Текст книги "La main coupée (Отрезанная рука)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
Жанр:
Иронические детективы
сообщить о нарушении
Текущая страница: 4 (всего у книги 21 страниц)
4 – LA ROUE TOURNE
– Allons, Messieurs, dames, pressons un peu le mouvement. Les premières sont en tête. Dépêchez-vous Madame. Non, Monsieur, nous n’arrêtons pas là. Allons. Allons. Pressons le mouvement. En voiture !
C’était chaque soir, à onze heures vingt-cinq, dans la tranquille petite gare de Monaco, la même précipitation, le même énervement, la même colère des employés.
Aussi bien le train qui haletait en gare, attendant le coup de sifflet libérateur du chef de train pour s’élancer en direction de Nice était-il un train à part, soumis à un horaire complaisant, attendant volontiers les retardataires, rattrapant ensuite le temps perdu en forçant son allure, et surtout envahi par une clientèle à part, celle des joueurs sortant du Casino de Monaco.
C’était le train le plus commode pour regagner Nice.
Les habitués des tables de roulette, comme du trente et quarante, ne manquaient pas, lorsqu’ils n’habitaient pas Monaco même, lorsqu’ils venaient de Nice, ayant fixé là leur installation, le plus souvent pour cacher leurs habitudes de joueurs, de le prendre chaque soir, et de la sorte, ce train avait des allures d’un train de théâtre : on n’y voyait que femmes en grande toilette, hommes en habit noir, on n’y entendait que conversations évoquant des fortunes bâties ou détruites au cours de la soirée par l’intervention capricieuse de Dame Roulette,
– Pressons le mouvement, Messieurs, dames, en voiture, en voiture.
Sur le quai de la station, les employés s’époumonaient pour faire monter les voyageurs, sans la moindre conviction, d’ailleurs, car ils avaient la vieille habitude de voir leur train partir en retard, à près de onze heures trente, joueurs et joueuses n’arrivant jamais à la gare qu’à la dernière minute.
Alors les appels s’entrecroisaient, les exclamations fusaient des wagons illuminés…
– Par ici, nous sommes là. Venez donc, mon cher !
– Un peu plus, nous manquions le train !
Dans les compartiments de première classe, on se groupait, on s’entassait, on sympathisait.
Les joueurs qu’avait favorisé la chance aimaient, pendant le court trajet entre Monaco et Nice, se conter leur heureuse soirée, spécifier par quelle martingale ils avaient gagné, martingale infaillible, disaient-ils, qu’ils abandonnaient le lendemain, lorsque le Hasard ne leur étant plus favorable, ils s’apercevaient que, contre la roulette aveugle, les combinaisons les plus savantes sont vaines.
– En voiture, en voiture.
Cette fois, les employés criaient l’avertissement d’un ton de voix décidé. Les voitures faisant le service de la maison de jeux à la gare étaient toutes arrivées, nul taxi-auto ne cornait plus dans le lointain, pour supplier que l’on attendît encore une minute… le train allait partir, les portières claquaient, le train s’ébranlait…
C’était à cet instant précis, où il était juste temps de sauter en wagon sans quoi il serait trop tard, que deux hommes firent leur apparition sur le quai de la gare, et tous deux, avec l’agilité de voyageurs qui envisagent la triste perspective de manquer un train, s’élançaient sur les marchepieds des dernières voitures…
Ouvrir les portières, se glisser à l’intérieur des wagons, ce fut pour les deux inconnus l’affaire d’une seconde…
Comme le train s’ébranlait, prenait de la vitesse, ils étaient l’un et l’autre installés dans deux voitures désertes de deuxième classe, en queue du train.
***
Norbert du Rand, à peine monté dans son compartiment, jeta, à la volée sur les banquettes, son chapeau, dépouilla ses gants, puis, s’agenouillant à même la voiture, tirant son portefeuille, étala sur les banquettes les billets de banque qu’il avait miraculeusement gagnés grâce aux conseils répétés d’Ivan Ivanovitch.
