Текст книги "La fille de Fantômas (Дочь Фантомаса)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
Жанр:
Иронические детективы
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16 – MORT DE JUPITER
– Place au théâtre, s’il vous plaît. Allons, monsieur Jim, place au théâtre.
– Ce n’est pas une raison pour me bousculer…
– Dame, monsieur Jim, si vous croyez que c’est facile de remuer des décors de six mètres dans votre arrière-coulisse.
– Allez toujours.
– On y va, on y va.
M. Jim, puisque tel était le nom du personnage, se recula contre la muraille pour laisser passer le groupe des machinistes qui se précipitaient vers la scène. Aussi bien ce n’était pas le moment de bavarder, puisqu’on effectuait le changement à vue.
M. Jim, gros homme apoplectique, au visage imberbe et aux yeux clignotants, n’avait pas, d’une bourrade dans le dos, salué le passage du dernier machiniste, – il était bien avec tout le monde, monsieur Jim, familier avec tous ses subordonnés, – qu’il était à nouveau interpellé :
– Eh bien, mon cher régisseur ?
M. Jim, cette fois, se courba en une révérence qui prouvait qu’il avait interprété jadis, au temps où il était acteur, le répertoire classique.
– Diva, murmura-t-il, vous êtes ce soir encore plus capiteuse que d’habitude.
– Vous êtes galant. Jim. On ne peut jamais vous aborder sans vous trouver prêt à faire des compliments. Je suis comme tous les jours.
– Non, non, Diva, ou plutôt oui, car chaque jour vous trouvez moyen d’être plus belle que la veille.
– C’est une déclaration ?
– Oh ! je ne me permettrais pas.
L’artiste qui s’entretenait avec M. Jim, le régisseur, se faufilait le long des portants, alla coller l’œil à un trou du manteau d’arlequin…
– Belle salle.
– Très belle salle. Nous avons une presse du tonnerre, à l’occasion de votre arrivée et ça m’a l’air d’avoir porté. C’est la première fois que vous venez au Natal ?
– Oui, monsieur Jim.
– Eh bien ! vous y reviendrez, vous verrez, quand on a goûté à l’excellent public de Durban, on ne peut plus y renoncer. Vous allez voir cette avalanche de fleurs tout à l’heure dans votre loge.
« Allez ! allez ! faisait M. Jim, qui, à l’entrée des portants donnant sur le plateau, examinait une par une les danseuses qui s’apprêtaient à paraître devant le public.
Il rajustait un bouton, pinçait les plis d’une robe de gaze, disposait un nœud, vérifiait les rubans des sandales…
– Allez, allez, vous êtes jolies à ravir, toutes plus les unes que les autres, cela va être un triomphe.
L’une des petites ballerines s’informait :
– Dites, monsieur Jim, le public est bon, ce soir ?
– Très bon, mes enfants, très bon, chaud en diable. Il ne demande qu’à claquer des mains. Tous les fonctionnaires sont là et beaucoup des gens du veld.
Étrange public que le public qui se pressait dans la salle du théâtre de Durban. À l’orchestre, dont les rangs étaient bondés, on se fût cru, n’eussent été certains détails de l’habillement des spectateurs, dans une salle de théâtre européenne. Les privilégiés, en effet, qui s’asseyaient aux fauteuils d’orchestre, appartenaient tous, ou à peu près, au monde officiel de Durban. C’étaient des fonctionnaires, dont la plupart étaient accompagnés de leurs femmes, qui étaient venus se réjouir du spectacle offert et bien trop rare à leur gré. Ceux-là portaient l’habit ou le smoking, tenaient à la main des gants blancs… Et seul détail qui précisait que l’on avait à faire à des coloniaux, ils tenaient, au lieu du claque ou du chapeau haut de forme, le casque de liège, sur les genoux. Les places dont le prix était moins élevé étaient en effet à peu près exclusivement occupées par ce que M. Jim appelait, un peu dédaigneusement, les gens du veld.
