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Catherine Il suffit d'un amour Tome 1
  • Текст добавлен: 21 сентября 2016, 17:47

Текст книги "Catherine Il suffit d'un amour Tome 1"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



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Mais la danse terminée, la jeune fille s'était arrêtée haletante.

Mâchefer avait fait un signe de la main que Catherine avait appris à connaître. Cela voulait dire qu'il n'enrôlait pas la nouvelle venue dans sa propre maisonnée de femmes. La vieille qui avait amené la petite, dépitée, haussa les épaules et voulut ramener sa protégée. Alors, un homme affreux sortit des rangs. Il était tout petit mais si large d'épaules qu'il paraissait carré. Son visage couturé ne devait rien aux artifices des mendiants. Son énorme nez rouge, bourgeonnant, avait des reflets violets et, dans sa bouche ouverte en un rire silencieux, les dents n'étaient plus que quelques chicots noircis. Quand il s'avança vers l'adolescente, Catherine ne put retenir un frisson d'horreur. La suite fut pire. Cette fois, Catherine ferma les yeux bien fort quand l'affreux bonhomme jeta la petite à terre pour la prendre là, devant tous. Mais elle entendit le cri horrible que poussa la jeune truande, et comprit alors pourquoi Barnabé lui interdisait formellement de mettre le nez dehors. Quand elle rouvrit les paupières, on emportait, parmi les chants et les rires, la jeune fille évanouie. Il y avait du sang sur ses jambes...

Pourtant la claustration de Catherine commençait à lui peser. À

mesure que ses forces revenaient, elle éprouvait d'intolérables envies de courir, d'aller respirer l'air des quais et de recevoir la caresse du soleil. Mais Barnabé secouait la tête :

– Tu ne pourras sortir que le jour où tu quitteras Paris, mignonne, jusque-là tu as tout à craindre du jour et plus encore de la nuit.

Mais un matin, Landry qui venait presque quotidiennement rejoindre Catherine, arriva en courant et lança depuis la porte :

– Je sais où est Loyse... «

Traînant dans la Cité vers la deuxième heure de prime, Landry s'était rendu au marché Notre-Dame pour y marchander des tripes que sa mère lui avait demandées pour le souper. En admirateur fanatique de Caboche, le garçon s'était rendu tout droit chez la mère Caboche qui tenait justement commerce d'abats. Elle habitait, à l'étranglement d'une ruelle, une maison étroite et sale dont le rez-de-chaussée était parfumé par l'odeur nauséabonde des tripes. Tout le jour, la marchandise, débordant de grandes bassines de fer, était exposée sur le devant de la maison et dame Caboche, une énorme commère toute en graisse jaune, trônait assise derrière, une pique de fer à la main, près de ses balances. Elle était célèbre dans le quartier pour son mauvais caractère dont avait hérité son illustre fils, et pour son amour immodéré de la bouteille.

Mais en arrivant devant l'échoppe de la mère Caboche, Landry avait eu la surprise de trouver visage de bois. Les volets étaient mis et si la porte n'avait été entrebâillée, on aurait pu croire la maison vide.

Mais, sur cette porte, justement, un moine quêteur de l'ordre des Frères Mineurs, en robe de bure grise ceinturée d'une corde à trois nœuds, parlementait avec la mère Caboche dont on apercevait, par l'entrebâillement, le visage renfrogné.

– Donnez au moins un peu de pain pour les Frères Mineurs, ma bonne femme, faisait le religieux en agitant sa corbeille. Aujourd'hui, vigile de Saint-Jean, vous ne refuserez pas !

– La boutique est fermée, mon révérend, rétorquait la mère Caboche. Je suis malade et j'ai tout juste pour moi. Passez votre chemin et priez pour mon salut !

– Mais cependant...

Le frère voulut insister. D'ailleurs, quelques ménagères qui se rendaient au marché s'arrêtaient pour déposer leur obole dans son panier. L'une d'elles déclara :

– Ça fait deux mois qu'elle est fermée, mon père, même que personne dans le quartier n'y comprend rien. Quant à être malade, il faut entendre quel genre de vêpres elle chante dans la soirée. Sans doute qu'elle est fatiguée de travailler... ou de boire !

