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La fille du train
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Текст книги "La fille du train"


Автор книги: Paula Hawkins



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– Un tout petit peu.

– Comment ?

– Je l’avais rencontrée à la galerie.

– Oh. Et le type, c’était qui ?

– Son psy. Kamal Abdic. Je les ai vus ensemble.

– Ah bon ? le type qu’ils ont arrêté ? Je croyais qu’il avait été relâché.

– Oui. Et c’est ma faute, parce que je ne suis pas un témoin suffisamment fiable.

Tom rit, mais c’est un rire doux, amical, pas un rire pour se moquer de moi.

– Allons, Rachel. Tu as bien fait d’en parler à la police. Je suis sûr qu’ils avaient d’autres raisons.

Derrière lui, j’entends son enfant gazouiller, et Tom parle à l’intention de quelqu’un d’autre, je ne comprends pas ce qu’il dit.

– Je dois y aller, reprend-il.

Je l’imagine reposer le téléphone, attraper sa petite fille pour l’embrasser, et prendre sa femme dans ses bras. Et, dans la plaie, le couteau continue de remuer, encore et encore et encore.

Lundi 29 juillet 2013

Matin

Il est huit heures sept et je suis à bord du train. Retour au travail imaginaire. Cathy a passé le week-end avec Damien et, quand je l’ai croisée hier soir, je ne lui ai pas laissé l’opportunité de me réprimander : j’ai commencé tout d’abord par m’excuser, je lui ai dit que je n’allais pas bien du tout, mais que j’essayais de me reprendre et que je voulais repartir de zéro. Elle a accepté mes excuses – ou, en tout cas, elle a fait semblant de les accepter – et m’a prise dans ses bras. La gentillesse incarnée.

On ne parle presque plus de Megan aux informations. Hier, dans le Sunday Times, une tribune sur l’incompétence policière y a brièvement fait allusion – une source anonyme, émanant du service des poursuites judiciaires de la Couronne, l’a citée en exemple comme « une de ces nombreuses occasions au cours desquelles la police procède à une arrestation hâtive fondée sur des éléments de preuve fragiles, voire erronés ».

Nous arrivons au niveau du feu. Je sens le brinquebalement familier du train qui ralentit, et je lève les yeux, je ne peux pas m’en empêcher, ce serait trop dur, mais il n’y a plus rien à observer. Les portes sont fermées, les rideaux tirés. Il n’y a rien à voir, à part la pluie, des trombes d’eau, et des traînées boueuses qui s’accumulent au fond du jardin.

Sur un coup de tête, je descends à Witney. Tom n’a pas pu m’aider, mais peut-être que l’autre homme le pourrait, l’homme aux cheveux roux. J’attends que les autres passagers sortis avec moi aient disparu en bas des escaliers et je vais m’asseoir sur le seul banc à l’abri sur le quai. Qui sait, je pourrais avoir de la chance. Je pourrais le voir monter dans un train. Je pourrais le suivre, lui parler. C’est tout ce qu’il me reste, ma dernière carte. Si ça ne donne rien, il faudra que j’abandonne. Je n’aurai plus le choix.

Une demi-heure passe. Chaque fois que j’entends des pas sur les marches, mon rythme cardiaque s’accélère. Chaque fois que des talons claquent sur le sol, je suis prise d’inquiétude. Si Anna me voit ici, je risque d’avoir des ennuis. Tom m’a prévenue. Il a réussi à l’empêcher de mêler la police à tout ça jusqu’ici, mais si je continue ainsi…

Neuf heures et quart. À moins qu’il ne commence le travail très tard, je l’ai manqué. Il pleut plus fort, désormais, et je n’ai pas le courage d’affronter une nouvelle journée vaine à Londres. Je n’ai plus dans mon portefeuille qu’un unique billet de dix livres que j’ai emprunté à Cathy, et il faut qu’il me dure jusqu’à ce que je trouve le courage de demander de l’argent à ma mère. Je descends l’escalier avec l’intention de rejoindre l’autre quai pour rentrer à Ashbury quand, soudain, j’aperçois Scott qui sort de chez le marchand de journaux en face de l’entrée de la gare, le col remonté pour se protéger le visage.