Il y avait là de gros fermiers, des gardiens de troupeaux, de rudes cavaliers, des chercheurs d’or, venus au spectacle dans leur accoutrement ordinaire : grand chapeau de feutre, veste courte, cartouchière en bandoulière.
C’était d’ailleurs, ainsi que l’avait dit M. Jim, un excellent public. Les fonctionnaires qui crevaient d’ennui ne demandaient qu’à s’amuser, quant aux gens du veld, tels des enfants, émerveillés de tout, ils trouvaient tout superbe, délicieux, amusant au possible.
En sourdine, la musique attaqua un air, l’orchestre joua une ritournelle, le ballet développa ses méandres compliqués et gracieux. Dans la salle l’enthousiasme atteignit son comble :
– Oh ! délicieux !
– Exquis !
– Une vision de rêves !
M. Jim, qui aimait son métier, qui l’aimait de passion, n’avait pas besoin, lui, de regarder la scène pour savoir ce qui s’y passait.
C’était le moment où les ballerines, deux par deux, se rangeaient, cour et jardin, en des poses soigneusement étudiées, pour laisser l’entrée sensationnelle de la Diva s’accomplir sous le feu des projecteurs.
Tout était au point. Le tonnerre des applaudissements allait éclater. Mais que se passait il ?
***
Jupiter fuyait comme une bête traquée, les coudes au corps, le visage grimaçant, un souffle rauque, haletant, s’échappant de sa poitrine en feu.
Où allait-il ? Il n’en savait rien lui-même.
De toute la vitesse de ses jambes musclées il fonçait droit devant lui, sans but, sans même avoir conscience de la direction qu’il suivait.
De temps à autre, d’ailleurs, il tournait la tête, espérant avoir distancé ses poursuivants.
Hélas ! il les apercevait à peu de distance, galopant sur ces traces, et chaque fois qu’il paraissait faiblir, il entendait leurs cris, leurs hurlements :
– À mort, à l’assassin, arrêtez-le !
Jupiter n’en fuyait que plus vite… La lutte n’était pas égale.
Jupiter avait quitté la ferme de Laetitia ayant, au plus, quinze vengeurs derrière lui. Un quart d’heure après, aux portes de Durban, il y avait plus de cent justiciers à ses trousses.
Où trouver un refuge ?
Minuit sonnait. Rues vides, pas de tramways ni de voitures.
Les cris redoublaient dans son dos.
Brusquement, avec un crochet comparable à celui que fait la bête traquée par une meute, Jupiter tourna sur la droite. Il quitta la grand-rue, coupa des ruelles, puis déboucha sur une énorme place…
À moins de trente mètres derrière lui, on se précipitait :
– À mort !… à mort…
Jupiter traversa la place où il venait d’arriver en une course insensée.
Il pensait trouver une rue.
Soudainement, il changea d’avis.
Comme il longeait le trottoir, il aperçut une porte entrebâillée.
Perdant la tête, il entra dans le couloir sur lequel s’ouvrait cette porte et galopant toujours, il le suivit.
En quelques secondes, le noir monta des marches, tourna en d’étroits corridors, puis, lancé comme un boulet, il pénétra dans une sorte de pièce que tout d’abord il n’identifiait pas… Jupiter franchissait encore quelques mètres, et, devait s’arrêter, soudain, étourdi ! aveuglé ! ahuri !
Devant lui le sol manquait…
Devant lui mille lumières s’allumaient !
Et quand il ouvrait les yeux, il était aveuglé par une lueur éblouissante…
D’ailleurs, tandis qu’il titubait, il entendit des hurlements d’effroi poussés tout près de lui :
– Au secours !…
– C’est un fou…
– À l’aide !…
– Au secours…
Et de l’autre côté du cordon de feu qu’il apercevait à ses pieds, Jupiter voyait encore dans le brouillard rouge de ses yeux congestionnés toute une foule houleuse, qui se dressait et qui vociférait :
– Au secours ! à l’aide !…
– Qu’est-ce qui se passe ?…
– Qu’est-ce que c’est ?…
– À l’assassin !
Jupiter, interdit tout d’abord, s’était arrêté une seconde, immobile. Soudain, il comprit.
