Текст книги "La disparition de Fandor (Исчезновение Фандора)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
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Иронические детективы
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Brave homme, le maire avait accepté la proposition, signé un papier. Puis le chemineau avait été trouver divers marchands de moellons, de briques, de tuiles.
– Je viens d’acheter un terrain, leur expliqua Bouzille, brandissant, sans le laisser lire, le papier du maire. Je manque d’argent pour acheter les matériaux qui me sont nécessaires. Faites-moi crédit, je vous donnerai le terrain comme garantie et, quand j’aurai fait des économies, je vous paierai.
La combinaison était évidemment excellente. Bouzille, par son procédé, avait réussi à avoir pour rien une maison, d’aspect un peu bizarre, il est vrai.
– Chaque jour, disait l’heureux « propriétaire » à ses amis les chemineaux qu’il hébergeait volontiers, chaque jour je reçois trois ou quatre feuilles de papier timbré. Moi, ça ne me gêne pas. Pour me mettre à l’abri de toute espèce de poursuite et de toute espèce d’ennui, je n’ai qu’à ne pas faire d’économies. N’ayant rien, je ne paierai rien.
Bouzille, en son château-chaumière, vivait de mille industries, rendait des services à ses voisins, devenant petit à petit l’homme à tout faire dont chaque bourgade possède son spécimen.
Il chassait les vipères, qu’on lui payait tant par tête. Il détruisait les taupes, à forfait. Il surveillait les cerisiers trop visités par les moineaux rapaces. Il guettait encore les passages de palombes attendues par les chasseurs du pays. Il n’avait jamais rien à faire, mais il était occupé, il trouvait toujours moyen de gagner quelques sous.
Ce jour-là, Bouzille sortait de Beylonque, traînant un maigre cheval qu’il avait été conduire chez le vétérinaire pour le compte d’un fermier.
– Eh, eh, pensait l’ancien chemineau, voilà un cheval qui va peut-être me rapporter soixante centimes sans que personne puisse rien me dire.
Et Bouzille, pressant le pas, au lieu de se rendre par le chemin le plus direct à la ferme où il devait conduire la bête, obliqua, s’enfonça dans un petit chemin forestier, courant au plus profond des pignadas.
– Hue, cocotte, encore un peu de courage.
« Dommage, pensait Bouzille de temps à autre, dommage que le bon Dieu ait fait des chevaux si grands. S’ils avaient le dos plus près du sol, il n’y aurait aucun danger à être cavalier et ma foi je n’aurais pas besoin de marcher à pied.
Bouzille cependant, après avoir trottiné quelque vingt minutes, était parvenu à une sorte de clairière comportant à son centre une petite mare. Là, le chemineau s’arrêta en se frottant les mains.
– Justement il n’y a personne, s’exclama-t-il satisfait. Ah, ah, je crois qu’on va rire.
D’un coin de broussaille, il tira une grande cruche qu’il remplit d’eau et posa soigneusement sur le bord du chemin. Cela fait, Bouzille revint vers le cheval abandonné et le flatta de la main.
– Et alors, mon petit bidet, lui déclara-t-il d’une voix attendrie, vous avez donc des rhumatismes, on craignait donc la congestion ? Hé, hé, monsieur le cheval, ne vous faites pas de mauvais sang ! Bouzille est encore le meilleur des vétérinaires, et Bouzille va vous tirer d’affaires.
Tout en parlant, le chemineau, laissant le cheval sur le bord de la mare, se dépêcha de faire le tour de l’étang, tenant toujours le bout de la longe à laquelle il avait ajouté une grande corde.
Puis, séparé de la bête par la mare, Bouzille, tranquillement tira sur la longe, pour obliger le cheval à entrer dans l’eau et à venir le rejoindre en traversant le marais.
– Viens bidet, criait-il, viens mon joli animal !
Campé sur ses deux pattes de derrière, le cheval se cabra, chercha à s’échapper.
Bouzille, à l’autre bout de la longe se cramponna :
– Hé, bourrique, s’écria-t-il, tu ne vas pas t’échapper au moins, allez, hop-là ! Viens donc, continuait Bouzille, ah, sacré bon sang, c’est tout de même malheureux d’avoir tant de mal pour gagner douze sous.