– Je fais ce que je veux, grogna la mère Caboche en faisant de vains efforts pour refermer sa porte.

Mais la sandale du frère était disposée de manière à la coincer.

– Donnez un peu de vin, alors, suggéra le frère éclairé par la déclaration de la commère.

Mais son adversaire, devenue soudain rouge comme une brique sous sa coiffe de toile jaune, poussa un rugissement :

– Je n'ai pas de vin ! Et puis allez au Di...

– Oh ! ma fille... coupa le frère choqué en se signant précipitamment.

Il ne retira pas son pied pour autant. Les gens s'attroupaient autour de la maison de la tripière. On connaissait le moine quêteur qui était le frère Eusèbe, le plus obstiné de tout le couvent. Il avait été légèrement souffrant ces derniers temps et de là venait qu'on ne l'avait pas vu dans la Cité. Il entendait bien regagner le temps perdu.

Landry, amusé, s'était approché comme les autres pour voir qui des deux aurait raison, de l'avarice bien connue de la mère Caboche ou de l'entêtement du frère Eusèbe. Les uns riaient seulement, les autres prenaient parti pour ou contre le frère suivant qu'ils étaient pour l'Église ou pour Simon le coutelier. Cela fit bientôt un beau vacarme que dominaient les deux adversaires sur leur pas de porte et auquel vint bientôt s'ajouter un haquet traîné par un portefaix et qui, vu l'étroitesse de la rue, se coinça entre deux maisons débordantes...

C'est alors que, levant la tête involontairement vers les étages supérieurs, Landry, grimpé sur une borne pour mieux voir, avait aperçu un visage pâle derrière l'unique fenêtre de l'étage de la mère Caboche. Cette fenêtre avait l'un de ses carreaux en papier huilé déchiré, et c'était suffisant pour que le jeune garçon reconnût celle qui essayait de voir la raison du tumulte. Instinctivement, il fit un geste du bras auquel répondit un signe rapide, puis plus rien. Loyse l'avait reconnu, il en était aussi sûr que de l'avoir reconnue lui-même, mais elle avait aussitôt disparu. Dégringolant de sa borne et oubliant les tripes maternelles, il avait joué vigoureusement des coudes pour se faire place. Sorti de la cohue, il s'était mis à courir vers la Cour Saint Sauveur.

Catherine avait écouté le récit de Landry avec admiration, mais Barnabé était soucieux.

– J'aurais dû m'en douter, fit-il, Caboche voulait la petite. Il a profité de l'attaque de la maison pour l'emmener chez lui où la vieille la garde. Ce ne sera pas facile de lui faire lâcher prise...

Effondrée sur la pierre de l'âtre, Jacquette Legoix sanglotait éperdument, la tête dans ses jupes. Penchée sur elle, Sara caressait les épaisses tresses d'un blond foncé, à peine grisonnantes, de la pauvre femme, essayant de la calmer. Mais c'était en vain.

– Ma petite !... ma douce agnelle qui se voulait garder bien pure pour le Seigneur !... Il me l'a prise, ce pourceau !... ce monstre !...

Hélas ! Hélas !...

Jacquette étouffait littéralement de chagrin sans que Catherine, muette de saisissement, ou les autres tout aussi désolés, trouvassent quelque consolation vraiment efficace. Ce fut Barnabé qui, le premier, parvint à lui faire relever la tête et découvrit un pauvre visage tuméfié et rouge, tout ruisselant de larmes. Bouleversée du chagrin de sa mère et bouillonnant d'indignation intérieure contre l'abominable Caboche, Catherine courut se jeter à son cou.

– Facile ou pas, fit Barnabé, il faut reprendre Loyse à Caboche.

Dieu seul sait le genre d'expériences que la malheureuse a dû faire avec lui !

– Mais, demanda Sara, comment penses-tu pouvoir la tirer de là ?

– Pas tout seul, bien sûr ! Il suffirait que la mère Caboche crie à l'aide pour qu'il lui vienne une foule de gens avides de se faire bien voir de son fils ou même de ne pas s'attirer sa colère. Il n'y a qu'une seule solution : Mâchefer. Lui seul peut nous aider.

