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Catherine Il suffit d'un amour Tome 1
  • Текст добавлен: 21 сентября 2016, 17:47

Текст книги "Catherine Il suffit d'un amour Tome 1"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



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– Comment ?

Va-t'en, te dis-je... va-t'en avant que je ne te jette à la porte de cette chambre. J'ai juré, un jour de désespoir, de tuer tout ce qui porte ce nom. Parce que tu es une femme, je ne te tuerai point... mais je ne veux plus te voir, jamais.

Atterrée, Catherine assistait sans comprendre à cette explosion de fureur. L'homme qui, tout à l'heure délirait entre ses bras, celui qui l'avait regardée avec les yeux mêmes de l'amour, s'était mué par une absurde métamorphose en ennemi... Il la rejetait. Mais il parlait encore, entre ses dents serrées.

– Écoute-moi bien ! J'avais un frère... un garçon merveilleux, que j'adorais. Il était au service du duc Louis de Guyenne. Durant les émeutes de Caboche, les bouchers l'ont pris, l'ont abattu, dépecé comme une bête d'abattoir. Il était jeune, il était brave et beau, il n'avait jamais fait de mal à personne mais on l'a égorgé comme un pourceau. Et l'homme qui l'a tué, c'était un boucher qui s'appelait Guillaume Legoix. Maintenant, tu sais... Alors va-t'en et prie Dieu que jamais plus nous ne nous rencontrions...

Il y avait tant de rage, tant de chagrin aussi dans la voix du jeune homme que des larmes montèrent aux yeux de Catherine. La déception était trop cruelle et trop brutal cet écroulement de l'univers d'amour bâti en quelques heures autour d'une rencontre. Avoir atteint un rêve que l'on croyait mort depuis longtemps, mort à tout jamais et le voir s'évanouir de cette manière absurde !... Comment pouvait-il la charger si cruellement de la mort de Michel alors que, pour cet inconnu, elle avait tout perdu ? Elle voulut tenter de se défendre.

– Par grâce, messire, écoutez-moi, ne me condamnez pas sans m'entendre. Ne savez-vous donc pas ce qui s'est passé, ce triste jour où mourut votre frère ? Ne savez-vous pas...

La voix brutale d'Arnaud lui coupa la parole tandis que, du doigt, il la chassait encore.

– Je n'en sais que trop ! Va-t'en... Tu me répugnes, ta vue me fait horreur. D'ailleurs, on l'attend en bas. N'ai-je pas entendu ce chevalier qui vient d'arriver dire que le duc de Bourgogne l'envoie le protéger ?

Que d'honneur, que d'attentions ! Il n'est pas difficile de deviner ce que tu es, ma belle ! Le duc Philippe passe pour aimer les femmes comme toi.

– Je ne suis rien pour Monseigneur Philippe, se révolta Catherine rouge jusqu'aux oreilles. Au contraire, il a voulu me faire arrêter récemment. Qu'allez-vous imaginer ?

Le rire d'Arnaud fut encore plus insultant que ses paroles.

– Imaginer ? Il n'a pas dû avoir beaucoup de mal à t'avoir si j'en juge d'après ma propre expérience. Tu te laisses trousser aisément, la fille !

Le cri que poussa Catherine était celui d'un animal blessé. Ses prunelles dilatées laissèrent échapper un flot de larmes. Elles roulèrent le long de ses joues jusque sur son cou. Catherine tendit vers le blessé des mains qui tremblaient.

– Par pitié, messire... Que vous ai-je fait pour être traitée de la sorte. N'aviez-vous pas compris ?

– Quoi ? fit Arnaud sarcastique. Que, tout juste sortie du lit de Philippe, tu acceptais de te glisser dans le mien. Qui sait ? Peut-être sur ordre. Cette agression... et ce sauvetage la nuit dernière n'étaient peut– être qu'un coup savamment monté. Ton rôle à toi, c'était de me tirer sur l'oreiller le but de ma mission. Félicitations !... J'avoue que tu as failli réussir. Ma parole, tu m'as un instant rendu fou... C'est qu'aussi j'ai rencontré bien peu de garces aussi tentantes que toi.

