Текст книги "La main coupée (Отрезанная рука)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
Жанр:
Иронические детективы
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29 – LA PEUR
– Personne ? Non, personne. On ne m’a pas entendu. Bigre, j’ai eu peur tandis que je me glissais sous les fils, et un peu plus, ma clé n’ouvrait pas l’escalier secret. Quel imbécile, ce M. de Vaugreland. Il n’a même point songé que si je lui remettais la clé, la clé volée à Louis Meynan, je pouvais parfaitement en avoir pris l’empreinte, en avoir fait exécuter une autre exactement semblable. Cela fait de la peine. Ni Juve ni Fandor ne seraient tombés dans un piège si grossier. Bah, tant mieux pour moi. Décidément, il ne vient personne ? non. Alors, je puis procéder en toute quiétude. Le malheur est qu’on n’y voit goutte, ici. Ah, sapristi de sapristi, être si près de réussir et peut-être demeurer si loin du succès. Maudite obscurité, elle va me gêner et je n’ose allumer une lanterne.
… On n’y voyait goutte, en effet, et le personnage qui se plaignait de ne pas y voir clair avait raison de s’effrayer s’il avait une besogne délicate à effectuer.
Mais qui était ce personnage ?
Où se trouvait-il ?
C’était un homme dont on ne distinguait point les traits, tant l’obscurité était profonde, mais dont la silhouette suffisait à inspirer la terreur.
On l’aurait mal vu mais on l’aurait deviné.
Il était dans l’obscurité comme quelque chose de plus obscur encore, comme une tache noire dans du noir.
Sur ses épaules un lourd manteau retombait, drapé en plis harmonieux. On n’apercevait aucun linge blanc. Il ne devait porter ni faux-col ni manchettes. Même son visage ne dessinait pas une tache plus claire.
Son visage ?
Si quelque observateur s’était efforcé de l’apercevoir, il aurait à coup sûr renoncé à satisfaire son désir. À certains moments, on aurait pu distinguer, en effet, sur la face de l’homme une sorte de cagoule, de longue cagoule, qui, enfoncée sur le crâne, masquait les traits, tombait en plis flottants sur sa poitrine.
Quel était cet homme ?
Fantômas.
Rien qu’à la souplesse de ses mouvements, rien qu’à la minceur de sa silhouette, rien qu’à l’anonymat voulu de ses traits, on l’aurait reconnu.
Mais où se trouvait-il donc ?
Autour de lui, tout était noir, de l’obscurité des souterrains. Aussi bien l’air était lourd, humide et froid. C’était dans une cave que Fantômas se trouvait, dans une cave énorme, une cave que n’éclairait aucun soupirail, que ne semblait meubler aucun objet, une cave vide, une cave étrange.
« Morbleu, grommela le bandit qui venait de s’agenouiller sur le sol et tâtonnait devant lui, je me demande si je ne vais point tout gâter en agissant ainsi dans l’obscurité ? une fausse manœuvre et s’en est fait de mes espoirs. Au moins pour aujourd’hui.
Le bandit se remuait lentement. La manœuvre qu’il accomplissait dans le noir était certainement délicate.
Soudain, il s’immobilisa. Penchant la tête, il parut écouter. Oui, Fantômas écoutait… mais qu’écoutait-il donc ?
Dans le silence profond de la cave, soudain, un léger bruit s’était fait entendre. Comme le ronron discret, comme la vibration que produit un moteur électrique.
Et puis tout d’un coup, interrompant le ronronnement, un autre bruit se fit entendre qui, cependant, chose étrange, semblait provenir du ronronnement lui-même…
Quel était ce nouveau bruit ?
À vrai dire, il était difficile à définir.
C’était quelque chose comme une suite de craquements, de craquements que séparaient des intervalles de temps inégaux. On eût dit que quelqu’un remontait une montre gigantesque et que c’était le ressort que l’on entendait grincer : crac-crac, puis un silence, crac-crac-crac. Puis encore un silence, puis d’autres grincements.