Sara avait quitté l'épaule de Jacquette et avait rejoint Barnabé qui se tenait appuyé d'un pied sur l'escalier et mordillait ses ongles nerveusement. Elle murmura assez bas pour que les autres n'entendent pas. Pas assez bas tout de même pour éviter l'oreille fine de Catherine

: – Tu ne crains pas que Mâchefer veuille se faire payer... en nature. Surtout si la fille est jolie.

C'est un risque à courir et j'espère à ce moment pouvoir l'en empêcher. Mais chaque chose en son temps. Ce qui est à craindre, pour le moment, c'est Caboche, pas Mâchefer. Le roi de Thune a presque autant de monde à son service que l'écorcheur. Il doit être en ce moment à errer du côté de l'hôtel du roi de Sicile où il se tient habituellement pour mendier. Tu le connais, Landry ?

Le jeune garçon fronça les sourcils et allongea les lèvres d'un air dégoûté :

– Celui qui se fait appeler Colin-Beau-soyant ? L'homme aux écrouelles ?

– Lui-même ! Va le trouver. Dis-lui que Barnabé le Coquillart le demande et, s'il fait des difficultés, dis-lui que j'ai besoin de lui d'urgence pour maquiller les acques1. Tu te souviendras ?

– Sûr !

Landry enfonça son bonnet jusqu'aux oreilles, embrassa Catherine qui se pendit à sa main.

– J'irais bien avec toi ! Je m'ennuie tellement ici...

– Vaut mieux pas, petite ! intervint Barnabé. Tu es trop facile à reconnaître. Suffirait que tu perdes ton bonnet. Personne à Paris n'a une tignasse comme la tienne. Tu ferais tout manquer. Et puis j'aime autant que Mâchefer ne te voie pas en plein soleil.

Tandis que Landry grimpait les marches et disparaissait par la porte basse, l'adolescente jeta un soupir de regret au rayon de lumière qui, un bref instant, avait glissé sur les marches verdies. Il devait faire si beau là-haut, en ce jour de fin juin ! Barnabé promettait bien que, dès que l'on aurait repris Loyse, on quitterait Paris, parce que ce serait plus prudent d'abord, mais ce moment semblait ne jamais vouloir venir. Reprendrait-on seulement Loyse ?

La jeune fille sentait la rage l'envahir quand elle pensait à sa grande sœur. Elle ne savait pas bien ce qui pouvait arriver à Loyse, mais elle détestait Caboche de tout son cœur. Il avait toujours été là quand un malheur lui était advenu.

L'attente ne fut pas longue. Une heure plus tard, Catherine vit revenir Landry. Il accompagnait un

1. Piper les dés (argot coquillart).

homme si épouvantable qu'elle n'eut pas la moindre envie de quitter le renfoncement de la cheminée, éteinte pour le moment, où Barnabé l'avait consignée, derrière sa mère. Très souvent, elle avait aperçu Mâchefer quand il présidait, la nuit, aux ripailles de son peuple misérable mais elle l'avait toujours vu dans sa pompe mi-burlesque, mi-sauvage de roi des truands. Jamais encore elle ne l'avait vu dans l'exercice de ses fonctions de mendiant. L'homme qu'elle avait devant elle était plus petit de la tête que Barnabé. Il s'appuyait sur deux béquilles et la souquenille crasseuse qui le vêtait était monstrueusement distendue, sur le dos, par une bosse énorme remontant plus haut que la tête. Une de ses jambes, enveloppée de chiffons sanieux, était recroquevillée sous lui et ce qui se voyait de sa peau semblait n'être qu'une plaie purulente. Les étincelantes dents de carnassier, habilement noircies par place, imitaient à s'y méprendre des trous et paraissaient n'avoir laissé, dans la bouche de l'homme, que quelques chicots branlants. Seul, l'œil unique du truand brillait d'un vif éclat, son autre œil mort, la seule infirmité de Mâchefer qui ne fût pas simulée, demeurant caché par un bandeau grisâtre. Mais, en haut des marches, Mâchefer jeta ses béquilles, déplia sa jambe et dégringola l'escalier avec l'agilité d'un jeune homme. Catherine retint un cri de stupeur.