Maintenant, assez, je t'ai déjà dit de filer !

Folle de colère cette fois, oubliant la passion que ce garçon avait éveillée en elle, Catherine, les poings serrés, marcha vers le lit.

– Je n'en sais que trop ! Va-t'en... Tu me répugnes, ta vue me fait horreur. D'ailleurs, on l'attend en bas. N'ai-je pas entendu ce chevalier qui vient d'arriver dire que le duc de Bourgogne l'envoie le protéger ?

Que d'honneur, que d'attentions ! Il n'est pas difficile de deviner ce que tu es, ma belle ! Le duc Philippe passe pour aimer les femmes comme toi.

– Je ne suis rien pour Monseigneur Philippe, se révolta Catherine rouge jusqu'aux oreilles. Au contraire, il a voulu me faire arrêter récemment. Qu'allez-vous imaginer ?

Le rire d'Arnaud fut encore plus insultant que ses paroles.

– Imaginer ? Il n'a pas dû avoir beaucoup de mal à t'avoir si j'en juge d'après ma propre expérience. Tu te laisses trousser aisément, la fille !

Le cri que poussa Catherine était celui d'un animal blessé. Ses prunelles dilatées laissèrent échapper un flot de larmes. Elles roulèrent le long de ses joues jusque sur son cou. Catherine tendit vers le blessé des mains qui tremblaient.

– Par pitié, messire... Que vous ai-je fait pour être traitée de la sorte. N'aviez-vous pas compris ?

– Quoi ? fit Arnaud sarcastique. Que, tout juste sortie du lit de Philippe, tu acceptais de te glisser dans le mien. Qui sait ? Peut-être sur ordre. Cette agression... et ce sauvetage la nuit dernière n'étaient peut– être qu'un coup savamment monté. Ton rôle à toi, c'était de me tirer sur l'oreiller le but de ma mission. Félicitations !... J'avoue que tu as failli réussir. Ma parole, tu m'as un instant rendu fou... C'est qu'aussi j'ai rencontré bien peu de garces aussi tentantes que toi.

Maintenant, assez, je t'ai déjà dit de filer !

Folle de colère cette fois, oubliant la passion que ce garçon avait éveillée en elle, Catherine, les poings serrés, marcha vers le lit.

– Je ne partirai pas, pas avant que vous ne m'ayez entendue... et que j'aie reçu vos excuses...

– Des excuses ? À une...

Il avait jeté l'insulte comme on crache. Sous le mot ignoble, la jeune fille reculait les mains au visage comme s'il l'avait frappée. Son courage et aussi sa colère l'abandonnaient. Tout le doux roman s'était mué en une farce grotesque et avilissante. La lutte, elle le sentait bien, ne servirait à rien parce que la colère aveuglait Arnaud. Se détournant, les mains abandonnées avec lassitude le long de son corps, elle marcha vers la porte. Elle allait l'ouvrir quand un sursaut d'orgueil la retourna vers lui. Sa tête fine, sous la masse somptueuse des cheveux qui lui faisaient une auréole désordonnée, se redressa fièrement. Elle planta son regard méprisant dans les yeux noirs du jeune homme. Redressé sur un coude, la tête un peu basse, tous ses muscles crispés par la fureur, il avait l'air d'un fauve prêt à bondir malgré l'absurde turban blanc, quelque peu bousculé par les derniers événements, et qui lui ôtait un peu de son aspect inquiétant.

– Un jour, fit froidement Catherine, vous vous traînerez à mes pieds pour que j'oublie vos paroles, Arnaud de Montsalvy, seigneur de la Châtaigneraie. Mais vous n'aurez de moi ni pardon ni merci.

Votre frère, lui, était doux et bon... et je l'aimais. Adieu !...

Elle allait sortir et se tournait vers la porte quand un choc violent faillit la jeter à terre ; elle eut tout juste le temps de s'agripper au mur pour éviter la chute. Lancé d'une main sûre, un gros oreiller venait de s'abattre sur elle. Il en fallait en effet bien plus que la dignité d'une femme pour calmer Arnaud quand il était en colère. Stupéfaite, elle se tourna vers lui. Assis dans son lit, il riait de toutes ses dents blanches en la regardant méchamment :

La prochaine fois que tu oseras parler de mon frère, petite traînée, je t'étranglerai avec ces mains– là, fit-il en étalant ses grandes mains brunes devant lui. Remercie le ciel que je ne puisse bouger. Le nom des Montsalvy n'est pas fait pour se souiller dans la bouche des filles comme toi, et...