Il se trouvait dans un théâtre, sur la scène, face aux spectateurs. La rampe brûlait à ses pieds, le projecteur qui l’éblouissait… La foule hurlante, c’était la foule des spectateurs, les cris qui retentissaient à ses oreilles étaient les cris des acteurs affolés.
Tournant sur ses talons, Jupiter pensa rebrousser chemin. Mais dans l’état d’affolement où il se trouvait, il n’était plus en état de retrouver le passage. Il était arrivé sur le plateau, venait du fond des coulisses, tout naturellement. Maintenant il se cognait dans les décors.
Sans mot dire, haletant, Jupiter tourna tout autour de la scène. Il revint à la rampe et trébucha, brusquement dans le trou du souffleur, mais ce dernier, en toute hâte, le ferma sur sa tête.
Jupiter se jeta à droite dans l’espoir de sauter dans les loges. Mais aussitôt, avec un claquement sec, une détonation retentit, cependant que des cris se précisaient :
– À mort, à mort, tuez-le, tuez-le !
Jupiter, une fois encore voulut revenir en arrière. Quittant le bord du plateau, il pensa se rejeter dans les coulisses.
Le malheureux noir n’avait pas fait deux pas qu’il se heurtait à une muraille, une muraille qui descendait lentement, qui bientôt collait au sol.
On venait de baisser le rideau de fer. Jupiter était prisonnier.
***
– Mais que se passe-t-il ? que se passe-t-il ?
– Place, place.
– Mais monsieur.
– Hé, laissez-nous donc passer.
– Au secours… au secours…
– Je vous dis que c’est un noir !…
– Mais d’où vient-il ?
– Il a tué une vieille femme…
– Comment est-il entré ?…
– Nous le poursuivons depuis près d’une heure !…
Dans la salle, parmi le public, alors que l’émotion était à son comble et que l’on attendait l’entrée de la diva pour les pas savants du ballet, on avait vu soudain, surgir le malheureux Jupiter.
Puis la salle avait été envahie par ceux qui le poursuivaient.
À présent, le pauvre noir, lamentablement, se jetait contre le rideau de fer et, à coups de poings et coups de pieds, perdant complètement la tête, s’efforçait de l’enfoncer.
Dans la salle, les cris redoublaient :
– À mort. À mort !
– Tuez-le !
– Tuez-le !
Et déjà les balles sifflaient, allant s’aplatir avec un bruit sourd autour du malheureux Jupiter…
Encore quelques secondes et le drame allait être accompli.
Une voix très calme cria :
– Attention, gentlemen, ne le tuez pas d’un coup. En détail. Tuez-le en détail, les bras, les jambes d’abord. Au cœur ensuite. Il a torturé une vieille femme.
On suivit ce conseil.
– Au bras !
– À la jambe !
– À l’épaule droite !
Les balles portaient.
La plainte sourde, affolante du noir, continua quelques minutes encore, puis une balle dut atteindre le malheureux en plein cœur, on vit son corps s’agiter dans un dernier soubresaut, se roidir, puis s’abandonner. Jupiter était mort.
Alors, subitement, comme si la mort du malheureux avait été un signal attendu de tous, les cris, les clameurs cessèrent.
Tous les meurtriers, les tortionnaires, se regardèrent en souriant.
Et seul peut-être, demeuré en haut de l’allée du parterre, cramponné à l’une des colonnes soutenant les loges de balcon, ayant assisté, impuissant à toute cette scène d’horreur, un homme grinçait des dents, serrait les poings et soudain, d’une voix blanche, criait :
– Misérables ! ah ! misérables !
Cet homme-là, c’était Jérôme Fandor…
– Bien parlé. C’était un misérable.
– Nous avons fait justice !…
Alors, Fandor, courbant la tête, s’en fut, atterré. Nul n’avait compris son cri de révolte.
17 – UN MÉDECIN COURAGEUX
– Tenez, major, voulez-vous inscrire les signaux ?
– Lieutenant, je suis à votre disposition…
– Mais il me semble qu’ils télégraphient une longue dépêche ?