– Que veux-tu ? Le gamin m'a dit que tu avais besoin de moi et tout de suite ! fit le truand.

– Il a dit vrai. Écoute, Mâchefer, on n'est pas toujours d'accord, toi et moi, mais tu es le chef ici et tu as toujours été ferme à la manche1. Tu vas certainement rigoler, mais ce que je te propose...

c'est une bonne action.

– Tu te fous de moi ?

I. Incapable de trahir les amis.

– Non. Écoute plutôt !...

Rapidement, Barnabé expliqua la situation à Mâchefer et ce qu'il attendait de lui. L'autre l'avait écouté en silence, en se dépouillant de ses faux ulcères d'un air méditatif. Quand Barnabé eut fini, il demanda seulement :

– Elle est belle, la fille ?

La main du Coquillart vint presser en silence celle de Jacquette qu'il sentait prête à réagir. Sa voix était parfaitement unie quand il répondit

: – Gentille, sans plus ! Blonde mais trop pâle. Elle ne te plairait pas... et puis elle n'aime pas les hommes. Rien que Dieu ! C'est une future nonne que Caboche a prise de force.

– Y en a qui sont mignonnes, fit Mâchefer songeur. Et Caboche est puissant pour le moment. S'attaquer à lui, c'est un gros morceau...

– Pas pour toi ! Qu'as-tu à craindre de Caboche, aujourd'hui puissant et qui, demain, ne sera peut-être plus rien ?

– Possible. Mais j'ai quoi à gagner dans ton histoire, à part des coups ?

– Rien, fit Barnabé sèchement. Seulement la gloire. Je ne t'ai jamais rien demandé, Mâchefer, et bientôt je retournerai retrouver mon roi à moi, le roi de la Coquille. Veux-tu que je dise à Jacquot de la Mer que Mâchefer le Borgne ne fait rien sans profit et ne sait pas rendre service à un ami ?

– Toutes ces discussions exaspéraient Catherine. Elle brûlait d'impatience de les voir se mettre à l'œuvre. Pourquoi tant de mots dépensés, alors qu'il n'y avait qu'à courir chez la mère Caboche en force et en arracher Loyse ? Les réflexions de Mâchefer tiraient pourtant à leur fin. Assis sur la dernière marche, il fourrageait dans sa tignasse et se tirait l'oreille. Il se racla la gorge, cracha à cinq pas, puis se leva : Ça va ! Je suis ton homme ! Faut causer de tout ça et voir ce qu'on peut faire.

– Je savais bien qu'on pouvait compter sur toi. Allons chez Isabeau-la-Gourbaude1 boire un bol de cervoise. On en parlera en attendant la nuit. C'est la Saint-Jean d'été. Il y aura plus à faire autour des feux, cette nuit que dans la journée...

Les deux hommes sortirent pour gagner le cabaret que tenait, sur la Cour même, une fille folle qui savait comme personne attirer la pratique. Jacquette les avait regardés sortir avec des yeux agrandis.

Elle retenait une violente envie de pleurer.

– Dire qu'il faut confier le salut de ma fille à un pareil homme !...

– L'important, fit Catherine avec assurance, c'est de la retrouver.

Sara, à son tour, intervint. Souriante, elle attira l'adolescente contre elle et caressa les magnifiques cheveux dont, depuis la maladie de Catherine, elle avait pris l'habitude de s'occuper. La Tzingara éprouvait un plaisir presque sensuel à manier les épaisses nattes d'or roux, à les brosser, à les lisser avec des gestes doux et caressants.

– La petite a raison, dit-elle. Elle aura toujours raison, surtout contre les hommes. Parce qu'elle sera belle à en mourir d'amour.

Catherine la regarda gravement. Elle était étonnée d'entendre dire qu'elle serait belle parce que, jusqu'ici, personne ne le lui avait jamais laissé supposer. On s'extasiait sur ses cheveux, parfois sur ses yeux qui étonnaient, mais rien de plus. Même les garçons ne le lui disaient jamais. Ni Landry... ni Michel ! I ,a pensée du jeune mort vint soudain assombrir l'étonnement vaguement joyeux que lui causaient les paroles de Sara ; au fond, qu'elle fût belle ou pas I. La gourmande.

quand elle serait grande, quelle importance est-ce que cela pouvait avoir, puisque Michel ne le verrait pas ? Il était le seul pour qui elle eût voulu être vraiment très belle. Maintenant, c'était trop tard ! Mais elle dut lutter contre l'envie de pleurer qui la prenait chaque fois qu'elle pensait à lui.