Le jeune homme ne se tenait plus de joie :
– Trois cent mille francs ! J’ai gagné trois cent mille francs !… Hip, hip, hip, hourra ! voilà, ma parole, de quoi épater tous les camarades du cercle, et payer un diamant à Isabelle de Guerray !… et envoyer des fleurs à cette petite dinde de Denise pour l’éblouir, et me payer des cigares. Ah ! je savais bien que la Fortune était pour moi. Je savais bien que j’aurais la veine à la roulette. Mon Dieu, que je suis donc content. Je ne fume plus que des cigarettes à bout doré.
Tout cela était un peu incohérent, mais Norbert du Rand ne brillait pas par l’intelligence.
Au surplus, et cela se comprenait, il était littéralement affolé par le gain qu’il venait de réaliser, et, perdant la tête il s’obstinait à compter et à recompter ses billets, les maniant avec une joie d’avare, les épinglant par liasse, les comptant encore.
… Pendant ce temps-là, le train filait à vive allure, trouant la nuit noire, serpentant le long de la Côte d’Azur, frôlant à certains moments la mer qui battait presque le remblai, traversant des massifs d’arbres verdoyants, contournant des jardins où des corbeilles de fleurs, semées en pleine terre malgré la saison, parfumaient la brise d’odeurs lourdes, entêtantes, grisantes…
***
Le second voyageur, qui, à l’instar de Norbert, était juste arrivé à la gare de Monaco pour sauter sur le marchepied du convoi au moment où celui-ci s’ébranlait, avait eu, comme le jeune homme, la bonne fortune d’entrer dans un compartiment vide.
Mais il n’en profitait pas, – loin de là, – pour compter des liasses de billets de banque, ainsi que le faisait l’excellent jeune homme, ami d’Ivan Ivanovitch.
Quel était d’ailleurs ce personnage ?
Il était curieusement vêtu, malgré la température clémente de la nuit, d’un lourd manteau de voyage, de drap épais et moelleux, dont il avait relevé le col, ce qui l’engonçait plus haut que le menton.
Sur la tête, ce voyageur portait un chapeau mou, comme en portent les artistes, un chapeau mou dont il avait rabaissé les bords, qu’il avait enfoncé si profondément sur sa tête, qu’à vrai dire, on ne voyait guère de son visage qu’une barbe noire frisée, fournie, une barbe qui s’emmêlait avec sa moustache, qui somme toute, lui dissimulait complètement les traits.
À peine était-il entré dans son wagon que, brusquement, il avait baissé les stores garnissant les vitres de la portière et des fenêtres, puis, encore, le rideau atténuant à volonté l’éclairage de l’ampoule électrique.
L’ombre ainsi ménagée dans le compartiment, l’homme s’était jeté, plutôt qu’assis, dans l’un des coins sans rien dire, les bras croisés, immobile, réfléchissant probablement.
Il demeura ainsi de longues minutes. Lorsque le convoi, avec un bruit d’échos, franchit un pont jeté sur la voie, immédiatement, l’homme sortit de son inactivité :
– Voilà le moment, songeait-il, allons.
L’inconnu alors se livra à une étrange besogne…
Il alla d’abord à pas lents jusqu’à la portière donnant sur le couloir du wagon, il pencha la tête, examina l’étroit corridor :
– Personne ? Non, personne. Allons, la chance est pour moi. Cela se passera le mieux du monde.
Revenant alors dans l’intérieur de son wagon, l’inconnu retira de sa poche une sorte de morceau d’étoffe noire, que terminaient deux longs rubans de soie…
– C’est merveilleusement pratique, songea-t-il encore, c’est simple comme bonjour, et c’est une bonne précaution.
Tout en monologuant, il avait noué autour de son front les deux rubans de soie. Mais ce n’était pas un bandeau, c’était un masque, un masque qui maintenant flottait devant le visage de l’inconnu, qui noué plus haut que les bords du chapeau et rabattu sous le collet du manteau, rendait le voyageur complètement invisible, impossible à reconnaître.
Silhouette d’horreur, silhouette d’atrocité et de mystère, que cet homme masqué de noir, cet homme qui, marchant sans faire le moindre bruit s’avançait souple, vigoureux, le long du couloir.
