Текст книги "Catherine Il suffit d'un amour Tome 1"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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– Monseigneur ! protesta-t-elle.
Elle fit un geste pour l'écarter mais il la tenait bien. Possédé tout entier par ce désir impérieux, il venait de coller ses lèvres au creux tendre du dos, là où le cou s'attache et se perd dans les ombres douces de la chevelure. Catherine frissonna violemment. La protestation qui lui échappa fut un cri :
– Par grâce, Monseigneur ! Ne m'obligez pas à vous gifler, vous aussi ! Ce serait trop pour la journée !
Il la lâcha instantanément, s'écarta de quelques pas. Il était rouge.
Ses yeux gris étaient encore troubles, ses mains tremblantes. Mais, soudain, il éclata de rire :
– Pardonne-moi ! Il était écrit qu'aujourd'hui on te parlerait de ta beauté en termes... un peu trop chaleureux ! J'ai perdu la tête, je l'avoue, et je commence à comprendre ce malotru de pelletier ! C'est ta faute aussi...
Tout en parlant, il allait à un coffre d'ébène, en tirait un long manteau de velours brun à capuchon, tout uni, mais auquel un fourrage de zibeline donnait un très grand prix. Vivement, il en enveloppa la jeune fille qui disparut tout entière sous le tissu moelleux. La robe déchirée, les belles épaules tentantes et la gorge ronde, trop découverte, y trouvèrent l'abri dont avait besoin le sang bouillant de Philippe. Seule demeura visible la tête couronnée d'or qu'il contempla un instant avec un sourd désespoir.
– Tu es encore plus belle ! Va-t'en ! Va-t'en vite avant que mes démons ne me reprennent. Mais n'oublie pas que je te retrouverai...
Il la poussait vers la porte cachée, ouverte sans que Catherine pût voir comment. L'armure brillante d'un garde apparut dans l'entrebâillement.
– Attends ! murmura Philippe.
Il quitta seul la pièce ; revint quelques minutes plus tard avec un parchemin scellé qu'il tendit à sa visiteuse.
– Le sauf-conduit ! Va vite... et si tu penses à moi seulement moitié de ce que je penserai à toi, je m'estimerai heureux.
– J'y penserai, Monseigneur, fit-elle avec un sourire. Mais... est-ce que Votre Grandeur se rend compte qu'elle me tutoie encore ?
Le rire de Philippe sonna de nouveau, jeune, clair, comme délivré.
– Il faudra t'y faire ! Il y a en moi quelque chose qui me pousse à te dire « tu »... peut-être parce que j'espère profondément en avoir un jour le droit...
La main sur le battant de la porte, il la retint encore. De son bras libre, il l'étreignit avec une tendre violence, posa, avant que la jeune fille ait pu s'en défendre, un baiser léger sur ses lèvres entrouvertes puis la lâcha.
– J'en avais trop envie ! fit-il pour s'excuser. Va maintenant.
Sa main glissait sur le velours sombre, comme pour y laisser le regret qu'il avait de la voir s'échapper. Elle allait franchir la porte, glisser vers le garde qui devait la reconduire à son oncle. Une dernière fois, il la retint :
– Un moment encore !
Puis, avec un sourire contrit :
– Je ne sais même pas ton nom.
Je m'appelle Catherine, Monseigneur, Catherine Legoix, dit-elle en plongeant dans une révérence si profonde qu'elle amena son visage à la hauteur des genoux de Philippe.
Il se pencha pour la relever mais elle s'esquiva, preste et souriante, suivant l'homme d'armes dont les poulaines de fer sonnaient sur les dalles de marbre. Pas une fois elle ne se retourna vers celui qui, en soupirant, la regardait s'éloigner. C'était la première fois que Philippe de Bourgogne laissait sortir intacte de ses mains une femme désirée qui venait de passer un si long moment dans sa chambre. Mais cela, Catherine l'ignorait.