– Vous avez parfaitement raison…
– Les pauvres gens. Leur sort est affreux…
– Affreux, vous exagérez ! Mais enfin, il est certain que leur situation n’est pas très réjouissante.
– Je ne vois même pas en quoi j’exagère, major, car enfin, vous figurez-vous leur situation ? La peste à bord, pas de sérum, interdiction absolue de communiquer avec la terre. Je ne sais même pas ce qu’ils font de leurs morts ?…
– Ils les brûlent, sans doute.
– Ils les brûlent ! C’est facile à dire, et plus difficile à faire…
– Vous renoncez, major, à prendre les signaux ?
– Bah, nous aurions plus vite fait de monter à la capitainerie du port. J’imagine qu’on nous communiquera le texte de ce qu’ils viennent de télégraphier ?
– Vous avez raison. Nous y allons ?
– Allons-y. Cela occupera toujours notre matinée…
Devant le sémaphore, où se pressait la foule, le major et le lieutenant s’immobilisèrent.
À ce moment précis, un soldat sortit du bâtiment et lut une sorte de document qui informait la population de Durban de la situation exacte à bord du navire en proie à la peste.
« Il n’y avait pas lieu, affirmait-on, de s’inquiéter, tout d’abord, relativement aux chances de contagion. Les précautions étaient très bien prises et devaient être rigoureusement observées…
« Le bateau pestiféré ne demandait même point à entrer en relations suivies avec le sol, sa communication n’avait eu qu’un but, supplier que, par pitié, on autorisât l’un des médecins de la ville à se rendre à bord… »
« Les malheureux en quarantaine viennent, en effet, de faire savoir que les deux médecins qu’ils avaient à bord sont décédés. Ils réclament de notre humanité que nous leur adressions du sérum et des médecins… »
« La capitainerie fait demander s’il se trouve un médecin qui veuille se rendre à bord du bateau, dans de telles conditions, que le voyage ne puisse causer aucun danger à la population de la ville. La capitainerie croit de son devoir de signaler qu’il y a infiniment de risques à courir et que seul un homme décidé à affronter la mort peut se présenter… »
Or, tandis que la foule hésitait encore, un homme à l’allure vive, décidée, traversa l’espace libre qui demeurait entre le sémaphore et la foule.
Des voix chuchotèrent :
– C’est un médecin. Il se dévoue.
L’homme pénétra dans les bâtiments administratifs, pour se faire conduire auprès de la Commission de la Santé.
Il saluait légèrement ceux qui le recevaient et d’une voix brève qui ne tremblait point, demandait :
– Messieurs, je viens d’entendre lecture de votre proclamation. Je suis médecin, disposé à me rendre là-bas, si, toutefois, les conditions sont acceptables. Quelles sont-elles ?
Alors parmi les membres du bureau, il y eut une certaine stupéfaction. Les braves gens qui le composaient avaient espéré qu’il ne se trouverait pas de médecin assez hardi pour tenter l’aventure.
Or, voilà qu’il s’en présentait un.
Impossible de refuser son offre.
Restait, et cela toujours dans le but naturel et compréhensible d’éviter tout danger pour la santé publique, à lui imposer des conditions si sévères qu’il se retirât lui-même…
La Commission de la Santé qui siégeait depuis le matin, en raison des communications entreprises avec le bateau pestiféré, était présidée par un vieil homme qui avait, au moins, le mérite d’une très grande franchise.
– Docteur, répondit-il à l’étranger, vous savez qu’aller là-bas, c’est aller à la mort ?
– Je le sais.
– Que ce dévouement ne vous rapportera pas grand-chose ?
– Si, monsieur, la satisfaction d’avoir accompli mon devoir.