Où allait-il ?
Qui était-il ?
L’inconnu semblait, de minute en minute, redoubler de précaution. Il parvint rapidement à la hauteur de la portière donnant sur le wagon où se trouvait le jeune Norbert du Rand. Cette portière était ouverte, dessinait, sur le plancher du couloir, un carré lumineux.
– Parbleu, toutes les veines, murmura le masque.
Et, avec une brusquerie, une rapidité extraordinaires, comme sûr de son fait, comme sachant d’avance, qui il allait trouver dans ce wagon, l’homme se précipita.
Norbert, au moment où l’inconnu bondit vers lui, était agenouillé, tournant presque le dos au couloir du wagon, comptant ses billets de banque. Il n’entendit rien. Il ne pensa à rien, occupé seulement de sa fortune, lorsqu’il se sentit saisi impitoyablement par la nuque. On le coucha de force sur la banquette. On l’étouffa à moitié en lui enfonçant la tête dans le capiton des coussins.
… D’ailleurs, il n’avait pas même eu le temps de pousser un cri.
À demi-mort d’effroi, suffoqué, ne tentant pas la moindre résistance tant il était anéanti par la surprise, Norbert entendit comme dans un rêve une voix gouailleuse :
– Et maintenant, procédons habilement pour ne point salir ce wagon et ne laisser aucune trace !… Tiens, parbleu, ce blanc-bec s’imaginait qu’il allait empocher tranquillement tout cet argent ? Ces enfants ! Ça n’a pas l’ombre de sagesse…
L’homme, tout en parlant, maintenait toujours Norbert appuyé contre le coussin.
Il avait tiré de sa poche un long poignard, dont la lame semblait de feu aux scintillements de la lumière, puis, lentement, visant presque, il l’appuyait entre les deux épaules du jeune homme, à la hauteur des vertèbres du cou.
– Dieu ait son âme !
Sans effort apparent, sans précipitation, sans aucun tremblement, le sinistre masque noir, l’homme à la barbe fournie, enfonça son poignard jusqu’à la garde dans le corps de sa victime. Et il répéta :
– Dieu ait son âme, car je crois que…
L’arme était demeurée dans la plaie. Nulle goutte de sang n’avait fusé, nul cri ne s’était fait entendre… L’homme au masque eut cette remarque :
– Tout cela se passe merveilleusement. Je crois que, sans inconvénient, je puis me débarrasser de ce cadavre.
Avec précaution, comme s’il n’eût éprouvé aucune émotion, comme si ce n’eût pas été un mort qu’il pressait entre ses bras, l’inconnu, petit à petit, cessait de maintenir la tête de Norbert appuyée contre la banquette…
De la main droite, il venait de sortir de sa poche un long foulard de soie, il le faisait glisser sous la tête de la victime, il s’en servait pour la bâillonner.
– Et maintenant, déclarait alors le sinistre et merveilleux criminel, je n’ai plus qu’à mettre un peu d’ordre par ici…
Tandis que dans la face exsangue du malheureux Norbert, une face livide, grimaçante, torturée de crispations réflexes, les yeux s’agrandissaient en un regard fixe, terrible, surhumain – le regard de ceux qui voient la mort – l’homme posément, allait à l’extrémité du compartiment…
Il ouvrait la portière, puis, tranquillement, il revenait vers le corps pantelant de sa victime, et, décrispant les poignets serrés du malheureux Norbert, doigt par doigt, le forçant à lâcher les billets de banque qu’il tenait encore, il ricanait :
– Parbleu, mon jeune ami, vous n’avez nul besoin d’emporter ces papiers avec vous, ces papiers bleus que j’aime, et qui me sont nécessaires, au moins autant qu’à vous.
Raillerie inutile.
Les yeux de Norbert venaient de se fermer soudain ; la face du malheureux jeune homme cessait de grimacer, l’évanouissement venait.
– Une, deux, trois.
Avec un « han » d’homme peinant sous un lourd fardeau, le misérable saisissait aux épaules le corps de sa victime, prenant bien garde à ne point frôler le poignard demeuré planté dans la blessure affreuse, et empêchant cette blessure de saigner, il tirait le corps de sa victime jusqu’à la portière ouverte, il le poussait sur la voie.