Sa tête bourdonnait et, malgré le petit somme qu'elle avait fait, elle se sentait lasse. Elle eût bien aimé gagner son lit, s'étendre entre des draps frais. Elle n'avait guère plus de sympathie pour Philippe qu'en arrivant tout à l'heure, entre ses deux gardes, mais ce moment passé auprès de lui l'avait bizarrement remuée. Sous son baiser, entre ses mains que l'on devinait expertes elle avait senti s'émouvoir les fibres profondes de son être, naître un mystérieux frisson qui, en se retirant, la laissait tout amollie et un peu honteuse, comme si elle avait commis une faute.
Sur le palier du grand escalier, elle retrouva Jacques de Roussay dont le regard inquisiteur ajouta encore à sa gêne. Elle avait l'impression que les mains et les lèvres de Philippe avaient laissé sur sa peau des traces visibles. Instinctivement, elle remonta le manteau somptueux sur ses épaules, tira le capuchon sur son front. Les yeux du capitaine s'attachaient à ses lèvres avec insistance, alors elle les pinça puis, relevant la tête d'un air de défi, se dirigea vers les degrés. Il la suivit sans mot dire.
Sous la voûte seulement, devant le corps de garde, il se décida à parler :
– J'ai ordre de vous reconduire à la Ronce Couronnée, fit-il d'un ton neutre. Et ensuite de veiller à ce que vous quittiez Bruges sans encombre.
Sous son capuchon, Catherine lui adressa un éclatant sourire qui fit aussitôt rougir le jeune homme jusqu'aux oreilles.
– Quel honneur ! Vous n'êtes pas chargé aussi de nous accompagner jusqu'à Dijon ?
– Hélas non... commença-t-il puis, changeant de ton soudain, il s'écria plein de joie : Vous allez à Dijon ? C'est là que vous habitez ?
– Mais oui.
– Oh !... Alors je vous reverrai ! Je suis de Bourgogne moi aussi, de la vraie, ajouta-t-il avec un orgueil naïf qui fit sourire la jeune fille.
Apparemment celui-là aussi souhaitait poursuivre les relations et, dans son for intérieur, Catherine se demanda si, en quittant les Flandres, elle n'aurait pas rendez-vous avec toute l'armée ducale...
Cette idée la mit en si belle humeur qu'elle chantonnait en regagnant l'auberge. Mathieu Gautherin, effondré au coin de la cheminée sans feu, y sanglotait sous l'œil méfiant de l'hôte en buvant force pots de bière. L'entrée resplendissante de Catherine le stupéfia. Il attendait les archers, les juges en robe noire, voire le bourreau en personne et c'était sa nièce qui arrivait, gaie et riante, vêtue comme une princesse d'un manteau dont l'œil averti du marchand eut tôt fait de supputer la valeur. Un officier du duc, empanaché comme un héraut d'armes suivait la pseudo-prisonnière comme un toutou bien dressé...
Nul n'ignorait dans tout le pays de Bourgogne, combien le duc Philippe était sensible à la beauté des femmes. Ce retour triomphal donna beaucoup à penser à Mathieu Gautherin. Apparemment, le duc et sa nièce avaient fait la paix. Restait à savoir jusqu'où cette paix était allée et, tout en bousculant ses valets endormis pour leur faire terminer le chargement, Mathieu se promit d'ouvrir l'œil. Il était de ces gens de bien pour qui un bâtard, même royal, ne constitue nullement un cadeau du ciel.
Malgré les conseils de son oncle, Catherine avait refusé de ranger son magnifique manteau dans l'un des coffres de voyage. Elle avait remplacé la robe de soie déchirée par une simple robe de blanchet, ce drap léger et fin que tissaient les femmes de Valenciennes. Ses cheveux, soigneusement tressés et tirés, avaient été relevés dans une coiffe de fine toile des Flandres dont un pan, passant sous le menton, emprisonnait étroitement son visage. Mais sur le tout, elle avait remis le fameux manteau de velours.
– Si jamais nous rencontrons des routiers, avait grommelé Mathieu, mal remis de ses émotions, ils te prendront pour une noble dame et nous serons impitoyablement mis à rançon...
Mais Catherine était si heureuse de posséder ce vêtement fastueux qu'elle n'avait rien voulu entendre.