Je lui cours après et le rattrape au coin de la rue, devant le passage souterrain. Je le prends par le bras et il se retourne vivement, surpris.

– S’il vous plaît, dis-je, je peux vous parler ?

– Putain ! crache-t-il, mais qu’est-ce que vous me voulez, maintenant ?

Je recule, les mains en l’air.

– Je suis désolée, dis-je, je suis désolée. Je voulais juste m’excuser, et vous expliquer…

Les trombes d’eau se sont transformées en un véritable déluge. Nous sommes les seules personnes dans la rue, tous deux trempés jusqu’aux os. Scott se met à ricaner, puis lève les bras et éclate de rire.

– Venez à la maison, dit-il alors. On va se noyer si on reste là.

En attendant que l’eau bouille, Scott monte au premier me chercher une serviette. La maison est un peu plus en désordre que la semaine dernière, et l’odeur de désinfectant a été remplacée par une odeur plus naturelle. Des journaux sont empilés dans un coin du salon, et plusieurs tasses traînent sur la table basse et le manteau de la cheminée.

Scott réapparaît à côté de moi et me tend une serviette.

– Je sais, c’est un dépotoir. Ma mère me rendait dingue à force de nettoyer et de ranger derrière moi. On s’est un peu disputés. Ça fait quelques jours qu’elle n’est pas venue me voir.

Son téléphone portable se met à sonner. Il y jette un coup d’œil puis le range dans sa poche.

– Quand on parle du loup… Elle ne s’arrête jamais, celle-là.

Je le suis dans la cuisine.

– Je suis désolée pour ce qui s’est passé, dis-je.

Il hausse les épaules.

– Je sais. Ce n’est pas votre faute, tout ça. Enfin, ç'aurait été plus efficace si vous…

– … si je n’étais pas une ivrogne ?

Le dos tourné, il verse le café.

– Oui, voilà. Mais, de toute façon, ils n’avaient pas assez d’éléments pour l’inculper de quoi que ce soit.

Il me tend ma tasse et nous nous asseyons. Je remarque qu’un des cadres photo est maintenant face contre la petite table. Scott continue de parler :

– Ils ont trouvé des trucs dans sa maison, des cheveux, des cellules mortes, mais il ne nie pas qu’elle est venue chez lui. Enfin, au début, il l’a nié, mais ensuite il a admis qu’elle avait déjà été là-bas.

– Mais pourquoi commencer par mentir ?

– Exactement. Il a admis qu’elle était venue deux fois chez lui, mais juste pour parler. Il refuse de dire de quoi – encore cette histoire de secret médical. Les cheveux et les cellules mortes ont été retrouvés au rez-de-chaussée. Rien dans la chambre. Il jure par tous les saints qu’ils n’entretenaient pas de liaison. Mais vu que c’est un menteur…

Il se passe une main sur les yeux. On dirait que son visage s’apprête à sombrer, ses épaules s’affaissent, il est ramassé sur lui-même.

– Il y avait une trace de sang dans sa voiture.

– Oh ! mon Dieu.

– Ouais. Le même groupe sanguin qu’elle. Ils ne savent pas s’ils pourront en tirer un marqueur ADN parce que l’échantillon est trop faible. Et ils n’arrêtent pas de dire que ce n’est sûrement rien. Mais comment peuvent-ils dire que ce n’est rien s'ils ont trouvé du sang de Megan dans sa voiture ?

Il secoue la tête.

– Vous aviez raison. Plus j’en apprends sur ce type, plus j’en suis sûr.

Il me regarde droit dans les yeux pour la première fois depuis que nous sommes arrivés.

– Il la sautait, elle a voulu le quitter, alors il… il lui a fait quelque chose. C’est tout. J’en suis persuadé.

Il a perdu tout espoir, et je ne peux pas lui en vouloir. Cela fait plus de deux semaines, maintenant, et elle n’a pas allumé son téléphone, elle n’a pas utilisé sa carte bancaire, et elle n’a pas retiré d’argent à un distributeur. Personne ne l’a vue. Elle a disparu.

– Il a dit à la police qu’elle est peut-être partie, reprend Scott.

– Le docteur Abdic ?

Scott acquiesce.

