Текст книги "La disparition de Fandor (Исчезновение Фандора)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
Жанр:
Иронические детективы
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– Voyons, comptait-il en apercevant un croisement où un autre égout venait déboucher dans celui qu’il suivait, il s’agit que je ne fasse pas de bêtise et que je ne me trompe pas de route. Je ne vois pas à qui je demanderai mon chemin. Ce n’est pas encore là que je tourne, c’est à la prochaine.
Une centaine de mètres plus loin, il trouvait une nouvelle voie souterraine, un petit égout qui devait évidemment être celui d’une rue de second ordre :
– Si je ne me trompe pas, pensait Juve, me voici sous la rue Christine, c’est-à-dire exactement où je désirais parvenir.
Le policier, avant de s’engager dans la voie souterraine qu’il avait maintenant à sa droite, s’arrêta encore une fois pour écouter. N’entendant rien il tira sa montre, regarda l’heure : sept heures et demie et, avec un petit claquement de langue, satisfait et intrigué, il reprit sa marche :
– C’est le moment, c’est l’instant, murmura Juve, si je ne suis pas le dernier des imbéciles, je suis un grand homme et je vais savoir si Timoléon Fargeaux est, oui ou non, une crapule.
L’égout dans lequel s’engageait Juve était encore moins haut que celui qu’il venait de quitter. Juve, qui était d’une taille plutôt élevée, se vit donc forcé de marcher presque courbé en deux, position dans laquelle il est fort difficile de se retourner.
Il y avait bien cinq minutes que Juve avançait, lorsque soudain il s’arrêta :
– Oh, oh, murmura le détective, il me semble que l’on marche derrière moi.
Arrêté, Juve tendit l’oreille, mais il avait dû se tromper car le silence était complet.
Juve fit encore quelques pas, puis à nouveau il s’arrêta :
– Cette fois j’imagine que je suis bien au bon endroit.
À la place où Juve venait de s’immobiliser, débouchait au-dessus de sa tête un regard creusé en forme de soupirail et mettant en communication le ruisseau de la rue Christine avec l’égout où se trouvait le policier.
Il se haussa sur la pointe des pieds, il arriva presque à la hauteur où débouchait le soupirail, il vit de niveau la chaussée de la rue Christine.
– Personne, pensa Juve, absolument personne. Car j’imagine bien que Timoléon Fargeaux respectera scrupuleusement les ordres qu’on lui a donnés, c’est-à-dire, comptera sept, puis quatre, il viendra de la sorte au milieu même de la rue.
Le policier, en se glissant dans l’égout, avait choisi le plus merveilleux observatoire et en même temps la plus subtile cachette pour voir, sans être vu, entendre sans être entendu, ce que Timoléon Fargeaux pouvait bien faire ou dire lorsqu’il venait ainsi, au milieu de la rue Christine.
Juve était à son poste depuis peut-être quatre ou cinq minutes, et déjà s’impatientait d’une attente vaine, lorsque, avec la rapidité qui lui était coutumière, il éteignit sa lampe électrique pour s’accroupir dans l’ombre.
– Cette fois, se dit le policier, j’en suis certain, on a marché tout près d’ici, dans l’égout où je suis. Ah, Bon Dieu, si par hasard c’était…
Retenant sa respiration, invisible et ne faisant aucun bruit, Juve demeura de longues minutes, attendant, guettant. Son obstination devait être récompensée. Alors qu’il supposait à nouveau s’être trompé, alors qu’il était prêt à se relever pour voir si nul ne venait dans la rue Christine, Juve entendit, fort distinctement et tout près de lui, quelqu’un marcher dans l’eau de l’égout :
– Ce doit être un employé de l’administration, pensa Juve, si c’était… Assurément il marcherait sur le trottoir et par conséquent…
Juve hésitait sur la conduite à tenir et peut-être allait-il se décider à allumer sa petite lampe électrique pour apercevoir au moins le personnage qui s’approchait de lui, lorsque les pas se firent si proches, si distincts, que certainement celui qui venait avait cessé de marcher dans l’eau pour grimper sur le trottoir.