– Il risquerait de s'abîmer, tassé dans un coffre. Et puis ce n'est pas à Dijon que je pourrai le porter ! Maman ne le permettrait pas, rien que pour ne pas contrarier la dame de Chancey ou la douairière de Châteauvillain qui n'en ont pas de pareil. Alors, autant en profiter maintenant...
Et fière comme une reine, Catherine, drapée dans ses zibelines malgré la douceur de la nuit, avait pris place sur sa mule. La petite caravane du marchand s'était mise en marche derrière le destrier de Roussay jusqu'aux murailles de la ville. À la porte Sainte– Catherine, dont le capitaine avait ordonné l'ouverture au nom du duc, on s'était séparé avec un bref salut mais, en s'inclinant légèrement devant la Jeune fille, Jacques de Roussay avait murmuré un « A bientôt », qui avait fait sourire Catherine. Elle n'avait pas répondu. C'était bien inutile. Depuis qu'il la savait Dijonnaise, Roussay rêvait tout éveillé...
Ce n'était pas pour le regarder encore que la jeune fille s’était retournée avant de franchir la haute porte fortifiée. C'était seulement pour évoquer un instant la haute silhouette mince et noire, le visage pâle de Philippe, ses yeux ardents quand il s'était penché sur son cou.
Pour la première fois de sa vie, Catherine sentait que cet homme-là pouvait avoir sur elle une emprise. Il l'intriguait et l'inquiétait à la fois. L'amour d'un homme tel que lui devait donner à la vie un certain prix. Peut-être la peine d'être vécue...
Une fois franchie la porte Sainte-Catherine, elle ne se retourna plus.
Réglant le pas de sa mule sur celle de Mathieu, elle se laissa bercer par le trottinement de la bête. De grandes étendues plates de champs, traversées de canaux, s'étendaient à perte de vue, coupées parfois de boqueteaux ou de la forme fantomale d'un moulin à vent. Des oiseaux de mer rayaient le ciel étoilé de leur vol bas, attirés par la clarté de la lune, si intense qu'elle concurrençait le jour. Catherine respirait avec délices l'air chargé d'iode et de sel qu'apportait à ses narines le vent venu de la mer. Elle rejeta le capuchon de velours sur ses épaules, dégrafa le manteau. Cette route défoncée par les charrois, creusée d'ornières profondes où glissait parfois le pas des mules, menait vers un horizon qu'elle connaissait bien et qui, cependant, venait de prendre des couleurs nouvelles.
Aux premières heures du jour, le beffroi de Courtrai surgit de la plaine.
– Nous nous arrêterons à l'auberge du Panier d'Or, fit Mathieu qui n'avait pas ouvert la bouche pour l'excellente raison qu'il était entraîné depuis longtemps à dormir sur le dos de sa mule. Je suis rompu !
Et nous resterons jusqu'à demain. J'ai à faire avec les liniers de la cité.
Catherine avait sommeil. Elle n'y voyait aucun inconvénient.
En quittant Courtrai, Mathieu Gautherin décida d'aller bon train. Il estimait avoir suffisamment perdu de temps et souhaitait revoir bientôt les murs de Dijon, les tours de Saint Bénigne et les coteaux de Marsannay où il avait sa vigne. Bien sûr, il n'avait aucune inquiétude pour sa maison demeurée à la garde de sa sœur Jacquette, de sa nièce Loyse et de cette Sara qu'elles avaient amenée avec elles depuis Paris et à laquelle, malgré les années écoulées, Mathieu n'était pas encore parvenu à s'habituer. Catherine, que cela amusait beaucoup, prétendait que l'oncle Mathieu avait peur de Sara, ce qui ne l'empêchait pas d'en être amoureux, et que c'était justement cela qu'il ne lui pardonnait pas.
Talonnant sa mule, le chaperon sur le nez, Mathieu marchait comme si le diable eût été à ses trousses. Catherine trottait auprès de lui, les trois valets derrière, deux sur une seule ligne et le troisième en arrière-garde à l'extrémité de la caravane. On avait quitté les terres du duc de Bourgogne. Bientôt on quitterait celles de l'évêque de Cambrai pour entrer sur les domaines du comte de Vermandois, un chaud partisan du dauphin Charles. Il serait plus prudent de ne pas s'y attarder. C'était la hâte de franchir ce mauvais pas qui donnait des ailes au brave drapier.