À force de tirer sur la longe, le chemineau cependant amena son malheureux cheval a descendre jusqu’au poitrail dans les eaux stagnantes du marais. La bête alors sembla devenir enragée. Les oreilles dressées, les naseaux frémissants, ruant, sautant, faisant des écarts, elle avança, recula, parut atteinte d’une soudaine folie.
Quant à Bouzille, au moment même où le cheval semblait le plus excité, il avait retrouvé tout son sang-froid.
– C’est épatant, déclara-t-il, voilà le bidet qui commence à être chatouillé. C’est bon signe.
Il tirait toujours sur la longe, le cheval allait avoir traversé entièrement le marais, lorsqu’un événement que n’avait pas prévu Bouzille se produisit, menaçant d’avoir de graves conséquences.
Maintenu par la corde qui le prenait au licou, le cheval se débattait toujours furieusement dans la mare où Bouzille venait de le faire entrer de force, mais soudain, mû par un instinct subtil, subitement l’animal changea de tactique. Avant que Bouzille ait eu le temps de réfléchir, la bête furieusement partit au grand galop, traversait en quelques foulées le petit étang d’une profondeur infime, puis il en sortit vers la rive où se tenait Bouzille et là, traînant le chemineau pendu au bout de la longe, le cheval se mit à galoper éperdument. Bouzille ne riait plus du tout. Par bonheur, comme les poignets endoloris, le pauvre chemineau allait se résigner à abandonner sa bête, du bois voisin, un homme apparut qui, avec une agilité extraordinaire, sauta au licou du cheval, l’empoigna par les naseaux, l’immobilisa, et comme s’il eût fait la chose la plus naturelle, éclata de rire, disant d’une voix tranquille :
– Tiens, c’est toi Bouzille ?
Bouzille n’était guère rassuré. À la dernière minute un accident prévu s’était produit. Bouzille, le pied pris dans une broussaille, s’était étalé de tout son long. Il se releva et répondit à son interlocuteur en grommelant :
– C’est moi, oui…
Mais son visage s’éclaira, il avait reconnu celui qui lui parlait. C’était Saturnin, le malheureux idiot, et Saturnin était un ami :
– Attends voir un peu, continua Bouzille, qu’on attache Rossinante.
– Rosse quoi ?
– Ça ne fait rien, tu ne peux pas comprendre…
Négligeant d’instruire Saturnin sur les hauts faits du coursier de Don Quichotte, Bouzille s’occupa activement d’attacher le cheval au pied d’un arbre. Et ce fut alors Saturnin qui reprit :
– Tiens, pourquoi donc qu’il saigne comme ça sous le ventre et sur les pattes ? et qu’est-ce que c’est que ces choses noires qui gigotent et qu’il a collées contre lui ?
– Va me chercher la cruche là-bas, répondit simplement Bouzille.
Bouzille, d’ailleurs, semblait peu flatté d’avoir rencontré Saturnin. Volontiers l’ancien chemineau, d’habitude, conversait avec l’idiot, qu’il appelait pompeusement son « secrétaire administratif », en se déchargeant sur lui de certains menus travaux. Mais ce jour-là cependant, Bouzille monologuait tandis que Saturnin faisait le tour de la mare pour aller chercher la cruche demandée :
– C’est embêtant qu’il ait vu cela, il va peut-être jaser. Bah, après tout, je dirai que le cheval s’est échappé et que c’est de lui-même qu’il est entré dans l’eau.
Saturnin, cependant, revenait. Têtu, il insista :
– Qu’est-ce que c’est, Bouzille, que ces choses noires qui remuent et pourquoi qu’il saigne le cheval ?
Il fallait bien répondre : Bouzille le fit, laconiquement :
– Les choses noires, déclarait-il, c’est des sangsues et si le cheval saigne, c’est que les sangsues l’ont mordu : faudra pas le dire.
– C’est des sangsues, répétait-il, et le cheval saigne parce qu’ils l’ont mordu. Pourquoi qu’ils l’ont mordu ?
– Parce que M. Peyrat me les achète douze sous les cent.