– Il a dit à la police qu’elle n’était pas heureuse avec moi et qu’elle aurait pu partir.

– Il essaie de faire peser les soupçons sur vous, pour que la police croie que c’est vous qui lui avez fait quelque chose.

– Je sais, ça. Mais on dirait qu’ils gobent tout ce que leur raconte ce connard. C’est cette Riley, ça se voit à la manière dont elle parle de lui. Elle le trouve sympathique. Le pauvre réfugié opprimé.

Il baisse la tête, fourbu.

– Il a peut-être raison. Il y a eu cette horrible dispute, après tout. Mais je n’arrive pas à croire que… C’est faux, elle n’était pas malheureuse avec moi. C’est faux. C’est faux.

À la troisième fois, je me demande si c’est lui-même qu’il cherche à convaincre.

– Mais si elle a eu un amant, c’est qu’elle devait bien être malheureuse, non ? reprend-il.

– Pas nécessairement, dis-je. C’était peut-être simplement un de ces… Comment ils appellent ça ? Un transfert. C’est le mot, non ? Quand un patient commence à avoir des sentiments pour le médecin qui le traite – ou qu’il croit avoir des sentiments. Mais le psychologue est censé résister à ces sentiments, et montrer au patient qu’ils ne sont pas réels.

Il me regarde toujours dans les yeux, mais je sens qu’il ne m’écoute pas.

– Qu’est-ce qui s’est passé ? demande-t-il soudain. Pour vous. Vous avez quitté votre mari. C’était à cause de quelqu’un d’autre ?

Je secoue la tête.

– Non, l’inverse. Il a rencontré Anna.

– Désolé.

Il s’interrompt, et je sais ce qu’il va me demander, alors je le devance.

– Ça a commencé avant, quand on était encore mariés. Les problèmes d’alcool. C’est ce que vous vouliez savoir, non ?

Il acquiesce à nouveau.

– On essayait d’avoir un enfant, dis-je, mais ma voix me trahit.

Encore après tout ce temps, chaque fois que j’aborde le sujet, les larmes me montent aux yeux.

– Désolée.

– Ce n’est rien.

Il se lève, va jusqu’à l’évier et emplit un verre d’eau qu’il pose devant moi sur la table. Je m’éclaircis la gorge, et j’essaie de rester aussi objective que possible.

– On essayait d’avoir un enfant, mais ça ne marchait pas. J’étais de plus en plus déprimée, et j’ai commencé à boire. Je suis devenue extrêmement difficile à vivre et Tom est parti chercher du réconfort ailleurs. Elle n’a été que trop heureuse de le lui apporter.

– Je suis vraiment désolé, c’est affreux. Je sais… Je voulais un enfant. Megan me répondait toujours qu’elle n’était pas encore prête.

C’est à son tour d’essuyer ses larmes.

– C’est une des choses… On se disputait parfois à cause de ça.

– C’est à ce sujet que vous vous êtes disputés, le soir où elle est partie ?

Il soupire, repousse sa chaise et se lève.

– Non, répond-il avant de se détourner. C’était autre chose.

Soir

Quand j’arrive à la maison, Cathy m’attend dans la cuisine. Elle boit un verre d’eau, l’air furieux.

– Bonne journée au bureau ? lâche-t-elle, les lèvres pincées.

Elle sait.

– Cathy…

– Damien avait une réunion du côté d'Euston, ce matin. En sortant, il est tombé sur Martin Miles. Ils se connaissent un peu, tu te rappelles ? Quand Damien bossait pour Laing Fund Management, c’était Martin qui était chargé de gérer leurs relations publiques.

– Cathy…

Elle lève une main et reprend une gorgée d’eau.

– Ça fait des mois que tu ne travailles plus là-bas, Rachel ! Des mois ! Tu imagines comme je me sens bête, en ce moment ? Et Damien ? Je t’en prie, je t’en supplie, dis-moi que tu as un autre travail et que tu as simplement oublié de m’en parler. Dis-moi que tu ne faisais pas semblant d’aller au travail. Que tu ne m’as pas menti, jour après jour, tout ce temps.

– Je ne savais pas comment te le dire…

– Tu ne savais pas comment me le dire ? Pourquoi pas : « Cathy, je me suis fait virer parce que je me suis pointée ivre morte au boulot » ? Qu’est-ce que tu en penses ?