Mais à peine ce bruit, ce bruit mécanique, avait-il cessé, à peine le ronronnement monotone avait-il repris que Fantômas reprit son soliloque :
« Bigre de bigre, c’est moins commode que je ne l’avais pensé. Hum, vais-je pouvoir m’y reconnaître ? D’autant que j’imagine que si je me trompe la première fois, il me sera impossible de réussir ensuite. Attention à la manœuvre.
Et le bandit se tut. De nouveau, les bruits singuliers reprirent, le ronronnement d’abord, les grincements ensuite.
« Je compte : six, trois, deux et un. Soit le chiffre 6321. Après tout, pourquoi pas ? mais, au diable si j’aurais imaginé que ce serait si compliqué. Ah, si seulement j’y voyais.
Fantômas, cependant, n’était pas un homme à outrer les précautions dès que ces précautions offraient l’inconvénient de paralyser ses actes.
Pour la troisième fois les mêmes bruits s’étaient fait entendre et de nouveau Fantômas avait compté :
« Oui, c’est bien le chiffre 6321, cela ne correspond à rien, mais qu’importe. En pareil cas on prend presque toujours les chiffres au hasard, précisément, pour éviter qu’on puisse les deviner. Donc, ne nous arrêtons pas à cela.
Nouveau silence, puis la voix de Fantômas. L’insaisissable se parlait à lui-même :
« Si j’essayais de voir clair ? Qui peut s’en apercevoir ? Bah, risquons le tout pour le tout.
Un jet de lumière troua l’obscurité.
L’homme à la cagoule noire venait de faire, une fois encore, appel à la petite lampe électrique qui ne le quittait jamais.
« Personne ? rien de suspect ? non ? j’avais bien tort de me condamner à l’obscurité.
Fantômas qui venait de promener le pinceau lumineux sorti de sa lampe tout autour de lui, l’abaissait sur le sol :
Et dans l’auréole de la lampe, brusquement, apparut un phonographe.
Le bandit, qui, au moment où il allumait sa lampe, était debout, s’agenouilla, se courba sur l’appareil, déclencha le mécanisme du phonographe. Le disque vibra sous la pointe de diamant du stylet.
Et tout d’un coup, dans le silence de la pièce, à nouveau, les craquements extraordinaires retentirent.
Mais, dès lors, nul ne se serait trompé sur leur provenance. C’était assurément ces craquements qui étaient enregistrés sur le phonographe, c’étaient eux que l’appareil reproduisait, c’étaient eux aussi que Fantômas comptait en s’écriant :
– Six, trois, deux, un. Soit au total le chiffre 6321.
Que méditait donc le bandit ?
Après avoir maintes et maintes fois, fait dérouler le disque du phonographe, après avoir, avec une attention extraordinaire, écouté les craquements qu’il reproduisait, Fantômas, brusquement se releva, arrêta l’appareil, puis, souriant, s’éclairant de la lampe, se dirigea vers le fond de la cave.
– Et maintenant, murmurait Fantômas, à nous les millions, à moi les trésors.
Il pénétra, ouvrant avec une clé qu’il tenait à la main une porte grillagée, dans une seconde cave attenant à celle où il était demeuré jusqu’alors. Mais cette cave, cette nouvelle cave, ne ressemblait pas à la première.
Tout autour de ses murailles couraient une infinité de fils électrifiés sans doute. Sur le sol, des ressorts mystérieux s’apercevaient, une infinité d’appareils dont on se demandait l’emploi.
Ce n’était point cependant à ces dispositions bizarres que l’œil d’un visiteur, si jamais un visiteur avait pénétré en pareil lieu, se serait arrêté. À coup sûr, il aurait plutôt noté l’extraordinaire, l’énorme, le gigantesque coffre-fort qui occupait le centre de la pièce. C’était une armoire de fer, d’apparence impressionnante. Sans doute, si le sol de la cave était jonché de trappes, de pièges, de dispositifs compliqués, c’est que l’on avait voulu mettre ce coffre à l’abri de toute approche.
Fantômas, pourtant, semblait n’avoir nul souci de tous ces dispositifs. À peine entré dans la cave, il avait envoyé les rayons de sa lampe sur le coffre-fort. Il ne semblait plus pouvoir penser à autre chose qu’aux trésors inappréciables qui devaient dormir à l’intérieur de ce coffre, à l’abri de la serrure secrète en commandant l’ouverture.
