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La disparition de Fandor (Исчезновение Фандора)
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Автор книги: Марсель Аллен


Соавторы: Пьер Сувестр
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PIERRE SOUVESTRE

ET MARCEL ALLAIN

LA DISPARITION

DE FANDOR

16

Arthème Fayard

1912

Cercle du Bibliophile

1970-1972

1 – UNE SÉRIE DE PETITS MYSTÈRES

– Quelle heure est-il ?

– Huit heures cinq.

– Mais non, je te répète qu’il n’est que huit heures moins dix. Ta montre avance.

– Pas du tout. C’est la tienne qui retarde.

– C’est charmant. Il suffit que je te dise une chose pour que tu soutiennes le contraire.

– Et puis, tiens, je préfère ne pas te répondre ! Tu voudrais avoir le dernier mot et ça ne finirait plus.

À cette sage décision succéda un silence.

Les deux interlocuteurs se boudèrent provisoirement ; c’étaient Timoléon Fargeaux et sa femme Delphine. Les époux, en tête-à-tête dans le salon de leur vieux château de Garros, attendaient avec nervosité et anxiété.

Il était, l’un et l’autre l’avaient soutenu, huit heures du soir, à peu de chose près. La nuit, depuis longtemps déjà, était tombée et, dans le salon, les lampes allumées projetaient une lumière douce.

On avait fait la toilette de la pièce, dégarni les meubles de leurs housses, mis des fleurs dans les potiches.

Les Fargeaux recevaient à dîner ce soir-là. Timoléon Fargeaux pouvait avoir de quarante à quarante-cinq ans. C’était un robuste et rustique campagnard au poil roux coupé ras, le visage haut en couleur. Delphine était une petite personne mince, menue, très brune, perpétuellement agitée.

Alors que Timoléon Fargeaux était un gros homme placide et vulgaire, M me Fargeaux, plus distinguée, assez gentille et coquette, avait une apparence aimable, mais, hélas, sa gaieté disparaissait dès qu’elle se trouvait en tête à tête avec son mari qui, depuis fort longtemps déjà, ne connaissait d’elle qu’un air revêche et soucieux. Après quelques instants de silence, Timoléon Fargeaux reprit :

– Es-tu sûre qu’il n’y a pas d’erreur ? Tu les as bien invités pour aujourd’hui ?

– Naturellement, répliqua Delphine d’un ton aigre, je ne suis pas si bête que ça. D’ailleurs, tu vas bien voir tout à l’heure. Mon frère Martial, qui doit dîner avec nous également, va arriver d’un moment à l’autre. Je viens d’entendre siffler le train de huit heures sept qui l’amène de Bayonne.

– Oh ça, ton frère, il viendrait plutôt deux fois qu’une, du moment qu’il s’agit de faire un bon dîner. Ce qu’il est gourmand, cet animal-là, c’est rien de le dire.

– Non, mais tu vas lui reprocher maintenant ce qu’il mange, à mon frère ? Tu l’insultes. Non, mais crois-tu que je te laisserai faire ? Le pauvre garçon est tout ce qu’il y a de plus délicat et de plus discret. D’ailleurs, tu ne peux pas t’en plaindre, depuis qu’il est parti au service, c’est sa première permission. Ça n’est pas comme toi, qui as fait ton temps dans les bureaux. Tu n’a pas été soldat mais rond-de-cuir, tu es resté collé à ta chaise, tandis que lui est en Afrique, toujours sur le pied de guerre, dans la cavalerie, dans les spahis.

– Je ne voulais pas le critiquer, ton frère, au contraire, c’est un excellent garçon, seulement…

– Tais-toi, interrompit M me Fargeaux, le voilà.

La porte du salon s’ouvrait en effet et Delphine, traversa en hâte la pièce, s’élança vers le nouveau venu et l’embrassa tendrement.

C’était, en effet, Martial. Il arrivait, superbe, dans son brillant uniforme de spahi, un peu essoufflé, semblait-il. Le militaire était entré si rapidement dans le salon qu’il n’avait pas encore eu le temps de dépouiller son majestueux manteau rouge.