– Docteur, voici les conditions : Nous vous remettrons trois caisses de sérum antipesteux. Une chaloupe à vapeur vous porte jusqu’au navire et sitôt que vous aurez accosté, s’éloigne pour gagner dans le vent, c’est-à-dire aller se mettre en avant du bateau, à l’abri de ses relents empestés… Un quart d’heure après votre arrivée, cette chaloupe accostera à nouveau le navire, vous aurez deux minutes pour embarquer et à ce moment, ou vous embarquerez – et vous serez ramené à terre où l’on vous soumettra à une rigoureuse quarantaine – ou vous n’embarquerez pas… et dans ce cas vous resterez à bord jusqu’à ce que l’épidémie soit complètement enrayée et que, par conséquent, si vous avez échappé au trépas, il n’y ait plus aucun danger à ce que vous repreniez vos occupations dans la ville. Voulez-vous toujours aller là-bas ?
– Oui, monsieur. J’irai, je ne resterai qu’un quart d’heure, puis je réembarquerai pour revenir ici chercher, j’imagine, le complément de l’outillage médical qui me sera nécessaire. Je retournerai ensuite immédiatement à bord du navire, car ma conscience d’honnête homme ne me permet pas à moi, docteur, de savoir qu’il y a des gens qui meurent à quelques mètres de moi, qu’on pourrait peut-être sauver, et de ne pas le tenter.
Alors, d’un seul mouvement, les membres de la Commission se levèrent. Puisque cet homme, de sang-froid, acceptait d’aller affronter la mort uniquement pour porter secours à ses semblables, puisqu’il se dévouait à sa tâche sublime de médecin, et cela sans exiger une récompense ou des conditions moins sévères, sans exposer la ville à une émotion d’ailleurs compréhensible, il convenait de le féliciter, de l’encourager.
Les membres de la Commission n’y manquèrent pas…
***
Le départ du médecin eut lieu une heure plus tard.
On avait pris les précautions d’usage…
Par-dessus ses vêtements ordinaires, on lui avait fait endosser deux longues blouses blanches imprégnées de produits antiseptiques, qui le recouvraient complètement.
Sur les manches de ses blouses, manches qui étaient fermées aux poignets par des élastiques, venaient joindre de longs gants hermétiquement clos.
Sa figure, enfin, était entièrement recouverte d’une sorte de masque composé d’ouate sur laquelle on avait enroulé de longues bandes de tarlatane. À peine avait-on laissé subsister deux trous pour les yeux, une mince fente à hauteur du nez, par laquelle le docteur pouvait respirer, respirer difficilement d’ailleurs, car, par surcroît de précaution, l’air ne lui arrivait qu’à travers le filtre d’un épais tampon de coton.
Sur le quai, la foule poussait des vivats, enthousiasmée, folle d’émotion.
Enfin, après un instant qui sembla éternel, car une terrible anxiété serrait les cœurs, la chaloupe s’éloigna.
On suivit sa course vers le navire, le British Queen, qui, au lointain, dressait sa silhouette désolée…
Bientôt, ce ne fut plus qu’une petite tache noire. À peine, dans les lorgnettes avidement braquées, pouvait-on distinguer, debout à l’avant de l’embarcation, le point blanc que constituait ce médecin si extraordinairement audacieux.
***
Quels étaient les sentiments de cet homme, qui, de la sorte, risquait la mort dans le seul but d’aider à l’infortune de ses semblables ?
Ah ! certes, on aurait été étonné si l’on avait pu le savoir par quelque secret artifice, s’il eût été possible de fouiller le cœur de cet homme.
Tout le temps que la chaloupe fendait les flots, s’approchait du British Queen, il gardait un aspect impassible, une attitude indifférente et pourtant, sous les bandages qui enserraient son front, voilaient sa face entière, son regard avait d’étranges flamboiements.
Le médecin pensait :
– Vit-il encore ? Vais-je le trouver à bord ? Car il est bien de taille à s’être échappé. Juve. Juve. Êtes-vous mort ?
