Текст книги "L'Arrestation de Fantômas (Арест Фантомаса)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
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Иронические детективы
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– Qu’est-ce que tout cela veut dire ? se demanda Juve.
Le policier s’élança, désireux de rejoindre l’infirme mystérieux. Or, Juve n’avait pas traversé la moitié de la place qu’il dut s’arrêter immobile, blême d’effroi, tremblant de rage. Au moment ou l’automobile démarrait, Juve avait vu le bossu se redresser, arracher sa veste, enlever ce qui lui tenait lieu de bosse, l’homme, maintenant reprenait toute sa taille, et d’une voix railleuse, s’adressant au policier figé sur place, il cria :
– Juve, rappelez-vous de ce que je vous ai dit : Œil-de-Bœuf est innocent. Votre devoir est de le sauver, votre devoir, Juve.
Juve avait compris. Tandis que l’automobile s’enfuyait dans un nuage de poussière, Juve hurlait, tendant le poing :
– Fantômas, malédiction, c’est Fantômas.
***
Juve vivait un véritable cauchemar. Il lui semblait que tout tournait autour de lui, que les arbres de la petite place, la boutique de l’épicier qui en faisait le coin, le bureau de tabac qui était un peu plus loin, le Palais de Justice, même, dansaient une valse endiablée.
Ainsi, il avait encore manqué l’arrestation de Fantômas ?
Et le Roi du Crime l’avait nargué : « Votre devoir est de sauver Œil-de-Bœuf » avait crié Fantômas. « Œil-de-Bœuf est innocent. »
Eh, parbleu, Juve le savait bien qu’Œil-de-Bœuf était innocent. Il ne l’ignorait pas, que son devoir était de sauver l’apache injustement détenu pour un crime qu’il n’avait pas commis. Mais le moyen de le sauver ? le moyen d’arracher sa tête aux juges aveuglés par les coïncidences et probablement déjà décidés à rendre un verdict impitoyable ?
Juve demeura longtemps debout, immobile, appuyé contre un arbre sur la petite place tranquille où s’élève le Palais de Justice de Quimper.
Puis à la fin, brusquement, Juve sortit de son anéantissement :
– À la fin, c’est trop bête, se dit-il, je suis encore une fois victime d’un de ces scrupules stupides qui suffisent à paralyser l’homme le plus énergique. Évidemment, c’est vrai : Œil-de-Bœuf n’a pas mérité la mort cette fois, mais il l’a méritée vingt fois pour tous ses crimes passés. Tant pis s’il est condamné à mort. Je n’aurai pas de regrets à avoir. D’abord, parce que je n’y puis rien, et ensuite, parce que cette condamnation ne sera jamais, après tout, qu’un effet de la Justice Immanente.
Et Juve rentra dans la salle d’audience au moment précis où le président de la Cour d’Assises se levait pour prononcer le verdict.
Le policier qui venait de se tenir de beaux raisonnements, pour se prouver que le sort d’Œil-de-Bœuf lui importait peu, ne put s’empêcher de frémir, aussi blême que l’accusé, tandis que le président lisait, d’une voix monotone et indistincte, tous les considérants de l’arrêt et qu’il terminait soudain par la phrase fatale :
« En conséquence, la Cour condamne l’accusé Œil-de-Bœuf à avoir la tête tranchée en place publique… »
Œil-de-Bœuf s’écroula sur son banc.
Juve se mordit les lèvres jusqu’au sang.
Il semblait, en vérité, que le grand policier, de même que le condamné, eût à subir la rigueur des lois.
21 – UN BOURGEOIS TRANQUILLE
Derrière le viaduc du Point-du-Jour, immédiatement après la grille de l’octroi qui va des bords de la Seine aux fossés des fortifications, les quais prennent un aspect tout spécial avec leur enfilade de guinguettes, leurs établissements de plaisir à bon marché, la criaillerie musicale des chevaux de bois qui tournent, des orphéons qui font danser, des orgues de Barbarie qui, continuellement, ont le courage de moudre une sempiternelle « Valse Bleue ». Il y a là le dépôt des « bateaux-mouches », des « hirondelles ». Il y a aussi de nombreux canots où s’installent d’innombrables pêcheurs, il y a même, de temps à autre quelques petits voiliers qui demeurent en panne, faute de vent, et dont le navigateur s’obstine par dignité à ne point gagner l’île de Billancourt en faisant force de rames.