Répondant distraitement aux tendres effusions de sa sœur, Martial Altarès – car tel était le nom du jeune homme – jeta un regard circulaire dans le salon et parut fort ennuyé de n’y voir que son beau-frère.

– Quoi, demanda-t-il, les Borel ne sont pas là ?

– Pas encore. Et il est déjà huit heures un quart.

– Est-ce qu’ils ne viennent pas ?

– Ils ont accepté. Je ne comprends guère ce retard.

– C’est qu’ils demeurent loin, fit le militaire. J’ai vu arriver le train qui doit les amener. Il se croise avec le mien à la halte de Garros.

– Ça vous embête, hein, de ne pas les voir ? fit-il, non pas à cause de Borel, mais à cause de Madame.

Et comme les deux hommes étaient seuls, car Delphine, incapable de rester en place, avait quitté le salon, Timoléon suggéra, avec un clignement d’œil :

– Vous lui faites la cour, pas vrai, à M me Borel ? Oh, n’essayez pas de dire le contraire, je l’ai bien remarqué.

– Jamais de la vie ! Certes, M me Borel est charmante. Mais ça n’est pas une raison, et puis, quand même, vous comprenez bien que devant ma sœur…

– Oh quoi, fit Timoléon en levant les bras au ciel, elle n’a plus douze ans, votre sœur, et telle que je la connais, ce n’est pas cela qui l’effaroucherait.

Mais le spahi, lui aussi, faisait de grands gestes et, prenant un air convaincu, protestait avec véhémence :

– Jamais, entendez-vous, jamais je ne dirai ou ferai quelque chose de tant soit peu incorrect devant ma sœur. C’est une sainte, cette femme-là, c’est une perle qu’on vous a donnée, je ne sais pas si vous vous en apercevez, mais on vous le dira dans le pays et, tout compte fait, si vous voulez ma façon de penser, c’est vraiment malheureux…

– Ça va bien, dit Timoléon, parlons d’autre chose, voulez-vous. On va toujours prendre un apéro en les attendant, si vous le voulez bien.

Martial Altarès ne refusa pas, bien au contraire. Delphine, à la cuisine, parlait à la cuisinière :

– Madame, disait celle-ci, faudrait pourtant bien que l’on se mette à table ou mon dîner, il sera brûlé.

– Attendons encore, déclara la maîtresse de maison qui, soudain, tressaillit. Elle avait entendu au dehors un léger bruit, des pas discrets sur le sable. Elle courut à la porte d’entrée, l’ouvrit, son regard plongea dans l’obscurité de la nuit, mais les bruits avaient cessé.

Personne.

Soudain, Delphine sursauta, son mari l’avait rejointe :

– Que fais-tu-là ? demanda-t-il, est-ce que ce sont les Borel ?

– Ce ne sont pas les Borel, il n’y a personne, absolument personne. Retourne près de mon frère.

À huit heures trente-cinq, on se mit à table, de guerre lasse, et sans les Borel.

Qui étaient donc les Fargeaux ?

Depuis six ou sept ans, les deux époux habitaient d’une façon constante le château de Garros, nom pompeux donné à une bicoque passablement vieillotte et délabrée, qui s’élevait à neuf kilomètres de la barre de l’Adour et non loin de la mer, dans les forêts de pins qui commencent à cet endroit du département des Landes et se continuent vers le nord, jusqu’aux portes mêmes de Bordeaux.

Timoléon Fargeaux, homme du nord, avait été amené par le hasard et les circonstances, à s’installer dans cette région et à s’occuper d’exploitations agricoles. Il avait connu à Dax la famille de sa future femme, de petits commerçants aisés, retirés des affaires. Il avait épousé Delphine.

Les deux époux menaient une existence paisible.

Les parents de Delphine étaient morts et la jeune femme n’avait plus, comme famille, que son frère cadet, fort bel homme à l’allure de conquérant, qui connaissait peu de défaites auprès des dames. Plus d’une paire de beaux yeux s’étaient emplis de larmes lorsque le jeune homme était parti au service. Après dix mois de séjour en Afrique, le militaire était revenu avec un congé de convalescence et un magnifique uniforme qui ne pouvait lui nuire auprès des belles.

Le dîner se passa, maussade, comme tous les dîners auxquels manquent les convives attendus.