Il allait continuer mais sa furieuse diatribe se trouva coupée net.

Courant vers le lit, Catherine venait de lui appliquer une gifle retentissante.

Le pansement bascula et la blessure de la tempe se rouvrit, laissant filtrer un peu de sang qui glissa sur la joue mal rasée. Soulevée de rage et d'indignation, Catherine avait oublié qu'il était blessé et avait frappé de toutes ses forces. La vue du sang la calma mais n'éveilla pas le moindre regret en elle. Il l'avait insultée indignement et elle n'avait été que trop patiente. Obscurément, elle se sentait heureuse de lui infliger une souffrance. Elle eût même voulu que ce fût pire. Elle eût aimé le déchirer de ses dents et de ses ongles, éteindre ce regard insolent où, pour le moment, la stupeur avait pris la place du mépris.

Machinalement Arnaud portait une main à sa joue gauche, plus rouge que l'autre. C'était de toute évidence la première fois que ce genre d'aventure lui arrivait et il ne s'en remettait pas. La gifle l'avait réduit au silence et Catherine, s'en rendant parfaitement compte, le considéra avec une profonde satisfaction.

– Comme cela, fit-elle gentiment, vous vous souviendrez bien mieux de moi, messire !...

Après quoi, esquissant une révérence, elle quitta la chambre avec toute la majesté d'une reine outragée, laissant le chevalier à ses réflexions. Mais elle n'alla pas loin car elle était au bout de ses forces.

La porte refermée, elle s'adossa au mur pour essayer de se calmer un peu. Derrière le battant de bois grossier, elle entendit Arnaud jurer effroyablement mais elle ne réagit pas. Que lui importait maintenant sa colère ? Ce qui comptait, c'était la blessure cruelle qu'il lui avait infligée et dont elle aurait pu crier. L'irrémédiable s'était installé entre eux et l'amour. Jamais plus ils ne pourraient se rapprocher. Ils étaient destinés à se haïr, à tout jamais, et cela pour un malentendu que Catherine, dans son amour-propre blessé, se refusait à dissiper désormais. Puisqu'il n'avait pas voulu l'entendre, il ignorerait toujours la vérité que, d'ailleurs, prisonnier de son orgueil de caste, il refuserait, pensant que la jeune fille se cherchait une excuse.

Respirant à petits coups saccadés afin de retrouver son souffle, elle ferma les yeux un instant. Les battements désordonnés de son cœur parurent se calmer. Un peu de paix remonta des profondeurs de son être, étalant la tempête... Quand elle rouvrit les paupières, le petit médecin arabe était devant elle, la regardant gravement sous son énorme turban pareil à une pivoine géante. Et Catherine fut surprise de lire tant de compréhension dans le regard paisible du Maure.

– Le chemin de l'amour est pavé de chair et de sang, récita-t-il doucement. Vous qui passez par là, relevez le pan de vos robes !

D'un geste vif, la jeune fille essuya une larme attardée sur sa joue.

– Qui a dit cela ?

Abou-al-Khayr haussa les épaules et posa la main sur la poignée de la porte. Il était moins grand que Catherine d'une bonne moitié de tête, non compris le turban, mais il avait tant de dignité qu'il lui parut immense.

– Un poète persan mort voici déjà bien des années, répondit-il. Il se nommait Hafiz et connaissait bien le cœur de l'homme. Moins bien celui de la femme dont il eut à souffrir... Mais je vois que, cette fois, les rôles sont renversés et c'est toi qui souffres, jeune fille. Tu t'es meurtrie à cet homme aussi beau mais aussi dangereux qu'une lame de Tolède et tu

saignes... Je ne l'aurais pas cru car, par Allah, j'étais persuadé, vous voyant ensemble, que vous étiez destinés à former l'un de ces couples rares et bénis, qui ne se rencontrent que si peu souvent.

