, mais je sais que je ne peux pas rester ici. Je ferme les yeux et je sens encore ses mains sur ma gorge.

Je n’ai pas oublié ma décision – finie la fuite, finis les secrets –, mais je ne peux pas rester ici cette nuit. J’entends des pas dans l’escalier, des pas lents, lourds. Il lui faut une éternité pour atteindre le palier. D’habitude il grimpe à toute vitesse, mais, aujourd’hui, on dirait un homme qui monte à l’échafaud. Je ne sais pas si c’est le condamné ou le bourreau.

– Megan ?

Il n’essaie pas d’ouvrir la porte.

– Megan, je suis désolé de t’avoir fait mal. Je suis tellement désolé de t’avoir fait mal.

J’entends des larmes dans sa voix. Ça me met en rage, ça me donne envie de sortir pour lui griffer le visage. Je pense alors : « Ne t’avise surtout pas de pleurer, pas après ce que tu viens de faire ! » Je suis furieuse contre lui, j’ai envie de lui hurler dessus, de lui dire de s’éloigner de cette putain de porte, de moi, mais je me retiens, parce que je ne suis pas idiote. Il a des raisons d’être en colère. Et il faut que je réfléchisse posément, clairement. Je réfléchis pour deux, à présent. Cette confrontation m’a donné des forces, de la détermination. Je l’entends derrière la porte, qui implore mon pardon, mais je ne peux pas m’occuper de ça pour l’instant. Pour l’instant, j’ai autre chose à faire.


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