Endroit champêtre qui sent son faubourg d’une lieue, bals musettes où l’on n’oserait s’aventurer sans armes, cirques de plein air, photographes ambulants, tout concourt à faire de ce coin de la banlieue le rendez-vous aimé du peuple badaud de Paris, du gavroche qui paie une journée de plein air à son amie, la grisette, de l’apache qui offre deux heures de repos à sa « marmite ».
– Hé, là-bas, si qu’on s’envoyait deux ronds de frites ?
Au long du quai, marchant avec amour sur l’herbe brûlée du remblai, – une herbe jaune et sale, couverte de poussière, grâce au fréquent passage des automobiles qui n’éprouvent aucune gêne à transformer la route du bord de l’eau en piste d’essai – un groupe compact s’avançait.
Il y avait là des hommes et des femmes, les uns âgés, les autres tout jeunes, quelques-uns gais, quelques autres tristes, tous marchant de ce pas lourd et traînard qui est le pas habituel des ouvriers lorsqu’ils ne se rendent plus à l’atelier, lorsqu’ils marchent droit devant eux, pour se promener, pour s’amuser, et qu’en réalité ils s’ennuient profondément, ne sachant que faire, désœuvrés, sans but, sans direction bien précise.
– Si qu’on s’offrait deux ronds de frites, reprit le jeune homme maigre, qui, ayant remonté le remblai, semblait humer avec délices les relents empestés s’échappant d’un poêlon où une marchande faisait cuire, pour les verser ensuite dans de petits cornets de papier, des rondelles de pommes de terre.
– Eh bien, mon vieux Costaud, t’a pas la trouille, toi. C’est-y que tu vas payer, aussi ?
– As pas peur, Ernestine, j’suis encore là pour t’offrir un cornet. Si le Bedeau n’y voit pas d’inconvénient ?
Le Bedeau n’en voyait aucun.
D’abord le sinistre apache, en principe, trouvait qu’il fallait être deux fois stupide pour se montrer jaloux d’une « marmite », ensuite, comme il n’avait jamais le sou et qu’il était goinfre de tempérament, il estimait qu’un copain pouvait parfaitement payer une tournée de frites sans risquer de lui porter ombrage pour autant.
Le Bedeau lui-même approuva :
– Allez, hop, les autres, radinez-vous un peu par ici. Il y a justement le Costaud qui offre à chacun deux sous de frites.
– Ah, mince, alors s’écria un grand d’allure renfrognée et qui n’était autre que le Barbu, l’ancien lieutenant de Fantômas, ah, mince, qu’est-ce qu’elle va dire la marchande quand elle va voir combien c’est qu’il faut qu’on en débite de sa marchandise pour que chacun de nous en ait.
Ils étaient nombreux, en effet.
Toujours à la façon d’une bande d’enfants, les poteaux se rassemblèrent autour du poêlon, et la marchande, immédiatement, une brave femme qui, pourtant, n’avait pas froid aux yeux, se vit littéralement ahurie par les plaisanteries dont on l’assaillait :
– Hé, Maman la Friture, commanda de sa voix faubourienne le Costaud, un mec que l’on aimait beaucoup dans tous les assommoirs de la Villette, faudrait voir à voir s’il y a moyen de servir toute la compagnie ?
– Oui, criait Ernestine de sa voix piaillarde, servez-nous, Maman Friture, rapidement, et qu’il n’y ait pas de punaises, hein, dans vos patates.
Il y avait dans la compagnie un mince garçonnet qui, pendant que l’on se groupait tout autour de la marchande, avait trouvé « très farce » d’essayer de plonger sa main dans la poêle pour y choper une pomme de terre. Il s’était horriblement brûlé.
– Bon Dieu de salaud de Prussien, hurlait-il, scandalisé, ben vrai, Maman Friture, c’est du feu chaud dont vous vous servez.