– Vous vous êtes trompé, soupira Catherine... et moi aussi. J'ai cru, un instant, qu'il allait m'aimer. Mais il me hait et me méprise et je ne peux vous expliquer pourquoi. Il a dit qu'il ne voulait plus jamais me revoir...

Le petit médecin se mit à rire de bon cœur, sans souci de l'air indigné de Catherine pour qui cette gaieté était au moins intempestive.

– Hafiz dit aussi : « J'ai bien peur que les saints qu'on voit se moquer des ivrognes n'aillent porter un jour leurs prières au cabaret. »

Il te déteste mais il te désire. Que te faut-il de plus ? Quand une femme emporte avec elle le désir d'un homme, elle est toujours sûre de le retrouver un jour. Tu devrais savoir qu'un homme en colère laisse courir sans frein sa parole, cette jument sauvage. Les voix de sa tempête intérieure crient bien trop fort pour qu'il entende celle, toujours un peu enrouée, de la raison. Va rejoindre ton oncle qui s'inquiète et laisse-moi seul avec cet homme difficile. Je vais rester auprès de lui et l'accompagnerai chez le duc de Bourgogne. Je vais aussi essayer de savoir ce qu'il y a dans cette tête dure... Va en paix, jeune fille !

Sans rien ajouter de plus, Abou-al-Khayr salua Catherine et, appelant d'un geste son serviteur noir, accroupi un peu plus loin, aussi immobile qu'une statue d'ébène, il rentra dans la chambre. Catherine, songeuse et un peu consolée, regagna celle où elle était demeurée si peu de temps, pour réparer le désordre de sa toilette. Dans la cour, Mathieu continuait à clamer son nom. Elle se pencha sur la balustrade, cria :

– Un moment, mon oncle, je viens tout de suite ! puis rentra chez elle.

Quelques minutes plus tard, vêtue d'une robe de fin lainage brun sous le grand manteau du duc Philippe, ses nattes bien serrées par un étroit capuchon de soie qui lui donnait l'air d'un jeune moine, elle descendait majestueusement dans la cour sous l'œil mi-ravi mi-furieux de son oncle et celui, franchement admiratif du jeune Roussay. Revoir la jeune fille épanouissait visiblement le capitaine bourguignon et il se précipita vers elle pour lui offrir la main à la dernière marche et l'aider à franchir les flaques d'eau laissées par la pluie.

Avec un sourire distrait, Catherine appuya ses doigts au poing offert et s'avança vers Mathieu qui suivait la scène, les mains aux hanches et le chaperon en bataille à son habitude.

– Le bonjour, mon oncle. Avez-vous passé une bonne nuit ?

– D'où sors-tu, grogna Mathieu en posant un baiser rapide sur le front offert. Voilà des heures que je m'époumone !

– Je me suis promenée mais l'herbe était mouillée et j'ai dû me changer. Partons-nous ?

– Tu es bien pressée soudain ? Tu semblais te soucier si fort de notre trouvaille d'hier soir...

Catherine offrit à son oncle un sourire éclatant puis, haussant la voix suffisamment pour qu'elle montât jusqu'à certaine fenêtre ouverte juste au-dessus de sa tête, répondit :

– Nous lui avons trouvé un médecin, nous n'avons plus rien à faire avec lui et nul besoin d'exercer plus avant la charité. Partons, j'ai hâte maintenant de rentrer chez nous.

D'un pas décidé, elle se dirigeait vers les mules qui attendaient toutes préparées, laissant Jacques de Roussay se substituer au vieux Pierre pour lui tenir l'étrier et le remerciait d'un sourire et d'un : Grand merci, Messire. Je rends grâce à Monseigneur Philippe de vous avoir envoyé à nous. L'honneur est grand et aussi le plaisir puisque nous allons voyager ainsi de compagnie...