Et bientôt Fantômas, comme s’il eût été pris d’un vertige, s’écriait, grandiloquent :
– Te voilà donc, Coffre-fort de Monte-Carlo. Source intarissable des gains qui se réalisent dans les salons de jeu. Gouffre sans fin où s’écroulent des fortunes entières depuis toujours et pour toujours. Te voilà donc, coffre inattaquable, inapprochable et que j’ai approché, que je vais attaquer.
Fantômas interrompit ses paroles pour éclater de rire, rire strident, infernal, qui résonnait lugubrement sous les voûtes sonores des caves, puis il reprit, fou d’orgueil :
– Pour pénétrer jusqu’à toi, pour avoir la satisfaction de te voir, pour risquer cette chose impossible et que je vais réaliser, qui est de t’ouvrir, de puiser l’or que tu renfermes, d’emporter les liasses de billets de banque que tu protèges, rien ne m’a coûté. On avait dit de moi, jusqu’ici, que j’étais le roi de l’assassinat. On croyait que j’avais atteint les plus hauts sommets du crime, les limites les plus reculées de l’audace, erreur. Voici qui devrait me valoir une apothéose : Coffre de Monte-Carlo, j’ai tué ton gardien, le caissier Louis Meynan, pour avoir ta clef. Coffre de Monte-Carlo, ta clef, j’ai eu la ruse de la rendre à son légitime propriétaire pour endormir ses craintes. Coffre-fort de Monte-Carlo, il me fallait encore, outre cette clef que j’avais copiée, dont je possédais le double, ton secret, le secret de ta serrure, ce secret, j’ai su le surprendre, je le possède, ton chiffre, je le connais, le chiffre qui ouvre tes portes de fer, je le détiens. Pour te violer, j’ai réussi la ruse que nul n’aurait réussie, que nul, sauf moi, n’aurait même imaginée. Et puis, Coffre auquel j’adresse des discours, Coffre insensible et qui n’est que matière, tout cela t’importe peu, n’est-il pas vrai ? ce qui t’intrigue, si tant est que tu puisses raisonner, c’est de savoir comment j’ai pu surprendre ce chiffre 6321, ce qui me permet d’asservir ta serrure ?
Encore une fois Fantômas s’interrompit. D’une voix plus douce, il reprenait quelques instants plus tard :
– Ce qui m’ennuie, c’est de songer que Juve ne comprendra jamais rien à cette affaire. Bah, tant pis. Et cependant je suis sûr qu’il eût applaudi à mon invention. Ce n’était pas mal, véritablement, d’avoir songé à embusquer un phonographe dans la cave, à côté du coffre pour que son rouleau enregistrât le nombre de craquements que faisait la serrure, lorsqu’on donnait la combinaison du chiffre pour arriver à l’ouvrir. Non, ce n’était pas mal. Mais, qu’importe ? le tout c’est de ne m’être pas trompé.
Fantômas posa a côté de lui, sur le sol, la lanterne électrique qui lui servait à s’éclairer. De sa poche, il tira une clé qu’il introduisit précautionneusement dans la serrure du coffre-fort. Puis d’une main qui tremblait un peu il commença à tourner les boutons moletés qui amenaient les chiffres formant la combinaison de la serrure.
– Les craquements du phonographe, disait Fantômas, ont enregistré le bruit que fait cette serrure quand on forme la combinaison, j’ai trouvé le chiffre 6 321, vive Dieu, essayons le 6 321.
La combinaison formée, une sueur froide perla sur le front du bandit.
Allait-il pouvoir ouvrir ?
Allait-il réellement forcer l’inviolable coffre du Casino de Monte-Carlo ?
Fantômas, qui se sentait défaillir, s’efforça au calme.
Et il avait une telle maîtrise de lui-même, qu’en quelques secondes, il avait recouvré tout son sang-froid. D’une main qui ne tremblait pas, il tournait la clef, une fois, deux fois. Sans bruit, comme un organisme bien entretenu, les rouages de précision de la serrure fonctionnèrent, puis un déclic se produisit, le coffre s’ouvrit à deux battants.
