Текст книги "Catherine Il suffit d'un amour Tome 1"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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La jeune fille jeta un coup d'œil rapide aux fenêtres. Un peu de jour s'y montrait encore. Il était trop tôt pour laisser partir Garin. Barnabé avait bien précisé : après le crève-feu. Elle s'écria, hâtivement :
– Quoi, messire, vous nous quittez déjà ?
Garin se mit à rire et, se penchant vers elle, la fixa avec une curiosité amusée :
– C'est décidément la soirée des surprises, ma chère ! Je ne pensais pas que ma compagnie vous fût aussi agréable.
Était-il réellement content ou bien glissait-il une bonne dose d'ironie dans ses paroles. Catherine décida que ce n'était pas le moment de s'en inquiéter et s'en tira par une dérobade.
– J'aime vous entendre parler, voilà tout ! fit-elle en baissant pudiquement les yeux. Nous nous connaissons si peu encore ! Aussi, à moins que vous n'ayez à faire ailleurs ou que cette soirée vous semble longue, restez encore un peu. Il y a tant de choses que j'aimerais apprendre de vous ! Songez que j'ignore tout de la Cour, de ceux qui la peuplent, de la manière dont il convient de s'y comporter...
Elle commençait à perdre pied et se maudissait d'être aussi maladroite.
Elle était consciente des regards étonnés qui se posaient sur elle et n'osait pas regarder son hôtesse de peur de lire une réprobation sur son visage. Réclamer ainsi la présence d'un homme devait paraître à la grande dame le comble de l'impudeur. Mais un secours inattendu lui vint du maître du logis, ravi de voir se présenter si bien un mariage qui l'intéressait tant.
– Restez encore un peu, mon cher ami, puisque l'on vous en prie si gracieusement ! Votre demeure n'est pas loin et je suppose que vous ne craignez guère les malandrins.
Avec un sourire à l'adresse de sa fiancée, Garin se rassit. Catherine poussa un soupir de soulagement mais n'osa plus tourner les yeux vers l'homme qu'elle trahissait de la sorte. Elle se méprisait pour ce rôle qu'elle ne pouvait s'empêcher de jouer mais l'amour qui l'habitait était plus fort que les reproches de sa conscience. Tout plutôt qu'appartenir à un autre homme qu'Arnaud !
Quand, une heure plus tard, alors que le crève-feu était sonné depuis trois grands quarts d'heure et la nuit tout à fait noire, Garin prit enfin congé de Catherine et de ses hôtes, celle-ci le regarda d'un œil froid s'enfoncer dans l'ombre, vers la mort embusquée. Mais, comme on ne fait pas taire si aisément une conscience révoltée, elle ne ferma pas l'œil de toute la nuit.
Garin de Brazey n'est que légèrement blessé et Barnabé est arrêté...
La voix de Sara tira Catherine de la demi-somnolence où elle était tombée depuis l'aube. Elle vit l'ancienne bohémienne debout auprès d'elle avec un visage couleur de cendres, des yeux éteints, des mains qui tremblaient. Elle ne comprit pas tout de suite le sens des paroles de Sara. Il y avait dedans quelque chose d'absurde et d'incroyable... Mais, Sara, devant le regard chargé de stupeur de Catherine, répétait les mêmes mots terribles. Garin de Brazey vivant ? Au fond, ce n'était pas tellement grave et même, Catherine s'en trouvait vaguement soulagée.
Mais Barnabé arrêté ?
– Qui t'a dit cela ? demanda-t-elle d'une voix blanche.
– Jehan des Écus ! Il est venu mendier ici dès l'aube, avec son sac et sa sébile. Il n'a pas pu m'en dire plus long parce que le cuisinier de la maison s'approchait pour entendre ce que nous disions. C'est tout ce que je sais.
– Alors ai de-moi à m'habiller !
Catherine se souvenait, en effet, juste à propos, de la recommandation faite par le jeune truand quand il l'avait ramenée chez elle : venir le trouver, en cas de besoin, au portail de Saint-Bénigne.