L’émoi un peu calmé, le blessé consolé par les dames, qui, toutes, avec un bel ensemble, lui avaient offert de lui sucer les doigts, histoire d’éviter que ça fasse une cloque, le Costaud donnait ses indications :
– Et d’abord, combien c’est ti’ qu’on est au juste ? allez, tous par rang de taille, ah, nom d’un chien, c’est comme au régiment, un par un, fixe, Maman Friture, je vous présente la Société.
Et le Costaud qui aimait à rire, continuait, soulignant ses commandes de commentaires blagueurs :
– Voilà, Maman Friture, d’abord, à tout seigneur, tout honneur, à celui-là, le vieux qui a une barbe blanche de Mathusalem et l’air joyeux d’un croque-mort, autrement dit, au Roi des Chiffonniers, car c’est lui en personne, versez double ration, quatre sous de frites, c’est moi qui régale. Bon, passez à la caisse, à un autre. Celui-là, Maman Friture, le p’tit qui fait une si drôle de grimace, et qui porte une casquette pour s’donner des airs d’élégance, versez-lui un sou de frites seulement. Tiens, parbleu, c’est un capitaliste et je ne les aime pas, pas vrai, Camelot ?
– Va toujours, Costaud, j’te revaudrai ça.
Celui qu’on avait appelé le « Camelot » n’était autre, en effet, que ce marchand de journaux qui, plusieurs fois déjà, s’était mêlé à la bande des chiffonniers campant à la porte de Saint-Ouen. Il reçut avec une mimique peu satisfaite un cornet ne contenant, en effet, qu’une demi-portion de frites.
Mais le Costaud continuait les présentations :
– Hé, Maman Friture, c’est pas tout. Versez-moi quatre sous de frites, dans un seul cornet, maintenant, c’est pour les époux que voici, Papa et Maman Zizi, deux inséparables qui font la concurrence aux tourtereaux. Ils peuvent bien bouffer ensemble.
– Là, je continue, poursuivait le Costaud. Celle-là, c’est la môme Ernestine, deux sous de frites et demi… autrement dit, mettez-lui-en deux sous « bonne mesure », c’est une marmite, Maman Friture. Faut lui faire « bonne mesure ».
Et comme les éclats de rire fusaient, le Costaud expédia la fin de son monde :
– Deux sous de frites au Barbu, ainsi nommé parce qu’il est tout rasé, maintenant, rapport à des ennuis qu’il a eus avec un certain policier. Deux sous de frites au Bedeau, s’il en mangeait plus, ça lui ferait mal à l’estomac. Deux sous encore pour mézigue, parce que j’ai l’estomac, moi, qui s’balade dans mes semelles, une atteinte de boulimie, de fringale, quoi, j’peux pas m’en guérir depuis ma naissance. Et voilà, tout le monde est servi ? Fermez le ban.
– Et moi ?
– Et moi ?
– Ah, cent dieux, c’est vrai, v’là que j’oubliais celle-là et celui-ci. Ah, bougre de bougre, ah, mes aïeux, les cochons qu’est-ce qu’ils vont me dire ?
Le Costaud feignit un embarras extrême, puis il prit à la main sa casquette, s’inclina dans une révérence qu’il voulait cérémonieuse :
– Deux sous de frites pour la Belle des belles, clamait-il, deux sous de frites pour la nommée Hélène, pour l’enfant des chiffonnières, pour la fille adoptive du père et de la mère Zizi, deux sous de frites pour elle, Maman Friture, deux sous de frites épastrouillantes, mirobolantes, quintessenciées, deux sous de frites pour elle, que j’vous dis, et rien du tout pour Jean-Marie, son copain, parce qu’il est amoureux d’elle, et que quand on z’est amoureux, la légende veut qu’on vive de l’air du temps et d’eau fraîche.
Pourquoi s’étaient-ils réunis dans une promiscuité pour le moins stupéfiante, ces personnages, qui appartenaient, tous il est vrai, à la pègre parisienne, mais qui y appartenaient à titres divers ? Il ne fallait pas évidemment chercher à savoir quelles étaient les professions du Bedeau, du Barbu et d’Ernestine. Ceux-là vivaient, comme toujours, de besognes louches, de métiers hasardeux, peu avouables. Mais le camelot était un camelot, le père et la mère Zizi étaient d’honnêtes romanichels, Jean-Marie était équarrisseur, et Hélène, la jolie Hélène, elle-même, était régulièrement employée, comme trieuse, chez l’Accapareur, le plus riche des chiffonniers de la plaine de Saint-Ouen.