Alors, ébloui, Fantômas recula de trois pas, n’osant presque contempler les piles de pièces d’or, les liasses de billets de banque qu’il avait devant lui, un fabuleux trésor, un trésor de légende.
***
– Lisez, monsieur Juve, lisez. Je vous dis que c’est abominable, que nous sommes perdus, que nous ne pouvons plus nous faire la moindre illusion, que ce soir…
– Mais, calmez-vous donc, nom de Dieu, laissez-moi lire au lieu de parler comme un fou, monsieur de Vaugreland, vous perdez la tête.
Juve et Fandor venaient d’atteindre le Casino.
À peine les deux amis avaient-ils franchi le perron monumental conduisant à l’Atrium, qu’ils avaient eu l’impression, à l’agitation qui régnait dans les galeries Nord et Sud, autour de la chambre secrète, autour du vestibule conduisant au coffre où se trouvait la fortune du Casino, que quelque chose s’était produit.
Ils n’avaient, d’ailleurs, pas eu longtemps à hésiter. Des huissiers s’étaient précipités sur eux, parlant tous à la fois :
– Vite, vite, messieurs, Monsieur le directeur vous demande.
– M. de Vaugreland vous cherche.
– À la direction, Monsieur Juve, à la direction.
Évidemment, le plus grand désordre régnait.
Juve et Fandor, sans même se consulter, avaient alors pris leur course, gravi en toute hâte l’escalier conduisant au premier étage, traversé les locaux de l’administration où des employés causaient, l’air consterné.
– M. de Vaugreland ?
Juve, à ce moment, se demandait si le malheureux directeur du Casino n’était pas tombé sous les coups de Fantômas.
Et c’est avec un soupir de soulagement qu’il aperçut enfin M. de Vaugreland, écroulé sur un canapé, dans son cabinet, face livide, yeux hagards, cependant que tout autour de lui, immobiles, muets et froids, épouvantés, s’empressaient les hauts directeurs des différents services du Casino.
– Qu’est-ce qu’il y a ? cria Juve.
D’un seul mot, M. de Vaugreland le renseigna :
– Volé, le Casino est volé. En allant chercher les encaisses pour la partie de ce soir, nous venons de trouver le coffre-fort forcé, vidé, presque vide. Ce sont des millions et des millions que l’on a emportés.
Juve tituba. Fandor, insouciant, se contenta de faire la moue, puis de remarquer à voix basse :
– Cela vaut encore mieux qu’un nouvel assassinat.
Mais précisément, à la remarque de Fandor, M. de Vaugreland se redressa, bondit hors de son fauteuil comme projeté par un ressort :
– Et ce n’est pas tout, clamait le malheureux directeur. Le vol, ce n’est encore rien. Regardez cette lettre, cette lettre abominable, cette lettre que l’on a trouvée dans les caves. Lisez-la, monsieur Juve.
Tout le monde à ce moment parlait à la fois. Juve, après quelques instants qu’il occupa à obtenir le silence nécessaire à la lecture du document, évidemment grave, qu’on lui communiquait, se saisit enfin de la lettre que brandissait M. de Vaugreland…
Et cette lettre, il la lut à haute voix :
Monsieur le directeur, « Je me nomme Ivan Ivanovitch, je suis commandant par la volonté du tsar, mon maître, du cuirassé russe le Skobeleff, ancré devant votre Casino.
« J’ai l’honneur de porter à votre connaissance les faits suivants :
« J’ai joué à la roulette, joué et perdu non seulement trois cent mille francs représentant ma fortune personnelle, mais encore trois cent mille francs constituant la caisse de mon bâtiment.
« Je n’ai point l’intention d’échapper au juste châtiment que mérite mon crime, mais j’entends qu’au moins soit remboursé l’argent que j’ai soustrait à mon État, à la caisse du Skobeleff.
« Ce remboursement, je le veux, vous le ferez.
« Considérez donc cette lettre comme un ultimatum. Rendez-moi les trois cent mille francs que j’ai dilapidés alors qu’ils ne m’appartenaient pas. Rendez-les-moi avant l’aube, ou je braque tous les canons du Skobeleff sur le Casino de Monte-Carlo, que je fais sauter.
« Choisissez :
« Restitution des trois cent mille francs qui représentent mon vol ou bombardement.