– C’est cela, pensa Juve, souriant malgré le tragique de la situation, cet individu-là ne se doute pas que je suis ici, il va tout à l’heure me marcher sur la tête, avec ses pieds sales. Comme c’est amusant.
La situation d’ailleurs, ne pouvait s’éterniser. Juve, sans bouger et sans faire le moindre bruit, attendit quelques secondes encore, puis, à l’improviste, alluma sa lampe électrique, en hurlant :
– Halte, service de la Sûreté.
Juve s’attendait, évidemment, à être en face, sinon d’un égoutier, car un égoutier ne se fût pas promené sans lampe, du moins d’un inoffensif vagabond étant venu chercher là un abri contre le froid. Mais dans la clarté brusque qui jaillissait de sa petite lampe, c’était un personnage armé jusqu’aux dents qui lui apparaissait, un homme qui tenait à la main un revolver, dont le visage disparaissait sous une casquette à visière rabaissée, dont les jambes étaient garnies de bottes, et qui, surpris par la clarté, poussa un grand cri.
– Halte, répéta Juve, les mains en l’air. Qui êtes-vous ?
Mais aux injonctions du policier, l’homme ne sembla nullement pressé de répondre. Avant que Juve eu le temps de se reconnaître et de parer l’attaque, l’individu, en effet, avait bondi en avant. Juve éprouva la sensation désagréable d’être saisi à bras le corps, bousculé, jeté presque dans l’égout, un coup de poing violent l’étourdi à demi, puis un bruit de pas, l’homme fuyait.
La lampe de Juve, dans la bagarre, s’était échappée de ses mains et probablement cassée car il régnait une obscurité d’encre maintenant dans l’égout. Juve, pourtant, ne perdait pas son temps. Tirer un coup de feu était impossible car les balles pouvaient ricocher le long des parois et revenir le frapper lui-même. Juve sans hésiter lâcha son revolver et, s’armant d’un poignard qu’il tirait de sa ceinture, se jeta en avant, à la poursuite du fuyard.
– Nom d’un chien, grommelait Juve, ça n’est pas Fantômas, j’en suis sûr, mais c’est sûrement un de ses complices.
Vingt mètres peut-être le policier courut dans le noir. Il ne courut pas loin, car, au moment où il s’y attendait le moins, le sol lui manquait, et Juve, pour la seconde fois, dégringola dans le ruisseau de l’égout. Le trottoir qu’il avait suivi jusqu’alors cessait en effet brusquement et c’était évidemment pour cela que, quelques instants avant, l’homme, en venant, avait marché dans le ruisseau.
Juve qui s’était fait très mal, car sa tête avait heurté contre les parois de pierre, fut cependant debout en moins d’une seconde. Que lui importait la douleur, que lui faisaient ses blessures, devant lui, à quelques mètres peut-être, l’homme qui venait de l’attaquer si brusquement fuyait. Il le rejoindrait. Il allait le rejoindre et cela coûte que coûte. Toujours courant, trébuchant sur le fond visqueux du ruisseau, les mains tendues en avant, n’osant aller vite, car il était difficile d’avancer dans le noir, Juve marcha cinq cents mètres encore. Mais il arriva bientôt à un croisement de divers égouts et il comprenait qu’il lui fallait bien s’arrêter, étant sans lumière, ne sachant plus où il se trouvait, ne pouvant deviner quel chemin avait suivi le fuyard.
– Sapristi, gronda Juve, je suis joué et bien joué, joué comme un enfant !
Mélancolique, il revint sur ses pas. Juve, quelques minutes après se trouvait à nouveau à la hauteur du soupirail donnant rue Christine. Il était remonté sur le trottoir et, en marchant, il eut la joie de sentir sous ses pieds sa petite lampe électrique. Juve se baissa, ramassa l’objet. Par bonheur la lampe n’était pas cassée, dans la chute elle s’était simplement éteinte.
– Je suis sauvé, dit Juve.
Il ralluma, ramassa sur le sol son revolver d’abord, puis le revolver que son agresseur avait abandonné au moment où il se jetait sur lui, tout près de l’arme enfin, il ramassa un paquet, un paquet soigneusement fait, peu volumineux et relativement lourd.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? se demanda Juve.