Rouge de joie, le jeune homme remonta à cheval et donna à ses hommes le signal du départ. Les paroles gracieuses de Catherine lui ouvraient une large porte sur des espoirs qu'il s'était interdits jusque-

là. Cette attention du duc Philippe ne signifiait que trop le prix accordé par lui à la belle Dijonnaise et Jacques ne doutait pas que Catherine ne fût promise, à bref délai, à l'amour de son maître. Mais une femme ayant toujours le droit de choisir et de se refuser, rien n'interdisait au jeune capitaine de tenter sa chance de son côté, pendant le temps que durerait le voyage.

Il mit son cheval au pas de la mule de Catherine et voulut poursuivre un entretien si bien commencé. Mais la jeune fille parut tout à coup frappée de mutisme. A toutes ses avances, elle ne répondit plus que par monosyllabes, gardant les yeux baissés et un visage fermé. Jacques de Roussay se résigna à voyager en silence, se contentant d'admirer le ravissant profil délicatement encadré par la précieuse fourrure.

Rassuré par l'escorte armée, Mathieu Gautherin s'était paisiblement endormi sur sa selle, balancé au pas mesuré de sa monture. Les valets et les soldats suivaient. Catherine, murée dans son silence et dans ses pensées essayait de retrouver le visage ardent d'Arnaud quand il lui avait parlé d'amour. Tout avait été si brusque, tout avait changé si vite dans sa vie paisible qu'elle se sentait étourdie comme si elle avait bu trop de vin doux. Il fallait le calme quotidien de la maison, les présences familières et raisonnables de sa mère, de sa sœur, et aussi de Sara pour reprendre un peu pied sur terre. De Sara surtout ! Elle savait toujours tout, elle lisait dans l'âme de Catherine comme dans un petit livre clair. Elle pouvait tout expliquer car nulle femme ne connaissait comme elle les hommes. Un désir violent de la revoir saisit Catherine, si pressant qu'elle eut envie de cravacher sa mule, de devancer tout le monde et de ne plus jamais s'arrêter avant les murailles de Dijon.

Mais, devant les pas de la mule, la route de Flandres s'allongeait toujours, interminablement...

L'office du matin s'achevait dans l'église Notre– Dame de Dijon. Le chaud soleil de juillet, à l'extérieur, illuminait déjà les mille flèches de la ville ducale, mais il faisait si sombre à l'intérieur que l'on n'y voyait guère. Peu éclairée, en temps normal, la grande église ogivale était encore obscurcie par les lourdes tentures noires qui tombaient des voûtes. Dans toutes les églises, et aux façades de beaucoup de maisons, on retrouvait ces mêmes tentures car, depuis une semaine, la Bourgogne était en deuil de sa duchesse. Michelle de France était morte subitement, dans son palais de Gand, le 8 juillet. Si subitement même que l'on parlait de poison, à mots couverts bien sûr.

On chuchotait que la jeune duchesse faisait tous ses efforts pour rapprocher son mari du dauphin Charles, son frère, et que la reine Isabeau, sa terrible mère, ne voulait pas de cette réconciliation entre son gendre et le fils qu'elle haïssait. C'était elle qui avait placé auprès de sa fille la dame de Vies ville que l'on accusait sous le manteau d'avoir fait passer Michelle de vie à trépas. Le duc Philippe était parti pour Gand précipitamment, laissant Dijon à la garde de sa mère, la duchesse douairière Marguerite de Bavière, cousine d'Isabeau...

cousine et ennemie.

C'était à tout cela que songeait Catherine tandis qu'agenouillée auprès de Loyse, elle attendait la fin des prières de celle-ci, toujours interminables. Depuis qu'elle était dijonnaise, Loyse s'était prise d'une profonde dévotion pour l'étrange vierge noire de sa paroisse, cette statue de bois sombre, si vieille que nul ne savait dire depuis combien de temps elle était là et que l'on nommait Notre-Dame de l'Apport, ou Notre-Dame de Bon Espoir. Elle faisait de longues stations dans la chapelle du transept sud, contemplant durant des heures la petite statue raide, avec son long visage triste de vierge romane et son sévère Enfant– Jésus, à peine visible dans le scintillement des ors et le rougeoiement d'une forêt de cierges. Catherine, pour sa part, vénérait, elle aussi, l'antique madone mais supportait mal ces longues stations à genoux. C'était uniquement pour faire plaisir à Loyse, et aussi pour ne pas s'attirer d'acerbes récriminations qu'elle s'y résignait.