En maîtresse de maison économe, Delphine regrettait le plat supplémentaire qu’elle avait commandé, et Timoléon n’était pas autrement satisfait d’avoir à servir trois vieilles bouteilles, précieusement conservées dans sa cave, et dont seul le spahi pourrait lui vanter les mérites.

Quant à celui-ci, il était assurément de très mauvaise humeur et ne décolérait pas au sujet de l’absence incompréhensible des Borel.

– Ils auraient bien pu prévenir, grommelait-il, et si Borel n’était pas libre, il n’avait qu’à envoyer sa femme.

Ce n’était un secret pour personne, en effet, que le spahi courtisait la jolie épouse de ce M. Borel, qui habitait dans une petite propriété isolée en plein milieu des landes et délabrée.

Que faisaient M. et M me Borel dans un pays perdu, en plein milieu des forêts de pins, dans la région des pignadas ? Nul n’aurait pu l’expliquer avec précision.

Il apparaissait que les Borel vivaient très simplement, appartenaient à une catégorie sociale assurément plus distinguée que les Fargeaux. C’était, croyait-on, des gens du grand monde qui ayant eu des revers de fortune s’étaient installés à la Bicoque par mesure d’économie.

M. Borel faisait de fréquentes absences, tandis que sa femme, au contraire, s’écartait peu de son habitation et ne fréquentait qu’un nombre restreint de personnes du voisinage.

Les Fargeaux avaient connu les Borel par Martial. Ils ne les auraient peut-être jamais rencontrés sans cela, étant donné qu’une quarantaine de bons kilomètres les séparaient.

On déplora leur absence, donc, puis on parla de la culture des pins.

– Moi, dit Timoléon, l’homme du nord, je trouve qu’un arbre est bon à saigner dès qu’il a passé la quatorzième année.

– Avec ce système-là, répliqua le spahi, vous tuerez la poule aux œufs d’or, et dans quelques années il ne restera plus rien de votre pignada.

– Croyez-vous ?

– Je ne le crois pas, poursuivit le spahi, j’en suis sûr. Vous ne pouvez pas connaître la question. Vous, un homme du nord, mais nous autres Gascons, nous sommes renseignés. Tenez, il y a un proverbe qui dit : « Un pin est bon à saigner lorsqu’on en fait le tour du tronc avec ses bras et qu’on joint seulement l’extrémité des doigts. » Cela vous donne une idée de la grosseur qu’il faut que l’arbre ait atteint, avant que l’on en retire la résine.

Mais, entêté, Timoléon hochait la tête :

– Moi, fit-il, je suis d’une autre école, il y en a même que j’ai saignés à la treizième année.

La discussion s’éternisa. Cependant les deux hommes vidaient les bouteilles de bon vieux vin, et Delphine, elle, restait silencieuse. La petite femme semblait préoccupée. Perpétuellement elle regardait le cartel pendu au mur en face d’elle, et paraissait vivement s’intéresser à la marche régulière et constante des aiguilles. Lorsque dix heures sonnèrent, Delphine, comme mue par un ressort, se leva de table :

– Où vas-tu ? demandèrent les deux hommes.

La jeune femme était déjà sur le seuil de la porte. Elle répliqua d’un air embarrassé :

– Je sors un instant, ne m’attendez pas, je m’en vais voir le bœuf malade.

– Qu’est-ce qu’il a ce bœuf ? demanda le spahi.

– Il a… est-ce que je sais ce qu’il a ? C’est toujours la même chose dans ce sacré pays avec les bêtes de travail. D’abord ce bœuf ne mange pas, c’est à peine si on peut le nourrir lorsqu’on est resté devant lui à l’appâter pendant deux heures, puis il doit avoir mal aux dents, il est tout le temps à déchiqueter le plâtre de l’étable, à mordiller les murs.

Le spahi interrompit son beau-frère :

– C’est connu ce cas-là, il y en a beaucoup de semblables, vous n’avez qu’à en parler à votre « brassier » il mettra un peu de navets ou de carottes dans la nourriture de la bête.