C'était le moment où jamais ! En un tournemain elle fut habillée, coiffée et, comme tout l'hôtel de Champdivers était en plein émoi, elle put sortir sans trop donner d'explications. La nouvelle de l'attentat dont Garin avait été victime se propageait comme une traînée de poudre, portée de bouche en bouche et, par la ville chacun la commentait à sa manière. Catherine n'eut qu'à dire qu'elle s'en allait aux églises remercier Dieu d'avoir épargné son fiancé pour que Marie de Champdivers la laissât sortir avec Sara.
Dans le Bourg qu'elles traversèrent en hâte, les commères s'interpellaient d'une fenêtre à l'autre ou bien par petits groupes, s'arrêtaient pour commenter la nouvelle à l'ombre des enseignes de tôle peinte et découpée. Personne, au fond, n'était vraiment surpris. La fortune du Grand Argentier avait été trop rapide, son faste trop évident pour ne pas lui créer quelques ennemis. Mais Catherine et Sara ne s'attardèrent pas à écouter les commentaires. A mesure qu'elles approchaient de l'enceinte de la ville et des énormes bâtiments de l'abbaye Saint-Bénigne, l'une des plus grandes de France, Catherine pensait surtout à ce qu'allait encore lui apprendre Jehan des Écus. Elle sentait son cœur se serrer.
Sur la place où s'ouvraient à la fois le grand portail de l'église et l'entrée du monastère, il n'y avait que peu de monde. Quelques personnes seulement franchissaient le seuil sacré. Dans les hautes tours octogonales à la pierre neuve, couleur de crème épaisse, les cloches sonnaient le glas. Les deux femmes durent attendre le passage d'un convoi funèbre qui se dirigeait vers l'église. Des moines vêtus de bure noire portaient un brancard où reposait le mort, visage découvert.
La famille et quelques pleurants les suivaient : fort peu de monde en résumé car ce n'était pas un grand enterrement.
– Je ne vois pas Jehan, chuchota Catherine derrière son voile.
– Mais si ! Sous le porche... ce moine en froc brun.
C'était en effet le truand. Revêtu d'un habit de frère mendiant, besace au dos et bâton en main, il demandait la charité pour son couvent d'une voix nasillarde. Quand elle s'approcha de lui, Catherine vit qu'il l'avait reconnue car son œil brilla plus fort sous le capuchon poussiéreux. Elle vint droit à lui, mit une pièce dans la main tendue et murmura, très vite :
– Il faut que je vous parle, tout de suite.
– Dès que tous ces braillards seront rentrés, fit le faux moine, De profundis clamavi ad te Domine...
Quand tout le cortège eut pénétré dans l'église, il attira les deux femmes dans l'encoignure de la grande porte.
– Que veux-tu savoir ? demanda-t-il à Catherine.
– Ce qui s'est passé !
– Facile ! Barnabé a voulu faire le coup tout seul... c'était une affaire privée, qu'il disait, un trop gros risque pour le prendre avec des copains. Pourtant, à bien réfléchir, avec tout ce que l'Argentier trimballe toujours comme joaillerie sur lui, ça pouvait valoir la peine.
Mais Barnabé est comme ça ! Il a seulement accepté que je fasse le guet. Moi, je voulais qu'il prenne l'Assommeur avec lui, pour être plus sûr, tu comprends ? Brazey est encore jeune et Barnabé se fait vieux. Mais, va te faire fiche il est plus têtu qu'une mule d'abbé mitré.
Il a bien fallu faire ce qu'il voulait. Moi, je lorgnais du côté du Bourg et lui, il s'était caché derrière la fontaine qui fait le coin de la rue. J'ai vu arriver l'homme, suivi d'un seul valet, et j'ai sifflé pour avertir Barnabé, puis je me suis écarté. Quand l'Argentier est passé près de la fontaine, le vieux a sauté dessus avec tant de force qu'il l'a fait tomber de son cheval. Ils se sont battus un moment dans la poussière et moi je surveillais le valet. Mais ce n'était pas un brave. En bon couard, il s'est tiré au bout d'une minute en criant « miséricorde !... ». Ensuite, j'ai vu l'un des combattants se relever et je me suis élancé parce que je croyais que c'était Barnabé. Je voulais lui donner un coup de main pour jeter le cadavre à l'Ouche. J'avais même préparé quelques grosses pierres. Mais c'était l'autre. Barnabé était resté à terre et geignait comme femme en gésine.