Je tressaille, et son visage se radoucit.

– Je suis désolée, mais tout de même, Rachel.

Elle est vraiment trop gentille.

– Mais qu’est-ce que tu fabriques ? Où tu vas, qu’est-ce que tu fais, toute la journée ?

– Je marche. Je vais à la bibliothèque. Parfois…

– Tu vas au pub ?

– Ça arrive. Mais…

– Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ?

Elle s’approche pour poser les mains sur mes épaules.

– Tu aurais dû m’en parler.

– J’avais trop honte, dis-je.

Et je me mets à pleurer. J’ai envie de rentrer sous terre, mais les larmes coulent. Je sanglote et sanglote, et cette pauvre Cathy me prend contre elle, me caresse les cheveux, me dit que ça va aller et que tout va s’arranger. Je suis au fond du trou. Je ne me suis presque jamais autant détestée.

Un peu plus tard, Cathy et moi sommes assises sur le canapé avec une tasse de thé, et elle me donne le programme : je vais arrêter de boire, je vais reprendre mon CV, et je vais rappeler Martin Miles pour le supplier de me rédiger une lettre de recommandation. Je ne vais plus gaspiller mon argent à faire des allers et retours en train à Londres pour rien.

– Franchement, Rachel, je ne comprends pas comment tu as pu continuer cette mascarade aussi longtemps.

Je hausse les épaules.

– Le matin, je prends le train de 8 h 04. Le soir, je prends celui de 17 h 56. C’est mon train. C’est celui que je prends. C’est comme ça.

Jeudi 1er août 2013

Matin

Mon visage est recouvert par quelque chose, je n’arrive pas à respirer, je suffoque. Quand je retrouve le chemin vers l’éveil, je respire péniblement et j’ai mal à la poitrine. Je me redresse, les yeux grands ouverts, et je vois quelque chose se mouvoir dans un coin de la pièce, une tache d’un noir profond qui ne cesse de croître, et je manque de crier – puis je suis enfin réveillée pour de bon et il n’y a rien dans ce coin de ma chambre, mais je suis bien assise dans mon lit et mes joues sont baignées de larmes.

Le jour est presque levé, la lumière dehors commence tout juste à se teinter de gris, et la pluie tambourine contre ma fenêtre. Je ne peux plus me rendormir, pas avec mon cœur qui bat à cent à l’heure, si fort que j’en ai encore mal.

Je crois qu’il me reste du vin en bas, mais je n’en suis pas sûre. Je ne me souviens pas d’avoir fini la seconde bouteille. Il sera tiède – je ne peux pas le laisser dans le frigo, parce que, si Cathy le trouve, elle le videra dans l’évier. Elle a tellement envie que j’aille mieux, mais, jusqu’à présent, ça ne se passe pas comme prévu. Il y a un petit placard sous l’escalier qui abrite le compteur à gaz. S’il reste du vin, ce sera là que je l’aurai caché.

Je sors discrètement sur le palier et descends les marches sur la pointe des pieds dans la semi-obscurité. J’ouvre le petit placard et je soupèse la bouteille : c’est décevant, elle est très légère, il ne doit pas y avoir plus d’un verre. Mais c’est mieux que rien. Je le verse dans une tasse (comme ça, au cas où Cathy se lèverait, je pourrais lui faire croire que c’est du thé) et je mets la bouteille vide à la poubelle (en prenant bien soin de la dissimuler sous une brique de lait et un paquet de chips). Dans le salon, j’allume la télé, je coupe le son et je m’assois sur le canapé.

Je zappe de chaîne en chaîne – je ne tombe que sur des émissions pour enfants et des publicités, jusqu’au moment où je reconnais soudain des images de la forêt de Corly, qui est juste au bout de la route ; on la voit depuis le train. La forêt de Corly sous cette pluie battante, les champs entre l’orée du bois et la voie ferrée submergés par les précipitations.

Je ne sais pas pourquoi je mets autant de temps à comprendre ce qui se passe. Dix secondes, quinze, vingt, je regarde des voitures, des rubans de police bleu et blanc, une grande tente blanche à l’arrière-plan, et ma respiration se fait de plus en plus courte jusqu’à ce que je la retienne totalement et que je ne respire plus du tout.