Timoléon protestait qu’il avait déjà pris ses précautions et une longue discussion s’amorçait entre les deux hommes, qui ne négligeaient cependant point désormais, tout en causant, de déguster force verres d’un excellent Armagnac, dont Timoléon Fargeaux se faisait une gloire, justifiée du reste.

Cependant, Delphine, après s’être assurée d’un coup d’œil perspicace que son frère et son mari n’étaient point disposés à la suivre, avait en hâte jeté une mantille sur ses épaules et elle était sortie de la maison.

Comme si elle craignait d’être observée, la jeune femme, affectant de faire le plus de bruit possible, s’était directement rendue du côté de l’étable construite près de l’aile droite de la propriété. Elle avait ouvert tapageusement la porte du local réservé aux bœufs, mais ne s’y était pas introduite.

Elle écouta un instant les bœufs qui ruminaient doucement. De temps à autre un bruit de paille froissée révélait que l’une des puissantes bêtes s’étirait sur sa litière ou changeait de côté son corps lourd de sommeil.

Delphine regardait alors dans la direction du château et, certaine que nul ne lui emboîtait le pas, elle referma doucement la porte de l’étable, longea le mur, gagna la campagne.

Le château de Garros s’élevait au milieu d’une sorte de clairière de trois cents mètres carrés environ. Tout autour, la propriété était cernée par les pins s’étendant jusqu’à la mer d’un côté, de l’autre jusqu’à la voie du chemin de fer de Bordeaux à Bayonne. La propriété des Fargeaux comprenait non seulement le château proprement dit, vieille demeure assez délabrée, mais aux lignes pittoresques et qui, si elle avait été bien entretenue aurait eu du cachet, mais encore d’un assez vaste pavillon de chasse construit en plein bois, et dont un côté bordait une sorte de marais creusé pour le drainage des eaux, cependant que l’autre s’appuyait aux flancs d’une colline de sable sur laquelle les pins poussaient comme ils pouvaient.

C’était vers ce pavillon que Delphine se dirigea. La jeune femme marchait à pas précipités. De temps à autre, elle s’arrêtait brusquement, prêtait l’oreille, puis n’entendant rien, se remettait à courir. Si la nuit n’avait pas été obscure, si quelqu’un s’était trouvé là pour la regarder, il aurait constaté que M me Fargeaux était complètement transfigurée depuis quelques instants. Son air distrait et revêche avait fait place à une physionomie souriante, gaie, heureuse, rayonnante de bonheur. Nullement inquiète de s’avancer ainsi dans la nuit, en pleine obscurité, M me Fargeaux se rapprocha encore du pavillon. Elle était à quelques mètres de la maison lorsque de l’ombre, soudain, surgirent deux hommes jusqu’alors invisibles, cachés qu’ils étaient derrière les troncs d’arbres.

Delphine s’approcha d’eux, les mains tendues.

– Tout est-il prêt ? demanda-t-elle.

Les deux hommes s’inclinèrent respectueusement, l’un d’eux prit la main de la jeune femme dans la sienne, la porta à ses lèvres.

Ce galant interlocuteur répondit avec un fort accent espagnol :

– Tout est prêt, señora, vous pouvez compter sur nous.

Il disait quelques mots à son compagnon qui hochait la tête affirmativement, puis les trois personnages se rapprochèrent du mur du pavillon de chasse, et s’entretinrent longuement.

Ils ne parlaient plus français mais basque et semblaient discuter avec animation. L’entretien toutefois ne dura pas longtemps. Delphine fit volte-face, quitta ses interlocuteurs :

– Il faut que je rentre, déclara-t-elle.

Puis, se remettant à parler français, elle ajouta :

– Je serai exacte, mais ayez bien soin de faire comme je vous l’ai dit.

L’un des deux hommes sourit en découvrant une ligne nacrée de fort jolies dents et dit :

– Soyez certaine, señora, que nous agirons avec la plus grande brusquerie, les cris, les plaintes ne nous feront pas peur.

L’autre surenchérit, roulant les rterriblement :

– Au contraire, il en faut, nous donnerons tout le temps voulu pour qu’on puisse les entendre.

– À tout à l’heure, répéta Delphine.

– Dans combien de temps ?

– Un quart d’heure, vingt minutes peut-être, sitôt mon frère parti, ce qui ne peut tarder car il doit prendre le train de dix heures quarante-cinq pour Bayonne.