Puis, une idée soudain se fit jour dans son esprit.
– Oh, oh, songea le policier, vais-je donc avoir enfin un peu de chance ? ce petit paquet ne contient-il pas ce que Timoléon Fargeaux aurait perdu à l’ Impérial Hôtel ?
Accroupi sur le sol, Juve défit hâtivement les ficelles, puis la toile cirée. Les mains de Juve tremblaient un peu. Il devait se douter sans doute de ce qu’il allait découvrir, mais à peine eut-il ouvert le paquet qu’une exclamation de surprise, d’horreur presque, s’échappait de ses lèvres. Le paquet que Juve venait de retrouver dans l’égout, qui avait été jeté par l’homme en fuite, contenait tout simplement un gros éclat d’obus, un éclat couvert de sang, dont les bords étaient tranchants et présentaient des traces de cassure très fraîches.
– Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? d’où peut provenir cet extraordinaire éclat d’obus et pourquoi est-il souillé de sang ? Décidément je comprends de moins en moins.
Juve, cependant ne réfléchit que fort peu de temps à la trouvaille qu’il venait de faire. C’est même avec une grande hâte qu’il s’occupa à refaire le paquet qu’il venait d’ouvrir inconsidérément. Les ficelles renouées, Juve éteignit sa lampe, se rapprocha du soupirail de l’égout, regarda :
Sur la chaussée de la rue Christine, à quatre pas du trottoir, un homme se tenait, un homme qui était Timoléon Fargeaux, et Juve le voyait qui regardait le sol. Juve n’hésita pas.
D’une voix qu’il déguisait, le policier appela :
– Monsieur Fargeaux, par ici.
Dans la rue, le mari de Delphine tressaillit.
– Par ici, continuait Juve, vous connaissez nos conventions ?
Timoléon Fargeaux, cependant, regardait de tous côtés, n’ayant point l’air de savoir d’où on pouvait lui parler.
– De mieux en mieux, pensa Juve, je crois décidément que je suis sur la bonne piste.
Et il acheva :
– Les conventions que je vous proposais dans ma lettre, les acceptez-vous ?
– Je suis prêt à les accepter, répondait Timoléon Fargeaux, mais où êtes-vous ?
Juve ne répondit pas tout de suite.
– Si vous êtes décidé, faisait-il, à me donner satisfaction, préparez-vous à me payer.
Timoléon Fargeaux, déjà, fouilla dans son portefeuille :
– Voici les vingt-cinq mille francs, dit-il, en tirant une enveloppe. Où allez-vous me donner ce que vous m’avez promis ?
– Ici même, affirma Juve, penchez-vous vers l’égout.
Pendant que Timoléon Fargeaux s’agenouillait, paraissant fort étonné, à hauteur de la bouche d’égout, Juve, par cette même bouche, tendais l’obus enveloppé et répétait :
– Donnant, donnant, voici ce que vous m’avez demandé, donnez-moi l’argent.
Timoléon Fargeaux tendit vers la main qu’il voyait sortir de l’égout, et sans d’ailleurs pouvoir distinguer les traits de son interlocuteur, une large enveloppe bourrée de billets de banque. En même temps, il se saisissait avec une hâte extrême du paquet que lui offrait Juve.
– Vous êtes satisfait ?
Mais Juve n’acheva pas. À peine était-il en possession du paquet que Timoléon Fargeaux, sans en examiner le contenu, le mit dans sa poche, s’éloigna en toute hâte.
Il était en quelques mètres hors de la vue de Juve qui n’entendait plus que son pas, s’éloignant de plus en plus.
Cette fois le policier était abasourdi.
– Je n’y comprends plus rien de rien, s’avouait Juve, dix minutes plus tard, sortant de l’égout, en assez piteux état en raison des chutes qu’il avait faites dans le ruisseau, je n’y comprends rien de rien, mais il y a quelque chose qui me semble nettement démontré. C’est d’abord que je viens de jouer le rôle d’un maître chanteur et ensuite, que Timoléon Fargeaux est une belle crapule.