Je signe de mes qualités, monsieur le directeur :
Ivan Ivanovitch, Commandant du Skobeleff.
La lettre tremblait dans les mains de Juve, tandis qu’il lisait cet étrange factum.
– Bigre de bigre, murmurait le policier, c’est qu’il ne s’agit pas de rire. Ce bonhomme a l’air tout à fait décidé. Ah ! malédiction. Mais, qu’est-ce que cela veut dire ? Ivan Ivanovitch n’est donc pas Fantômas ? Ivan Ivanovitch n’est donc même pas un complice ?
***
À coup sûr, l’étonnement de Juve en lisant la lettre du commandant du Skobeleff était fort naturel.
Mais pourquoi M. de Vaugreland manifestait-il une si parfaite stupeur ?
Cette lettre n’était-elle pas celle qu’Ivan Ivanovitch, une semaine auparavant, avait remise au directeur du Casino de Monte-Carlo ?
Il est vrai que M. de Vaugreland, jadis se trouvant en face d’Ivan Ivanovitch venu rapporter les trois cent mille francs payés par le Casino, avait paru ne rien comprendre à la restitution tentée par l’officier russe.
Alors, puisque nul ne connaissait l’existence de la première démarche du commandant, qui donc avait reçu Ivan Ivanovitch en se donnant pour le directeur ?
Qui donc lui avait prêté trois cent mille francs ?
Quel effroyable marché avait alors imposé à son débiteur ce mystérieux créancier ?
30 – LE COMMANDANT DU « SKOBELEFF »
… Et pourtant, une animation considérable régnait toujours au Casino.
C’étaient dans les galeries le perpétuel va et vient des promeneurs aux toilettes élégantes, les rires et les propos joyeux qui fusaient d’un groupe à l’autre.
À l’extrémité de l’Atrium, juchés sur les hauts tabourets du bar, s’empressant autour des tables, les amateurs de boissons américaines dégustaient paisiblement leurs consommations bizarres.
Et cependant que cette animation régnait à l’entour du Casino paradisiaque superbement illuminé, du milieu des salles de jeu où la foule était encore peut-être plus nombreuse qu’à son ordinaire, retentissaient, dans le bruissement de l’or, les perpétuelles sollicitations des croupiers :
« Faites vos jeux, messieurs, faites vos jeux. » Ou leurs ordres : « Rien ne va plus. »
Il faisait ce soir-là une température d’une douceur exquise et la brise marine apportait dans les grandes galeries une fraîcheur qui contrastait agréablement avec l’atmosphère surchauffée des salons.
Du fond du bar où elle était déjà installée, Daisy Kissmi qui, pourtant, était fort troublée par la mort d’Isabelle de Guerray, convaincue que pareil sort lui adviendrait un jour, se grisait plus que jamais.
Elle venait de faire remarquer à Conchita Conchas, installée non loin d’elle, que le gros Pérouzin, ancien notaire devenu inspecteur, ne quittait pas l’entrée de l’Atrium :
– Aoh, s’écria-t-elle, que peut-il bien faire celui-là. et comme il doit avoir chaud avec son gros ventre.
Conchita Conchas ne prêtait que peu d’attention aux propos de l’Anglaise.
D’abord, elle ne connaissait même pas de vue l’inspecteur Pérouzin.
De tout le personnel des agents spéciaux du Casino, elle n’avait retenu que la silhouette bizarre du seul inspecteur Nalorgne. La jeune femme, superstitieuse, le savait ancien prêtre et il devait, assurait-elle, porter la veine ou la guigne, à volonté.
Conchita, d’ailleurs, était en grande conversation avec M. Héberlauf, auquel ressemblait, disait-elle, Nalorgne.
Quant à Héberlauf, il n’était pour le moment préoccupé que d’une chose : c’était de l’instance en divorce qu’il voulait introduire contre sa digne épouse qui, contrairement à ce que l’on pouvait supposer, avait découché toute une nuit sans que nul pût savoir ce qu’elle avait fait dans la soirée.