Elle avait terriblement changé, Loyse, depuis la fuite de Paris et, dans cette revêche vieille fille portant bien plus que ses vingt-six ans, Catherine avait du mal à reconnaître la douce adolescente du Pont– au-Change, celle que leur père appelait si tendrement « ma petite nonne

». Les premiers temps qui avaient suivi son enlèvement de chez Caboche avaient été terribles : Loyse fuyait les siens, se terrait dans un coin sans jamais accepter qu'on la touchât, ne répondant même pas quand on lui adressait la parole. Elle déchirait ses vêtements, jetait des poignées de cendres dans ses aliments quand elle ne se contentait pas d'eau croupie et de pain moisi. Sous ses robes misérables, elle portait une ceinture de crin armée de petites pointes de fer qui déchiraient sa peau tendre et Jacquette Legoix, désespérée, avait vu le moment, où, dans sa soif fanatique de rachat, Loyse exigerait qu'on la laissât entrer en réclusoir, comme cette Agnès du Rocher, la recluse de Sainte Opportune à Paris, à qui elle allait si souvent porter du pain et du lait autre– fois. Combien de nuits la malheureuse mère avait-elle passées à sangloter et à prier ? Et quand un mauvais sommeil la prenait, il était troublé de rêves atroces, toujours les mêmes : elle voyait sa fille agenouillée en robe de bure, au milieu de maçons qui, peu à peu, élevaient un mur. Ce mur allait la retrancher à jamais des vivants, en faire une enterrée vive parmi ses frères humains, une chair souffrante au fond d'un trou infect, exposée au froid, au gel ou à l'étouffante chaleur d'été dans un caveau à peine assez grand pour s'y étendre et percé seulement d'une étroite meurtrière. Catherine se souvenait des cris d'angoisse que poussait sa mère au milieu de la nuit.

Ils l'éveillaient en sursaut, faisaient se signer les voisins au fond de leur lit, mais Loyse les écoutait sans qu'un muscle bougeât dans son visage immobile. La jeune fille semblait avoir perdu son âme et se conduisait en pestiférée.

Elle se méprisait à tel point qu'elle n'osait même pas s'approcher des églises pour se laver de ce péché de chair qu'elle traînait après elle comme un boulet. Cela avait duré environ un an...

Et puis, un jour de l'automne 1414, un colporteur passa. Il venait du Nord et s'était arrêté un moment chez Mathieu pour vendre des aiguilles aux femmes. Il s'était assis pour se rafraîchir et il avait raconté comment Caboche et quelques-uns des siens s'étaient réfugiés à Bapaume. Malheureusement pour eux, la ville avait été assiégée peu après par les Armagnacs. Tombé aux mains de ses ennemis, Simon l'Écorcheur avait été pendu haut et court avec ses lieutenants. Le colporteur n'avait pas compris pourquoi à la fin de ce tragique récit une grande fille blonde et pâle qui l'écoutait avec avidité s'était mise à rire... oh ! mais à rire comme jamais il n'avait entendu rire personne !

De ce jour, Loyse avait changé. Elle avait accepté de se vêtir convenablement, encore que tout de noir, comme une veuve, et si elle avait continué à porter son cilice, elle n'avait plus parlé d'entrer en réclusoir. Le vendredi suivant, elle avait jeûné toute la journée puis elle s'en était allée seule à Notre-Dame où elle avait longuement prié devant la Vierge Noire avant de demander à un prêtre de l'entendre en confession. Puis elle avait repris une vie normale, à cela près que cette vie n'était guère qu'une longue suite de pénitences et de macérations.

– Elle entrera en quelque moutier bientôt, disait Sara en hochant la tête. Elle reprendra son ancienne idée.

Mais non, Loyse ne souhaitait plus entrer au couvent parce qu'elle avait perdu la virginité qu'elle voulait offrir au Seigneur. Elle avait retrouvé le chemin de l'Église mais ne se jugeait plus digne de vivre auprès des filles vouées tout à Dieu. Seulement, ce mépris d'elle-même, Loyse l'avait étendu à toute l'humanité et, dans le voisinage, on admirait autant sa vertu et sa piété austère que l'on redoutait son caractère revêche.