On suivait pour le moment le cours supérieur de l'Escaut, en se dirigeant vers Saint Quentin. Le chemin, serpentant, le long de l'eau, coulait facilement entre des collines vertes, des courbes douces mouchetées de moutons blancs qui éloignaient jusqu'à l'idée même de la guerre. Pourtant de loin en loin, un village détruit, brûlé jusqu'aux fondations, qui ne tendait plus vers le ciel que quelques poutres informes sur un terrain charbonné, disait que ce pays ne connaissait pas la paix. Parfois aussi un cadavre, pendu à la branche basse d'un arbre, dessinait parmi les jeunes feuilles un gros fruit lugubre devant lequel Catherine détournait les yeux.
Le jour déclinait et le crépuscule apportait avec lui d'épais nuages gris de fer moutonnant d'inquiétante façon au-dessus des croupes herbeuses. Catherine, saisie par la fraîcheur de l'air, frissonna.
– Nous allons avoir de l'orage, fit l'oncle Mathieu qui observait l'horizon depuis un moment. Le mieux serait de s'arrêter à la prochaine auberge. Pressons le pas. Si ma mémoire est bonne, il y en a une à la croisée de la route de Péronne...
Les mules, talonnées vigoureusement, prirent un petit galop sec, tandis que les premières gouttes d'eau commençaient à tomber. Au bout d'un moment, Catherine arrêta sa monture tout net, obligeant Mathieu à en faire autant.
– Qu'est-ce qui te prend ? maugréa l'oncle.
Mais la jeune fille descendait calmement de sa selle, ôtait son manteau qu'elle pliait soigneusement et se dirigeait vers l'une des mules de bât, celle qui portait son coffre de voyage.
– Je ne veux pas abîmer mon manteau. La pluie le perdrait.
– Et tu préfères nous faire tremper maintenant ? Si tu m'avais écouté, mais tu n'en fais jamais qu'à ta tête ! La nuit tombe, la pluie aussi... J'ai horreur de ça, moi ! C'est très mauvais pour mes douleurs !
Aidée de Pierre, le plus vieux des valets qui avait toujours eu pour elle toutes les indulgences, Catherine rangea son manteau sans s'émouvoir, en prit un dont l'épaisse bure noire était à l'épreuve des plus grosses averses, s'en enveloppa et se dirigea vers sa monture pour remonter en selle.
C'est alors que quelque chose attira son attention. Les roseaux étaient particulièrement épais à cet endroit et formaient, avec trois gros saules noueux, une sorte de fourré que renforçaient encore des ronces. Or, au milieu de ce fourré, quelque chose brillait de manière insolite, quelque chose de noir. Obliquant vers la berge, Catherine s'approcha du fourré.
– Eh bien, que fais-tu encore ? ronchonna Mathieu, la pluie tombe déjà bien, je ne sais pas si tu t'en rends compte...
Mais Catherine n'écoutait pas. Écartant les herbes et les feuilles, elle venait de découvrir le corps d'un homme inerte, couché à plat ventre au milieu des ronces, ne donnant pas signe de vie. Rencontrer sur son chemin un corps humain n'était pas une chose rare dans ces temps troublés, mais le côté insolite de celui-ci résidait dans le fait qu'il s'agissait, non d'un quelconque vilain, mais bel et bien d'un chevalier. L'armure d'acier noir, ruisselante d'eau, qui le couvrait entièrement et l'épervier du casque l'affirmaient. L'homme avait dû se traîner hors de la rivière. Une trace grasse laissée sur le bord et la position crispée de ses mains nues accrochées encore à une ronce solide qui les avait déchirées en faisaient foi.