– Il me semble que c'était le moment où jamais de lui donner de l'aide, coupa sèchement Catherine.
C'était bien mon intention ! Seulement, comme j'allais tirer mon eustache pour en découdre à mon tour avec le Garin, le guet a juste débouché de la rue Tâtepoire. Brazey les a appelés et ils ont rappliqué. Moi, j'ai eu juste le temps de me faire tout petit. Ils étaient tout de même un peu trop pour un pauvre truand tout seul ! acheva-t-il avec un sourire contrit.
– Et Barnabé ? Qu'est-ce qu'ils en ont fait ?
– J'ai vu deux gaffres qui le ramassaient et l'emportaient sans trop de cérémonie. Il bougeait pas plus qu'un cochon égorgé mais il n'était pas mort. Ça s'entendait au souffle ! D'ailleurs, j'ai entendu le chevalier du guet ordonner qu'on l'emporte à la prison. C'est là qu'il est maintenant... à la maison du Singe. Tu connais ?
Catherine fit signe que oui. Elle tordait nerveusement entre ses doigts un coin de son livre d'heures couvert de velours rouge, cherchant vainement la solution à ce nouveau problème qui se posait avec une terrible urgence : arracher son vieil ami à la geôle !
– Il faut le tirer de là, dit-elle, il faut qu'il sorte !
Un sourire sans gaieté releva d'un seul côté, la
bouche sinueuse du faux moine. Il fit tinter sa sébile de bois à l'adresse de trois commères, en bonnet et tablier, des marchandes du Bourg qui venaient prendre un air de messe entre deux ventes.
– Pour en sortir, il en sortira, mais peut-être pas comme tu le souhaiterais. On lui offrira une petite promenade au Morimont et une petite conversation avec le grand « Carnacier » de Monseigneur.
Le geste qu'il joignait à la parole était sinistrement explicite. Jehan avait, de son doigt tendu, fait le tour de son cou. Catherine se sentit pâlir.
– Si quelqu'un est coupable dans cette affaire, c'est moi, dit-elle fermement. Je ne peux pas laisser Barnabé mourir ainsi, à ma place somme toute ! Ne peut-on le faire évader... avec de l'or ? Beaucoup d'or?
Elle pensait aux parures que lui avait données Garin et qu'elle était prête à sacrifier de bon cœur. Le mot avait eu un effet magique sur Jehan dont les yeux s'étaient mis à briller comme des chandelles.
– Ça pourrait se faire ! Seulement je ne crois pas que Jacquot de la Mer marcherait, belle Catherine. On ne t'a pas à la bonne chez lui !
On dit que tu as embobiné un brave truand à cause d'histoires ridicules. Pour tout dire, vaudrait mieux ne plus te montrer chez nous.
On ne t'écouterait même pas et il pourrait t'arriver malheur. Il n'est pas tendre Jacquot quand il estime qu'on lui doit quelque chose.
– Mais vous, implora Catherine. Vous ne voulez pas m'aider ?
Jehan ne répondit pas tout de suite. Il réfléchit un moment, haussa ses épaules inégales :
– Moi si, parce que je suis un imbécile qui n'a jamais su résister à une jolie fille. Mais qu'est-ce qu'on peut faire, tous les deux, toi et moi
?
Sans répondre, la jeune fille baissa la tête pour cacher ses larmes qui montaient. Sara la tira par sa mante, lui désignant discrètement quelques femmes qui entraient à l'église et considéraient avec curiosité le groupe que tous trois formaient. Jehan agita sa sébile et demanda la charité d'un ton pleurard. Les femmes passées, il chuchota
: – Restez pas là... Je vais réfléchir et vous ferai savoir s'il me vient une idée. Après tout il n'est pas encore exécuté, Barnabé... et l'autre n'est pas mort, cet Argentier de malheur...