Et, enfin, dans ce bar, se trouvait encore la petite Louppe qui, cessant d’être gavroche et mutine, écoutait, en ouvrant de grands yeux effarés, les propositions que lui adressait le vieux diplomate Paraday-Paradou. Celui-ci promettait à l’ex-maîtresse du député Laurans une situation sociale de premier ordre en Tripolitaine, si elle consentait à l’épouser, bien qu’il n’eût pas beaucoup d’argent.
Cependant que ces propos s’échangeaient au bar, l’inspecteur Pérouzin surveillait, en effet, minutieusement, l’entrée des salles de jeu.
Nalorgne s’était installé à la porte qui donnait accès sur la galerie et la gracieuse Mme Gérar, que l’on prenait pour une grande dame en quête d’aventures, errait entre les tables de la roulette.
Dans le bureau directorial où M. de Vaugreland allait et venait ne tenant pas en place, Juve et Fandor se considéraient, la mine soucieuse.
Ce soir, malgré leur calme imperturbable, ils ne pouvaient s’empêcher d’éprouver une certaine appréhension.
Il n’y avait pas à en douter, la menace d’Ivan Ivanovitch était formelle. L’officier russe se livrait à un effroyable chantage et comme vraisemblablement il se rendait compte qu’il était impossible qu’on lui remboursât les sommes qu’il avait perdues, peut-être allait-il commettre la folie irréparable de bombarder le Casino avant de faire sauter son navire.
Toutefois, l’émotion qu’avaient éprouvée les trois hommes à la lecture de cette lettre comminatoire s’était atténuée dans une certaine mesure.
On espérait vivement qu’Ivan Ivanovitch s’en tiendrait à sa déclaration et qu’il ne procéderait pas comme il l’avait écrit.
Alors ? on allait le voir au Casino, il allait tenter la suprême démarche avant d’adopter la suprême solution ?
Par moments, Juve se demandait si tout cela était possible ? si un homme sain de corps et d’esprit, si un officier était capable de penser, d’écrire une telle lettre ?
Mais dès lors qu’il en doutait, le policier se souvenait que lui-même, lui, l’homme froid, l’homme de devoir par excellence, il avait été un moment dompté par la terrible passion du jeu qui étourdit, qui rend fous ceux-là mêmes qui semblent les plus inaccessibles à ce vice funeste.
Il avait vu autour des tapis se dérouler des drames effroyables.
M. de Vaugreland interrompit Juve dans ses réflexions.
– Monsieur, fit-il, alors qu’il revenait précipitamment de la fenêtre à laquelle il s’était accoudé, je crois que c’est lui.
Juve et Fandor se précipitèrent aussitôt au balcon : Juve ne voyait rien, mais Fandor crut distinguer derrière un massif la silhouette trapue de l’officier russe.
– C’est bizarre, murmura Fandor, on dirait qu’il est en tenue.
– Ce ne serait pas possible, fit M. de Vaugreland, les officiers en uniforme ne sont pas admis au Casino. Ivan Ivanovitch ne l’ignore pas et s’il veut passer inaperçu le moyen n’est guère bon.
Le directeur s’arrêta :
On venait de frapper à la porte de son bureau.
– Entrez, fit-il…
Un huissier se présenta, porteur d’un télégramme. Ayant déchiré le pointillé, le directeur lut à haute voix :
La dépêche était ainsi conçue :
Amiral commandant escadre Villefranche à directeur Casino. Envoyons torpilleur reconnaître mouvements du Skobeleff, nous vous tiendrons au courant.
C’était signé :
Amiral Kéradak.
M. de Vaugreland poussa un soupir de satisfaction :
– Ah, fit-il, voilà qui me rassure un peu ; l’amirauté de Toulon a pris en considération les craintes, discrètes d’ailleurs, que je lui exprimais tout à l’heure.
Cependant, Juve insista, pressé d’en finir. Il dit à M. de Vaugreland :
– Cela ne doit pas se prolonger plus longtemps. La situation est délicate, nous perdons un temps précieux. Avec votre autorisation, monsieur le directeur, je m’en vais mettre la main au collet d’Ivan Ivanovitch ?
– Comme vous voudrez, dit Vaugreland.
