Текст книги "La fille de Fantômas (Дочь Фантомаса)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
Жанр:
Иронические детективы
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Il dormit d’un sommeil agité, fiévreux, entendant les moindres bruits. On avait laissé la porte de sa chambre ouverte pour donner plus de facilité au gardien dormant dans le dortoir voisin de le surveiller. Il entendait de temps à autre l’éclat de rire d’un dément, le hurlement d’un autre et puis aussi des interjections, des ordres de l’infirmier :
– Veux-tu te tenir tranquille, braillard ?
– Sapristi, vas-tu retirer tes draps ?
– Tu vas voir, toi, N° 28, si je vais te calmer avec une bonne douche.
En même temps qu’il percevait dans une demi conscience ce qui se passait auprès de lui, Fandor inventait les extraordinaires péripéties d’un cauchemar abominable :
C’était un homme à figure d’assassin qui surgissait dans sa chambre…
Tiens ! le gardien hurlait :
– Si vous criez encore, je vous douche.
… Oui, oui, c’était un homme qui pénétrait dans sa chambre…
Mais était-ce lui qui faisait craquer le parquet en marchant ?
Ou bien ce bruit venait-il du dortoir ?
Et puis que voulait-il, ce mystérieux visiteur de nuit ? Comment était-il entré ?
Fandor se retourna dans son lit, repris par sa fièvre… Oh ! mais il le reconnaissait, l’homme qui s’introduisait dans sa chambre. Parbleu ! ce n’était pas un cauchemar… il avait beau avoir bien sommeil, il ne rêvait pas. Quelqu’un était vraiment entré.
Oui ! oui ! c’était un uniforme qu’il portait, c’était un gardien, l’infirmier du dortoir, sans doute ?
Fandor, de plus en plus pris par le cauchemar, se tournait et se retournait. Il ouvrit des yeux hagards… Voyons, rêvait-il ou ne rêvait-il pas ? Ce gardien, qui était entré dans sa chambre, qui s’approchait de lui, qui frôlait son lit… Que méditait-il donc, cet homme ?
Fandor faisait effort pour se dresser sur son séant, mais le sommeil paralysait ses mouvements.
– Je rêve, je rêve, se dit-il.
Et puis, brusquement, la conscience lui revint.
Le journaliste venait d’étendre la main hors de son lit pour vérifier que le crâne auquel il tenait tant, et qu’il avait posé sur une chaise, était toujours à sa place.
Or, le crâne avait disparu.
Fandor chassa le sommeil d’un effort de volonté… Il ouvrit des yeux dilatés par l’effroi, il vit. Oui, il vit :
Un homme, vêtu comme un gardien, un gardien, son gardien, s’enfuyait par la fenêtre et emportait le crâne.
Fandor, d’un mouvement se jeta à bas de son lit… Il se rua vers la croisée, il hurla :
– Au voleur !…
Mais l’élan du jeune homme était tel qu’il se heurta brusquement aux vitres fermées… sa main passa au travers du carreau… Il s’était blessé… du sang giclait, chaud, rouge, précipité… mais Fandor n’y prêta même pas attention.
À travers les barreaux qui garnissaient la fenêtre, voilà qu’il croyait encore apercevoir la silhouette du gardien s’enfuyant et brandissant la tête de mort.
Pour la seconde fois, Fandor hurla :
– Au secours, au voleur…
Mais il n’acheva pas.
Dans le couloir où donnait sa chambre, des pas pesants retentissaient, un homme accourait :
– Mon crâne ! mon crâne ? On vient de voler mon crâne…
Fandor criait cela, agitant ses bras ensanglantés…
Et puis, il se senti empoigné par deux robustes gaillards, un bâillon s’appliqua sur sa bouche, des coups de poing l’étourdirent à demi.
– C’est la crise, dit une voix.
– Parbleu.
– Ce qu’il gueulait, l’animal. Un peu plus, il réveillait tout le monde…
Fandor se sentit enlevé, transporté. La lutte était impossible. On avait dû lui passer la camisole de force : il avait les mains prises, les jambes immobilisées.