L'évocation de Garin avait subitement séché les larmes de Catherine. Une idée lui venait. Une idée folle, peut-être, ou désespérée, ce qui est bien souvent la même chose. Elle saisit le bras de Sara.
– Viens ! dit-elle d'un ton si décidé que la gitane s'étonna.
– Où donc, mon cœur ?
– Chez messire de Brazey. Il faut que je lui parle...
Sans laisser à Sara le temps de protester, Catherine fit demi-tour et quitta Saint-Bénigne. Quand elle avait pris une décision, elle s'y tenait et se hâtait de la mettre à exécution sans peser davantage le pour et le contre. Sur ses talons, Sara s'essoufflait à lui représenter qu'une telle visite, de la part d'une jeune fille, n'était .pas séante, que la dame de Champdivers leur ferait certainement de vifs reproches, que Catherine risquait sa réputation en se rendant chez un homme, fût-il son fiancé, mais la jeune fille, le front buté, les yeux à terre, poursuivait son chemin sans l'écouter.
Laissant à main droite l'église Saint-Jean, elle s'engouffra dans l'étroite rue Poulaillerie, toute caquetante de poules, d'oies et de canards. Les maisons basses, pittoresques avec leurs enseignes peinturlurées de couleurs criardes et leurs antiques emblèmes hébraïques étaient des vestiges du temps où cette rue était celle de la juiverie. Garin de Brazey habitait à l'extrémité du Bourg, un grand hôtel hautain, défendu de hauts murs, qui faisait l'angle de la rue Portelle où les orfèvres avaient leurs luxueuses boutiques.
Quand elle déboucha dans le Bourg, les chaudières des tripiers ronflaient. Catherine se boucha le nez pour éviter l'écœurante odeur de sang et de graisse. Le marché battait son plein et il était difficile d'avancer entre les étals des bouchers installés jusqu'au milieu de la rue et les installations des paysannes avec leurs paniers de légumes. Il régnait là une atmosphère de foire qui, ordinairement, amusait beaucoup Catherine. Mais ce matin toute cette agitation l'agaçait. Elle allait s'engager dans la rue de la Parcheminerie, tournant le dos au Bourg bruyant, quand un homme attira son attention.
Grand et fort, tout vêtu de cuir roussi, il avait de longs bras et se tenait un peu voûté, ce qui le faisait ressembler à quelque grand singe. Des cheveux gris, coupés carrément, dépassaient d'un capuchon de drap rouge. Il avançait lentement, armé d'une longue baguette blanche avec laquelle il désignait les denrées qu'il désirait acquérir et que les marchands, craintifs, se hâtaient de déposer dans le panier d'une servante qui suivait. La vue de cet homme fit frissonner Catherine mais ce fut Sara qui traduisit leur subite angoisse commune.
– Maître Joseph Blaigny, chuchota-t-elle.
Catherine ne répondit pas, détourna la tête. C'était, en effet, le bourreau de Dijon qui faisait son marché...
Le visage du blessé faisait une tache pâle au fond de la chambre qui parut à Catherine immense et fort sombre. De grands volets de chêne peint, à demi tirés devant les hautes fenêtres à meneaux garnies de vitraux interceptaient presque toute la lumière du soleil et quand, à la suite d'un valet, elle pénétra dans la chambre, elle dut s'arrêter un moment pour accoutumer ses yeux à cette pénombre.
Une voix lente, lointaine, se fit entendre.
– Quelle faveur extrême, ma chère !... Je n'aurais osé espérer de vous un tel intérêt...
Il y avait à la fois de l'ironie, de la surprise et un peu de dédain dans cette voix, mais Catherine ne s'attarda pas à analyser ce que pouvait penser le maître du logis. 11 lui fallait aller jusqu'au bout de l'étrange mission qu'elle s'était donnée. Elle fit quelque pas. A mesure qu'elle s'avançait, ses yeux distinguaient mieux les choses et le somptueux mais sévère décor. Garin était couché sur un grand lit dans le coin le plus éloigné de la chambre, face aux fenêtres. Ce lit était tout tendu de velours violet, uni, et sans autre ornement que les cordelières d'argent, maintenant relevés les épais rideaux. Au chevet, on pouvait voir les armes du seigneur de Brazey et son énigmatique devise « Jamais » qui se répétait plusieurs
fois en bandeau. « Une devise qui refuse ou qui repousse, mais qui ou quoi ? » pensa Catherine.