Catherine décontenancée, n'osant y toucher, regardait sans comprendre le grand corps étendu à ses pieds. Comment ce chevalier avait-il pu trouver la mort alors qu'aucun indice de lutte ne se voyait et qu'il n'y avait pas trace, non plus, du passage d'un cheval ? L'armure couvrait si bien le gisant que ses mains saignantes seules se voyaient.
Elles attirèrent le regard de la jeune fille. C'était de très belles mains, à la fois longues et fortes, dont la peau brune semblait fine. Ce qui frappa Catherine, c'est que le sang coulait encore. Pensant que l'homme n'était peut-être pas mort, Catherine s'accroupit auprès de lui, voulut le retourner, mais il était bien trop lourd pour elle.
Se souvenant de ceux qui l'accompagnaient, la jeune fille voulut appeler, mais Mathieu, las de s'époumoner, était descendu de sa mule et venait aux nouvelles.
– Par Notre-Dame-la-Noire, qu'est-ce que cela ? s'écria-t-il ébahi devant le spectacle qui s'offrait à sa vue.
– Un chevalier, vous le voyez. Aidez-moi à le retourner, je crois qu'il n'est pas mort...
Comme pour lui donner raison, l'homme en armure poussa un faible gémissement. Elle jeta un cri.
– Il vit ! Holà Pierre ! Petitjean et Amiel, venez ici !...
Les trois valets accoururent. A eux trois, ils eurent tôt fait d'enlever le chevalier blessé malgré sa taille et le poids considérable qu'il pesait avec sa carapace de fer. Un instant plus tard, l'homme était étendu sur le bord de la route, dans l'herbe douce et, tandis que Pierre allait quérir dans les bagages la boîte à onguents de Catherine, Amiel battait le briquet pour allumer une torche car maintenant la nuit était presque close et l'on n'y voyait à peu près rien.
La pluie ne tombait pas en abondance mais suffisamment tout de même pour que le valet eût bien du mal à faire flamber sa torche. Le vent se levait, de surcroît, et compliquait l'opération. Enfin la flamme jaillit, tirant des reflets rouges de l'armure mouillée. Ainsi, étendu dans l'herbe avec la seule tache claire de ses mains nues, le sombre chevalier avait l'air de quelque gisant taillé dans le basalte. L'oncle Mathieu, au mépris de ses douleurs, s'était assis sur le sol mouillé et, prenant la tête casquée sur ses genoux, se mettait en devoir de lever la ventaille du heaume. Ce n'était pas facile parce qu'elle avait subi des chocs et s'était faussée. Penchée vers lui, Catherine s'impatientait d'autant plus que le blessé gémissait presque sans arrêt.
– Faites vite ! souffla-t-elle. Il doit étouffer dans cette cage de fer
! – Je fais ce que je peux. Ce n'est pas si facile...
La visière en effet se défendait vigoureusement et Mathieu transpirait. Voyant cela, le vieux Pierre tira son couteau et avec mille précautions en introduisit la pointe dans le rivet de la jointure, en prenant bien garde de ne pas blesser le visage au-dessous.
Il pesa sur le manche, le rivet céda, la visière s'ouvrit.
– Apporte ta torche, ordonna Catherine.
Mais à peine la lumière tremblante eut-elle touché le visage aux yeux clos qu'avec un cri Catherine se rejetait en arrière. La boîte d'onguents s'échappa de ses mains.
– Ce n'est pas possible, balbutia-t-elle, blême soudain jusqu'aux lèvres... Pas possible !
– Qu'est-ce qui te prend ? fit Mathieu stupéfait. Tu connais ce jeune homme ?
Catherine leva vers son oncle un regard de noyée. L'émotion qui serrait sa gorge était si forte qu'elle lui ôtait presque l'usage de la parole.
– Oui !... Non !... Je ne sais pas !
– Tu deviens folle ? Qu'est-ce que c'est encore que ce mystère ? Il vaudrait mieux enlever tout à fait ce casque au lieu de t'évanouir à demi. Il y a du sang qui coule.
– Je ne peux pas... pas tout de suite ! Aide mon oncle, Pierre !