Interloqué, Saturnin questionnait :
– Hein ? je ne comprends pas.
Naturellement, faisait Bouzille, eh bien, ça ne fait rien. Ça vaut même mieux. Écoute, Saturnin, aide-moi à détacher les sangsues. Tu vois comment je fais ? bon. Tu les mettras dans la cruche.
– Comment que les sangsues elles ont fait pour s’attacher au cheval ?
– Saturnin, tu n’es qu’un fichu imbécile. Les sangsues, mon vieux, c’est comme des huissiers, ça s’attache tout seul. Ça colle épatamment. Ça bouffe le pauvre monde. Tu comprends, quand le cheval est entré dans la mare, elles l’ont senti, elles sont venues le sucer, et dame, quand il est sorti, elles n’ont pas eu le temps de se cavaler. Mais tu sais, Saturnin, ce que je t’explique-là, c’est pour toi seul, faut pas le raconter. Si jamais tu dis que j’ai fait entrer mon cheval dans la mare tu es sûr qu’un jour ou l’autre je t’y flanquerai dedans, moi, dans la mare.
– Et alors Bouzille ?
– Et alors, mon vieux, c’est toi que les sangsues boulotteront.
En causant cependant, Bouzille expert et preste, – ce n’était certainement pas la première fois qu’il se livrait à cette pêche clandestine, avait détaché des flancs du malheureux cheval, quantités de sangsues qui s’y étaient collées. Satisfait, il cachait sa cruche sous les fourrages, lavait les plaies de la bête.
– Bah, je dirai qu’il s’est écorché et l’on verra bien.
Puis Bouzille se disposait à s’éloigner, recommandant encore :
– Un bouchon, Saturnin, un bouchon, hein.
– Quoi ? répondait l’idiot.
– Pas un mot ou je te flanque dans la mare.
Saturnin éclata de rire.
Il n’agissait jamais de sa propre volonté, mais en général, ses actions et ses gestes étaient le réflexe de ce qu’il voyait faire autour de lui. Le malheureux idiot imitait, tel un automate, les mouvements dont ses yeux étaient témoins. Bouzille ne s’était pas éloigné depuis cinq minutes que Saturnin, riant toujours, paraissant au comble de la joie, entra dans la mare.
Hélas, le malheureux idiot s’était à peine avancé de quelques mètres dans les eaux, il n’était mouillé encore que jusqu’à la ceinture que les sangsues se précipitaient en rangs serrés contre lui. Terriblement mordu, Saturnin passait du rire aux larmes, poussait des cris effroyables, voulut rebrousser chemin.
Il fit quelques pas, quatre ou cinq dans la direction de la rive, lorsqu’en plein front une pierre, lancée par une main invisible, le heurta violemment.
– Maman, cria Saturnin, étourdi par le coup et de plus en plus mordu par les sangsues, Maman.
Il tentait d’avancer encore, un caillou à nouveau l’atteignit au visage, son front se mit à saigner.
Alors le malheureux idiot fut envahi d’une peur épouvantable. Affolé, ne comprenant rien à ce qui lui arrivait, dévoré par les sangsues, recevant à chaque mouvement qu’il faisait pour rejoindre la rive les cailloux qui l’étourdissaient, il rebroussa chemin et, précipitamment, tout comme le cheval, il tenta de traverser la mare.
Saturnin n’arrivait pas à l’autre rive que des pierres lui étaient encore jetées des bois environnants, des pierres qui l’empêchaient de sortir de l’eau, qui le repoussaient vers le centre du marais.
Ce fut alors une chose effroyable. Saturnin, dix minutes encore courant au travers de l’étang, s’efforça d’en partir pour échapper à la morsure des sangsues et se vit contraint d’y demeurer par la grêle de cailloux qui l’assaillaient à chacune de ses tentatives de fuite.
Terriblement mordu aux jambes, épuisé d’ailleurs par la perte de sang que lui occasionnaient les voraces hôtes du marais, il cessa de se débattre. Saturnin, étourdi, pris de vertige, leva les bras, poussa un dernier appel, puis se laissa tomber dans la mare.