Garin la regardait approcher sans mot dire. Il portait un vêtement de même couleur que le lit, qui disparaissait sous les draps et la courtepointe faite d'une immense fourrure noire, mais il était nu-tête si l'on exceptait un léger pansement au front. C'était la première fois que Catherine le voyait sans chaperon et elle eut l'impression de se trouver en face d'un étranger. Auprès de ce visage pâle et des courts cheveux bruns, striés de fils d'argent, le bandeau noir prenait une valeur plus tragique, plus évidente que sous l'ombre du chaperon. Catherine sentait son assurance la fuir à mesure qu'elle avançait sur les glissantes dalles de marbre noir, gagnant l'un après l'autre les îlots plus stables d'un archipel de tapis aux coloris assourdis. Il n'y avait que peu de meubles dans cette chambre dont les murs de pierre se tendaient eux aussi de velours violet : une crédence d'ébène supportant d'exquises statuettes d'ivoire finement travaillé, une table, entre deux sièges en X
tirés près d'une fenêtre et sur laquelle étincelait un échiquier d'améthyste et d'argent, mais surtout un immense et fastueux fauteuil d'argent massif et de cristal, surélevé, ainsi que le repose-pieds assorti, par deux marches recouvertes de tapis. Un véritable trône...
Ce fut ce siège seigneurial que Garin désigna de la main à la jeune fille. Elle monta d'un pas mal assuré, mais reprit confiance quand ses mains purent s'accrocher fermement aux bras d'argent. Elle toussota pour s'éclaircir la voix et demanda :
– Avez-vous été gravement blessé ?
Je commençais à me demander si vous aviez perdu la voix. En vérité, Catherine, depuis que vous êtes entrée dans cette pièce, vous avez l'air terrifié de l'accusé qui entre au tribunal. Non, je ne suis pas gravement atteint, je vous remercie. Un coup de dague dans l'épaule et une bosse à la tête. Autant dire rien. Vous voilà rassurée ?
La sollicitude qu'elle venait d'affecter écœura soudain Catherine. Elle se sentait incapable de feindre plus longtemps. Au surplus, à quoi bon se réfugier derrière le paravent commode des paroles mondaines quand la vie d'un homme était en jeu ?
– Vous venez de dire, fit-elle en redressant la tête et en le regardant bien en face, que j'avais l'air d'une accusée et vous ne vous êtes pas trompé. C'est justice que je viens vous demander.
Les sourcils noirs de l'argentier se relevèrent au-dessus du bandeau et de son œil unique. Sa voix prit une note plus métallique :
–
Justice ? pour qui ?
– Pour l'homme qui vous a attaqué. C'est sur mon ordre qu'il l'a fait...
– Le silence qui tomba entre le fauteuil d'argent et le lit de velours avait le poids même de la hache du bourreau. Garin n'avait pas sourcillé, mais Catherine remarqua qu'il avait pâli encore. Les doigts crispés sur la chimère de cristal terminant les bras de son siège, elle n'avait pas baissé la tête. Elle attendait seulement, tremblant intérieurement de ce qu'il allait dire, des paroles qui devaient sortir de cette bouche serrée, de ce visage figé. Un bourdonnement d'abeille lui emplissait les oreilles maintenant, chassant les bruits de la rue, d'ailleurs affaiblis, brisant le silence énorme de l'instant précédent. La peur, une peur d'enfant, s'emparait de la jeune fille. Garin de Brazey ne disait toujours rien. Il la regardait seulement et il y avait plus d'intensité dans cet œil unique et dans cette orbite aveugle que dans mille regards... Le corps de la jeune fille se tendit pour bondir, s'enfuir mais, soudain, le blessé parla. Sa voix était neutre, sans couleur et comme indifférente. Il demanda seulement Vous avez voulu me faire tuer ? Vous me haïssez donc tellement ?