C’est elle. Elle était dans les bois, tout ce temps, juste à côté de la voie ferrée. Je suis passée devant ces champs, chaque matin et chaque soir, je faisais mon trajet sans me douter de rien.

Dans les bois. J’imagine une tombe creusée sous des buissons fournis, camouflée à la hâte. J’imagine le pire, l’impossible – son corps pendu à une corde, dans un coin reculé au cœur de la forêt, où personne ne s’aventure jamais.

Ce n’est peut-être même pas elle. Peut-être que c’est autre chose. Je sais que ce n’est pas autre chose.

Un journaliste apparaît à l’écran, ses cheveux bruns lissés contre son crâne. Je monte le volume, et je l’écoute me dire ce que je sais déjà, ce que je sens en moi – que ce n’était pas moi qui n’arrivais pas à respirer, ce matin, c’était Megan.

– Oui, dit-il en réponse à quelqu’un au studio, la main appuyée contre l’oreille. La police a désormais confirmé que le corps d’une jeune femme a été retrouvé immergé dans les eaux qui ont inondé un champ au bord de la forêt de Corly, située à près de huit kilomètres du domicile de Megan Hipwell. Comme vous le savez, madame Hipwell a disparu début juillet – le treize, pour être précis – et personne ne l’a revue depuis. La police précise que le corps, découvert tôt dans la matinée par des gens qui promenaient leur chien, n’a pas encore été officiellement identifié. Cependant, ils estiment eux aussi qu’il doit s’agir de Megan. Le mari de madame Hipwell a déjà été informé.

Il cesse de parler quelques instants, pendant que la présentatrice lui pose une question, mais je ne l’entends pas à cause du sang qui rugit dans mes oreilles. Je porte la tasse à mes lèvres et la vide jusqu’à la dernière goutte.

Le journaliste a repris la parole :

– Oui, Kay, c’est exact. Il semble que le corps a été enterré ici, dans les bois, probablement depuis un certain temps, et que ce sont les récentes pluies diluviennes qui l’ont mis au jour.

C’est pire, c’est bien pire que ce que j’imaginais. Je la vois, désormais, je vois son visage gâté par la boue, ses bras pâles à la lumière du jour, tendus vers le ciel, comme si elle avait tenté de se frayer un chemin hors de la tombe avec ses seuls ongles. Je sens un liquide chaud remonter dans ma bouche, mélange amer de bile et de vin, et je cours à l’étage pour vomir.

Soir

J’ai passé la majeure partie de la journée au lit. J’ai essayé de remettre mes idées en ordre. J’ai essayé de reprendre chaque souvenir, chaque image, chaque rêve, et de reconstituer ce qui s’est passé ce samedi soir. Pour y trouver un sens, pour y voir mieux, j’ai tout mis par écrit. Le crissement de mon stylo sur le papier me donnait l’impression qu’on me murmurait des choses, et ça me rendait nerveuse. Je n’arrêtais pas de songer qu’il devait y avoir quelqu’un d’autre dans l’appartement, derrière ma porte, et je ne pouvais pas m’empêcher d’imaginer que c’était elle.

J’avais presque trop peur pour ouvrir la porte de ma chambre, mais évidemment il n’y avait personne. Je suis descendue et j’ai rallumé la télévision. Les mêmes images que ce matin tournaient en boucle : la forêt sous la pluie, des voitures de police sur un chemin boueux, cette affreuse tente blanche, tout ça en un magma grisâtre, puis soudain Megan souriant à l’objectif, toujours aussi belle, intacte. Puis c’est Scott, tête baissée, qui repousse les photographes pour sortir de chez lui, Riley à ses côtés. Puis le cabinet de Kamal. Mais aucun signe de lui.

Je n’avais pas envie d’avoir le son, mais j’ai bien été obligée de remonter le volume – pour ne plus entendre le silence résonner dans mes oreilles. La police dit que la femme, qui n’a toujours pas été officiellement identifiée, est morte depuis quelque temps déjà, peut-être plusieurs semaines. Ils disent que la cause du décès n’a pas encore été établie. Ils disent qu’il n’y a pas de preuve qu’il s’agisse d’un crime à caractère sexuel.