Le vieux serviteur, dont les yeux inquiets allaient alternativement du blessé à la jeune fille, s'empressa. Catherine s'assit sur le talus tout près de lui, serrant l'une contre l'autre ses mains tremblantes. Les yeux agrandis, elle regardait avidement son oncle et Pierre qui tentaient de dégager complètement cette tête, ce visage qui était le visage même de Michel de Montsalvy...
Frissonnante, serrant autour d'elle la bure déjà alourdie d'eau, la jeune fille voyait s'évanouir devant elle les années écoulées. Les scènes qui, à Paris, l'avaient mise à deux doigts de la mort, se redessinèrent devant elle avec une effrayante netteté. Michel se débattant aux mains des bouchers sous les lambris dorés de l'hôtel d'Aquitaine ; Michel, les poings liés au dos, suivant fièrement sa voie douloureuse au milieu des archers et de la foule hurlante, Michel étendu dans l'ombre de la cave du Pont-au-Change évoquant doucement pour une fillette attentive sa province natale... Il avait fermé les yeux, à un moment, comme pour mieux se souvenir et le visage de l'autre, tel qu'il était apparu dans le cadre noir du casque, était étrangement semblable à celui de Michel à cet instant précis... De toutes ses forces, Catherine repoussa les abominables images des minutes suivantes, celle surtout du beau visage tuméfié, écrasé, souillé de sang et de poussière. La ressemblance avec le chevalier était hallucinante. La jeune fille se pencha en avant pour mieux voir, pour se convaincre aussi qu'elle ne rêvait pas. Mais non, le visage était bien là, pâle et immobile, les paupières bistrées, ourlées de cils épais recouvrant exactement le globe inconnu des yeux. Un mince filet de sang barrait le front, descendait le long de la joue et atteignait la commissure des lèvres serrées. Une expression de souffrance crispait les traits par instants.
– Michel, murmura Catherine malgré elle... Ce n'est pas vous, ce ne peut pas être vous ?
Non, ce n'était pas lui. Mais si exacte était la ressemblance qu'elle n'en fut vraiment certaine que lorsque enfin Mathieu et Pierre eurent ôté le casque. Au lieu des cheveux dorés dont Catherine avait gardé le souvenir ébloui, apparut une calotte de cheveux noirs comme la nuit elle-même, épais, drus et en désordre. La jeune fille en fut presque soulagée, encore que cette chevelure si différente n'ôtât rien, chose étrange, à la ressemblance. Si ce n'est, peut– être, que cette figure était plus belle encore que celle de Michel, plus dure aussi.
– On ne peut pas le laisser là ! Nous sommes déjà tout trempés et notre demoiselle n'est pas bien non plus, fit Pierre après avoir constaté que Catherine claquait des dents sans même s'en rendre compte. On va l'emporter à nous quatre jusqu'à l'auberge.
– Avec ce poids de ferraille, il est beaucoup trop lourd, répondit Mathieu.
Mais les quatre hommes eurent tôt fait de dépouiller le blessé de sa carapace d'acier. On l'enveloppa dans des manteaux et, avec des bâtons et des cordes, on confectionna un brancard sur lequel le jeune homme fut étendu. Catherine un peu revenue de son émotion, avait étanché le sang suintant d'une blessure au cuir chevelu et posé dessus un tampon qu'elle avait serré avec une écharpe.
Pendant toutes ces manipulations, le blessé n'avait pas ouvert les yeux, mais une plainte plus forte lui avait échappé quand on l'avait dépouillé de son armure et une autre quand on l'avait transporté sur la civière improvisée.
– Il doit avoir une jambe cassée, fit Pierre dont les vieux doigts habiles avaient palpé vivement le membre enflé...
Quand on se remit en marche, Catherine refusa de remonter sur sa mule ; elle voulait cheminer auprès du blessé. Une des mains mouillées sortait de la couverture, abandonnée sur la poitrine. Cette main l'attirait comme un aimant et elle ne résista pas longtemps à l'envie de la prendre dans les siennes. Elle était froide et humide. Un peu de sang perlait encore aux écorchures profondes. Catherine l'essuya soigneusement avec son mouchoir puis la garda dans les siennes. Peu à peu, entre ses paumes douces, la grande main masculine se réchauffa.