***
Les pommes de terre frites empifrées, aux éclats de rire de toute l’assistance qui, décidément, trouvait que ce Costaud était le roi des beaux esprits, qu’il savait toujours laisser tomber une bonne blague avec l’adresse d’un artilleur, le Costaud s’était exécuté, avait payé recta Maman Friture, en lui laissant même, générosité fort admirée d’Ernestine, deux sous de pourboire.
Ce n’était pas tout. Il fallait trouver autre chose. Le Costaud, décidément grand organisateur de la promenade, n’hésita pas.
– Ah bien, dit-il, maintenant qu’on a bouffé, un litre à seize, ça n’ferait pas d’mal, si qu’on allait au gymnase ? histoire de montrer à ces dames qu’on a encore du muscle sous la peau et qu’on sait y faire, tout comme les bonnes gens de la foire ?
D’urgence, la proposition fut acceptée.
Parbleu, oui, on allait aller au gymnase. D’ailleurs, c’était au gymnase qu’on avait rendez-vous avec les autres membres de la compagnie, avec le reste des aminches, ceux-là qui étaient venus dans la tapissière, en voiture, comme des princes, ceux-là qui faisaient partie du cortège de la mariée.
– Au gymnase, cria le Barbu, au gymnase.
– Au gymnase, répétait le Costaud.
Et ces dames elles-mêmes, la grande Ernestine et Hélène, qui semblaient dans les meilleurs termes, s’enthousiasmèrent pour cette proposition.
– Vous allez voir, ma petite, disait Ernestine, vous allez voir si je suis un peu là pour ce qui est de la balançoire.
Dix minutes plus tard, le patron des Voltigeurs, un cabaret qui dressait une tonnelle pittoresque en bordure de la route et s’enorgueillissait de posséder quatre portiques de gymnastique munis des meilleurs agrès, perdait littéralement la tête comme l’avait perdue, quelques minutes avant, Maman Friture, en voyant s’avancer les promeneurs.
La bande, en arrivant aux Voltigeurs, avait, en effet, retrouvé là toute une série de « poteaux ». Il y avait Gangrène, dit Pourriture, un vieux biffin de la vieille école, dont la spécialité était de ramasser les arlequins, pour les vendre aux restaurants populaires des environs des Halles. Il y avait Fleur-de-Rogue, une exquise petite Bretonne qui, petit à petit, se laissait entraîner à la plus crapuleuse des débauches, et qui ne jetait point des regards amicaux à Jean-Marie, son ancien ami. Il y avait la Dépeignée, une chiffonnière dont la spécialité était de se battre comme un homme, la grosse Blanche, une autre chiffonnière, qui, le matin même, avait déclaré qu’elle allait épouser un garçon de lavoir du nom de Démosthène, il y avait enfin, Maman la Canne, l’ancienne patronne du Marronnier Bleu, qui avait depuis longtemps fait faillite.
Tous voulaient être servis à la fois. Tous, ils jetaient des ordres en même temps. Ah pour une fête, c’était une fête, et l’on s’en souviendrait longtemps, à Saint-Ouen, de cette journée de rigolade qu’on s’était payée, histoire de fêter dignement le mariage de la grosse Blanche avec cette espèce d’andouille sympathique de Démosthène.
Ce mariage, ce mariage annoncé et qui, très vraisemblablement, n’aurait jamais lieu, d’ailleurs – une chiffonnière borne les formalités de ses noces, le plus souvent, à avertir ses amis et connaissances qu’elle entend désormais être considérée comme madame un tel et non plus comme mademoiselle une telle – faisait naturellement le sujet de toutes les conversations.
– Mince alors, elle en avait une veine la grosse Blanche, estimait la majorité des chiffonnières. Elle en avait une veine d’avoir dégotté un époux comme celui-là. Justement, il était gentil comme tout, ce Démosthène. On savait bien qu’il se saoulait de temps à autre et que, de temps à autre, aussi, il éprouvait le besoin de cogner, mais, quoi, tous les hommes sont comme cela, n’est-il pas vrai ? Et la grosse Blanche allait sans doute se la couler douce maintenant qu’elle aurait un homme qui avait un métier régulier, qui, chaque mois, touchait des sous.