***
Lorsque, la veille, Juve avait aperçu le marchand de grains comptant sept enjambées, puis quatre, et s’immobilisant au centre de la chaussée, il n’avait, à vrai dire, rien deviné, aux motifs qui pouvaient conduire le mari de Delphine Fargeaux à se livrer à une pareille manœuvre.
Lorsqu’il avait été en possession des morceaux de la lettre déchirée par Timoléon Fargeaux, la lumière s’était faite en son esprit :
– Parbleu, s’était dit Juve, tout cela doit vouloir dire ceci : on offre à Timoléon Fargeaux de lui restituer quelque chose, moyennant vingt-cinq mille francs s’il veut se rendre au milieu de la chaussée de la rue Christine.
Juve alors s’était immédiatement rendu, malgré l’heure tardive de la nuit, dans la petite rue Christine. Avec son habituelle perspicacité, Juve n’avait pas été long à remarquer qu’à proximité de l’endroit désigné se trouvait une bouche d’égout :
– Hé, hé, s’était alors dit Juve, est-ce qu’un maître chanteur ingénieux ne pourrait pas avoir eu cette idée : convoquer sa victime dans une rue déserte, lui dire : « Nous échangerons là, argent contre documents… » et en réalité faire cet échange en se rendant au rendez-vous par l’égout ? Il est bien évident que le maître chanteur qui aurait l’idée d’opérer ainsi serait merveilleusement garanti, même si sa victime prévenait la police, la police serait impuissante à la protéger. Il faudrait, bon gré, mal gré que la victime « chantât », c’est-à-dire donnât l’argent, car le maître chanteur étant à l’intérieur de l’égout, échapperait facilement à la poigne du plus fin limier.
Le procédé qu’inventa Juve était en effet nouveau et véritablement surprenant. Si réellement il s’agissait d’un chantage, le chantage s’annonçait d’une façon intéressante : on disait à Timoléon Fargeaux, en prenant des formes mystérieuses : « Venez au milieu de la rue Christine, apportez vingt-cinq mille francs et l’on vous rendra ce que vous avez perdu. »
Juve n’avait pas hésité à conclure que l’on ne pouvait offrir ainsi au grainetier que les document qui lui avaient été soustraits dans le vol de l’ Impérial Hôtel.
Et tout naturellement Juve s’était dit :
– Qui donc peut offrir de restituer ces papiers, si ce n’est le voleur ?
C’était donc avec l’espoir de s’emparer de l’audacieux malfaiteur qui avait cambriolé l’ Impérial Hôtel, c’est-à-dire de Fantômas, car Juve était persuadé que Fantômas était le coupable, que Juve se rendait dans l’égout. Malheureusement, ce n’était pas Fantômas. Juve n’avait même pas le temps de reconnaître les traits de l’individu qui se présentait. Était-ce un lieutenant de Fantômas ? Était-ce au contraire un quelconque criminel ? Allez savoir.
Il savait encore moins, tout d’abord, ce que pouvait signifier le contenu du paquet qu’il retrouvait dans l’égout.
Que diable pouvait vouloir dire, en effet, cet éclat d’obus taché de sang ?
Juve, brusquement avait changé d’avis : ce que Timoléon Fargeaux avait payé vingt-cinq mille francs, ces vingt-cinq mille francs qu’il avait dans sa poche, c’était précisément ce morceau d’obus.
– Donc, concluait Juve, Timoléon Fargeaux estime que ce morceau d’obus vaut, pour lui, vingt-cinq mille francs. Si Timoléon Fargeaux paye vingt-cinq mille francs un morceau d’obus taché de sang, se disait Juve, c’est que cet obus taché de sang a pour lui une grande importance. Or, Timoléon Fargeaux a peut-être tué son beau-frère, Martial Altarès, retrouvé dans son château de Garros, la poitrine défoncée, écrasée. Exactement comme s’il avait été tué par un boulet de canon.