Fandor sentit qu’on le déposait brutalement sur le sol… Et, avant même qu’il ait pu se reconnaître, c’était, sur sa poitrine, le rude choc d’un lourd jet d’eau ; c’était le fourmillement, sur tout son corps, d’une pluie glacée, si glacée qu’elle le brûlait… On le douchait.
Et maintenant qu’il s’éveillait, meurtri, brisé, affolé, sous le jet d’eau qui le torturait, qui le fouettait, Fandor songeait, indifférent presque à sa torture :
– Voyons, est-ce que je viens d’avoir un cauchemar ? est-ce que je suis fou ? est-ce que tout à l’heure je retrouverai le crâne dans ma chambre ? ou bien me l’a-t-on volé ? ou bien, s’est-on réellement enfui ?
5 – LA VIEILLE LAETITIA
Il était très tard.
Au vol circulaire des oiseaux de nuit qui rasaient de leurs battements d’ailes précipités le sommet des hauts arbres, aux cris des bêtes sauvages dont on devinait par moments les yeux flamboyants dans les broussailles, au croassement énervant des corbeaux attardés autour de quelque charogne, au hululement plaintif des chouettes, à tous ces riens qui sont pour l’homme habitué à la nuit du veld autant de détails parlants, autant d’indices certains, Teddy lisait l’heure.
La nuit était noire, sombre, froide, sans lune ni étoiles et peut-être, même, de gros nuages étaient prêts à crever, en une de ces pluies torrentielles, lourdes et brutales, comme il en tombe en Afrique du Sud.
Le jeune homme, indifférent à l’aspect lugubre des choses qui l’entouraient, sifflotait un air de marche. Il était à cheval et, de temps à autre, d’une pression du genou, d’un discret appel de l’éperon, il pressait sa monture.
Mais, bien que ce fut une bête de sang qu’il chevauchât, son allure ne s’accélérait guère.
Aussi bien, il y avait longtemps que cheval et cavalier menaient un train d’enfer. L’un et l’autre étaient rompus, brisés de fatigue. Il fallait toute l’énergie et toute l’habileté consommée de Teddy pour que la marche en avant pût se continuer, dans le sol détrempé où l’obscurité ne permettait pas de voir les obstacles, où les broussailles prenaient des allures fantastiques qui effaraient la bête, où les fossés étaient des pièges qui la faisaient buter, où tout était péril pour le cavalier, depuis le sable mouvant qu’il convenait d’éviter, jusqu’aux rochers où pouvaient être embusqués quelques malfaiteurs, jusqu’aux hautes herbes d’où quelque animal féroce pouvait sans doute surgir et bondir en avant.
Mais de tout cela, de tous les dangers familiers du veld qui menacent homme et bête chevauchant par une nuit sombre, Teddy, vêtu comme le sont les habitants boers du Cap – petite veste courte boutonnée jusqu’au menton, pantalon brun foncé, chapeau rond assez élevé, bottes à l’écuyère – semblait se soucier fort peu. On le sentait, alors qu’il excitait son cheval, en pleine possession de ses moyens, heureux de vivre sa vie de grand air et de liberté, accoutumé à la nuit, aux dangers, à la fatigue, et trouvant en somme tout naturel de se trouver dehors à pareille heure, par pareil temps…
Au surplus, Teddy avait été élevé dans ces grandes plaines et il connaissait tout alentour de la ferme où il habitait, à plus de cent kilomètres à la ronde, les moindres détails de ces champs encore incultes, où, tout le jour, des troupeaux paissaient, cependant que la nuit, ces bêtes domestiques une fois rentrées à l’étable, la brousse appartenait sans partage aux animaux de proie.
Or, tandis que Teddy se hâtait vers sa demeure, vers la ferme où il habitait, une pauvre ferme, d’aspect vétuste, aux bâtiments croulants, à la cour herbeuse, au puits verdâtre, tari depuis longtemps, une ferme où achevaient de pourrir de vieux chariots effondrés sur leurs roues faites d’un seul morceau de bois et toutes disjointes par l’humidité, Laetitia, la vieille nourrice de Teddy, que le jeune homme appelait « mama » se désolait de tout son cœur.