***
Le lendemain, on devait le retrouver noyé, exsangue, à demi dévoré et Bouzille entendit des chuchotements le désigner comme assassin.
Car l’histoire de sa pêche avait été connue et l’on se demandait dans le pays si la mort de Saturnin n’avait pas une terrible affinité avec la baignade du cheval.
Dans le bois cependant, au moment où l’idiot était tombé à la mare, un éclat de rire avait retenti. Non, ce n’était pas Bouzille, car Bouzille, à ce moment-là, fort innocemment, était occupé à vendre à M. Peyrat le produit de sa pêche.
***
Le jour même de la découverte du cadavre du malheureux Saturnin dans la mare aux sangsues, M. Anselme Roche, procureur de la République près le tribunal de Bayonne et jadis près le tribunal de Saint-Calais, s’entretenait précisément avec le maire de Beylonque des mystérieuses affaires qui bouleversaient la commune :
– Ma foi, déclarait le procureur, je vous avoue, monsieur, que tout ce qui arrive ici m’apparaît terriblement mystérieux. Que s’est-il passé ? Hum, je n’ose trop conclure. J’ai peur. Mon enquête m’a tout simplement révélé que dix jours avant la découverte de la maison bouleversée on a vu, à la gare de Rion-des-Landes, deux femmes et un enfant demander le chemin de chez Borel. L’une de ces femmes, le chef de gare sur ce point est formel, est repartie le lendemain en compagnie de l’enfant. L’autre, d’après le témoignage d’un métayer, a été vue à une dizaine de kilomètres d’ici. C’est tout ce que je sais à l’heure actuelle. Quelles sont ces femmes ? que sont-elles venues faire ? je n’en n’ai pas la moindre idée. D’autant que les Borel sont absents.
Le maire de Beylonque, très impressionné, approuvait les paroles du procureur, de petits hochements de tête tremblants, puis questionna timidement :
– Mais d’après vous, monsieur le procureur, il y a eu crime ?
La voix d’Anselme Roche trembla, cependant qu’il répondait ;
– Oui, cela me semble indiscutable, indiscutable, hélas. Ce sang, ces meubles bouleversés, tout cela est significatif.
– Et la victime serait alors ?
– La victime serait, repartit très lentement le procureur de la République, la victime ne pourrait être que M me Borel. M. Borel, en effet, d’après les renseignements que j’ai recueillis, n’a pas été vu dans le pays depuis un certain temps. Il doit être en voyage. M me Borel, au contraire, habitait continuellement à la campagne. Or, elle a disparu, totalement et cela encore est significatif. Cependant, je ne peux pas, je ne veux pas croire.
Tout en parlant, le distingué magistrat dissimulait mal une très grande émotion. Il semblait presque, dans sa voix altérée subitement, que des sanglots contenus vibraient. M. Anselme Roche, en effet, était à vrai dire, d’autant plus ému par les suppositions qu’il formulait que plusieurs fois il avait eu l’occasion, au cours de promenades, de rencontrer M me Borel, il lui avait parlé à maintes reprises et peu à peu, dans l’âme de M. Anselme Roche, à l’égard de cette belle femme, était né un très doux sentiment qui, insensiblement, s’était transformé en un amour irrésistible, profond.
Le maire de Beylonque, cependant, incapable de soupçonner la nature de l’émotion qui bouleversait le magistrat, sautait d’un sujet à un autre :
– Et voilà qu’en plus de cette extraordinaire affaire, il faut qu’il y ait la dramatique mort de ce malheureux idiot, de Saturnin Labourès. Croyez-vous à un crime de ce côté ? Ne soupçonnez-vous pas le nommé Bouzille ?
M. Anselme Roche, à ce sujet n’hésitait pas :
– Oh, celui-là, faisait-il, son affaire est claire. Je vais immédiatement décerner contre lui un mandat de dépôt. Il doit être coupable.
Et pendant que M. Anselme Roche décidait ainsi de son arrestation, Bouzille buvait un pichet de vin blanc à la principale auberge de Beylonque.
5 – CRUELLE INCERTITUDE
Depuis plus d’une heure, sur la grand place de Beylonque, la foule se pressait autour d’un colporteur, éblouie par ses boniments qui vraiment, étaient des prodiges d’éloquence.