Mais, quelque hâte que l'on mit à parcourir la dernière partie du chemin, la nuit était d'un noir d'encre, et toute la petite troupe trempée jusqu'aux os, quand, enfin, la lanterne accrochée devant la porte de l'auberge du Grand Charlemagne apparut dans la nuit.
Une heure plus tard, tout le monde était casé et le blessé reposait au fond d'un grand lit à courtines de serge rouge. Placée à la croisée de deux grandes routes, l'auberge était, par bonheur, l'une des meilleures de la région.
L'arrivée du chevalier blessé et de son escorte avait mis l'auberge en émoi parce qu'il n'y avait plus guère de place. Une caravane de marchands remontant vers Bruges avait tout occupé. On put, tout de même, trouver une chambre pour le chevalier et Catherine fut installée dans un petit cabinet où l'on se hâta de dresser un lit. Le pauvre Mathieu, pour une fois, devrait se contenter de l'écurie et coucherait dans la paille avec ses valets.
– Ce n'est pas la première fois et ce ne sera sans doute pas la dernière, fit-il avec philosophie.
L'état de celui qu'il avait recueilli sur la route l'inquiétait bien autrement car le blessé n'avait pas encore repris connaissance. La blessure à la tête, due sans doute à un formidable coup de masse d'armes qui avait enfoncé l'acier du heaume, continuait de saigner.
Bien entendu, leur entrée au Grand Charlemagne n'était pas passée inaperçue des voyageurs déjà installés dans la grande salle autour de leur souper. Cela valut à Mathieu et à Catherine de voir venir à eux un bien extraordinaire personnage. A Bruges et dans d'autres grands marchés, le drapier dijonnais avait déjà rencontré des musulmans et la vue d'un turban ne l'étonnait plus. Mais celui qu'il découvrit devant la porte du blessé tranchait tout de même nettement avec la moyenne.
C'était un petit homme, mince et fluet, si petit que son volumineux turban rouge mettait sa figure à mi-chemin de ses pieds chaussés de babouches du même rouge et de jolies chaussettes bleues. Une robe d'épais damas indigo l'enveloppait jusqu'aux genoux, serrée dans une ample ceinture de toile fine drapée à la taille et d'où sortait le manche orfévré d'un poignard. Mais ce costume, si voyant qu'il fût, n'était rien en comparaison du personnage lui-même. Sa figure mince et indiscutablement jeune s'ornait paradoxalement d'une longue barbe neigeuse, surmontée d'un petit nez fin et délicat. Deux gigantesques serviteurs noirs dont la taille contrastait avec celle de leur maître, venaient sur les talons du nouveau venu. Celui-ci s'inclina gravement devant le marchand et sa nièce, ses mains fines jointes sur sa poitrine.
– Allah vous tienne en garde ! fit-il dans un français soyeux et légèrement zézayant. J'ai appris que vous aviez un blessé avec vous, alors me voilà ! Je m'appelle Abou-al-Khayr, je viens de Cordoue et je suis le plus grand médecin de tout l'Islam.
Le mot « médecin » arrêta dans la gorge de Catherine le fou rire qui montait. L'immense dignité de ce petit bonhomme enturbanné dont la modestie n'était apparemment pas la vertu principale, avait quelque chose d'irrésistiblement comique, mais il ne paraissait aucunement s'en douter.
– Nous avons, en effet, un blessé... commença– t-elle.
Mais, d'une main dressée entre eux deux, le petit médecin lui imposa silence. Il déclara sévèrement :
– Je m'adresse à cet honorable vieillard. Les femmes n'ont pas droit à la parole chez nous.
Vexée, Catherine devint rouge jusqu'à la racine de ses cheveux tandis que Mathieu, à son tour, réprimait son envie de rire. Pourtant ce n'était pas le moment de décourager les bonnes volontés.
– Il y a là, en effet, un blessé, répondit-il en rendant son salut à l'arrivant. Un jeune chevalier que nous avons trouvé sur le bord de la rivière et qui semble en bien triste état.
– Je vais l'examiner...