La vieille femme qui, sans doute, avait été maintes fois témoin des tragiques incidents qui trop souvent surviennent aux cavaliers qui se risquent la nuit dans les plaines, ne pouvait admettre que le jeune homme ne fût toujours pas de retour à la ferme à dix heures du soir au plus tard.
Or, bien que Teddy aimât tendrement Laetitia, bien qu’il fût au regret de lui causer la moindre inquiétude, farouchement épris de liberté, indépendant à ne pouvoir subir aucune loi, chaque soir il partait à la vagabonde, dans le veld.
Qu’était-ce au juste que Laetitia ?
Elle était humblement vêtue et cependant ne paraissait manquer de rien. Ses vêtements étaient chauds, une alliance brillait à sa main, elle portait, suivant la mode des paysannes du Natal, de courtes bottes en cuir fin. Ni une pauvresse, ni une grande dame, ni même une de ces campagnardes riches comme il s’en rencontre dans la colonie, plus souvent encore au Transvaal ou au Natal, et pour mieux dire dans toute la pointe sud de l’Afrique, où des fortunes colossales s’édifient dans les exploitations agricoles.
Laetitia sur le seuil de la porte, s’était arrêtée…
– Est-ce lui ? non, personne… Comme il fait noir… Et il galope toujours… Ah, après tout ce que j’ai fait, aurais-je donc la douleur d’apprendre un jour qu’il s’est tué d’une mauvaise chute…
Mais Laetitia soudain s’interrompit. Son oreille exercée à saisir les bruits les plus éloignés, à les identifier, ne l’avait pas trompée.
Oui ! Le pas d’un cheval se devinait, maintenant plus rapproché, régulier…
Et ce n’était pas un cheval attelé, c’était un cavalier qui arrivait près de la ferme, c’était, ce ne pouvait être que Teddy…
Laetitia, avec un soupir qui en disait long sur son inquiétude, cria dans le noir :
– C’est toi, Teddy ?
– Hello ! mama, c’est moi, répondit une voix joyeuse…
Encore quelques instants, puis, dans le cercle éclairé par la lampe que Laetitia élevait à bout de bras, Teddy fit son apparition.
Il avait sauté de cheval pour ouvrir la barrière de la ferme, il tenait sa bête par la bride et, trempé par la rosée nocturne, les traits souillés de poussière, les cheveux en désordre, il dit :
– Hello, mama, vous étiez encore à m’attendre ?… croyez-vous donc que les buffles n’en veulent qu’à moi et que les éléphants méditent de me charger ? Vous êtes toujours à guetter mon retour.
– Il est si tard, et tu sais si bien comme je suis inquiète quand tu ne rentres pas dîner. D’où viens-tu ?
Instantanément la physionomie mobile du jeune homme prit un air sérieux :
– Pauvre mama, répondit-il, c’est vrai, je vous inquiète et je vous demande pardon. Tenez, rentrez, vite, il fait humide et vos rhumatismes s’en ressentiraient. Le temps de déseller ma bête et je viens nettoyer mes armes devant vous.
– Tu as donc chassé ? d’où viens-tu ?
Teddy, d’un geste vague, désigna tout l’inconnu de la nuit :
– De là-bas. Et je n’ai pas chassé puisque je ne rapporte rien.
Puis, prenant son cheval par la bride, cependant que Laetitia retournait s’asseoir devant l’âtre, Teddy s’occupa à mener sa bête à l’écurie, à la desseller, à la bouchonner vigoureusement, en bon cavalier.
Quelques minutes plus tard, pourtant, comme Teddy avait déposé un savoureux picotin d’avoine devant le brave animal qui l’avait porté toute la journée, il rejoignait la vieille Laetitia :
Teddy, comme chaque soir, avait retiré de ses fontes ses deux revolvers. Sur son dos battait une carabine tenue en bandoulière. Avant même d’aller prendre du repos, il voulait vérifier ses cartouches, graisser les rouages délicats de ses armes.