Le bonimenteur, ce jour-là, pouvait avoir une quarantaine d’années. Devant l’auberge, il avait, sur deux X de bois, dressé une légère table recouverte d’un morceau d’andrinople rouge, puis, il avait disposé sur cet étalage improvisé quantité de petites boîtes, et dès lors, avec verve, il vantait sa marchandise :
– Approchez, Messieurs et Mesdames, la vue des prodiges est entièrement gratuite, parce qu’elle ne coûte rien. Le cirage que j’ai l’avantage de proposer à vos connaissances est d’ailleurs un cirage incomparable et qui mérite de retenir votre attention, éclairée et documentée je n’en doute pas. Voyez, Messieurs et Mesdames, en apparence, mon produit ne diffère en rien des produits analogues. En fait, il ne leur ressemble pas plus que vous ne ressemblez vous, joyeux Landais et courageux Basques, aux habitants du Japon ou de la Patagonie. Approchez, Messieurs et Mesdames, mon cirage ne brûle pas le cuir, mon cirage n’abîme en rien la chaussure, il la conserve, il la rajeunit, il la fortifie. Approchez, Messieurs et Mesdames. Qui de vous veut en faire l’expérience ? J’ajoute que dans une paire de chaussures cirée avec mon produit il est radicalement impossible d’avoir jamais mal aux pieds, tant il assouplit la matière.
Étourdis par le verbiage du bonhomme, les buveurs d’un cabaret voisin avaient déserté la salle pour se grouper devant le charlatan. Il y avait là Parandious, qui eût cru indigne, vu sa qualité de représentant de l’autorité, d’adresser la parole au marchand. Il y avait Tiphois, le sacristain de l’église, il y avait encore cet excellent Marius, le routier qui se chargeait des commissions pour Mont-de-Marsan.
L’homme, pourtant, poursuivait sa harangue et comme les distractions étaient rares à Beylonque, chacun en passant sur la place s’arrêtait quelques instants.
– Approchez, Messieurs, Mesdames, clamait le colporteur, c’est une économie de cent pour cent que je vous apporte. J’ai trois dimensions de boîtes, mais en vérité, mes prix sont si réduits que ce n’est pas la peine d’économiser. Mon produit je ne le vends pas, je le donne. C’est le donner, Messieurs et Mesdames, que de le vendre à un tel tarif : la grande boîte coûte trois sous, la moyenne coûte deux sous, la petite un sou. Un sou seulement !
Avait-il été bien inspiré, en venant vendre du cirage à Beylonque ? Dans les Landes, le cirage est véritablement d’un usage peu courant, on va en sabots, en espadrilles, et si les bottes sont mises pour la chasse, on en est encore à considérer que la chandelle, la vieille chandelle est le seul onguent qui convienne pour assouplir le cuir. L’homme, pourtant, n’avait cure des hésitations des badauds.
Obstiné, il continuait son boniment :
– On ne refuse pas des occasions pareilles, et d’ailleurs, si dans l’honorable et importante société qui m’entoure, il y a quelqu’un qui veut bien essayer de mon cirage, je m’empresserai de vous faire une démonstration scientifique de mon procédé, qui ne vous laissera aucun doute sur mes paroles. Allons, qui met le pied sur la sellette ? Qui veut ?
– Avance, Parandious.
Dans l’assistance, aux dernières offres du marchand, un grand mouvement d’intérêt s’était dessiné. L’homme proposait de faire une démonstration et qui plus est, une démonstration gratuite, cela devenait intéressant.
D’un commun accord, cependant, les assistants, en apercevant Parandious qui, en sa qualité de garde champêtre, était doté par les soins de la municipalité d’une paire de robustes souliers, jugeaient que c’était à lui de tenter un essai.
À vrai dire, Loubesque, le facteur, eût été tout aussi qualifié, mais Loubesque était timide, on le savait, il n’aurait jamais osé.
– Avance, Parandious !