Il sonna au téléphone privé qui communiquait avec les salles de jeux :
– Allô, allô, c’est vous, madame Gérar ? bien, c’est M. de Vaugreland. Voulez-vous prier les inspecteurs Pérouzin et Nalorgne de se rendre directement dans le jardin et d’approcher de la personne que vous savez qui s’y promène ? M. Juve les rejoindra dans une seconde, le temps de descendre.
M. de Vaugreland, une fois l’ordre donné, devint tout pâle.
Il regarda Juve :
– Alors, c’est bien décidé ?
– Naturellement, répondit le policier.
Celui-ci quitta le bureau directorial, suivant, à quelques secondes de distance, Fandor qui le précédait.
Les deux hommes devaient traverser la salle de jeux. L’un comptait passer par l’Atrium, c’était Fandor, l’autre par l’extrémité de la galerie – c’était Juve – pensait gagner directement le jardin.
Mais l’inspecteur de la sûreté avait à peine descendu quelques marches que Fandor rebroussa chemin, se heurtait à lui :
– Eh bien, annonça le journaliste, voilà du nouveau.
– Qu’y a-t-il donc, Fandor ?
– Il y a que cet animal s’est introduit dans la salle.
– Dans la salle ? s’écria Juve, c’est impossible, les issues étaient gardées.
– Parbleu, oui, jusqu’au moment où le directeur a donné l’ordre à ses hommes d’aller au jardin. Ivan Ivanovitch, qui guettait évidemment cet instant, a profité d’une seconde d’inattention, de l’absence de Pérouzin ou de Nalorgne pour pénétrer. Ah, il n’a pas perdu de temps.
M. de Vaugreland qui, après avoir fermé à double tour la porte de son cabinet, s’était élancé à la suite de Juve, entendit les derniers mots de cette conversation et en comprit le sens.
Il leva les bras au ciel :
– La malchance, murmura-t-il, s’en mêle, c’est affreux.
– Quoi ? demanda Juve en descendant, nous allons l’arrêter dans la salle, discrètement, voilà tout. Nous l’amènerons ici, il faudra bien qu’il s’explique.
Alarmé, M. de Vaugreland l’interrompit :
– Vous n’y pensez pas. On ne peut pas l’arrêter dans la salle, il y a là des grands ducs, des gens de la cour de Russie. Cela ferait un scandale énorme, d’autant plus que tous les regards doivent être braqués sur Ivan Ivanovitch.
– Pourquoi ? interrogea Fandor.
– Mais à cause de son uniforme, s’écria M. de Vaugreland.
Fandor semblait de plus en plus stupéfait. Il y avait en effet quelque chose que le jeune homme ne s’expliquait pas. Il répondit en hochant la tête, à mi-voix et comme s’il se parlait à lui-même :
– Le plus curieux, c’est qu’Ivan Ivanovitch, que je viens de voir à l’instant dans la salle, n’est pas en uniforme mais en habit.
… Juve ne prenait point part à la conversation, mais il précédait ses deux compagnons, s’approchait des tables de jeux :
M. de Vaugreland courut à lui, s’appuya à son épaule pour lui murmurer à l’oreille :
– Je vous en prie, monsieur, fit-il, ne l’arrêtez pas encore. Voyons ce qu’il va faire.
Puis il ajoutait, dans l’espoir de convaincre Juve :
– D’abord nous ne sauterons certainement pas, tant qu’il sera au Casino… le fait qu’il est là, dans les salles, nous garantit évidemment contre le bombardement.
– Cela, observa Juve, c’est à savoir. Les désespérés de cette espèce n’y regardent pas de si près.
Mais M. de Vaugreland insistait.
– Bon, dit Juve, haussant imperceptiblement les épaules, j’attendrai.
Ivan Ivanovitch, c’était bien lui et lui en habit et non pas en uniforme, comme on l’avait cru un instant, après avoir erré dans la salle de jeux, avec un visage impassible, une apparence nonchalante et tranquille, s’était lentement approché des tables de roulette.
Il avait tiré quelques pièces d’or de ses poches.
Le directeur, Fandor et Juve le surveillaient de loin et, pour parer à toute éventualité, sur le désir du policier, M. de Vaugreland envoya Mme Gérar chercher les inspecteurs Pérouzin et Nalorgne qui, lorsqu’ils revinrent du jardin, déclarèrent, naturellement, qu’ils n’avaient pas vu Ivan Ivanovitch.