Le souvenir du jeune homme lui faisait toujours mal et la blessure laisserait sans doute une cicatrice sensible.

– Cela m'est égal d'être belle ou non, déclara– t-elle enfin. Même, je n'en ai pas envie du tout. Les hommes courent après les belles. Ils leur font du mal... tellement de mal !

Malgré l'étonnement qu'elle lisait dans les yeux de Sara, elle ne s'expliqua pas davantage. Elle se sentait rougir, subitement, au souvenir des scènes nocturnes surprises tous ces derniers temps par le soupirail, au déchaînement bestial dont la beauté de certaines filles entrevues les avaient rendues victimes. Les yeux de Sara ne la quittaient pas, comme si la fille des lointaines tribus possédait le pouvoir de lire aisément dans l'esprit de sa petite amie. Elle ne posa, d'ailleurs, aucune question, se contenta de sourire à sa manière lente :

– Que tu le veuilles ou non, tu seras très belle, Catherine.

Souviens-toi bien de ce que je te dis à cette heure ; très belle, plus même que tu ne le souhaiterais pour ton repos. Et tu n'aimeras qu'un seul homme... mais celui-là tu l'aimeras passionnément. Tu perdras pour lui le boire et le manger, tu quitteras pour lui ton lit et ta maison, tu t'en iras sur les routes à sa recherche, sans même savoir s'il t'accueillera. Tu l'aimeras plus que toi-même, plus que tout, plus que la vie...

Jamais je n'aimerai aucun homme, et surtout pas comme cela ! s'écria l'adolescente en frappant furieusement du pied. Le seul que j'aurais voulu aimer est mort !

Elle s'interrompit, effrayée de ce qu'elle venait de dire et regarda vivement vers sa mère pour voir comment elle réagissait. Mais Jacquette n'avait pas entendu.

Elle était revenue s'asseoir sur la pierre de l'âtre, dans les cendres, et elle égrenait son chapelet de buis. Sara saisit les deux mains de Catherine dans les siennes, emprisonna ses jambes entre ses genoux.

Sa voix baissa de plusieurs tons jusqu'à devenir un murmure doux, insistant et un peu endormeur :

– C'est ainsi, cependant ! Il est écrit dans les petites mains que voici d'étranges choses. Tu es destinée à un grand, un très grand amour qui te fera beaucoup souffrir et te donnera des joies si fortes que tu auras peine à les supporter. Par contre, beaucoup d'hommes t'aimeront... un surtout ! Oh ! (Elle avait retourné les mains de la petite, paumes en l'air, et les examinait curieusement, le front ridé de mille plis... Je vois un prince... un vrai prince ! Il t'aimera et fera beaucoup pour toi. Pourtant, ce n'est pas lui que tu aimeras. C'est un autre. Je le vois ! Jeune, beau, noble... et dur ! Si dur ! Tu te blesseras souvent aux épines qui défendent son cœur mais les larmes et le sang sont le meilleur mortier du bonheur. Cet homme, lu le chercheras comme le chien cherche son maître perdu, tu le suivras le nez à terre comme le limier sur la trace du grand cerf sauvage. Tu auras la gloire, la fortune, l'amour, tu auras tout !... mais tu le paieras très cher ! Et puis... oh quelle chose étrange !... tu rencontreras un ange.

– Un ange ? fit Catherine bouche bée.

Sara avait laissé retomber les mains de la jeune Mlle. Elle paraissait soudain lasse, et plus vieille, mais son regard, perdu bien au-delà des murs crasseux, irradiait de lumière comme si un buisson de cierges s'y fût allumé d'un seul coup.

– Un ange ! répéta-t-elle en extase. Un ange guerrier portant une épée flamboyante...

Trouvant que Sara s'évadait trop loin d'elle, Catherine la secoua doucement pour la ramener sur terre.

– Et toi, Sara ? Est-ce que tu retourneras un jour dans ton île au bout de la mer bleue ?