M me Fargeaux quitta brusquement ses mystérieux interlocuteurs et reprenant exactement le chemin qu’elle avait suivi pour venir jusqu’au pavillon de chasse, elle allait se rapprocher du château lorsque soudain elle s’arrêta. La jeune femme regarda instinctivement à ses pieds ; un pâle rayon de lune perçait à ce moment l’obscurité de la nuit et Delphine, non sans surprise, constata que sa jupe était saupoudrée de ce sable blanc et léger qui constitue le sol habituel des terrains où poussent les pins maritimes.

– Après tout, se dit-elle, cela n’a aucune importance.

Mais à ce moment précis, la jeune femme tressaillit et laissa échapper un cri de surprise. L’arbre auquel elle s’était machinalement appuyée venait de trembler, et le sol sur lequel elle marchait avait bougé également. Quelque chose avait été projeté sur elle. C’était encore une pluie légère de sable fin.

Quelques instants plus tard, Delphine faisait mine d’entrer dans l’étable, pour en sortir bruyamment et faire croire à son mari, comme à son frère, qu’elle y était restée tout le temps de son absence. Au même moment, elle entendit le grelot du tilbury que le domestique amenait devant le perron. La voiture s’arrêta à peine devant la porte du château, Martial bondit dedans, prit des mains du cocher les rênes, fouetta le cheval et partit, criant comme adieu à son beau-frère :

– Je suis trop en retard pour prendre congé de Delphine, vous l’embrasserez pour moi.

– Soyez tranquille, répondit Timoléon, embrasser ma femme, c’est mon affaire.

Et le gros homme, nullement préoccupé par l’absence de son épouse, ralluma sa pipe, cependant que Delphine écoutait, dissimulée le long du mur, dans l’ombre.

2 – MORDU ?

– Eh adieu, monsieur Peyrat !

– Eh adieu, madame Labourès ! Autrement, aujourd’hui, vous allez bien ?

– Pas trop mal, monsieur Peyrat. Mais j’ai tout de même bien du souci. C’est pour Saturnin que je viens vous voir.

– Qu’a-t-il donc, le cher enfant ?

– Vous allez me le dire.

M me Labourès se retourna, traversa à grandes enjambées, les deux poings sur les hanches, la petite boutique de M. Peyrat, autorité du village où il exerçait les fonctions de pharmacien depuis bien près de vingt ans :

– Saturnin, appela M me Labourès, viens donc. Entre, pas « moinsse », M. Peyrat ne te mangera pas.

Mais, arrivée sur le seuil de la boutique, M me Labourès s’arrêtait, décontenancée :

– Bon, voilà que le Saturnin a encore disparu. « Décidémeng », cet enfant me fera manger les sangs.

M. Peyrat, par sympathie, avait quitté le comptoir derrière lequel il passait ses journées entières, occupé à somnoler ou à projeter de grandes réformes politiques. Il rejoignit sa cliente. Lui aussi, appela :

– Saturnin, allons, Saturnin, viens donc ! Je te donnerai des réglisses !

En vain.

La boutique était construite au seuil même du petit village de Beylonque. C’était la dernière maison habitée de l’unique rue. Tout près, recommençaient les pignadas, les énormes bois de pins, au sol feutré par les aiguilles résineuses, à l’atmosphère d’ombre et de mystère, qui s’étendent uniformes sur des kilomètres.

– Mon Dieu, cria M me Labourès, avec un geste de colère, je parie qu’il s’est encore enfui. Ce garçon-là, il n’y a pas moyen d’obtenir qu’il s’éloigne, fût-ce cinq minutes, des pignadas.

– C’est exact, ce que vous dites, Madame Labourès, dit M. Peyrat, mais vous n’avez pas le droit de vous en plaindre. Le pauvre petit, il est fort heureux encore qu’il trouve toujours à s’occuper, à s’amuser, vous seriez vous-même la première désolée si vous étiez témoin de son ennui. Et autrement, Madame Labourès, c’est à quel sujet que vous m’ameniez Saturnin ?