Flatté d’être ainsi désigné par la rumeur populaire, le garde champêtre allait en effet accepter de confier ses souliers administratifs aux bons soins du colporteur, lorsqu’une main pesa sur le bras de Parandious, et une voix susurra à l’oreille du garde champêtre :
– Restez donc là, mon vieux, vous bilez pas. Tout ça c’est des histoires pour rigoler. Ce type-là, c’est un de mes amis.
Parandious, surpris d’être interpellé, considéra avec une surprise bien plus grande encore, son interlocuteur, sorti des rangs de la foule. C’était Bouzille.
Et Bouzille, sans s’inquiéter des commentaires que son apparition faisait naître, Bouzille continuait, insistant, parlant presque à haute voix :
– Bougez donc pas, mon vieux Parandious, je vous dis que ce marchand de cirage n’est pas plus marchand de cirage que moi. C’est un…
Bouzille aurait peut-être continué, si le bonimenteur au même moment, n’avait froncé les sourcils de façon peu engageante :
– Allons, brave homme, dit-il, s’adressant à l’ancien chemineau, laissez donc Monsieur le garde champêtre venir jusqu’à moi.
– Eh bien, déclara le garde champêtre, pas moins, quand tu as des amis, Bouzille, ils ont l’air de te reconnaître tout à fait.
Bouzille, vexé par cette dernière raillerie, perdit toute mesure et c’est une manœuvre insensée, en apparence au moins, que celle à laquelle il se livrait.
– Taisez-vous donc, Parandious, ripostait-il, vous racontez des imbécillités et vous feriez rougir la lune ; c’est si bien un de mes amis, qu’il est venu de Paris, exprès pour faire taire tous ceux qui disent du mal de moi. C’est un agent de la Sûreté.
Ayant dit, Bouzille fendit les rangs des spectateurs, s’avançât vers le charlatan, et sa bonne face éclairée d’un grand sourire, il l’apostropha à son tour :
– Bonjour, M’sieu Juve. Ça va bien ?
Mais le charlatan ne comprenait pas, ou feignait de ne pas comprendre.
– Brave homme, répétait-il, je vous invite à nouveau à ne pas troubler la séance que je donne, laissez M. le garde champêtre.
– Oh, là, là, puisque je vous dis que je vous reconnais, Monsieur Juve. Quoi, moi aussi dans le temps, rappelez-vous à Monaco, j’ai été agent de la police. Alors c’est pas la peine d’essayer de me la faire ! Tenez, vous, je vous aurais reconnu rien qu’à votre moustache qui se décolle.
– Bouzille, vous êtes un imbécile, répondit le marchand de cirage, je ne sais pas si vous m’avez reconnu, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’au nom de la Loi, je vous arrête. Monsieur le garde champêtre, conduisez cet homme au violon. Je l’interrogerai quand il sera nécessaire.
Pivotant sur ses talons, le bonimenteur, devant les paysans complètement ahuris, laissant Parandious s’emparer de Bouzille stupéfait, était déjà rentré dans l’hôtellerie voisine.
***
– Vous me demandez, Monsieur le procureur, pourquoi je me suis présenté à Beylonque sous les apparences d’un vulgaire colporteur ? Bah, ne cherchez à cela nulle autre raison que la vive nécessité où nous sommes, moi et mes collègues de la Sûreté, de passer inaperçus. Quand nous allons faire une enquête en province, en général nous prenons la peine d’exercer un petit métier. L’un se présente comme vannier, un autre voyageur de commerce, un troisième liquide des bijoux en faux. Pour moi, je vous avoue que j’ai le plus souvent recours aux boîtes de cirage qui me permettent, en me livrant à une petite démonstration, d’étudier de très près les individus que je rassemble, et même au besoin, sans en avoir l’air, de prendre l’empreinte de leurs chaussures. Mais si nous parlions de choses sérieuses.
Bouzille à peine arrêté, Juve, – car c’était bien Juve, Juve en personne, qui avait tenu le rôle de bonimenteur sur la place publique de Beylonque, – s’était immédiatement rendu à la mairie où M. Anselme Roche, lui avait-on appris, était en train de signer des procès-verbaux d’instruction.
Juve avait été envoyé à Beylonque par M. Havard lui-même, alors qu’il venait à peine de tirer au clair la sombre affaire des Granjeard.