Or, tandis que ces dames parlaient mariage, entourant la nouvelle épousée, ces messieurs, eux, mettaient leurs vestes bas, se dirigeaient vers les portiques de gymnastique.
– Venez-vous en voir, mademoiselle Hélène, susurrait doucement Jean-Marie, qui, toujours, s’efforçait d’être aux côtés de la fille de Fantômas, cependant que le Camelot, l’extraordinaire Camelot, tâchait lui aussi, de retenir perpétuellement l’attention de la jolie chiffonnière. Venez-vous en voir. Ils veulent tous faire les malins. Sûr de sûr qu’il s’en trouvera bien un pour dégringoler.
Car le sinistre équarrisseur, le lugubre apache, toujours poursuivi par son idée fixe de voir couler le sang, était persuadé qu’Hélène, qu’il avait surprise dans la cour d’équarrissage et qui ne lui avait jamais expliqué ce qu’elle y faisait, qui ne lui avait jamais dit, surtout, comment elle avait été sauvée, goûtait, comme lui, l’affreux spectacle du sang, du sang rouge et chaud, du sang tiède qui s’échappe goutte à goutte des blessures hideuses.
Hélène, d’abord, fit « non » de la tête, mais, en vérité, elle était tellement accablée par les prévenances équivoques de la grande Ernestine, que pour y échapper, elle se décida à accepter la proposition de Jean-Marie. Hélène, le matin même, n’avait pu trouver de prétexte pour éviter d’accompagner les amis qui se préparaient à fêter dignement le mariage de la grosse Blanche. Ayant accepté de se joindre à eux, elle devait évidemment faire bonne figure. Mais le voisinage d’Ernestine lui était insupportable. La jeune fille trouvait préférable la cynique brutalité de l’équarrisseur, d’autant, qu’instinctivement, elle était assurée que le Camelot, n’ayant point perdu un mot de la conversation qu’elle venait d’avoir avec Jean-Marie, s’apprêtait à les suivre. Qui était ce Camelot ?
La fausse chiffonnière, la fille de Fantômas eût à coup sûr donné beaucoup pour le savoir, mais elle ne pouvait arriver à le deviner. C’était un tout jeune homme de vingt-cinq, vingt-six ans. Il portait une moustache blonde, avait perpétuellement devant les yeux d’étonnantes lunettes bleues à cause d’une ophtalmie, disait-il. Sa barbiche blonde lui descendait depuis les oreilles, très épaisse, tout le long des joues. Il avait une étrange figure, mais une figure inconnue. Et Hélène qui, plus perspicace que Jean-Marie, avait parfaitement reconnu dans ce Camelot le jeune homme qui l’avait courageusement arrachée à la poigne de l’équarrisseur alors que celui-ci tentait de l’attirer dans le sinistre enclos au moment où elle venait d’y retrouver le portefeuille rouge, se sentait depuis lors étrangement attirée par ce garçon.
– Venez donc, répétait Jean-Marie, venez donc, vous allez voir, il y a le Costaud qui fait des magnes et qui tente de réussir des soleils. J’vous promets qu’il va se casser la gueule.
À ce moment précis, un cri d’horreur s’échappait des lèvres de toutes les personnes présentes.
Le Costaud, comme l’avait fort bien noté Jean-Marie, avait voulu, en effet, « épater » l’assistance. Empoignant à pleines mains, la barre du trapèze, il avait commencé un gigantesque soleil. Or, le malheureux y allait à peine, salué par les bravos de tous les aminches, que la corde cassait, la barre échappait à ses mains et projeté avec une force inouïe, le Costaud allait se fracasser le crâne contre le sommet du portique, pour retomber pantelant, inondé de sang, aux pieds des chiffonniers atterrés.
– Ah, quel malheur, le pauvre bougre.
– Cré bon sang de cré bon sang, il est bien attigé.
On se précipita de toutes parts, on accourut. Jean-Marie seul, demeurait impassible.
Au moment précis où le corps du Costaud était venu rebondir dans l’herbe, à quelques pas de lui, l’équarrisseur, en effet, s’était mis à rire, d’un rire immonde.