Ça me paraît une remarque très idiote. Je sais bien ce qu’ils veulent dire : ils ne pensent pas qu’elle a été violée, et c’est tant mieux évidemment, mais ça ne signifie pas pour autant qu’il n’y avait pas de caractère sexuel. Il me semble, à moi, que Kamal la voulait, qu’il n’a pas pu l’avoir parce qu’elle a dû essayer de le quitter, et qu’il ne l’a pas supporté. C’est un caractère sexuel, ça, non ?

Je n'en peux plus de voir tout ça, alors je repars à l’étage me réfugier sous ma couette. Je vide mon sac à main, j’examine chacune de mes notes gribouillées sur un bout de papier, toutes ces bribes d’information que j’ai rassemblées, ces souvenirs qui ne cessent de se transformer, telles des ombres, et je me demande : pourquoi est-ce que je fais tout ça ? à quoi cela peut-il me servir ?


MEGAN

Jeudi 13 juin 2013

Matin

Je n’arrive pas à dormir avec cette chaleur. Je sens des insectes invisibles courir sur ma peau, j’ai une rougeur sur la poitrine, je ne parviens pas à bien m’installer. Et Scott semble irradier de la chaleur ; j’ai l’impression d’être allongée près d’un feu. J’essaie de m’éloigner le plus possible, mais ça ne suffit pas, même à l’extrémité du lit, les draps repoussés. C’est insupportable. J’ai hésité à aller me coucher sur le futon dans la chambre d’amis, mais il déteste ça, quand il se réveille et que je ne suis pas là, on finit toujours par se disputer pour une chose ou une autre. Le plus souvent, c’est à propos de ce qu’on pourrait faire d’autre de cette chambre d’amis, ou de la personne à laquelle je pensais pendant que j’étais là, toute seule. Parfois, j’ai envie de lui hurler : « Mais laisse-moi partir, laisse-moi partir ! Laisse-moi respirer ! » Alors je n’arrive pas à dormir, et je lui en veux. J’ai l’impression que la dispute a déjà commencé, même si elle n’a lieu que dans mes pensées.

Et dans ma tête, les idées tournent et tournent et tournent encore.

J’ai l’impression d’étouffer.

Est-ce que cette maison a toujours été aussi minuscule ? Et ma vie, a-t-elle toujours été si minable ? Est-ce que c’est ça dont je rêvais ? Je ne m’en souviens plus. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a quelques mois j’allais mieux et, aujourd’hui, je n’arrive plus à réfléchir, à dormir, à dessiner, et l’envie de m’échapper devient insurmontable. La nuit, allongée là, réveillée, j’entends cette voix dans ma tête qui répète sans relâche, un murmure : « Disparais. » Quand je ferme les yeux, je vois surgir des images de mes vies passées et futures, de tout ce que je rêvais, des choses que j’ai eues et que j’ai jetées. Si je n’arrive pas à m’installer confortablement, c’est que, partout où je regarde, je ne trouve qu’un mur : la galerie fermée, les maisons de cette rue, les velléités d’amitié envahissantes de ces femmes ennuyeuses de mon cours de Pilates, la voie ferrée au bout du jardin avec ses trains qui emmènent constamment des gens ailleurs et qui me rappellent une douzaine de fois par jour que, moi, je ne bouge pas.

J’ai l’impression de devenir folle.

Quand je pense qu’il y a à peine quelques mois j’allais mieux, j’étais en train d’aller mieux. J’allais bien. Je dormais. Je ne vivais pas dans la crainte des cauchemars. J’arrivais à respirer. Oui, j’avais quand même envie de m’enfuir. Parfois. Mais pas tous les jours.

Parler à Kamal m’aidait, je ne peux pas prétendre le contraire. J’aimais ça. Je l’aimais bien, lui. Il me rendait plus heureuse. Et maintenant, tout cela me semble terriblement inachevé – je n’ai pas pu aller au bout. Et c’est ma faute, je le sais, parce que j’ai agi bêtement, comme une gamine, parce que je n’ai pas apprécié qu’on me dise non. Il faudrait que j’apprenne à perdre. J’en suis gênée, maintenant, la honte me monte aux joues dès que j’y repense. Je ne veux pas que ce soit ça, son dernier souvenir de moi. Je veux qu’il me revoie, et qu’il voie que je suis mieux que ça. Et je suis sûre que, si j’allais le voir, il m’apporterait son aide. Il est comme ça.