– Je ne peux pas déchiffrer pour moi-même le livre de l'avenir, mignonne. L'Esprit ne le permet pas. Mais une vieille, jadis, m'avait prédit que je m'éloignerais pour toujours et que, pourtant, je retrouverais les miens. Elle disait que les tribus viendraient à moi1.

Quand Barnabé revint, il était seul et semblait tout joyeux.

– Voilà, dit-il, tout est décidé. Le plan est établi. Dès qu'il se présentera une occasion favorable, nous arracherons Loyse à Caboche.

– Pourquoi attendre ? Pourquoi pas ce soir, s'écria Jacquette avec passion. Est-ce qu'elle n'a pas assez attendu, et moi aussi ?

– La paix, femme ! s'écria le Coquillart assez rudement. Il faut la reprendre en évitant de se faire tuer. Cette nuit, on va allumer les feux de la Saint– Jean. Le plus grand bûcher est devant le Palais l'autre sur la Grève. Il est impossible de tenter un coup de main dans la Cité même, à deux pas du feu, avec tout le monde qu'il va attirer. Caboche, en plus, est capitaine du pont de Charenton. Il dispose d'armes, de monde. Il est plus puissant que jamais. Enfin, il y a d'autres préparatifs à faire car, le coup fait, le pavé deviendra brûlant. Caboche fouillera partout, même la Cour des Miracles où il a des intelligences.

Loyse retrouvée, il nous faudra quitter Paris.

1. C'est vers 1416 que les premières tribus gitanes vinrent en Europe en provenance de la Grèce, du Moyen-Orient et même de l'Indus.

Nous ? fit Catherine ravie. Tu viendras avec nous ?

Oui petite ! Mon temps ici est fini. Je suis Coquillart, je dois rejoindre mon chef. Le roi de la Coquille me rappelle à Dijon. Nous ferons route ensemble.

Il expliqua aussitôt le plan que, de concert avec Mâchefer, il avait établi. Dès qu'une manifestation quelconque drainerait les Parisiens vers un endroit suffisamment éloigné, ils se rendraient chez la mère Caboche et s'arrangeraient pour l'attirer dehors, ou, tout au moins, lui faire ouvrir sa porte. Ensuite, avec quelques bons compagnons, enlever Loyse ne serait qu'un jeu. Il faudrait alors gagner un entrepôt de marchandises au bord de la Seine et là, prendre le bateau que l'on aurait trouvé et qui en remontant la Seine et l'Yonne, les emmènerait jusqu'en Bourgogne.

– J'aurai besoin de toi, Sara, ajouta Barnabé. Mais ensuite tu seras repérée...

La gitane haussa les épaules avec insouciance :

– Je partirai avec elles si elles veulent de moi. Cela ne sera pas un grand sacrifice. J'en ai assez de Maillet– le-loup. Il s'est mis en tête de coucher avec moi et toutes les nuits je le repousse. Il est de plus en plus mauvais et menace de m'envoyer danser devant Mâchefer. Tu sais ce que cela veut dire ?

Barnabé fit signe que oui et Catherine se retint d'en taire autant.

Mais une sainte colère bouillait en elle car elle s'était prise d'affection pour son étrange médecin et comprenait que, malgré sa peau foncée, Sara-la-Noire était assez belle pour être admise par Mâchefer au nombre de ses femmes. Glissant sa main dans celle de son amie, elle leva sur elle son regard caressant qui à cet instant, était doré comme une journée d'été.

On ne se quittera plus, dis, Sara ? Tu viendras avec nous chez l'oncle Mathieu. N'est-ce pas Maman ?

Jacquette sourit tristement. Naguère encore si gaie, si vivante, la solide Bourguignonne semblait devenir chaque jour un peu plus transparente. Ses joues perdaient leurs couleurs et se fanaient, de grands plis se creusaient dans son visage encore si lisse et si frais avant les épreuves traversées. Son corselet lacé flottait maintenant sur une poitrine amaigrie.

– Sara sait bien que, là où nous serons, il y aura toujours place pour elle. Est-ce que je ne lui dois pas ta vie ?