– Au secours.
Tout le monde pouvait bien se démener, tout le monde pouvait bien s’affoler, Jean-Marie, lui, gardait son calme.
***
On avait prévenu la police de l’accident. Une ambulance avait emmené la victime à l’Hôpital Boucicaut.
Les chiffonniers qui avaient joyeusement commencé la journée, ne parlaient plus. Bientôt ils partirent, sauf Jean-Marie, qui prétexta une course à faire à Billancourt.
Que voulait-il ?
L’apache aurait été lui-même fort embarrassé d’expliquer les motifs qui le conduisaient à laisser ses amis partir seuls. Il ne s’avouait pas à lui-même que s’il était demeuré, c’est qu’il voulait se rassasier encore les yeux, en considérant la tache sanglante qui marquait l’endroit où le corps du Costaud s’était écrasé au sol. C’était pourtant l’attrait ignoble de cette rosée de sang tachant l’herbe verte qui retenait Jean-Marie.
Mais il était dit que le monstre ne pourrait ce soir-là, satisfaire sa passion. Les chiffonniers s’étaient à peine éloignés, que Jean-Marie s’entendit appeler :
– Hé là, l’homme, venez donc causer un peu.
D’un bond, Jean-Marie se retourna.
Jean-Marie, qui déjà s’était mis sur la défensive, – il avait sans doute de bonnes raisons pour savoir que l’accident du Costaud pouvait lui causer des ennuis, – aperçut alors, assis à une table, dégustant un litre de bière, un paisible personnage vêtu de gris et qui avait tout l’air d’un paisible bourgeois.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda l’équarrisseur.
– Approchez donc, que diable. Je ne vous veux pas de mal. J’ai tout simplement l’intention de vous offrir un verre de bière et de causer un peu avec vous.
Jean-Marie et l’inconnu causèrent donc.
Étrange causerie. Il semblait que l’inconnu prît à tâche de questionner Jean-Marie et que Jean-Marie, entraîné par on ne sait quelle secrète sympathie, n’hésitait pas à se confier avec une franchise dont il n’était pas coutumier.
– Alors, conclut l’inconnu, au bout de quelques instants de ce mystérieux entretien, alors, comme cela, vous êtes équarrisseur ? La vue du sang, cela ne vous fait rien ?
– Ma foi, non.
– Rien du tout ?
– Oh ! rien du tout, et même…
– Même ?
– Même, je ne déteste pas ça.
C’était là, à coup sûr, des paroles audacieuses, dangereuses, et Jean-Marie les regretta immédiatement.
Si brute qu’il fût, en effet, l’équarrisseur venait parfaitement de se rendre compte qu’à ces derniers mots son interlocuteur avait tressailli.
– Et qu’est-ce que vous gagnez, dans votre métier d’équarrisseur ?
– Six francs, sept francs par jour.
– Cela vous irait de gagner vingt-cinq louis par mois ?
– Cinq cents francs ? Je ne vous comprends pas.
L’inconnu se contenta de sourire. Il tira de sa poche une carte de visite qu’il tendit à Jean-Marie :
– Vous comprendrez en voyant mon nom. J’ai besoin d’un aide. Venez donc me voir un de ces matins. Vous me plaisez.
Le paisible petit bourgeois vêtu de gris était déjà loin. Jean-Marie fixait, de ses yeux stupéfaits, la carte gravée :
– Deibler, c’est Deibler qui me parlait.
Cette nuit-là, Jean-Marie devait faire des rêves d’or, des rêves de sang.
22 – LES ÉLÈVES DU PÈRE GRELOT
Au bruit du réveil, le dormeur, étendu dans l’un des mauvais lits de l’ Hôtel d’Auvergne, boulevard Barbès, se redressa furieux.
– Sacrée sonnerie, murmura-t-il, pas moyen d’arriver à ne pas l’entendre.
Le dormeur étouffa encore un long bâillement, s’étira les bras en homme accablé de fatigue, puis, faisant un grand effort, se jeta à bas du lit.
– Secouons-nous, murmura l’ex-dormeur, secouons-nous, que diable, ou nous allons manquer la leçon.
Et c’est avec une rapidité merveilleuse qu’il acheva de s’habiller.