Le train filait.
Nul n’entendit, à bord du convoi, le bruit de la chute. Tout cela s’était fait en silence…
C’était en silence, encore, sans hâte, sans presse, que l’inconnu ramassait les billets de banque tombés épars dans le wagon, les épinglait, les glissait dans sa poche, puis, dépouillant son masque noir, du pas d’un noctambule paisible, s’en allait regagner le wagon où il était d’abord monté en gare de Monaco.
Et personne, certainement, à bord du train, n’aurait soupçonné ce voyageur paisible, même si on l’avait rencontré, tant dans son attitude il gardait de calme et de tranquillité.
5 – TROIS CENT MILLE FRANCS DE TROP
Les échos du bal parvenaient, très atténués, dans l’aile droite des bâtiments réservés à l’administration du Casino de Monte-Carlo.
M. de Vaugreland, directeur de la Société, homme de confiance du Conseil d’administration, sommeillait à demi dans un vaste fauteuil de cuir qui se trouvait devant sa table de travail, laquelle constituait le principal ameublement d’un somptueux cabinet sur lequel s’ouvraient, par de nombreuses portes, les bureaux des secrétaires et du personnel de l’importante administration.
M. de Vaugreland, français d’origine, avait passé dix ans de sa jeunesse dans la cavalerie en qualité d’officier, mais des revers de fortune l’avaient obligé à abandonner la carrière qu’il chérissait, il s’était lancé dans les affaires, en avait réussi quelques-unes, manqué beaucoup d’autres, puis le hasard des circonstances et des recommandations l’avait mis en relations avec quelques-uns des membres les plus influents du Conseil d’administration de la Société des jeux de Monaco.
Simple inspecteur à ses débuts, il s’était fait remarquer par son intelligence et son dévouement, son honorabilité irréprochable.
Peu à peu, il avait pris de l’importance, et au bout d’une dizaine d’années on le nommait directeur. M. de Vaugreland avait un beau nom, un passé sans tache, des manières distinguées. Il convenait à merveille.
Ce soir-là, M. de Vaugreland restait au Casino, contrairement à ses habitudes. D’ordinaire, en effet, le directeur réintégrait son domicile vers onze heures, mais ce soir-là, il avait tenu à demeurer jusqu’à la fin du bal offert aux abonnés.
M. de Vaugreland, après avoir fait un tour dans les salons et constaté que la foule élégante et nombreuse prenait un vif plaisir aux valses et aux bostons américains, avait donc regagné son cabinet, mais lui, si actif d’ordinaire, fut terrassé par une somnolence invincible qui l’empêcha de jeter le moindre coup d’œil sur le volumineux courrier amassé devant lui.
Peu à peu cependant, une rumeur confuse et indistincte vint tirer de son assoupissement le directeur du Casino. Celui-ci commença par n’y prêter aucune attention, mais au fur et à mesure que le temps passait, le bruit se rapprochait, le tapage grandissait, on entendait des exclamations de plus en plus nombreuses, des éclats de voix de plus en plus violents.
M. de Vaugreland se réveilla définitivement : on venait de frapper deux coups secs à sa porte :
– Entrez.
Un garçon de bureau se présenta :
– Monsieur le directeur, déclara-t-il, c’est quelqu’un qui veut absolument vous parler, c’est un abonné qui fait du tapage, qui se dispute avec tout le monde.
– Les inspecteurs ne se sont-ils donc pas occupés de lui ? Il ne faut de scandale à aucun prix. Je ne comprends pas qu’on ait laissé cet homme se faire remarquer de la sorte, venir dans les bureaux.
M. de Vaugreland s’arrêta court.
Quelqu’un, d’une poussée brusque, venait d’écarter le domestique qui demeurait respectueusement sur le seuil de la porte. Ce quelqu’un entra dans le cabinet de travail, ou, pour mieux dire, bondit dans la pièce. Sans prendre le temps de s’excuser, encore tout haletant d’une course et d’une lutte, tout frémissant, il interrogea d’une voix de défi :
– À qui ai-je l’honneur de parler ?