– Non, je n'ai rien contre vous. C'est le mariage que je déteste et c'est lui que je voulais détruire. Vous mort... -
– Le duc Philippe en eût choisi un autre. Croyez– vous que, sans son ordre formel, j'aurais accepté de vous donner mon nom, de faire de vous ma femme ? Je ne vous connais même pas et vous êtes de fort petite naissance, mais...
Rageusement, Catherine, rouge jusqu'aux oreilles, lui coupa la parole :
– Vous n'avez pas le droit de m'insulter. Je vous le défends. Pour qui vous prenez-vous donc ? Vous n'êtes jamais que fils d'orfèvre, comme moi-même !
– Je ne vous insulte pas. Je dis ce qui est et je vous serais reconnaissant de me laisser finir. C'est bien le moins que vous puissiez faire après l'incident de cette nuit. Je disais donc : vous êtes de petite naissance et sans fortune, mais vous êtes belle. Je peux même dire que vous êtes la plus belle fille que j'aie jamais vue... et sans doute qu'ait jamais vue le duc. Si j'ai reçu ordre de vous épouser c'est dans un but bien précis : celui de vous élever jusqu'à la Cour... et jusqu'au lit du maître auquel vous êtes destinée !
D'un bond, Catherine se dressa sur ses pieds, dominant l'homme étendu :
– Je ne veux pas. Je refuse d'être livrée au duc Philippe comme un objet ou une serve !...
D'un geste, Garin la fit à la fois taire et se rasseoir. Un mince sourire étira sa bouche devant cette enfantine révolte et sa voix se radoucit.
– Nous sommes tous, plus ou moins, les serfs de Monseigneur et vos désirs, pas plus que les miens d'ailleurs, ajouta-t-il avec une certaine amertume, n'ont d'importance. Jouons franc-jeu, si vous le voulez bien, Catherine, car c'est notre seule chance d'éviter de nous haïr et de nous livrer une insupportable guerre sourde. Ni vous, ni moi n'avons le pouvoir de résister à l'ordre du duc ni à ses désirs. Or ses désirs, ou plutôt son désir, c'est vous. Même si le mot brutal vous choque, il faut que vous entendiez la vérité !
Il s'arrêta un moment pour reprendre sa respiration, saisit une coupe d'argent qui se trouvait à son chevet auprès d'un hanap de vin et d'une assiette de fruits, la vida d'un trait et tendit l'assiette à la jeune fille.
Machinalement, Catherine prit une pêche. Garin poursuivit :
– Que nous refusions l'un ou l'autre ce mariage imposé et c'est la hache pour moi, la prison pour vous et les vôtres, peut-être pire. Le duc n'aime pas qu'on lui résiste. Vous avez tenté de me faire tuer. Je vous le pardonne bien volontiers car vous ne saviez pas ce que vous faisiez. Mais si le coup avait réussi, si j'étais tombé sous la dague de ce malandrin, vous n'étiez pas libérée pour autant. Philippe eût désigné quelqu'un d'autre pour vous passer l'anneau au doigt. Il va toujours droit au but qu'il s'est fixé, ne l'oubliez pas, et rien ne peut l'en détourner !
Catherine, vaincue, baissa la tête. L'avenir lui apparaissait plus noir encore et plus menaçant. Elle se trouvait au centre d'une toile d'araignée qu'elle était trop faible, avec ses mains d'enfant, pour déchirer. C'était comme un lent tourbillon d'eau, comme il s'en crée dans les rivières, qui l'emportait jusqu'au trou central, inévitable...
Pourtant, elle dit encore, sans oser regarder Garin :
– Ainsi, vous, un seigneur, vous acceptez sans broncher de voir celle qui portera votre nom devenir maîtresse du prince ? Vous ne ferez rien pour l'en empêcher ?
Garin de Brazey haussa les épaules et se remonta sur les nombreux oreillers de soie qui l'étayaient.
Je n'en ai ni le moyen ni le désir. D'aucuns considéreraient cela comme un honneur. Pas moi, je vous le concède. Il est bien évident que, si je vous aimais, les choses seraient plus pénibles, mais...