Juve, débarqué du train à la gare de Rion-des-Landes, avait immédiatement commencé l’enquête. Il avait appris avec un vif plaisir que le procureur s’occupant de cette instruction n’était autre que M. Anselme Roche, qu’il avait apprécié lors des scandales de Saint-Calais.
– Monsieur le procureur, dit Juve, qui avait échangé avec le magistrat des paroles cordiales de bienvenue, je sais maintenant un certain nombre de détails, relativement à cette affaire. Mais j’en ignore les points essentiels. Voyons, voudriez-vous avoir l’amabilité de me mettre au courant ?
M. Anselme Roche, bien entendu, ne demandait pas mieux que de renseigner l’agent de la Sûreté.
Il lui dit notamment que la seule déposition, extraordinaire qui eût été relevée comme intéressante, était celle d’un certain Saturnin Labourès, malheureusement simple d’esprit, lequel avait affirmé avoir été « mordu par une dame tout habillée, qui se baignait dans la chambre de M me Borel. » Le malheureux d’ailleurs était tragiquement mort depuis. Comment ? dans quelles conditions ? Cela restait à éclaircir.
– Voyez-vous, conclut le distingué magistrat, ce qu’il y a de plus surprenant dans toute cette affaire, mon cher Juve, c’est que les détails les plus extravagants semblent s’y rencontrer, l’aspect même des lieux est surprenant. Le rez-de-chaussée est meublé à la paysanne, rustiquement. Le premier étage, au contraire, est fort luxueux. Au rez-de-chaussée, tout est bouleversé, les meubles sont renversés, les traces de lutte sont indéniables. Au premier étage, rien n’a été dérangé. Enfin je me demanderais si nous ne nous inquiétons pas à tort, s’il n’y avait pas, et cela par exemple, aussi bien au rez-de-chaussée qu’au premier étage, des traces de sang indiscutables, des traces de sang importantes, très importantes, de véritables traînées.
– Et la baignoire ?
– La baignoire ? répéta M. Anselme Roche, que voulez-vous savoir sur cette baignoire ?
– Relève-t-on des traces de pas et des traces de sang près d’elle ?
– Non, les traces s’arrêtent à un ou deux mètres du paravent derrière lequel est cette baignoire. Et puis vous le notez bien, mon cher Juve, il y a encore cette invraisemblable affirmation de Saturnin se disant mordu par une femme qui prenait un bain tout habillée. Ça c’est idiot. C’est hélas le cas de le dire, c’est absurde. Car enfin, il n’y aurait que M me Borel…
Brusquement, M. Anselme Roche s’interrompit. Juve eut un petit sourire, un peu narquois, et cela gêna le magistrat :
– Ah çà, pensait ce dernier, est-ce que ce maudit policier a déjà deviné que je porte à cette enquête un intérêt tout particulier, que je suis éperdument amoureux de M me Borel ?
Juve cessa de sourire et ne laissa guère le temps à M. Anselme Roche de méditer en paix.
– Voyons, voyons ! Monsieur Anselme Roche, n’y a-t-il pas autre chose que vous devriez me signaler maintenant ? Ce Saturnin Labourès, est-ce que… ?
– Vous savez qu’il est mort, le pauvre, interrompait précipitamment le procureur, mais vous n’ignorez pas sans doute, que l’on accuse dans le village, un certain Bouzille, un chemineau d’avoir fait le coup. Saturnin Labourès en somme, tout idiot qu’il était, devait savoir quelque chose, avoir vu quelque chose. Si Bouzille a véritablement…
Mais Juve haussait les épaules :
– Bouzille, déclara le policier, est un insupportable bavard, un individu assommant, peut-être, un vagabond nuisible, mais ce n’est pas un assassin. Ah, au fait, Monsieur le procureur, je l’ai fait arrêter tout à l’heure, pour n’être pas continuellement importuné par lui. Vous serez bien aimable de diriger contre sa personne un commencement d’enquête. Nous le relâcherons dans quelques jours.
– Juve, dit le procureur, je voudrais vous demander… Enfin, je pense… C’est-à-dire… Ne croiriez-vous pas volontiers ?