Car cet homme, ce médecin dont l’héroïsme incroyable venait d’être acclamé par la population entière, celui-là qui, dédaignant la peste, n’avait pas craint de visiter cet enfer de désolation qu’était le British Queen, c’était Fantômas. Fantômas qui n’avait pas reculé devant cet abominable forfait : créer cette épidémie pour maintenir Juve prisonnier, pour le paralyser dans le filet qu’on devait immanquablement dresser autour du bateau pestiféré. Fantômas qui, inquiet, déjà, alors qu’il épiait Hans Elders dans son cabinet de travail de Diamond House, était affolé depuis qu’il avait vu la malheureuse Laetitia, depuis qu’il l’avait torturée, vainement, puisque rien ne lui avait permis de deviner ce qu’était devenue sa fille Hélène, cette enfant qu’il était venu chercher au Natal, cette enfant qu’il chérissait tendrement par une de ces bizarreries qui font que les pires monstres sentent parfois s’éveiller dans leur cœur les sentiments paternels les plus développés…
***
La chaloupe passa rapidement entre les rangs des bateaux qui, à bonne distance, formaient le blocus autour du British Queen.
Elle précipitait sa course, eût-on cru, elle atteignait bientôt le navire maudit.
Les matelots épouvantés de se trouver si près du terrible foyer de l’épidémie, hâtaient la manœuvre. La chaloupe accosta à l’escalier de la coupée et celui que tous prenaient pour un médecin débarqua rapidement. Plus rapidement encore, on posa auprès de lui les trois caisses de sérum.
– Dans un quart d’heure, docteur, nous serons là, criait le patron de l’embarcation…
Puis la chaloupe s’éloigna à toute vapeur.
Le British Queen semblait une épave abandonnée au gré des flots. Le long du bastingage, près des roufs, crispés en des poses de torture et de douleur, des cadavres bleuâtres. Une odeur de putréfaction.
– Hélas, songeait Fantômas, combien vivent encore de ceux que les lois impitoyables, mais justes ont empêché de débarquer ?
Car, dans son extraordinaire aveuglement, le bandit oubliait presque qu’il était la cause de toute cette horreur dont il s’effrayait.
Fantômas fit lentement le tour du bateau pestiféré…
Rien. Personne.
– Mon Dieu, songea le bandit, va-t-il donc falloir que j’explore tout le bâtiment ? Ce matin, ils ont fait des signaux. Donc, il reste des gens en vie. Donc, je dois pouvoir les retrouver. Et puis, où est Juve ? C’est Juve que je veux.
Les minutes passaient. Fantômas, se souvenant soudain qu’il ne pouvait espérer rester plus d’un quart d’heure dans l’infernal bâtiment, sous peine d’être contraint à y demeurer, se sentit frémir.
Il appela :
– Juve. Juve.
Mais l’écho seul répondit.
Frissonnant, il empoigna alors l’une des mains-courantes qui bordaient l’escalier conduisant aux cabines de première classe.
– Si Juve vit, il doit être là. S’il est mort, c’est là qu’il a dû mourir.
Fantômas, par l’étroit escalier, pénétra dans le steamer… Il s’étonnait de plus en plus de n’apercevoir nul être vivant… Pourquoi les pestiférés qui, cependant, avaient appelé au secours, ne se montraient-ils pas ?
Où étaient-ils donc ?
Pourquoi se cachaient-ils ?
Ils savaient bien, cependant, que celui qui venait d’arriver était un médecin.
Ils auraient dû se précipiter au-devant de lui pour réclamer ses soins, se partager le sérum antipesteux…
Fantômas, lentement, précautionneusement, avançait…
Il était maintenant dans l’un des étroits couloirs qui séparaient les cabines.
Il lui semblait, à chaque aspiration, que la mort entrait en lui. Il lui semblait surtout que partout il allait rencontrer un piège qui l’immobiliserait, qui l’empêcherait de regagner le pont, l’air libre, de réembarquer sur la chaloupe. Et, pour la première fois de sa vie, Fantômas avait peur.
De temps à autre, pourtant, d’une main tremblante, il entrebâillait la porte d’une cabine. Mais partout, dans tous les salons, des cadavres.
Et saisi de stupeur, il avançait criant toujours :
– Juve, Juve.
Mais, soudain, il s’immobilisa…
Devant lui, marchant à sa rencontre, deux hommes s’avançaient…
L’un d’eux, entièrement vêtu de noir, était méconnaissable.