Fandor, de ses yeux perçants, surveillait le jeu de l’officier russe :
– Mais c’est qu’il gagne, murmura-t-il à l’oreille de Juve.
M. de Vaugreland en parut tout satisfait :
– Puisse-t-il gagner, toujours et beaucoup.
Il s’arrêta : son vœu n’allait pas être longtemps exaucé.
La bille venait, en effet, de s’arrêter, après deux ou trois coups favorables, sur un numéro qui, certes, n’était pas celui choisi par l’énigmatique joueur, car on voyait la physionomie d’Ivan Ivanovitch s’altérer soudain. Un pli soucieux marquait son front, ses lèvres avaient un rictus farouche. L’officier russe, toutefois, n’abandonnait pas la partie, il avait encore fouillé sa poche et, certainement décidé à risquer le tout pour le tout, il plaçait devant lui une liasse de billets de banque :
– C’est le fond de sa caisse, observa M. de Vaugreland. Cet homme joue désormais son existence.
Et Fandor ne manqua pas d’ajouter, toujours gouailleur :
– Son existence et la nôtre, monsieur le Directeur, ne l’oubliez pas.
– Ah, si seulement, balbutiait M. de Vaugreland, de plus en plus affolé, si seulement il pouvait gagner.
Sur la table de roulette, la bille, impassible, continuait sa course saccadée et ses bonds en désordre :
– Rien ne va plus, criait le croupier.
Ivan palissait de plus en plus. Les billets de banque qu’il tenait sous ses doigts tremblants, trempés de sueur, diminuaient rapidement.
Et, au fur et à mesure que l’officier perdait, M. de Vaugreland qui, caché dans la foule, assistait en témoin à cette lutte engagée avec le hasard, sentait de plus en plus chavirer sa raison. Ah, comment prévenir le danger qui menaçait tout ce monde, comment éviter, non seulement le formidable scandale, mais encore l’épouvantable drame qui, dans quelques instants, allait avoir à la fois son début et son dénouement ? Car il était bien certain que les pertes que continuait à subir l’officier russe allaient le déterminer à quelque extrémité redoutable. Ne pouvait-on l’empêcher à tout prix… oui, à tout prix ?
Pour un peu, M. de Vaugreland aurait été tout disposé à appeler Ivan Ivanovitch et à lui remettre les trois cent mille francs qu’il demandait.
À ce moment, un chef des jeux passa à côté de M. de Vaugreland.
Celui-ci l’appela :
– Vous voyez cette table, fit-il, cette table de roulette où se trouve ce monsieur qui perd tant ?
– Parfaitement, reconnut l’employé, ce soir, M. Ivan Ivanovitch fait des différences considérables.
M. de Vaugreland, hagard, considéra son subordonné. Il balbutia, pensant tout haut plutôt qu’il ne donnait un ordre :
– Ne pourrait-on pas le faire gagner ?
Le chef des jeux se contentait de sourire, fort éloigné de comprendre toute l’angoisse qui inspirait ces propos au directeur du Casino.
– Ah, fit-il en souriant, il faudrait alors pouvoir commander à la chance, être maître du hasard.
Il ajouta, changeant de sujet de conversation :
– Nous avons une belle chambrée, ce soir, monsieur. Jamais le casino n’a fait de si superbes recettes.
M. de Vaugreland, incapable de maîtriser son émotion, coupa court à l’entretien, pirouettant sur ses talons.
Peu lui importaient les recettes ce soir là.
Soudain son cœur faillit s’arrêter de battre.
M. de Vaugreland avait perdu de vue Juve et Fandor, mais il ne quittait pas des yeux Ivan Ivanovitch.
Or, celui-ci, brusquement, venait de quitter la table de roulette.
L’officier chancelait comme un homme ivre. Il parut hésiter tout d’abord, ne sachant trop de quel côté se diriger.
Machinalement, il se passa la main sur le front. Il épongea les grosses gouttes de sueur qui ruisselaient le long de ses tempes. Il s’avança, traversa la pièce, encombrée de foule et s’en vint dans la galerie.