– Quoi ?
– Que Fantômas n’est pas étranger…
– Fantômas a bon dos. D’un bout à l’autre du territoire, et même hors frontières, maintenant, quand il se passe un fait mystérieux, on est prêt à dire : c’est du Fantômas. Que diable, il ne faut pas exagérer ! Monsieur le procureur, voulez-vous m’accompagner jusqu’à la Maison Borel ? Il serait bon que je puisse jeter un coup d’œil.
Au même moment, on frappa à la porte de la salle de la mairie.
– Entrez, commanda Juve, consultant du regard le procureur de la République.
L’homme qui fit son apparition dans la pièce était un soldat, un jeune spahi, élégamment serré dans la courte veste rouge de son uniforme, ayant une figure fine et intelligente, d’admirables yeux bruns, la tenue et la démarche d’un homme du monde.
– Je n’abuserai pas de vos instants, dit le spahi, mais je crois que je ne puis tarder plus longtemps à venir vous parler. Je me nomme Martial Altarès.
D’un coup d’œil, Juve interrogea le procureur. Peut-être M. Anselme Roche connaissait-il le jeune militaire ?
– Monsieur, expliqua, en effet, le procureur, est le frère de M me Delphine Fargeaux, épouse de M. Fargeaux, propriétaire du château de Garros, à quelques kilomètres d’ici. Nous vous écoutons, Monsieur.
– Hélas, reprit le jeune spahi, ma déposition sera très brève, mais je vous avoue que j’ai grand-peur qu’elle ne soit aussi très grave. Messieurs, je me demande ce qu’est devenue ma sœur Delphine, qui a disparu.
– Votre sœur a disparu ? répéta Juve, elle a réellement disparu ? Eh, eh, c’est intéressant. Mais voyons, ne vous trompez-vous pas ?
Le spahi, tout d’abord, s’était assis, lui aussi, sur un geste du procureur de la République. Mais il se releva à son tour, une soudaine colère empourpra son visage. Il parlait non plus avec calme, mais avec une extrême violence :
– Je suis sûr de mon fait. Écoutez-moi. Ma sœur, Delphine est une femme exquise, mariée à un rustre, un grossier personnage, une sorte de paysan enrichi, mon beau-frère, M. Fargeaux. Un mariage, Messieurs, qui fait ma honte et mon désespoir. Voyez-vous ma sœur condamnée à vivre dans ce château de Garros, aux côtés d’un homme qui n’est jamais préoccupé que du prix du maïs, du coût de la résine ou même de l’engraissement des cochons ? Une honte, vous dis-je. Enfin, je passe.
– Passez.
– Ma sœur n’a pas d’enfant. Elle s’ennuie. Sa seule distraction, l’unique distraction, entendez-vous, que lui permette son mari, consiste en de courtes promenades qu’elle fait aux environs de Garros. Moi, d’ordinaire, je suis absent, en garnison en Algérie. Exceptionnellement, j’ai un congé de convalescence, et c’est pourquoi vous me voyez ici. Bref, ma sœur est sortie, a été se promener sur la grand-route, des paysans l’ont vue, elle marchait tranquillement, et elle n’est pas revenue. Mon beau-frère, naturellement, ne s’est inquiété de rien, il m’a dit : « Votre sœur est partie en voyage. » Je l’ai d’abord cru. Puis je me suis étonné que Delphine ne m’ait pas prévenu. Puis j’ai écrit de différents côtés. Je me suis informé. J’ai fait une enquête. Enfin, Monsieur, comprenez mon émoi lorsque, il y a vingt-quatre heures, en lisant un journal local, j’apprends qu’un crime mystérieux avait été commis ici, à deux pas de Garros, et qu’on ne savait ni quelle était la victime, ni quel était l’assassin. Messieurs, je suis fou d’angoisse, depuis ce moment, renseignez-moi. Savez-vous quelque chose ?
– Monsieur, déclara Juve, je me demande s’il y a la moindre coïncidence, le moindre rapprochement à faire entre l’absence de M me votre sœur et le drame qui nous préoccupe. Connaissiez-vous les Borel ? Votre sœur avait-elle une raison de se rendre chez eux ?