– Il m’appartient plutôt, monsieur, de vous poser cette question. Je suis ici chez moi.
– Chez vous ? interrompit l’homme, êtes-vous donc le directeur ?
– Je suis le directeur, affirma M. de Vaugreland.
L’extraordinaire visiteur se croisa les bras sur la poitrine, regarda autour de lui, hocha la tête comme s’il se fût parlé à lui-même, et lâcha naïvement :
– Eh bien, si cela est vrai, c’est plus extraordinaire que tout.
M. de Vaugreland, toujours debout devant cet intrus, demeurait sans répondre, attendant une explication. Cependant, il avait reconnu la personnalité qui se trouvait devant lui : Ivan Ivanovitch, commandant du cuirassé russe Skobeleff, qui quelques jours auparavant, avait mouillé en rade de Monaco.
Que pouvait bien lui vouloir ce robuste marin, dont la face de brave homme, dont le visage embroussaillé de barbe hirsute semblait torturé par une incompréhensible et singulière émotion ?
Ivan Ivanovitch soufflait comme un bœuf. Ses vêtements étaient en désordre. De grosses gouttes de sueur perlaient à son front et comme il négligeait de les éponger, elles tombaient dans les poils de sa barbe saupoudrée de cendre de tabac.
M. de Vaugreland interrogea doucement :
– Il me semble, mon commandant, vous avoir déjà entendu tout à l’heure. N’est-ce pas vous qui faisiez ce bruit dans les couloirs de l’administration ? Je vous serais obligé de bien vouloir m’expliquer pourquoi ?
L’officier russe, d’un formidable coup de poing sur le bureau, coupa la parole du directeur :
– Je me demande, monsieur, hurla-t-il, ce que signifie cette plaisanterie, et si l’on se fiche de moi ?
– Que voulez-vous dire, monsieur ?
– Je veux dire, monsieur, que voilà plus d’une demi-heure que je cherche à voir le directeur avec lequel je me suis entretenu hier soir et que l’on me met en présence de divers personnages que je ne reconnais pas.
– Il n’y a qu’un seul directeur, répliqua hautainement M. de Vaugreland ; il n’y a qu’une seule personne qui soit autorisée à prendre ici cette qualité, monsieur, c’est moi, or, je n’ai pas eu l’honneur de vous rencontrer la nuit passée.
– Si ce n’est pas vous, reprit l’officier russe, c’est quelqu’un d’autre. C’est un directeur.
– Non, monsieur…
– Si, monsieur, c’est un directeur, pour cette bonne raison qu’il dispose d’une puissance morale et même matérielle que j’ai d’ailleurs eu l’occasion d’apprécier. Voulez-vous me mettre en présence de cette personne ?
De plus en plus intrigué, M. de Vaugreland commençait à croire que le Russe se moquait de lui.
– Voyons, mon commandant, dit le directeur, je ne doute pas qu’il ne s’agisse d’un malentendu dont nous sommes, vous et moi, les victimes. Faites, je vous en prie, un retour sur vous-même. Efforcez-vous de m’indiquer nettement les motifs qui vous amènent ici. Dites-moi ce dont il s’agit et je tâcherai de vous rendre service.
Ivan Ivanovitch resta quelques instants sans répondre, puis son visage s’éclaira :
– Parbleu, grommela-t-il, si ce n’est pas le directeur que j’ai vu, ce doit être le caissier.
Il poursuivit :
– Monsieur de Vaugreland, – permettez-moi de vous appeler par votre nom – car je me perds dans tous les titres, rien ne ressemblant plus à un directeur qu’un autre directeur… Donc, monsieur de Vaugreland, voulez-vous me faire mettre en présence du caissier qui se trouvait de service hier soir, vers onze heures et demie ou minuit dans le bureau que j’aperçois par cette porte entrebâillée ?
Et Ivan Ivanovitch désignait du doigt une petite pièce exiguë, mais coquette, qui communiquait avec le bureau directorial.