Il faut que j’arrive au bout de mon histoire. Il faut que je la raconte à quelqu’un, juste une fois. Dire les mots à voix haute. Si ça ne sort pas de moi, ça finira par me dévorer de l’intérieur. Le vide en moi, celui qu’ils ont laissé, continuera de grandir et grandir encore jusqu’à me consumer entièrement.

Je vais devoir ravaler ma fierté et ma honte, et aller le voir. Il faudra bien qu’il m’écoute. Je ferai tout pour qu’il m’écoute.

Soir

Scott pense que je suis au cinéma avec Tara. Je suis devant la porte de l’appartement de Kamal depuis un quart d’heure, à me préparer mentalement à frapper. J’ai tellement peur de la façon dont il va me regarder, après ce qui s’est passé la dernière fois. Je vais devoir lui montrer que je suis désolée, alors je me suis habillée en conséquence : très simplement, un jean et un T-shirt, et presque pas de maquillage. Je ne suis pas là pour le séduire, il faut qu’il me croie.

Je sens mon cœur s’emballer tandis que je m’approche de sa porte pour sonner. Personne ne vient. Il y a de la lumière à l’intérieur, mais personne ne vient. Peut-être qu’il m’a vue rôder dehors ; peut-être qu’il est à l’étage et qu’il espère que, s’il m’ignore, je finirai par partir. Mais il a tort. Il ne sait pas la détermination dont je peux faire preuve. Une fois que j’ai décidé quelque chose, je peux être redoutable.

Je sonne une nouvelle fois, puis une troisième et, enfin, j’entends des pas dans l’escalier et la porte s’ouvre. Il porte un pantalon de jogging et un T-shirt blanc. Il est pieds nus, les cheveux humides et le visage rougi.

– Megan ?

Il est surpris, mais pas en colère, c’est un bon début.

– Vous allez bien ? Tout va bien ?

– Je suis désolée, dis-je, et il s’écarte pour me laisser entrer.

Une vague de gratitude m’envahit, si intense qu’on pourrait la prendre pour de l’amour. Il me conduit dans la cuisine. Elle n’est pas rangée : il y a de la vaisselle sale empilée sur le plan de travail et dans l’évier, des cartons de nourriture à emporter vides qui débordent de la poubelle. Je me demande s’il est dépressif. Je reste sur le pas de la porte ; il s’appuie sur le plan de travail face à moi, les bras croisés sur la poitrine.

– Que puis-je faire pour vous ? demande-t-il.

Son visage arbore une expression parfaitement neutre ; c’est l’expression du psychologue. Ça me donne envie de le pincer, juste pour le faire sourire.

– Je voulais vous dire… Je commence, puis je m’arrête.

Je suis incapable d’aller ainsi droit au but, j’ai besoin d’un préambule. Alors je change de tactique.

– Je voulais m’excuser, dis-je, pour ce qui s’est passé la dernière fois.

– Ce n’est pas grave, dit-il, ne vous en faites pas. Si vous désirez parler à quelqu’un, je peux vous recommander un autre médecin, mais je ne peux plus…

– S’il vous plaît, Kamal.

– Megan, je ne peux plus être votre psychologue.

– Je sais. Je le sais. Mais je ne peux pas recommencer avec quelqu’un d’autre. Je n’y arriverai pas. Nous avons tant avancé. Nous étions si près du but. Il faut que je vous raconte la fin. Juste une fois. Ensuite, je disparaîtrai, promis. Et je ne vous embêterai plus jamais.

Il incline la tête de côté. Il ne me croit pas, ça se voit. Il pense que, s’il me redonne une chance aujourd’hui, il ne pourra plus jamais se débarrasser de moi.

– Laissez-moi vous raconter, je vous en prie. Ça ne durera pas, mais j’ai juste besoin qu’on m’écoute.

– Et votre mari ? suggère-t-il, mais je secoue la tête.