Il portait des vêtements flottants ; sa tête, dissimulée sous des bandeaux noirs, ne pouvait être vue.
Près de lui, au contraire, se trouvait un homme que Fantômas reconnaissait…
Oui ! c’était Juve ! Juve lui-même ! Juve ou son fantôme… Car Juve avait une face livide, tourmentée, effrayante à voir…
Fantômas, après s’être arrêté, instinctivement, constatait que ceux qui venaient au-devant de lui s’étaient eux-mêmes arrêtés. Sans doute étaient-ils aussi surpris de le voir, qu’il avait été effaré de leur apparition ?…
Le bandit, pourtant, bientôt, se précipita…
Dans la terreur folle qui, petit à petit, avait envahi son cerveau, il éprouvait le besoin de rencontrer des êtres vivants, de parler, d’entendre des voix humaines…
– Juve ! Juve ! hurla-t-il encore…
Mais comme il s’élançait en avant, vers les deux hommes, voilà que ses mains qu’il tendait vers eux se heurtaient à une cloison qui lui barrait le passage et qu’à la même minute, brutalement, par derrière, il se sentait saisir aux épaules.
Un genou s’appuyait sur son dos…
Deux mains nerveuses s’accrochaient à ses bras.
Un croc en jambes lui faisait perdre l’équilibre…
Fantômas tomba !
Fantômas, en une seconde, sentit qu’on emprisonnait ses chevilles dans un câble, qu’une cordelette s’enroulait autour de ses poignets…
– Au secours, cria-t-il, ne sachant même plus s’il n’était point victime d’une effroyable hallucination…
Il dut vite comprendre, au contraire, que tout ce qui lui arrivait était réel, bien réel.
C’était la voix railleuse de Juve, en effet, qui lui répondait :
– À votre tour, Fantômas, d’être le prisonnier de la peste. Parbleu, vous aviez eu une invention démoniaque en lâchant vos rats, en m’enfermant ici, mais c’est à vous d’en être victime, à présent.
« C’est mon tour de triompher ! Mon cher docteur, vous resterez ici. C’est moi, moi seul, qui repartirai tout à l’heure dans la chaloupe, moi qui, vêtu de la blouse comme vous, masqué comme vous, car je vais troquer mes vêtements contre les vôtres, passerai le plus aisément du monde pour vous.
Fantômas ne répondit rien.
Telle était l’énergie de cet homme que maintenant qu’il se trouvait en face d’un danger connu, d’un ennemi connu, il s’était ressaisi, il était rentré en possession de son sang-froid habituel…
Et, se taisant, Fantômas réfléchissait…
Peu lui importaient les paroles de Juve.
Si Juve raillait, après tout, le policier était fondé à se venger…
Et Fantômas, qui connaissait Juve, qui le savait incapable d’une vilenie, d’une action lâche, n’était pas trop inquiet sur les conséquences que pouvait avoir sa capture par lui.
Non, ce qui l’intriguait, ce qui le laissait haletant, c’était ce mystère :
« Il avait eu la seconde d’avant l’impression que Juve en compagnie d’un étranger tout vêtu de noir, s’avançait vers lui, alors qu’en réalité Juve le suivait et que Juve était seul… »
Quelle était l’explication de cette erreur ?
Pourquoi aussi avait-il cru buter dans une cloison ?
Fantômas, soudain, éclata de rire.
– Parbleu, cria-t-il, la glace… c’est la glace ?
Juve, surpris de cette gaieté intempestive qui, mieux que n’importe quoi, pouvait marquer l’énervement où était Fantômas, ne put s’empêcher d’approuver…
– Oui ! fit-il, commentant les paroles de Fantômas, j’ai compris votre erreur, moi. Vous ne vous êtes pas aperçu qu’une glace occupait le fond de ce couloir où vous arriviez ? Vous avez cru que je venais au-devant de vous, alors qu’en réalité, je marchais derrière vous ?
– Mais l’homme noir ? interrogea Fantômas…
– L’homme noir ? c’est vous.
Fantômas baissa les yeux, se regarda… Juve avait raison.