D'un même élan les deux femmes, nées à des pôles si éloignés, se jetèrent dans les bras l'une de l'autre en pleurant chacune sur les douleurs de l'autre. Le malheur les avait faites semblables. La bourgeoise était aussi déracinée que la fille de l'air et du vent, que la nomade des routes du monde dont les aïeux avaient suivi les hordes de Gengis-Khan. La solidarité féminine, étrangement puissante quand aucune rivalité ne s'en mêle, jouait à plein entre les deux femmes et Jacquette eut volontiers appelé Sara, sa sœur.

Barnabé qui avait pris Catherine dans ses bras et la faisait sauter comme un bébé, renifla brusquement, s'essuya le nez à la manche de sa souquenille et déclara :

– Assez d'attendrissements. J'ai faim. Et puisque nous voilà de la même famille, soupons en famille. J'ai volé quelques darioles à Isabeau-la-Gourbaude, elles seront pour toi, mignonne, ajouta-t-il en sortant de sa poche les pâtisseries bien dorées.

Il y avait longtemps que Catherine, qui était gourmande au moins autant qu'Isabeau la bien nommée, n'en avait vues. Elle en croqua une avec délice puis brusquement colla ses lèvres toutes sucrées de miel à la joue mal rasée du Coquillart.

– Merci Barnabé !...

La surprise du bonhomme fut telle qu'il faillit laisser choir l'adolescente. Il la posa à terre et s'éloigna liés vite vers un coin sombre où il rangeait ses fausses reliques. On l'entendit renifler plusieurs fois...

Demain, ils vont mener au billot l'ancien prévôt, Pierre des Essarts.

Toute la ville ira à Montfaucon. Ce sera le moment...

La tête hirsute de Mâchefer, débarrassée de ses ulcères fictifs, passait par la porte de Barnabé. Le Coquillart était occupé à enfermer dans de petites boîtes de cuivre des morceaux d'os sur lesquels il mettait une petite bande mince de papier portant quelques caractères gothiques.

– Entre ! fit-il seulement.

Catherine était près de lui, très intéressée par son travail mais il était trop tard pour la cacher. Mâchefer l'avait vue.

– Qui est celle-là ? fit-il en pointant vers elle son gros doigt sale.

– La sœur de la Loyse qui est chez Caboche. Mais pas touche, Mâchefer, elle est comme qui dirait ma fille adoptive !

Le roi des ribauds considérait la jeune fille cramponnée à l'épaule de Barnabé avec un étonnement où perçait un peu de colère.

Catherine, que Sara venait de coiffer, montrait sa tête nue et, à la lumière du feu, ses nattes brillaient comme des torsades d'or pur, ses yeux aussi et elle se dressait comme un petit coq en l.ice de Mâchefer, tendue dans la volonté de ne pas montrer sa peur. L'homme avança une main hésitante, loucha l'une des nattes puis grogna : Vieux filou !... J'ai comme une idée que tu m'as roulé. Si la grande sœur dent les promesses de la petite, ça doit être une fière beauté.

La main sèche de Barnabé rabattit celle du borgne.

– Elle ne lui ressemble pas, fit-il brièvement. Et celle-ci est trop jeune. Cessons là-dessus, Mâchefer. Tu apportais du nouveau. Veux-tu à boire...

– C'est pas de refus, fit l'autre en se laissant tomber lourdement sur un escabeau. Mais t'as de la veine, le Coquillart, d'appartenir à Jacquot-de-la-Mer, sinon, je t'aurais volontiers saigné pour avoir les deux poulettes. Je les aime jeunes, moi, elles sont plus tendres....

Sa main tourmentait une dague passée à sa ceinture et les flammes dansant dans son regard injecté de sang lui donnaient l'air d'un démon.

Catherine, effrayée, recula de deux pas et se signa. Barnabé haussa les épaules sans cesser son travail.

– Tu fais peur aux enfants, maintenant ? Tiens-toi donc tranquille, Mâchefer, nous avons mieux à faire et tu n'es pas si mauvais que tu veux bien le dire. Donne à boire, petite... du vin.