– Je ne peux pas… je ne peux pas lui dire. Pas après tout ce temps. Il ne serait plus capable de… de me voir telle que je suis. Je serais une tout autre personne à ses yeux. Il ne saurait pas comment me pardonner. Je vous en prie, Kamal. Si je ne recrache pas ce poison, je crois que je ne dormirai plus jamais. Je vous le demande comme à un ami, pas comme à un médecin. Écoutez-moi, s’il vous plaît.

Ses épaules s’affaissent légèrement tandis qu’il se détourne, et je songe que ça y est, c’est terminé. Mon cœur se serre. Puis il ouvre un placard et en sort deux gros verres.

– Comme un ami, alors. Un peu de vin ?

Je le suis dans le salon. Il a la même apparence négligée que la cuisine, faiblement éclairé par quelques lampes. Nous nous asseyons chacun d’un côté d’une table en verre recouverte de hautes piles de papiers, magazines et menus de plats à emporter. J’agrippe mon verre entre mes mains. Je prends une gorgée. C’est un vin rouge mais il est froid, poussiéreux. J’avale, puis je prends une autre gorgée. Il attend que je commence, mais c’est difficile, encore plus difficile que je ne le croyais. J’ai gardé ce secret si longtemps – une décennie, plus d’un tiers de ma vie. Ce n’est pas si simple, de le laisser s’évader maintenant. Mais je sais qu’il faut que je parle maintenant. Sinon, je n’aurai peut-être jamais le courage de dire ces mots à voix haute, je risque même de les perdre, ils pourraient se coincer dans ma gorge et m’étouffer dans mon sommeil.

– Après avoir quitté Ipswich, je me suis installée avec Mac, dans son cottage à la sortie de Holkham, au bout du chemin. Je vous l’avais dit, ça, non ? C’était un endroit très isolé, le voisin le plus proche était à trois ou quatre kilomètres, et la boutique la plus proche à encore trois kilomètres de là. Au début, on a beaucoup fait la fête, il y avait toujours des tas de gens qui squattaient notre salon, ou qui dormaient dans le hamac dehors, l’été. Mais on en a eu marre au bout d’un moment, et Mac a fini par s’embrouiller avec tout le monde, alors les gens ont arrêté de venir, et on s’est retrouvés juste tous les deux. Des journées entières passaient sans qu’on voie personne. On faisait nos courses au magasin de la station-service. C’est bizarre, quand j’y repense, mais je crois que c’est ce dont j’avais besoin à ce moment-là, après tout le reste – après Ipswich et tous ces hommes, les choses que j’avais faites. Ça me plaisait de n’être que Mac et moi, avec la voie ferrée désaffectée, l’herbe, les dunes et la mer, ses vagues grises et impétueuses.

Kamal penche la tête sur le côté avec un demi-sourire. Je sens mon estomac se retourner.

– Ça avait l’air agréable. Mais vous ne pensez pas que vous idéalisez cet endroit ? « Les vagues grises et impétueuses » ?

– Laissez tomber, dis-je en balayant sa question d’un revers de main. Et puis, non, je n’idéalise pas. Vous êtes déjà allé dans le nord du Norfolk ? Ce n’est pas l’Adriatique. C’est une mer impétueuse, et terriblement grise.

Il lève les mains en souriant :

– D’accord.

Je me sens instantanément mieux, et la tension quitte ma nuque et mes épaules. Je prends une nouvelle gorgée de vin. Il me semble moins amer, à présent.

– J’étais heureuse avec Mac. Je sais que ça n’a pas l’air du genre d’endroit qui me plairait, mais là, après la mort de Ben et tout ce qui s'est ensuivi, ça l’était. Mac m’a sauvée. Il m’a hébergée, il m’a aimée, il m’a protégée. Et il n’était pas ennuyeux. Et puis, pour être tout à fait honnête, on prenait beaucoup de drogue, et il faut le vouloir pour s’ennuyer quand on est défoncé en permanence. J’étais heureuse. Vraiment heureuse.

Kamal acquiesce.

– Je comprends, mais je ne suis pas sûr que ç’ait été un bonheur très authentique, dit-il. Le genre de bonheur qui peut durer, qui vous épaule véritablement.


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