Lorsque Fantômas avait quitté Durban, la blouse blanche qu’il portait était toute imprégnée de produits antiseptiques. À ces produits, s’était collée la suie s’échappant de la cheminée de la chaloupe à vapeur…
Et petit à petit, le vêtement blanc de Fantômas était devenu noir, parfaitement noir.
L’explication du mystère donné, Juve, d’ailleurs, se hâtait :
Il avait pris Fantômas par les épaules, il le tirait en arrière :
– Vous me comprenez, n’est-il pas vrai ? demanda-t-il, cependant qu’ayant attiré le bandit dans une cabine vide, il le dépouillait de sa blouse, il prenait son masque.
– Vous voyez mon plan, Fantômas ? Vous avez eu jadis l’idée infernale, je le répète, de faire naître la peste à ce bord pour que j’y sois retenu par la surveillance rigoureuse des bâtiments de la Santé… Parfaitement. Vous allez être pris à votre propre piège. Oh, j’ajoute que votre sort, à vous, sera infiniment moins terrible que ne l’a été le mien. Comme je ne veux pas votre mort, parce que je ne suis pas un assassin, moi, Juve, je me suis arrangé ce matin, après avoir fait moi-même les signaux, que j’avais minutieusement appris et préparés dans les livres de bord, découverts dans la cabine du capitaine, mort, il y a déjà huit jours, j’ai fait en sorte de faire descendre tous les malheureux, atteints par la maladie dans le faux pont. Ils n’y sont pas plus mal qu’ailleurs. Ils ont la libre disposition de tout le bateau à l’exception des salons de première et du pont… Vous, Fantômas, vous serez donc libre d’aller et venir sur le pont et dans ces cabines… Vous ne verrez les pestiférés que si bon vous semble ; vous ne courrez pas, en somme, grand risque de contagion, puisque, grâce à ma ruse, grâce aux écoutilles qui sont fermées, ils ne peuvent venir jusqu’à vous… Ah ! je vous signale pourtant que vous rencontrerez un pauvre enfant, un jeune mousse d’une douzaine d’années qui, lui aussi, n’est pas encore atteint par la terrible maladie. Lui et moi, voilà les deux seuls êtres, Fantômas, avant votre venue, qui avaient pu échapper au terrible fléau. Cet enfant vous aidera, sans doute, à vous déligoter… Des liens de corde, d’ailleurs, ne sauraient vous gêner longtemps. Il vous dira que j’ai pris soin de faire un amas de conserves, en boîtes plombées. Il vous montrera où il est… Si vous tenez à la vie, ne touchez pas à d’autres provisions. Ce sont les seuls aliments que vous puissiez trouver intacts de façon à peu près certaine…
« Et maintenant, Fantômas, adieu. N’avez-vous rien à me dire ?
Fantômas était blême d’effroi. La résolution de Juve était irrévocable, il sentait bien qu’il eût été inutile de le prier, que le policier ne ferait point grâce…
Fantômas allait rester seul à bord du bateau.
– Juve, dit-il enfin d’une voix où perçait son effroi, la hantise qu’il avait de la mort qu’il allait être condamné à coudoyer chaque jour, Juve, vous oubliez que si je meurs, vous ne retrouverez jamais Fandor ?…
Mais à cette phrase du bandit, Juve répondit par un ricanement sauvage :
– De deux choses l’une, Fantômas, dit-il : ou Fandor est encore en vie et Fandor se trouve sur cette terre, ainsi que vous me l’avez affirmé et je saurai bien le sauver sans vous, ou vous m’avez trahi, jadis, comme vous m’avez trahi en m’enfermant sur ce bateau. Je n’ai nulle raison de vous épargner.
Juve hésitait encore, puis, d’une voix basse, il ajouta :
– Pourtant oui, si je retrouve Fandor, si je le retrouve sain et sauf, Fantômas… alors, peut-être, tâcherai-je de vous arracher à cet enfer, si vous y êtes encore. Adieu.
À toute vapeur, la chaloupe s’éloigna alors du British Queen et revint sur Durban.