Il s'arrêta un instant comme s'il cherchait ses mots. Son regard demeurait attaché au visage rougissant de Catherine qui, à nouveau, se sentait mal à l'aise. Elle releva la tête d'un air de défi :
– Mais ?
– Mais je ne vous aime pas plus que vous ne m'aimez, ma chère enfant, acheva-t-il doucement. Vous voyez que vous pouvez bannir tout remords. Je ne vous en veux même pas d'avoir comploté ma mort...
Rappelée soudain au but de sa visite, Catherine saisit la balle au bond :
– Prouvez-le-moi alors !
– Vous le prouver ?
Le visage de Garin exprimait la surprise. Ses sourcils se froncèrent et un peu de sang monta à ses joues pâles. Craignant un éclat, Catherine se hâta d'enchaîner :
– Oui... Je vous en supplie ! Celui qui vous a attaqué est un vieil ami à moi, c'est même mon seul ami. C'est lui qui nous a cachées après la mort de mon père, lui encore qui nous a fait fuir Paris insurgé, amenées ici en sûreté. Je lui dois ma vie, celle de ma mère, de ma sœur... Il n'a agi que par tendresse pour moi, parce qu'il se jetterait au feu si je le lui demandais. Je ne veux pas qu'il meure à cause de ma sottise. Je vous en supplie !... faites quelque chose.
Pardonnez-lui aussi, faites-le libérer... Il est vieux, malade...
– Pas si malade que cela ! fit Garin avec son mince sourire. Il est encore très vigoureux. J'en sais quelque chose !...
Oubliez-le. Pardonnez-lui... Vous êtes puissant, vous pouvez arracher un malheureux à la potence. Je vous en serais tellement reconnaissante !
Emportée par le désir de sauver Barnabé, Catherine avait quitté son siège et s'était avancée vers le lit. Elle se laissa glisser à genoux auprès de l'énorme couche et tendit vers le blessé un visage soudain inondé de larmes et deux mains tremblantes. Garin se redressa et se pencha un bref instant vers le joli visage en larmes, dans lequel les yeux violets étincelaient comme des pierres précieuses. Ses traits s'étaient durcis, son nez se pinçait.
– Relevez-vous, ordonna-t-il d'une voix rauque, relevez-vous tout de suite. Et ne pleurez plus !... Je vous interdis de pleurer devant moi !
Une colère sourde grondait dans sa voix et Catherine, interdite, obéit machinalement, se releva et recula de deux pas sans quitter des yeux le visage convulsé de l'argentier. Les yeux détournés, celui-ci expliquait maladroitement :
– Je hais les larmes !... Je ne peux supporter de voir pleurer une femme ! Allez-vous-en maintenant... Je ferai ce que vous voudrez ! Je demanderai la grâce de ce malandrin... mais partez ! Partez tout de suite, vous m'entendez...
Il désignait la porte à la jeune fille terrifiée. Catherine ne comprenait rien à la soudaine colère de Garin. Elle reculait à petits pas prudents vers la porte, hésita un instant au seuil, mais avant de franchir la porte, rassembla son courage :
– Merci, dit-elle seulement.
Mi-soulagée, mi-inquiète, à cause de l'étrange attitude de Garin, Catherine, escortée de Sara, rentra à l'hôtel de Champdivers où la maîtresse de maison lui délivra une homélie sur la modestie et la retenue qui conviennent à une véritable dame et, à plus forte raison, à une jeune fille. Catherine écouta sans protester, heureuse de la tournure que prenaient les événements. En effet, il ne lui venait même pas à l'idée de mettre en doute la parole de Brazey. Il avait dit qu'il ferait libérer Barnabé et elle était sûre qu'il le ferait. Il n'y avait qu'à attendre...
Malheureusement, la demande en grâce de l'argentier arriva trop tard. Le vieux truand avait été mis à la torture pour lui faire avouer les raisons de son geste et n'avait pas résisté : il était mort sur le chevalet, sans rien dire. Ce fut Jehan des Écus qui vint dès le lendemain matin, apprendre la nouvelle à Sara.