Pour Laetitia, elle se tenait le front entre les mains et, les coudes sur les genoux, absorbée, elle réfléchissait.
– Qu’as-tu mama ? demanda Teddy comme il venait prendre sa place devant une table rustique de bois blanc et commençait son travail, tu as l’air songeuse ?
– Ce que j’ai, Teddy ? je m’inquiète de toi.
– Mais puisque je suis là, mama, revenu sain et sauf…
– Je m’inquiète de toi, même quand tu ne cours pas le veld…
– Pourquoi mama ?
– Qu’as-tu, Teddy ? tu es si triste depuis quelque temps ?
– J’ai du chagrin, mama. J’ai du chagrin, mama, parce que je voudrais tant savoir.
– Tant savoir quoi ?
– Qui je suis…
– Mais je te l’ai dit souvent, Teddy…
– Non, non, raconte encore… Si jamais un détail nouveau pouvait faire cesser mon inquiétude ?
Il s’était accroupi maintenant sur le sol, aux pieds de la vieille Laetitia, il appuyait sa tête sur les genoux de la bonne femme.
– Tu veux encore que je te fasse ce récit ?
– Oui, mama, s’il te plaît.
Laetitia commença, de sa voix menue, grêle un peu, qui se cassait :
– Écoute petit… c’était pendant la guerre, une bien triste époque, va, tous les hommes, tous les jeunes gens, s’étaient enrôlés dans les commandos. On disait, alors, que si les Anglais étaient victorieux, s’ils pouvaient nous battre, nous autres, les Boers, nous serions horriblement malheureux, presque des esclaves. Et puis, tu comprends, Teddy, il s’agissait de défendre les fermes, de protéger les enfants, c’était enfin le veld qu’il fallait sauvegarder. Les hommes ne voulaient pas entendre parler d’y laisser les Anglais commander, même s’installer. Nous étions chez nous, il fallait les chasser…
– Oui, mama… oui… alors ?…
– Alors, Teddy, on faisait la guerre. Tous les jours on apprenait des morts, des ruines. C’était le fils d’un voisin qui était tombé dans une charge, transpercé d’un coup de sabre, c’était un autre brave garçon qu’une balle explosive – oui, les Anglais s’en servaient – avait tué dans un poste d’avant-garde, c’était un autre qui avait été fait prisonnier…
– Alors mama ? alors ?
– L’ennemi prenait les enfants aussi et ils mouraient tous dans ce qu’ils appelaient les camps de concentration. Tu comprends, Teddy, il y avait eu tant de morts, il y avait tant de pauvres cadavres qui pourrissaient dans les champs que tous les ruisseaux étaient empestés, des épidémies éclataient.
– Oui, mama… après ?…
– Et des fermes brûlaient. C’était ou les Anglais ou les hommes de nos commandos qui y mettaient le feu. Ils étaient aussi acharnés les uns que les autres.
– Et c’est une de ces nuits-là, mama, que l’on m’a conduit ici ?
– Oui, une nuit, Teddy, les Anglais s’étaient approchés jusqu’à la colline. Du toit de la grange, mes maîtres et moi, nous avions pendant la soirée regardé l’incendie, car quelque chose brûlait là-bas, une ferme, un champ, une forêt, on ne savait pas… Nous étions d’ailleurs sans nouvelles de la guerre depuis quelques jours. Nos commandos étaient-ils victorieux ? Étaient-ils vaincus ? Nous ne pouvions former que des suppositions.
– Et alors ?
– Alors, comme la nuit s’avançait, mes maîtres et moi nous étions descendus dans la salle où nous sommes. Tu vois, j’étais assise là, au coin du feu, et puis on frappe…
– C’était moi que l’on apportait ?