M. de Vaugreland, de plus en plus résigné à ne pas comprendre, consultait un registre : Il fit signe et dit à un huissier :
– Descendez dans les salons et priez, si possible, M. Louis Meynan de monter.
– M. Louis Meynan, ajouta-t-il, en se tournant vers l’officier, est l’employé de la caisse qui était là hier soir à onze heures et demie.
Il ajoutait encore :
– Pour quel motif désirez-vous le voir ?
– Je le dirai en sa présence.
M. Louis Meynan monta quelques instants plus tard. Ivan sauta sur l’employé :
Il l’examina d’un regard curieux, d’un œil inquisiteur, mais au bout de quelques secondes, il haussa les épaules, lâcha un juron :
– Ça n’est pas lui.
L’officier s’arrêta devant M. de Vaugreland :
– Vous êtes le directeur, n’est-ce pas ? vous êtes bien le directeur ?
– Je vous l’ai déjà dit, monsieur, répondit M. de Vaugreland.
– C’est bien, poursuivit le Russe, alors, écoutez : Vous savez peut-être que, la nuit dernière, après avoir perdu pas mal d’argent, je suis monté dans vos bureaux ; je n’ai rencontré personne au premier abord, mais finalement je me suis trouvé en présence d’un monsieur qui m’a déclaré « être le directeur ». Je lui ai dit, hum… ce que j’avais à lui dire. Il est inutile, n’est-ce pas, que je revienne sur ces incidents ? par son rapport, votre subordonné, – car c’était évidemment l’un de vos subordonnés, a dû vous mettre au courant de ce qui s’était passé.
« Donc l’argent que vous avez bien voulu m’avancer, – j’ai reçu ce matin trois cent mille francs du Casino, – je vous le rapporte, voici les billets, prenez-les, monsieur, comptez.
L’officier russe achevait cette déclaration en fouillant dans la poche gauche de son smoking. Il en tira une liasse de billets de banque qu’il tendit au caissier. Mais celui-ci refusait de les prendre, interrogeait du regard M. de Vaugreland, son chef.
Celui-ci demanda à son employé :
– Est-ce vous, monsieur Louis Meynan, qui avez prêté cette somme au commandant ?
– Pas le moins du monde, répliqua l’employé en souriant, je suis d’ailleurs arrivé au bureau hier soir à onze heures trois quarts, je n’ai vu personne, je n’ai été l’objet d’aucune requête de ce genre.
M. de Vaugreland poursuivit :
– Nous ne savons pas du tout ce que vous voulez dire, monsieur. L’employé ici présent ne vous connaît pas, nos livres de compte ne font mention d’aucun prêt, d’aucun versement, et vous-même déclarez ne pouvoir reconnaître la personne de l’administration qui vous aurait prêté cette somme. Je vous disais tout à l’heure qu’il y avait malentendu, j’ajoute qu’il doit y avoir erreur ou confusion de votre part.
Machinalement Ivan Ivanovitch avait remis dans sa poche la liasse de billets de banque, et cette fois, sincèrement surpris, il dévisageait le directeur, le caissier, les quelques hauts employés qui se trouvaient dans le cabinet directorial.
Assurément, le Russe avait une allure d’honnêteté, un accent de sincérité qui eussent permis de croire qu’il avait dit la vérité. Et puis vient-on, d’ailleurs, comme cela, spontanément, offrir trois cent mille francs à quelqu’un, sous prétexte de rembourser une somme qu’il ne vous a jamais prêtée ?
Depuis qu’il était directeur du Casino de Monte-Carlo, M. de Vaugreland avait assisté à des scènes étranges, il avait entendu tenir des propos extraordinaires. À maintes reprises il avait été l’objet de sollicitations pressantes, souvent il s’était apitoyé ou émerveillé de l’ingéniosité déployée par les joueurs malchanceux, désireux de récupérer tout ou partie des sommes perdues. Mais jamais encore il n’avait vu quelqu’un venir lui proposer la restitution d’une somme qu’il savait pertinemment n’être point sortie de ses caisses. Quel était donc ce personnage ? Cet homme avait évidemment comme un violent besoin, un vif désir de se débarrasser de cet argent. Pourquoi ?