Ses deux Noirs, chargés l'un d'un gros coffre de cèdre peint et l'autre d'une buire d'argent ciselé, toujours sur ses talons, Aboual-Khayr pénétra dans la chambre où gisait le chevalier. Dans son grand lit aux tentures rouges qui, avec la cheminée, occupait à peu près tout l'espace libre, celui-ci paraissait encore plus pâle que tout à l'heure.
Pierre se tenait à son chevet et, armé d'un tampon de charpie, tentait d'arrêter le filet de sang coulant toujours de la tempe.
– Ce seigneur est médecin, expliqua Mathieu devant les yeux devenus tout ronds du vieux Pierre.
– Dieu en soit loué ! Il est grand temps. Le blessé saigne encore !
– Je vais arranger ça tout de suite, affirma l'Arabe en faisant signe à ses esclaves de déposer leur chargement sur un tabouret tout près du lit.
Levant les bras en l'air, il rejeta ses larges manches jusque sur ses épaules et palpa prestement le crâne du blessé.
– Pas de fracture, dit-il enfin, c'est seulement un vaisseau rompu.
Que l'on aille me chercher de la braise dans un pot !
Pierre se précipita dans la galerie tandis que Catherine prenait sa place au chevet du blessé. Le petit médecin la regarda sous le nez d'un air réprobateur :
– Vous êtes la femme de ce jeune homme ?
– Non ! Je ne le connais même pas. Mais je resterai tout de même auprès de lui, déclara fermement la jeune fille.
Ce petit bonhomme apparemment, n'aimait pas beaucoup les femmes mais il n'arriverait pas à la chasser de ce lit.
Abou-al-Khayr renifla d'un air méprisant. Pourtant il n'ajouta rien.
Il se mit à fouiller dans son coffre qui, ouvert, révélait une série d'instruments d'acier étincelant et quantité de fioles, de petits pots de faïence aux teintes vives, noires, vertes, rouges ou blanches. Il y prit délicatement un objet assez semblable à un sceau de petite taille dont le manche de bronze était merveilleusement ciselé d'oiseaux et de feuillages. Après avoir essuyé soigneusement cet instrument avec un petit tampon sur lequel quelques gouttes d'un liquide âcre avaient été versées, Abou– al-Khayr alla le poser dans un pot plein de braises que Pierre apportait tout juste. Catherine ouvrit des yeux horrifiés :
– Qu'allez-vous lui faire ?
Le petit médecin n'avait visiblement aucune envie de lui répondre mais il était incapable de se taire quand il s'agissait d'expliquer l'un de ses actes.
– Cela tombe sous le sens, ignorante que vous êtes ! Je vais cautériser légèrement cette plaie pour obliger le vaisseau rompu à se fermer. Cela se fait également chez vos ânes de médecins...
D'une main ferme, il avait saisi le manche de bronze et approchait le fer incandescent de la plaie, préalablement nettoyée de la graisse d'armes qui la souillait encore. Catherine ferma les yeux et enfonça ses ongles dans la paume de sa main. Mais elle ne put éviter d'entendre le hurlement poussé par le blessé, ni de respirer la suffocante odeur de chair et de cheveux roussis.
– Sensible, ce jeune homme ! commenta Abou– al-Khayr. J'ai à peine effleuré la blessure pour ne pas faire une grande brûlure.
Si l'on vous mettait un fer rouge sur la tempe, s'écria Catherine dont les yeux, grands ouverts maintenant, regardaient avec horreur le visage convulsé de souffrance du jeune homme, que diriez-vous ?
– Je dirais que c'est très bien si cela doit arrêter le sang et conserver ma vie. Vous pouvez tous voir que le sang ne coule plus.
Maintenant, je vais enduire la blessure d'un baume miraculeux et, dans quelques jours, il n'y aura plus qu'une mince cicatrice, car la blessure est très petite...
Tirant de son coffre un petit pot de faïence verte, décoré de fleurs fantastiques gaiement colorées, il prit du contenu la valeur d'une noisette au bout d'une aiguille d'or et l'appliqua sur la tempe blessée.