– Sept heures un quart, hum, je vais être en retard. L’excellent copain qui, rue Saint-Joseph, m’a passé le tuyau, m’a dit qu’il convenait d’être à huit heures chez le père Grelot si l’on voulait assister à la leçon. Bon, j’y serai à huit heures ou j’y perdrai mon nom.
Les vêtements que revêtait le jeune homme disaient assez bien sa profession. À coup sûr, il n’était pas riche. Il portait un petit complet à carreaux comme ont l’habitude d’en adopter les lads en rupture d’écurie. Il s’enfonçait sur le front une casquette plate à courte visière qui achevait parfaitement de lui donner la tournure d’un quelconque « sans-travail » comme il y en a tant dans les rues de Paris et qui sont un jour vendeurs de loupes aux étalages des rues barrées, le lendemain ouvreurs de portières, puis ramasseurs de mégots et, à l’occasion guides pour caravanes d’Anglais.
Ce curieux personnage tira de sa poche un portefeuille assez usagé, mais cependant de coupe recherchée, il y prit quelques billets de cent francs qu’il serra soigneusement dans un tiroir de la commode boiteuse, pièce principale du mobilier, s’assura qu’il restait quelques pièces blanches dans son gousset, alluma encore une cigarette, puis, d’un pas délibéré, il quitta son logis de l’ Hôtel d’Auvergne.
Ce jeune homme qui sortait ainsi d’un de ces bouges où l’on loue aussi bien « à la journée » qu’ « au mois » des chambres infectes, pleines de vermine, mais étonnamment bon marché, à tous ceux qui se présentent, quels que soient au juste leur profession, leur aspect, n’était autre en réalité que le journaliste Jérôme Fandor. C’est Jérôme Fandor qui sortait de l’ Hôtel d’Auvergneet remontait ainsi le boulevard Barbès en direction du Métropolitain.
C’est Fandor, toujours, qui montait au métro de Barbès, prenait place dans une des voitures du train, changeait à l’Étoile et s’arrêtait en fin de compte à la passerelle de Passy.
Jérôme Fandor, au sortir de la station du chemin de fer, descendit rapidement les escaliers qui conduisent à la Seine, puis, s’étant machinalement assuré que nul ne le suivait, traversait délibérément le fleuve, en homme qui sait parfaitement où il va, pour gagner enfin le quartier misérable de Grenelle.
Le journaliste demanda deux ou trois fois son chemin, s’informant d’une petite rue au nom extravagant, puis encore d’une impasse et après vingt minutes de marche il parvint au pied d’un immeuble sordide. À peine cependant hésita-t-il à l’entrée du couloir menant à l’escalier qui conduisait aux étages. L’endroit était lugubre, propice aux embuscades. Il suait le vice et le crime. Fandor y pénétra. Le jeune homme atteignit enfin le dernier étage où il se trouva face à une série de portes closes.
Au hasard, Jérôme Fandor frappa à la porte du milieu. Il y avait déjà quelques minutes que le journaliste attendait le résultat de son appel, lorsqu’une voix retentit :
– Qu’est-ce que c’est ?
– On demande le père Grelot.
Une bordée d’injures répondit :
– Espèce d’abruti, espèce de macaque, tas d’idiot, vermine, ah, j’vas t’apprendre, moi, à m’appeler le père Grelot.
En même temps, la porte s’ouvrit. Un petit vieillard bedonnant apparaissait à Fandor dans un pittoresque costume, composé, en guise de souliers, de vieilles bottes déformées, en guise de pantalon et de veston, d’un énorme paletot transformé en robe de chambre. Une calotte grecque ornait la tête du bonhomme.
– Qu’est-ce que vous me voulez ? répéta-t-il, la porte entrebâillée, et pourquoi m’appelez-vous le père Grelot ? Je me nomme M. Maréchal. Ça vous écorcherait pas les lèvres, je suppose ?
Devant ce flot d’invectives, Fandor n’avait pas bronché.
– Si je viens vous voir, dit-il enfin, c’est probable que je sais à quoi m’en tenir. Allons, vieux, faites-moi place, que je puisse entrer dans votre piaule : c’est Jim qui m’envoie. Je viens pour une leçon.