Sans quitter des yeux le redoutable personnage, Catherine alla tirer un pot de vin au tonneau caché dans un coin. C'était de l'excellent vin de Beaune, une des futailles que Jean-Sans-Peur, dans sa politique démagogue avait distribuée à ses amis bouchers et à ses autres partisans. Ce tonneau-là, destiné au grand boucher Saint-Yon, avait été adroitement détourné de sa destination primitive par Barnabé qui en usait dans les grandes occasions. Mâchefer en vida coup sur coup deux gobelets pleins, essuya sa bouche humide et fit claquer sa langue

: – Fameux !... Je n'en ai pas de pareil !

– Il sera à toi demain, si c'est demain que nous quittons Paris. Tu n'auras qu'à le faire prendre. Et je te fais cadeau aussi de ma maison.

Maintenant raconte.

Calmé et remis en belle humeur par la perspective de s'approprier la queue de vin, Mâchefer ne se fit pas prier pour raconter. Du coup Catherine, rassurée, s'assit par terre auprès des deux hommes.

Le jour où la foule avait assailli l'hôtel de Guyenne et saisi les serviteurs du Dauphin, elle avait aussi assiégé dans la Bastille l'ancien prévôt de Paris, Pierre des Essarts, qui s'y était enfermé avec une compagnie de cinq cents hommes d'armes venus de sa capitainerie de Cherbourg. La forteresse, cependant neuve encore et fortement défendue, avait été si fort pressée que le duc de Bourgogne avait dû en faire ouvrir les portes et livrer des Essarts. Sous bonne garde, celui-ci avait été conduit le lendemain au Grand Châtelet où, depuis, il attendait son jugement. Il était le dernier d'une série déjà longue.

Caboche faisait régner la terreur dans Paris où les visites domiciliaires succédaient aux arrestations, aux pillages et aux violences de toute sorte. Maintenant, la peur des Armagnacs, campés sous les murs de Paris, le talonnait et cette peur engendrait une recrudescence de folie meurtrière. Le 10 juin, l'un des captifs du 28 avril avait été tué dans sa prison puis décapité aux Halles avant que son corps ne fût accroché à Montfaucon. Le même jour, le jeune Simon du Mesnil, écuyer tranchant du prince Louis, avait été conduit aux Halles avec Jacques de la Rivière puis décapité et pendu ensuite par les aisselles. Le 15

juin cela avait été le tour de Thomelin de Brie qui avait voulu défendre le pont de Charenton. Celui du grand prévôt était venu. Le lendemain, I" juillet, il serait mené aux Halles pour y avoir la tète tranchée.

Tout Paris y sera, conclut Mâchefer, hormis la mère Caboche que son fils oblige à demeurer cloîtrée pour surveiller la petite. Sa boutique est toujours fermée et elle boit plus qu'une outre. Il faudra faire le coup dans la journée, vers none1. De mon côté tout sera prêt. Veille au grain chez toi et prépare ton monde. On passera par la Croix-du-

Trahoir et le marché aux pourceaux pour gagner les grèves et la Cité.

La rue Saint-Denis sera bourrée de monde. Tu as un bateau ?

– Je vais y voir sur l'heure...

Barnabé se leva et rangea son matériel soigneusement, enfermant séparément ses fragments d'os et ses petites boîtes dans des sacs différents. Mâchefer le regardait faire avec amusement.

– Quel grand Saint es-tu en train de mettre en boîtes ? demanda-t-il. – Saint-Jacques, voyons, qu'il me pardonne ! Tu sais bien que je viens de Compostelle...

Mâchefer partit d'un énorme éclat de rire et se tapa vigoureusement sur les cuisses.

– Depuis le temps que tu en vends des morceaux du grand Saint-Jacques, il faut croire qu'il était au moins aussi gros que l'éléphant du Grand Charlemagne. Tu pourrais peut-être changer ?

L'hilarité de son compère n'eut pas d'effet sur Barnabé. Il le contempla avec la tristesse sincère d'un bon commerçant qui voit dénigrer sa marchandise.

– Saint-Jacques se vend très bien, dit-il sérieusement. Je n'ai aucune raison de changer.

Tout en parlant, il endossait sa houppelande, appelait Sara qui ravaudait des hardes avec Jacquette, dans la pièce du dessus, en vue du prochain voyage, et tapotait la joue de Catherine.


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