Juve, en sortant de l’égout, en prenant le chemin des quartiers luxueux de Biarritz, réfléchissait à l’étonnante découverte qu’il venait de faire :
– Parbleu, se disait le policier, c’est stupide évidemment d’aller inventer que Martial Altarès a été tué d’un coup de canon. Que diable, on ne tire pas le canon en France sans que cela se sache. Et cependant, étant données les circonstances, sait-on jamais.
***
La main sur le bec-de-cane de la porte du commissariat, Juve ouvrait la bouche pour demander à parler au magistrat, lorsque, n’étant pas encore rentré tout à fait dans la salle commune, il s’arrêta, immobile, muet de stupéfaction :
Au centre de cette salle commune, discutant avec le brigadier, il y avait un homme : Timoléon Fargeaux, très pâle, qui agitait dans sa main le morceau d’obus taché de sang que Juve venait de lui vendre subrepticement.
– Ah ça, hurla le policier, bondissant vers Timoléon, qu’est-ce que vous faites ici. Monsieur ? comment êtes-vous là ? et qu’est-ce que c’est que ce morceau d’obus ?
Or, si Juve était stupéfait, Timoléon Fargeaux apparaissait tout aussi ahuri. Le beau-frère du spahi ne connaissait pas Juve. Le brigadier non plus. Aucun des agents qui se trouvaient dans le poste de Biarritz n’avaient jamais eu affaire à l’inspecteur de la Sûreté de Paris. Juve devint le centre d’un groupe de gens abasourdis, tous les yeux le fixèrent, cependant que Timoléon Fargeaux bégayait :
– Ce que je fais ici ? mais je me plains. Je porte plainte pour un chantage épouvantable dont je viens d’être victime. Je suis déshonoré. Monsieur, je suis ruiné, Monsieur, on m’a volé des papiers qui me sont indispensables, une lettre anonyme m’a offert leur restitution, moyennant vingt-cinq mille francs, j’ai donné ces vingt-cinq mille francs tout à l’heure, et voilà ce que l’on m’a remis : ce morceau d’obus où il y a du sang.
Timoléon Fargeaux paraissait parler avec une entière bonne foi. Juve, cependant en l’écoutant, se demandait :
– Est-ce qu’il ment, ce bonhomme-là ? est-ce qu’il joue une effroyable comédie ? Pourtant c’est bien volontairement qu’il est venu au poste, et pourtant aussi je ne peux pas douter qu’il venait à l’égout pour acheter réellement ce morceau d’obus.
À brûle-pourpoint, Juve annonçait :
– Monsieur Fargeaux, votre beau-frère, Martial Altarès est mort, assassiné. On l’a tué chez vous d’un boulet de canon.
Timoléon Fargeaux, blême, s’évanouit presque.
Juve l’empoigna par le bras. Il exhiba au brigadier anéanti sa carte d’agent de la Sûreté. Il entraîna le grainetier hors du poste :
– Monsieur Fargeaux, répétait Juve, c’est le morceau du boulet que vous avez dans votre poche qui a tué votre beau-frère. Venez. Nous avons à causer.
20 – LE CABARET DE JOSÉ FARINA
José Farina, Basque de naissance, Espagnol par ses ancêtres et Français d’inclination, tient une auberge dans la rue Basse qui mène au port Vieux.
Dans cette auberge, qui est à la fois une hôtellerie et un cabaret, on trouve des chambres pour se loger et y dormir la nuit, mais si on le préfère, on peut, lorsqu’on y pénètre le soir, y attendre le lever du jour dans la salle commune où l’on fume et où l’on boit. Car l’hôtellerie de José Farina ne ferme jamais, pour les intimes du moins.
Certes, en apparence, et pour satisfaire aux exigences de la police, on a l’habitude, lorsque approche minuit, de mettre sur la devanture du cabaret d’épais volets de bois renforcés de barres de fer, mais cela ne signifie point qu’à l’intérieur ait sonné le couvre-feu ; bien au contraire, c’est surtout lorsque l’établissement est assuré par ces clôtures de la discrétion forcée des passants, que ses habitués se réunissent et s’y tiennent avec le plus de plaisir.