– Oui… oh ! je vois encore la scène. Comme on frappait à coups de poings, nous étions tous là, réunis, à nous regarder, maîtres et serviteurs. Et nous nous disions : Faut-il ouvrir ? Est-ce que c’est l’ennemi ? Est-ce un ami ? C’est le maître qui s’est levé. Tiens, Teddy, je crois entendre sa voix : « Qui va là ? – Un ami, voulez-vous laisser un enfant mourir dehors ? » Un enfant ! Grand Dieu ! Tu penses bien, Teddy, que le maître a ouvert. Sur le seuil de la porte, un homme se tenait qui te portait dans ses bras. Oh ! tu étais tout petit et tout mignon. Peut-être avais-tu deux… trois ans ? l’homme pourtant déclarait : « Je suis un Anglais et je suis votre ennemi, mais n’empêche, je vous apporte cet enfant en dépôt. Tout à l’heure, on brûlait une ferme, j’ai pu le sauver. Voulez-vous le garder ? l’élever ? d’ailleurs si vous ne voulez pas ?… et l’homme nous menaçait de son revolver.
– Et tes maîtres m’ont accepté ?
– Oui. Tu étais si gentil, tu dormais si tranquillement dans les bras de cet inconnu. Le Maître hésitait, mais moi qui savais comme il était bon, je me suis levée, j’ai été te prendre, et, à partir de ce moment-là, tu étais de la famille.
La vieille Laetitia baissait le ton comme quelqu’un qui achève un récit, mais Teddy, à coup sûr voulait encore d’autres détails, des détails que peut-être la brave femme ne tenait pas à lui donner.
Il s’agenouillait et regardant la vieille Laetitia dans les yeux :
– Et puis, mama ? le coffret ?
La voix de Laetitia tremblait un peu quand elle répondit :
– Le coffret, Teddy ? oui. Eh bien l’homme qui t’apportait le tenait aussi et quand il a vu que je t’embrassais et que je te trouvais si gentil, il m’a attirée à l’écart. C’est alors qu’il m’a donné ce coffret : « Laetitia, m’a-t-il dit, – car il venait de m’entendre appeler par mon maître – vous serez chargée de cet enfant. J’aurai confiance en vous, élevez-le. Quelque jour, je viendrai le rechercher et ce jour-là… Et il n’a pas achevé, Teddy. Il m’a tendu le coffret en disant : Tenez, gardez cela aussi, ce coffret contient tout ce qui peut intéresser l’enfant, si je ne réapparaissais pas. Il faut faire en sorte qu’il ne tombe en sa possession qu’à ses vingt ans et pour tout l’or du monde, pas avant.
Aux dernières paroles de la vieille femme Teddy s’était relevé, il se promenait de long en large dans la chambre, il murmura :
– Seulement à mes vingt ans, et j’en ai tout juste seize. Encore quatre ans à attendre. Non. Ce n’est pas possible. Il faudra que je sache avant…
Puis Teddy haussa la voix :
– Et alors, Laetitia, vous, vous avez voulu savoir… vous avez ouvert le coffret puisque vous avez décidé que je…
Mais la vieille Laetitia, elle aussi, s’était levée.
– Ah ! tais-toi ! tais-toi ! supplia Laetitia, cela, non, je ne veux pas que tu en parles. Tu devrais l’avoir oublié… Ah ! qu’est-ce que je dis, je suis folle, tu devrais n’y penser jamais. Pourtant…
– Pourtant…
– Non, non, ne m’interroge pas là-dessus.
Et, après un instant de silence, Laetitia poursuivit, d’une voix terriblement oppressée :
– Je t’affirme que je ne peux pas te répondre.
Puis elle supplia presque :
– Voyons, tu sais bien que je t’aime ? depuis… depuis ce moment où tu es arrivé, ici, à cette ferme, tu es comme mon enfant. Tiens, tu te rappelles ? je te l’ai dit bien souvent quels ont été les malheurs de ma vie : les fils de mes maîtres, deux petits que j’avais élevés, tués à la guerre, mes maîtres disparus peu après, minés par le chagrin, la paix, même, amenant la ruine de la maison, toute la famille dispersée, et moi, moi seule, restant avec toi, qui étais encore si jeune, toi que mes maîtres qui t’aimaient avaient fait leur héritier, puisque cette ferme t’appartient, toi que j’élevais, que j’ai élevé jusqu’ici et que j’aime, je te le répète encore, comme un fils.