M. de Vaugreland n’avait plus du tout sommeil, et amateur de psychologie à ses heures, il se sentait désormais très désireux d’avoir un entretien avec cet homme, qui était loin d’être le premier venu, avec cet officier jeune encore, plein d’avenir, chargé d’une mission de confiance, apprécié de son gouvernement, de ses chefs, et qui venait de lui faire une si drôle de proposition.
M. de Vaugreland se rappelait peu à peu que, dans les rapports des jours précédents, ses inspecteurs lui avaient signalé d’abord les pertes énormes d’Ivan Ivanovitch, mais il avait encore sous les yeux les notes les plus récentes de la soirée, notes qu’on lui montrait toutes les deux heures et dans lesquelles il était dit que, parmi les heureux joueurs qui avaient bénéficié de la passe du sept, à la septième table de la roulette, on avait remarqué le commandant Ivan Ivanovitch. Que signifiait donc tout cela ? M. de Vaugreland allait congédier ses employés subalternes pour demeurer en tête à tête avec le commandant russe, lorsque soudain le gros Pérouzin, l’ancien notaire ventripotent qui remplissait les fonctions d’inspecteur des jeux, fit irruption dans le cabinet directorial, avec d’ailleurs le plus parfait sans-gêne et sans s’être fait annoncer.
L’ancien notaire arrivait avec le visage bouleversé, les yeux hors de la tête :
– Monsieur le directeur, commença-t-il, tout essoufflé de la course qu’il avait faite, un drame épouvantable : Norbert du Rand est mort, mort assassiné sans doute et sûrement volé. On a retrouvé son corps.
– Dans les jardins du Casino ? interrogea avec anxiété M. de Vaugreland qui redoutait surtout les drames dans les locaux privés de l’établissement.
– Non, monsieur le directeur. La mort est survenue sur la voie du chemin de fer.
M. de Vaugreland poussa un soupir de soulagement. Mais soudain son cœur cessa de battre. Il s’était dit que…
Depuis les premières paroles de Pérouzin, Ivan Ivanovitch avait été pris d’un tremblement nerveux, lentement il avait reculé dans le fond de la pièce, il semblait que ses jambes se dérobaient sous lui, ses lèvres étaient exsangues.
Instinctivement, un des employés qui se trouvait à proximité lui approcha un fauteuil. L’officier russe s’y laissa choir comme une masse.
– Norbert, mort assassiné. Dans le train de Nice. Ah, ça n’est pas possible.
Le train de Nice, avait dit l’officier russe. Ce fut pour le directeur du Casino un lumineux éclaircissement.
Comment Ivan Ivanovitch savait-il qu’il s’agissait de ce train ? c’était là propos bien grave et bien accusateur…
Perdant un peu la tête, M. de Vaugreland appuya au hasard sur les boutons électriques alignés en clavier à gauche de son bureau.
Les huissiers parurent.
– Faites monter, demanda-t-il, les inspecteurs des salles et les croupiers disponibles, de préférence ceux qui se trouvaient au jeu entre dix heures et onze heures et demie.
Les huissiers s’éclipsèrent aussitôt, ils n’avaient point besoin de complément d’indication.
Fréquemment, en effet, dans le bureau directorial, on procédait à de discrètes confrontations, lorsque des joueurs plus ou moins honnêtes venaient se plaindre d’avoir beaucoup perdu, ne se doutant certes point que pendant tout le temps qu’ils étaient au tapis vert les inspecteurs de la maison épiaient leur jeu, et étaient capables de dire, à quelques francs près, le montant des sommes qu’ils avaient gagnées ou perdues.
Pourquoi M. de Vaugreland faisait-il venir ses employés ?
Deux nouveaux inspecteurs se présentèrent : c’était Nalorgne, le prêtre, et Mme Gérar. Derrière eux venaient deux croupiers, connus sous les prénoms de Charles et de Maurice ; tous deux s’étaient relayés à la fameuse table du sept entre dix heures du soir et onze heures et demie.