Se l’autre côté de la rue, l’auberge de José Farina s’ouvre sur un jardin assez vaste entouré de hauts murs. Il embaume l’été, car il y pousse des plantes quasi-tropicales, qui émettent des senteurs violentes, mais agréables. Même au plein cœur de l’hiver il n’y fait pas froid. Les palmiers y croissent sans difficulté et les plantes grasses rapportées d’Afrique s’y épanouissent sans souffrance.
Le jardin comporte un jeu de boules, que l’on fréquente beaucoup le dimanche après-midi ou encore, en été, le soir de six à huit heures.
Il se passe, d’ailleurs, toutes sortes de choses dans la maison de José Farina.
Tandis que les uns jouent aux boules, au fond du jardin, dans la salle du cabaret, on taquine volontiers la dame de pique, cependant qu’à certaines tables ceux qui méprisent ces sortes de jeux concluent d’importants paris en consultant des programmes multicolores. Ceux-là sont les amateurs de corrida qui risquent leur argent sur les chances de tel ou tel toréador.
José Farina, en homme prudent et avisé, a fait établir dans sa maison deux ou trois issues peu connues du public, parmi lequel se mêlent toujours des bavards et des espions. Il lui est arrivé à plusieurs reprises et dans des circonstances graves, de faire disparaître ceux que la police veut à toute force appréhender et cela si habilement que les agents ne peuvent accuser José Farina de s’être fait le complice des malfaiteurs poursuivis. Une seule fois seulement on a soupçonné Farina d’avoir aidé à la fuite d’un voleur, en lui ouvrant un piano dans lequel le malfaiteur s’était dissimulé tout le temps que la police le recherchait.
L’auberge de José Farina, comporte enfin, toujours au rez-de-chaussée et à côté de la salle commune, une petite pièce, surnommée « le salon » et qui, assurément, doit servir, soit de refuge aux gens qui redoutent de se montrer, soit d’abri discret aux amoureux qui ne veulent pas se faire voir. La pièce est meublée fort simplement d’une table, de quelques chaises, d’un grand canapé, mais elle a ceci de particulier que ses murs sont tendus d’épaisses étoffes et que l’on peut merveilleusement calfeutrer la fenêtre, à tel point que les gens, dans la rue, même en prêtant l’oreille, seraient parfaitement incapables d’entendre le moindre bruit venant de l’intérieur de ce salon.
Ce jour-là, le salon de José Farina était occupé. Un homme et une femme que le patron de l’auberge ne connaissait point mais qui certainement devaient connaître la maison, avaient demandé à ce qu’on leur réservât cette pièce pour la soirée et peut-être même pour toute la nuit. Ils avaient bonne apparence et comme l’homme avait donné un acompte important à José Farina, en promettant de ne point réclamer la monnaie, même si ses dépenses n’atteignaient pas la somme versée, le patron de l’auberge avait conçu pour ce client une respectueuse estime.
Tout en apportant quelques petits gâteaux et une bouteille de vin d’Espagne, qui devait constituer l’apéritif du dîner que ses clients avaient commandé, José Farina les avait dévisagés rapidement d’un coup d’œil, en homme exercé à vivre, à juger les gens et à déterminer leur condition sociale à première vue.
Ce couple paraissait un couple de braves paysans, de gens aisés, probablement venus de la montagne, gens d’apparence modeste mais vraisemblablement cossus.
Toutefois, en regardant plus minutieusement et particulièrement en considérant leurs mains qui étaient fines, élégantes et nullement déformées, José Farina s’était dit : « Non, ce ne sont pas des gens de la montagne, mais plutôt des gens de la ville, et peut-être des grands seigneurs. »
L’hôtelier était même un instant resté en contemplation admirative devant la bague de la femme. Celle-ci était grande, mince, élégante, elle pouvait avoir un peu plus de trente ans et, malgré le grand manteau de laine peu seyant qu’elle avait jeté sur ses épaules et dont le capuchon dissimulait sa chevelure, elle ne manquait pas d’allure.
L’homme drapé également dans un manteau à l’espagnole, coiffé d’un feutre sombre qu’il rabaissait, avait également grand air. Cependant, il s’apercevait de l’examen dont sa compagne et lui étaient l’objet de la part de José Farina :
– Imbécile, grommela l’homme, quand tu auras fini de bailler en nous regardant, tu as reçu nos ordres, laisse-nous.