– Mama, ma chère mama, vous savez bien que moi aussi je vous aime.
– Alors, ne demande jamais d’explications.
Déjà Teddy s’était relevé, son visage avait repris sa sévérité énergique.
– Ah ! je voudrais tant savoir, murmurait-il, je voudrais tant savoir qui je suis, au juste. C’est si mystérieux ma naissance. Mama, et vous le savez, vous, vous pourriez me le dire…
– Oui, je le sais, je l’ai appris par hasard un jour… avoua-t-elle enfin, mais je ne peux pas te le dire. Non, Teddy, n’insiste pas, vois-tu, les pires malheurs en résulteraient.
Et comme le jeune homme se taisait, Laetitia reprit :
– Et puis, qu’est-ce que ça te fait ? N’es-tu pas heureux maintenant ? Et si même tu veux à toute force savoir le nom de ta famille, le secret de ta naissance, n’es-tu pas sûr qu’un jour tu seras renseigné ? puisque, à tes vingt ans, tu pourras ouvrir le coffret.
– L’explication de tout est donc dans ce coffret ?
– Oui.
– Le nom de mon père ?… le nom de ma mère ?…
– Tout. Tu sauras tout, quand tu auras vingt ans, mais pas avant.
Insouciants de l’heure qui passait, insouciants de la nuit d’orage qu’il faisait maintenant, du vent qui hurlait, de la pluie qui cinglait, du veld tout proche, entourant la ferme de son mystère, la vieille femme et le jeune homme, longtemps se turent.
– Mama, dit enfin Teddy, qui paraissait sortir d’un rêve, vous croyez que ce coffret est toujours à l’endroit où vous l’aviez caché ? là-bas… enfoui au pied du troisième arbre de la prairie ?
En entendant ces paroles, Laetitia, malgré son grand âge, venait de bondir, vive, ardente, folle d’effroi semblait-il.
Elle interrogea :
– Teddy… que veux-tu dire ?
– Je veux dire, mama, que le coffret vous a été volé.
La vieille femme joignit les mains dans un geste de prière. Teddy ajouta :
– Volé, oui, volé. Il y a quinze jours, je me suis aperçu qu’il n’était plus dans sa cachette.
– Et tu ne me l’as pas dit ?
– Pourquoi vous faire de la peine ?…
– Qui a pu ?… Qui a osé ?
– Qui a osé ? quel est le voleur du coffret ? ah, j’ai cherché longtemps, je vous assure, avant de le savoir.
– Et tu le sais maintenant ?
– Oui, mama. Le voleur, c’est Hans Elders.
– Hans Elders !
La vieille femme avait répété ce nom avec un effroi abominable :
– Hans Elders, ah ! je comprends, je comprends.
Et, dans ses yeux, que tant de larmes avaient terni, la volonté alluma un terrible reflet :
– Teddy, Teddy, dit Laetitia, coûte que coûte, vois-tu, il faut retrouver ce coffret.
Mais Teddy maintenant paraissait très calme. Alors que Laetitia avait parlé, d’une voix sifflante, entrecoupée, il répondit d’un ton posé :
– J’y compte bien, mama, soyez tranquille, je le retrouverai.
Étrange garçon que Teddy, il aimait bien la vieille Laetitia, il l’aimait comme une mère, et pourtant à coup sûr, il ne lui confiait pas toutes ses pensées car il ne dit rien de l’incendie des docks.
Il gagna sa chambre. Et sans doute Laetitia eût été stupéfaite si elle avait alors aperçu Teddy saisir un mètre et, debout devant un petit miroir accroché à la muraille, soigneusement, minutieusement, prendre la mesure de son crâne, de son crâne, à lui.