Mais M me Labourès n’eut pas à répondre. Un grand garçon maigre et dégingandé, un garçon à la figure extraordinaire et dont la seule vue causait un réel malaise, venait de sortir des bois de pins. C’était Saturnin. Il pouvait bien avoir dix-huit ou dix-neuf ans, mais chose curieuse, son attitude était celle d’un enfant, d’un enfant qui craint d’être grondé, et qui, avant d’approcher, veut s’assurer des dispositions où l’on se trouve.

– Viens donc, recommençait M me Labourès, « autreming », M. Peyrat ne te mangera pas, voyons. Tu ne m’entendais pas t’appeler, Saturnin ? Allons, approche, petit.

Le jeune homme s’approcha timidement. M. Peyrat lui tendit la main.

– Tu n’aimes donc plus les réglisses ?

Mais Saturnin ne répondit pas. La main dans celle du pharmacien, il le regardait fixement, avec un rire extraordinaire, muet, prolongé, comme s’il eût contemplé un individu essentiellement grotesque, une personnalité éminemment amusante. Le malheureux Saturnin, aussi bien, – ce n’était un mystère pour personne à dix lieues à la ronde, – était simple d’esprit. Jadis, M me Labourès avait épousé au mépris des superstitions les mieux établies dans les Landes, un sien cousin, et, le malheureux Saturnin devait, disait-on, à cette union, de ne point jouir de ses facultés mentales. Pas méchant, d’ailleurs, serviable même, très doux, incapable de faire quoi que ce soit de mal, Saturnin avait en réalité la raison d’un enfant de sept ans dans le corps d’un homme fait. Il ne travaillait pas, car tous les métiers que l’on avait successivement essayé de lui faire apprendre l’avaient successivement rebuté. Il vagabondait du matin au soir, médiocrement aimé de son père, un Basque robuste et trapu qui travaillait aux entreprises de résine, choyé par sa mère, en revanche, qui, pour ce grand garçon, trouvait, sous des apparences de brusquerie et de colère gasconne, des trésors d’indulgence.

– Autrement, répétait M. Peyrat, dites-moi donc, Madame Labourès, qu’est-ce qu’il a votre fils ?

M me Labourès, au moment même, devenait furieuse, prise d’un de ces accès de rage qui n’avaient aucune conséquence.

Aussi bien, Saturnin outrepassait les bornes. L’idiot tirait la langue et faisait ses plus épouvantables grimaces à l’adresse du pharmacien.

– Finis, ordonna M me Labourès, tâche d’être sage… Monsieur Peyrat, je venais vous voir rapport à son doigt qui est malade, il s’est blessé je ne sais où, et depuis il est là à geindre, à se plaindre, si bien que je me demande s’il n’a pas réellement un mauvais mal. Voulez-vous voir, Monsieur Peyrat. Des fois, des bobos, n’est-ce pas ?

M. Peyrat déjà, attirait Saturnin à l’intérieur de sa boutique, il le faisait asseoir, lui donnait à croquer une poignée de bonbons, et s’étant de la sorte, assuré sa sagesse, commençait à examiner la main malade. M me Labourès n’avait pas menti. Son pauvre fils pouvait en effet se plaindre et geindre avec conviction ; il était assez sérieusement blessé, à la main droite, l’un de ses doigts, presque à vif, saignait, et la plaie avait la plus vilaine apparence. Le pharmacien, tout en entourant la phalange du blessé d’une série de petits linges destinés à la préserver des souillures diverses, s’informa :

– Et alors, Saturnin, où t’es-tu fait cela, mon petit ?

– Je ne sais pas, répondit-il.

– Tu ne sais pas où tu t’es blessé ? Voyons, voyons, fais attention, c’est encore en te battant, en montant dans un arbre, en jouant avec le feu ?

– Pas moins. Elle est méchante, hein, de m’avoir mordu comme cela ?

– Qu’est-ce que tu dis, Saturnin, qu’est-ce que tu racontes ? Qui est-ce qui t’a mordu ?

– Eh, la dame qui se baignait, donc.

La réponse était incohérente, le pharmacien et la Landaise échangèrent un regard surpris.