José Farina balbutia quelques excuses inintelligibles et après avoir, pour la forme, changé de place deux ou trois assiettes, il s’éclipsa.
Il s’entendit soudain rappeler :
– Oh là, fit l’homme, reviens ici.
José Farina rebroussant chemin, alla se mettre à la disposition du client :
– Je vous écoute, patron ?
– Tout à l’heure, dans dix minutes, une heure peut-être, je ne puis te préciser, un homme d’assez médiocre apparence entrera dans ton cabaret, il sera seul et s’installera à une table. Pendant qu’il commandera quelque chose à boire, il ajoutera à mi-voix : « Je viens de sous terre. »
– Pardon, interrompit José Farina, qu’est-ce qu’il dira ?
L’homme tapa du pied :
– Fais donc attention à ce que je te dis et tu comprendras mieux. Je répète : cet individu murmurera : « Je viens de sous terre ». Il me semble que c’est fort clair.
– En effet, patron. Et alors que se passera-t-il ?
– Il se passera, José Farina, qu’il faudra t’arranger pour l’entendre et dès que tu l’auras entendu, tu l’amèneras ici.
– Compris. Et ensuite que faudra-t-il faire ?
– Ensuite tu t’en iras, plus vite encore que tu ne seras venu.
– C’est tout ?
– Oui, c’est tout.
L’hôtelier tourna les talons mais son mystérieux client le rappelait encore :
– José Farina, il y a une porte secrète dans ce petit salon ?
– Hum, fit l’hôtelier en hésitant, c’est-à-dire que l’on fait courir ce bruit mais je ne sais pas bien.
– Allons, allons, dépêche-toi. Dis-moi où elle se trouve et comment on fait manœuvrer son loquet.
Résigné, l’aubergiste montra à son client un bouton de porte dissimulé dans la moulure de la muraille. Il fit jouer le pêne, expliqua comment l’on pouvait sortir de la pièce et gagner la ruelle qui longeait la maison, ruelle sombre, étroite, qui conduisait d’un côté dans la rue, de l’autre au port.
Le mystérieux client de José Farina écoutait avec attention ces explications. Lorsqu’il fut renseigné, il renvoya définitivement l’aubergiste.
Le couple était désormais seul dans le petit salon. L’homme et la femme enlevèrent leurs manteaux, se montrèrent l’un à l’autre sous la lumière crue de l’électricité ; c’étaient deux tragiques figures que celles de ces deux êtres : l’homme était Fantômas et la femme, lady Beltham, sa maîtresse.
Fantômas avait au front un pli soucieux.
– Madame, dit-il enfin, je ne comprends rien à votre attitude : vous savez que, pour le moment, j’ai besoin d’argent, nous avions une excellente occasion de nous en procurer et c’est pourquoi j’ai, au péril de ma vie, cambriolé le coffre-fort de l’ Impérial Hôtel. Vous étiez à ce moment voyageuse, c’est-à-dire cliente de cet hôtel, vous auriez dû faire comme les autres, prétendre que les bijoux que vous aviez confiés à la caisse étaient d’une grande valeur, vous en auriez obtenu le remboursement, ces gens-là consentent à tout, préfèrent tout au scandale.
– Non, s’il est entre nous des liens d’amour et de sang qui font que nous sommes indissolublement liés, unis l’un à l’autre, il ne s’ensuit pas que je doive me faire la complice de vos crimes. Jamais vous ne me contraindrez à commettre des ignominies telles que celles que vous me conseillez encore, que vous déplorez que je n’aie point commises. Non, non, voler, mentir, ce sont là des choses au-dessus de mes forces, je suis d’un sang, d’une race…
– Soit, n’en parlons plus.
Il grommelait d’ailleurs, avec un énigmatique sourire :
– Vous pensez bien que je ne comptais pas sur votre collaboration et que j’ai pris mes précautions. L’argent que je veux, je l’aurai, je vais même l’avoir dans un instant. Si seulement vous aviez voulu, murmura-t-il, être non seulement la maîtresse exquise, idéale, charmante que vous êtes, mais encore l’associée, la collaboratrice que j’aurais tant voulu vous voir devenir, nous aurions accompli ensemble des exploits surprenants.