– Ah, c’est Jim qui vous envoie. C’est différent. Fallait le dire. Qu’est-ce qu’il y a pour votre service, mon garçon ?
– Je vous l’ai dit, j’voudrais une leçon.
– Une leçon de quoi ? je ne vous comprends pas du tout. Je ne suis pas professeur.
– Oh, la ferme, c’est pas la peine de me balanstiquer des boniments, père Grelot, j’vous dis tout de suite que j’viens pas au hasard, c’est Jim qui m’envoie. Ça devrait vous ouvrir les mirettes et vous éclairer l’entendement. Allons. Faites pas la bête et ne perdons pas notre temps. Donnez-moi une leçon.
Le vieux hésitait encore.
Le nom de Jim que Fandor prononçait avec une belle assurance lui était à coup sûr familier, mais tout de même la police est si bien faite parfois, qu’il faut se méfier toujours. Et le père Grelot se méfiait, se méfiait avec toute la prudence acquise que peut avoir un homme qui, vingt fois au moins, a glissé du banc de la correctionnelle derrière les verrous.
– Une leçon, répéta-t-il, vous répétez cela tout l’temps, mon ami, c’est à vous en faire baver des ronds de chapeaux, une leçon de quoi ? Précisez, sapristi. J’peux aussi bien vous apprendre à écrire et à lire qu’à siffler la Valse Bleue.
– Ça va bien. Une leçon de grelots.
Évidemment, Fandor venait de trouver le mot qui devait calmer les soucis du vieillard. Brusquement il s’effaçait, s’aplatissait contre la muraille, pour laisser le passage libre :
– Entrez, commanda-t-il, vous êtes un drôle de particulier, mais après tout, j’m’en fous, si c’est Jim qui vous envoie, j’peux pas vous foutre à la porte.
– Manquerait plus qu’ça.
Fandor, d’une démarche titubante, crapule, la démarche des apaches de profession, s’introduisit dans le logis du père Grelot. Il inspecta d’un coup d’œil la pièce où il venait de pénétrer, nota tout de suite avec une surprise qu’il ne songeait pas à dissimuler qu’elle était assez cossue, garnie d’un mobilier en pitchpin, d’une armoire à glace, d’un lit recouvert de couvertures à peu près propres.
– Vous êtes bien, dans vos meubles, dit-il, avec le claquement de langue approprié, on voit qu’ça rapporte l’école.
– Oh, ça n’rapporte pas gros, mais tout de même, j’ai de quoi vivre, et c’est bien justice, il n’y en a pas beaucoup, allez, pour me faire la pige.
Tout en parlant, cependant, le père Grelot poussait par l’épaule Fandor vers l’armoire à glace. Il en ouvrit le battant et Fandor ne fut pas peu surpris de voir que l’armoire était fausse en réalité, dissimulait une porte que le père Grelot ouvrit, qu’il lui fit franchir :
– Voilà l’école, annonça le vieillard, j’ai déjà un élève ce matin.
Fandor traversa l’armoire à glace. La pièce dans laquelle il pénétra était entièrement vide, ne comportait aucun meuble, à part, toutefois, si c’en était un, au centre, un mannequin, représentant un homme habillé, un mannequin articulé de grandeur naturelle et sur lequel, au premier coup d’œil, on distinguait, cousus ou attachés au bout de longues ficelles, plusieurs centaines de grelots. Au mur, dans un cadre doré de fort bonne apparence, d’ailleurs, une grande feuille de papier sur laquelle étaient mentionnées, sous un titre, fait à la ronde, en grosses lettres : « État de service », toute une série d’inscriptions bizarres, très lisibles et relatant des noms, avec, en regard, des indications telles que « six mois de prison », « deux ans de travaux forcés », « interdiction de séjour ».
Fandor, toutefois, ayant enregistré en une seconde mannequin et tableau, reporta toute son attention sur un personnage qui, dès son entrée, s’était levé, un sourire figé sur les lèvres. C’était un jeune garçon d’une quinzaine d’années, aux accroche-cœur soigneusement pommadés, bottines fines, ayant au bout de ses mains blanches des ongles longs et noirs, figurant à merveille, enfin, le jeune ouvrier promu souteneur.