– Saturnin, reprit M. Peyrat, ne t’amuse pas à te moquer de nous, ou tu n’auras plus de bonbons. Réponds gentiment, voyons. Qui est-ce qui t’a mordu ? Qu’est-ce que c’est que cette dame qui prenait son bain ?

– Je ne sais pas.

– Tu ne sais pas qui t’a mordu ? s’exclamait M me Labourès, eh bien si c’est comme ça, aujourd’hui, je t’empêcherai d’aller te promener.

Évidemment, la menace devait être terrible et faire une peur épouvantable au malheureux enfant, car tout d’une haleine il se hâta de répondre :

– Autrement, Maman, voilà. C’est la dame qui se baignait tout habillée. Quand j’ai voulu lui toucher le nez, elle m’a mordu. Aïe ! Ça me fait mal, monsieur !

La dernière exclamation s’adressait au pharmacien, qui entendant les paroles de l’idiot, était parti à rire, et, secoué par sa gaieté, avait involontairement serré trop fort le doigt du pauvre Saturnin.

– Tu dis, s’exclamait le brave homme, que tu as voulu toucher le nez à une dame qui se baignait tout habillée ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ?

– Oui, et la dame m’a mordu.

Il n’y avait pas à le faire sortir de là. Mieux que personne, M me Labourès savait que son fils était têtu, et qu’il était impossible, même en le grondant, de le faire revenir sur une première déclaration.

– Vraiment, elle n’était pas gentille. Saturnin… cette dame. Mais qui est-ce donc ? Chez qui étais-tu ?

– J’étais chez Borel.

Cette fois, M. Peyrat et M me Labourès éclataient ensemble de rire. Saturnin exagérait vraiment.

Certes, Saturnin pouvait avoir été jouer chez les Borel, mais il était invraisemblable qu’il y eût été victime de quoi que ce fût. Les époux Borel étaient des personnes « tout ce qu’il y avait de bien ».

Pourquoi M me Borel aurait-elle mordu Saturnin ? Pourquoi, surtout aurait-elle eu la fantaisie de se baigner tout habillée ? et où cela ? dans la mare, alors ?

M me Labourès, par acquit de conscience, interrogea encore :

– Qu’est-ce que tu dis qu’elle faisait, la dame, quand elle t’a mordu ?

La bouche pleine de réglisse, Saturnin, impassible, répéta :

– Elle se baignait, maman, tout habillée.

– Mais elle se baignait où ?

– Dans une baignoire.

Cette fois M. Peyrat protesta :

– Saturnin, disait-il, tu te moques de nous, et ce n’est pas gentil. D’abord, tu n’as pas été mordu, ce n’est pas une morsure, qui a pu te faire le bobo que tu as. On dirait une brûlure. Une brûlure assez mystérieuse d’ailleurs. Voyons, tu n’as pas mis ta main dans de l’eau bouillante ? Tu n’as pas été traîner chez le teinturier ? tu n’as pas…

– J’ai été mordu par la dame qui était dans le bain, répétait-il, j’ai voulu lui toucher le nez, et elle m’a mordu, c’est la vérité.

Tout en causant, cependant, M. Peyrat venait de bander soigneusement la main du blessé. Il lui offrit encore une poignée de pastilles de réglisse puis il reconduisait jusqu’à la porte de sa boutique M me Labourès, qui se confondait en remerciements.

– Décidément, conseilla M. Peyrat, vous feriez bien, Madame, d’aller avec Saturnin chez Borel. L’histoire qu’il nous raconte est évidemment stupide, mais vous devriez vérifier ce qu’elle peut contenir d’exact. Je ne crois pas que Saturnin ait été mordu, cependant, il serait prudent de vous en assurer, il faut toujours penser à un chien enragé, enfin, on ne sait jamais.

Le conseil était sage, M me Labourès n’avait garde de manquer à le suivre. À l’un des anneaux scellés dans le mur de la pharmacie, elle avait attaché par la bride, un petit âne attelé à une charrette qui lui servait pour se rendre de sa ferme au village.

– Viens avec moi. Saturnin, commandait la brave femme, nous allons aller chez Borel.

Vingt minutes plus tard, M me Labourès frappait à la porte de la petite maison. Elle frappait à coups redoublés, elle tapait même au volet, mais personne ne vint lui ouvrir. La maison semblait abandonnée.