– N’insistez pas, murmura lady Beltham, vous savez bien que malgré tout l’amour que j’éprouve pour vous, hélas, amour dont j’ai maintes fois cherché à me guérir, je ne puis passer outre à mes remords.
– En somme, vous ne serez jamais digne de moi, lady Beltham.
– Dites, qu’il me serait difficile, impossible de m’abaisser jusqu’à vous.
– Madame, déclara-t-il, je sais que vous êtes la femme des grands dévouements, c’est pourquoi j’ai compté sur vous pour rendre service cette nuit, non pas tant à votre amant dont le sort vous intéresse peu, mais à l’humanité, à une grande portion tout au moins de l’humanité, je veux dire aux navigateurs.
– Que signifie ?
Fantômas, ayant consulté sa montre, manifestait une certaine impatience :
– Je vous ai dit déjà ce dont il s’agissait, vous m’avez promis votre concours et je sais que vous n’avez qu’une parole. Allons, Madame, il faut aller rejoindre le poste que je vous ai assigné.
– Que vais-je y voir, Fantômas ? Que va-t-il s’y passer ?
– Rien, Madame, rien qui puisse blesser votre conscience, mais des choses, au contraire, où votre généreuse initiative aura tout lieu de s’exercer. Partez, je vous en conjure, et n’insistez pas. Sous aucun prétexte ne négligez la mission de confiance que celui qui vous aime plus que tout au monde, a décidé de vous confier. Allez et que Dieu vous garde.
Fantômas, profitant des indications de José Farina, avait fait manœuvrer la porte secrète percée dans la muraille. Elle s’ouvrait sur l’obscurité sombre de la nuit. Une bouffée d’air froid pénétra dans la pièce. Lady Beltham frissonna. Instinctivement, elle ramena sur ses superbes épaules le grand manteau de laine, dépouillé depuis quelques instants.
C’était désormais au tour de la grande dame d’affecter une attitude humble et soumise. Fantômas s’était approché d’elle, les deux amants longuement s’étreignirent et ces effusions de tendresse de la part du bandit étaient si rares, mais si douces, que sa maîtresse sentit son cœur se fondre, qu’un sanglot d’amour frissonna dans sa gorge.
– Lady Beltham, murmura Fantômas, je vous aime.
Lentement, doucement, le bandit reconduisit sa maîtresse hors de la maison. Il fouilla de son regard perçant la ruelle obscure. Une ombre rôdait par là. Fantômas siffla : quelqu’un arriva aussitôt.
– Conduis lady Beltham, murmura Fantômas à celui qui était accouru à ce signal, là où tu sais.
Une dernière fois le bandit prit congé de sa maîtresse :
– Avec le vent qu’il fait, déclara-t-il, vous en avez pour un quart d’heure à peine. La mer est dure, je le sais, mais je sais aussi que vous êtes vaillante.
Cependant que Fantômas faisait ainsi partir lady Beltham vers une destination mystérieuse, dans la salle commune du cabaret, on buvait ferme. On faisait grand tapage. Une troupe d’Espagnols était venue s’installer autour d’une table et faisait force libations. C’étaient, croyait-on des contrebandiers descendus de la montagne et qui, sans doute, avaient réussi quelque bonne expédition, car ils étaient joyeux et paraissaient cousus d’or.
Un homme, assis dans un groupe de marins, déclarait avec autorité :
– J’parie bien un verre que çà finira mal pour ces gaillards-là, ils font trop de tapage et la police leur tombera sur le dos, ce qui est toujours mauvais lorsqu’on fait de la contrebande.
Il s’arrêta net. Comme pour confirmer ses appréhensions, l’homme avait désigné du doigt un personnage entrant dans l’auberge.
C’était un homme ventripotent et chauve, l’air d’un ouvrier endimanché et portant quarante-cinq ans environ. Il avisa une petite table disponible et murmura à mi-voix des choses auxquelles nul ne faisait attention.