Enfermée chez elle, Catherine désespérée sanglota toute la journée, pleurant son vieil ami et se reprochant amèrement de l'avoir envoyé, bien inutilement, à une mort aussi cruelle. Des images du passé lui revenaient en foule: Barnabé et sa houppelande à coquilles, vendant ses fausses reliques au portail de Sainte-Opportune, Barnabé dans son antre de la Cour des Miracles, ravaudant ses habits ou discutant avec Mâchefer, Barnabé à l'assaut de la maison de Caboche, Barnabé dans la barque qui les emmenait au fil de la Seine, ses longues jambes étendues devant lui, récitant des vers...
Au soir de ce triste jour, Sara apporta à Catherine un petit paquet soigneusement cacheté que lui envoyait Garin de Brazey. Quand elle l'eut ouvert, elle vit qu'il contenait une dague toute simple, au manche de corne simplement gravé d'une coquille et qu'elle reconnut aussitôt : la dague de Barnabé, celle qui lui avait servi à frapper Garin... Deux mots l'accompagnaient, rien que deux mots :
« Je regrette !... » avait seulement écrit Garin.
Un long moment, Catherine garda dans sa main l'arme grossière. Ses larmes ne coulaient plus. La mort de Barnabé marquait la fin d'un chapitre de son existence et le début d'un autre. Dans sa paume, le manche de corne se réchauffait, reprenait vie comme si la main du Coquillart l'eût quitté l'instant précédent... Lentement, Catherine se dirigea vers le petit coffret de bois sculpté que lui avait donné l'oncle Mathieu et y déposa la dague. Puis elle alla s'agenouiller devant une petite statue de la Vierge Noire qui ornait un coin de sa chambre et devant laquelle brûlaient deux cierges. La tête dans ses mains, elle pria longtemps pour laisser à son cœur le temps de se calmer.
Quand elle se releva, elle avait pris la décision de ne plus lutter contre son destin. Puisqu'il n'y avait pas moyen de faire autrement, puisque tout semblait se liguer contre sa liberté, elle épouserait Garin de Brazey. Mais nulle puissance au monde, pas même le duc Philippe, ne pourrait arracher de son cœur celui qui l'occupait tout entier, sans espoir mais sans partage. Elle ne cesserait pas d'aimer Arnaud de Montsalvy.
Malgré le surcot d'hermine qui lui emprisonnait les hanches et le buste par-dessus sa robe de brocart bleu argent et malgré la houppelande doublée de même fourrure jetée sur ses épaules, Catherine se sentait glacée jusqu'aux os. Elle devait serrer les lèvres pour empêcher ses dents de claquer. Dans la petite chapelle romane du château de Brazey, le froid de décembre mordait cruellement en dépit des tapis et des carreaux de velours jetés sous les pieds des assistants.
Et, dans sa chasuble rutilante, le prêtre à l'autel, avait l'air transi tandis que les petits clercs s'essuyaient subrepticement le nez à leurs manches.
La cérémonie du mariage avait été brève. Comme dans un songe, Catherine s'était entendu répondre « oui » à la question de l'officiant.
Sa voix n'avait été qu'un souffle. Le vieillard avait dû se pencher pour le recueillir. Garin, lui, s'était engagé d'une voix calme, indifférente...
De temps en temps, le regard de la jeune femme glissait vers celui qui était maintenant son mari. Le froid intense de cette journée d'hiver ne paraissait pas avoir plus de prise sur lui que le fait de prendre femme.
Il se tenait debout auprès d'elle, bras croisés, fixant l'autel de son œil unique avec cette étrange expression de défi qui avait tant frappé la jeune fille, lors de leur première rencontre, à Notre-Dame. Ses vêtements de velours noirs, ourlés de zibeline, ne semblaient pas plus épais que d'habitude et il ne portait pas de houppelande sur son pourpoint court. Pas de joyaux non plus, à l'exception d'une grosse larme de diamant merveilleusement pure, qu'un léopard d'or, piqué dans les plis de son chaperon, portait entre ses griffes. Lorsqu'il s'était déganté pour prendre dans les siens les doigts glacés de Catherine, elle avait été surprise de constater combien cette main était chaude.