***

En quittant la pharmacie de M. Peyrat, M me Labourès n’attachait guère d’importance au récit que venait de faire Saturnin. En arrivant le soir même chez elle, et en contant l’aventure à son mari, elle en doutait déjà un peu moins, et se demandait comment et pourquoi on avait mordu Saturnin.

Le lendemain matin, en s’éveillant, M me Labourès, voyant passer le garde champêtre, le héla :

– Et autrement, Parandious, venez donc voir un peu ici. Vous savez ce qu’ils ont fait, chez Borel ? Ils ont mordu mon Saturnin. Même que M. Peyrat m’a dit de faire très attention, car peut-être il deviendrait enragé.

C’était là une confidence sensationnelle que Parandious, en digne garde champêtre qu’il était, ne pouvait longtemps garder pour lui seul. Il se rendit à l’auberge immédiatement la mieux achalandée de Beylonque, et confiait la chose à tous les buveurs attablés :

– Pas moins, c’est tout de même malheureux, des étrangers dans le pays qui se permettent de faire du mal à un pauvre enfant, un simple qui n’a jamais fait de tort à personne.

De la sorte, alors qu’à dix heures du matin, nul n’eût cru de sang-froid que Saturnin eût été réellement mordu, à midi, la chose était tenue pour certaine par le village tout entier.

L’histoire provoquait une émotion considérable. Personne n’aimait vraiment les Borel, qui vivaient à l’écart, ne fréquentaient aucun voisin, ne saluaient pas même M. le curé ou M. le maire. Mais maintenant, on se sentait animé à leur endroit d’une colère farouche.

– Croyez-vous, répétait-on de porte en porte, croyez-vous, M me Borel qui s’est permis de mordre le petit Saturnin, le fils aux Labourès. Ah bien, on va lui faire un procès. Si c’est pas Dieu possible, un simple !

Les colères fermentèrent de la sorte un certain temps encore.

À trois heures, le maire faisait appeler son garde champêtre :

– Parandious, ordonna-t-il, vous allez vous rendre chez Borel et interroger un peu les criminels qui y habitent. Pas moins. Il ne sera pas dit que dans ma commune, on pourra martyriser des enfants sans que l’autorité ose intervenir !

Parandious un quart d’heure plus tard, le bicorne en bataille, le gourdin menaçant à la main et la plaque étincelante en travers de la poitrine, partait à la tête d’une troupe composée d’une vingtaine de paysans armés de faux ou de fourches ou encore de vieux fusils de chasse.

Le siège cependant, commença de façon bizarre. Bien qu’on les détestât en ce moment, les Borel en imposaient un peu aux plus farouches vengeurs de Saturnin. Qui étaient-ils ? On ne le savait pas, d’où venaient-ils ? Personne ne pouvait le dire exactement ; il y avait six mois qu’ils habitaient le pays. M me Borel n’en bougeait pas. Son mari faisait de très fréquents voyages. Ils devaient être riches.

Parandious, devant la maisonnette, mit le bicorne à la main. D’un doigt timide, il heurtait la porte, criant :

– Est-ce qu’il y a quelqu’un ?

Mais il n’y avait personne.

– Jour de ma vie ! finit par hurler le brave garde champêtre, qui devenait de plus en plus décidé au fur et à mesure qu’il s’avérait que personne ne se trouvait à l’intérieur de la maison. Jour de ma vie, est-ce qu’ils auraient fui ?

Être partis si nombreux, avec des intentions farouches, pour arriver devant la porte close d’une maison abandonnée était navrant. Mais du moment que l’on pouvait qualifier l’absence des locataires du nom de fuite, l’honneur était sauf.

– Pas moins, c’est une chose certaine, expliquait un jeune paysan, quand ils ont vu qu’ils ne l’avaient pas tué, ils ont eu peur et ils ont fui. Ah, ils ont bien fait. On les aurait étripés !

Parandious, cependant, avait fait le tour de la maisonnette, appelant toujours. Mais sa voix n’éveillait pas d’échos, s’étouffait dans le silence ouaté des pignadas voisines. Il n’y avait personne dans la maison, personne dans le jardin potager, personne aux alentours.


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