À peine avaient-ils pénétré dans le cabinet directorial qu’ils apercevaient Ivan Ivanovitch et se lançaient un coup d’œil d’intelligence, mais si rapide qu’avait été leur coup d’œil, il n’échappait pas à la perspicacité de M. de Vaugreland.
– Qu’avez-vous à dire ? interrogea-t-il. Pourquoi remarquez-vous monsieur ?
Le plus âgé des croupiers, M. Charles, n’hésita pas à s’en expliquer :
– Simplement, monsieur le directeur, déclara-t-il, parce que monsieur était à la table de la roulette N° 7, alors que précisément le 7 faisait une si belle passe.
– Monsieur en a-t-il profité ? continua M. de Vaugreland.
Les deux croupiers hochèrent la tête. Ils répliquèrent tous les deux ensemble.
– Non, monsieur le directeur, monsieur n’a pas joué.
– Ah, fit de Vaugreland avec une nuance de désappointement, car il semblait que cette déclaration détruisait tout le système qu’il avait, l’instant précédent, échafaudé dans son esprit.
Mais l’inspecteur Nalorgne intervint :
– Monsieur, fit-il d’une voix harmonieuse et posée, tout en désignant d’un geste bénisseur Ivan Ivanovitch, plus que jamais affalé dans son fauteuil, monsieur n’a pas joué en effet, mais il était assis à côté d’un ponte qui a perpétuellement misé sur le sept, et qui a gagné une grosse somme.
– Ce ponte, interrogea M. de Vaugreland, qui était-ce, le connaissez-vous ?
Mme Gérar intervint :
– C’était Norbert du Rand.
Malgré son flegme, le directeur ne put s’empêcher de lâcher un formidable juron :
– Ah ! nom de Dieu.
Puis, il devint très pâle et son regard soudain durci se fixa sur l’officier russe, qui paraissait ne prêter aucune attention à ce qui venait de se passer.
M. de Vaugreland, cependant, avait congédié d’un geste Mme Gérar et les deux croupiers.
Il avait fait signe aux inspecteurs de rester et les avait mis au courant de l’étrange proposition qu’était venu lui faire le commandant du Skobeleff. D’autre part, il avait rappelé le drame épouvantable qui avait coûté la vie à Norbert du Rand et que Pérouzin venait de porter à sa connaissance.
Nalorgne eut un sursaut.
Il joignit les mains et abaissant son regard sur Ivan Ivanovitch, il murmura :
– Il n’y a pas de doute, c’est un crime. Que Dieu pardonne au pécheur.
– M. Ivan Ivanovitch, interpella le directeur, je suis désolé d’être obligé de solliciter votre obéissance… votre obéissance passive… mais…
Le directeur insista sur ces derniers mots.
– Mais ces messieurs que voici, inspecteurs des services des jeux de Monaco, vont être contraints de vous fouiller.
Ivan Ivanovitch se redressa d’un bond : il toisa son interlocuteur avec mépris :
– Vous prétendez me faire fouiller, monsieur déclara-t-il, de quel droit ? à quel titre ?
– Je vous en prie, poursuivit le directeur, n’insistez pas, il est indispensable que vous subissiez cette formalité.
Rien qu’à cette idée, le Russe se révoltait. Instinctivement il porta la main à sa ceinture.
En dépit de sa rapidité, son intention avait été prévenue.
Deux huissiers, deux colosses, demeurés impassibles au fond de la pièce, s’étaient précipités sur lui et l’immobilisaient.
Ivan Ivanovitch essaya de se dégager, mais il avait affaire à plus forts que lui.
Écumant de rage, le Russe hurla :
– Ah ça, monsieur, mais c’est une arrestation ?
– Pas encore, dit M. de Vaugreland, qui ajouta :
– Je n’ai d’ailleurs pas qualité pour prendre une semblable mesure… c’est simplement le commencement d’une enquête à laquelle je dois me livrer, à laquelle, il faut vous prêter. Vous avez de l’argent sur vous ?
Dompté malgré tout par le ton autoritaire du directeur, Ivan Ivanovitch s’humanisait un peu ; il modérait sa colère pour répondre :