Tandis que Loyse achevait ses oraisons et que Catherine bayait un peu aux corneilles, le regard distrait de la jeune fille accrocha soudain une longue forme masculine placée non loin d'elle, sur le même banc et qui, debout, bras croisés sur la poitrine, semblait prier avec quelque hauteur. La tête très droite, les yeux fixés à l'autel étincelant, l'homme donnait l'impression de parler d'égal à égal avec Dieu. Aucune humilité dans son attitude mais plutôt une nuance de défi. Catherine s'étonna de le voir là, à cette heure matinale d'un jour de semaine.

Messire Garin de Brazey, grand argentier de Bourgogne, gardien des joyaux de la couronne ducale et portant, de plus, le titre d'écuyer de Monseigneur Philippe, titre purement honorifique mais qui anoblissait ce grand bourgeois, était l'un des hommes les plus riches de Dijon et, comme tel, ne fréquentait l'église que le dimanche et aux jours de fêtes, et toujours avec une certaine pompe.

Catherine le connaissait de vue, pour l'avoir croisé plusieurs fois dans les rues ou pour l'avoir aperçu clans la boutique de l'oncle Mathieu quand il venait choisir des étoffes. C'était un homme d'une quarantaine d'années, grand, mince, mais solidement bâti. Son visage, nettement dessiné, avait le profil d'une médaille antique et eût été beau sans le déplaisant pli d'ironie qui relevait d'un côté les lèvres à peine tracées. La bouche barrait la figure glabre, bien rasée, comme un coup de sabre. Le grand chaperon de velours noir, piqué d'un magnifique bijou d'or représentant saint Georges et dont un pan s'enroulait autour du cou, cachait les cheveux et faisait une ombre noire sur ce visage pâle. Il trouvait un contrepoint sinistre dans le bandeau masquant l'œil gauche de messire Garin. Un œil qui n'avait pas servi longtemps car le gardien des joyaux l'avait perdu à seize ans, à la bataille de Nicopolis, au cours de la folle croisade contre les Turcs où il avait accompagné Jean– sans-Peur, alors comte de Nevers.

Le jeune écuyer avait été captif avec son seigneur et de là était partis sa fortune et son anoblissement, pour le dévouement donné à ce moment pénible.

Pour les femmes de Dijon, Garin de Brazey était une énigme car il restait obstinément célibataire, n'en regardait jamais aucune malgré les avances nombreuses que l'on ne lui ménageait pas. Riche, point laid, bien en cour et passant pour spirituel, il n'était guère de famille bourgeoise ou de petite noblesse qui ne l'eussent accueilli bien volontiers. Mais il ne semblait rien voir des sourires prodigués, vivait seul dans son magnifique hôtel du bourg, au milieu de nombreux domestiques et de précieuses collections.

Quand enfin Loyse consentit à se lever, Catherine se hâta de la suivre mais n'en remarqua pas moins que l'œil unique de l'argentier s'était fixé sur elle. Les deux jeunes filles, quittant la chapelle, s'enfoncèrent dans les ombres profondes de l'église, des ombres qui s'obscurcissaient à mesure que l'on s'éloignait du halo lumineux de la Vierge Noire. Elles marchaient l'une derrière l'autre avec précaution car, à cette époque où l'on enterrait beaucoup dans les églises, le sol, toujours bouleversé, offrait des dénivellations soudaines et dangereuses, des trous et des ornières dans lesquels il était courant de se tordre le pied.

Ce fut ce qui arriva à Catherine qui marchait derrière sa sœur. Elle allait atteindre le grand bénitier de cuivre quand son pied tourna sur une dalle brisée. Elle tomba lourdement à terre avec un gémissement de douleur.

– Quelle maladroite ! grommela Loyse. Tu ne peux pas faire attention ?

– On n'y voit rien, protesta Catherine.

Elle fit un effort pour se lever mais retomba avec une nouvelle plainte...

– Je ne peux pas me lever, j'ai dû me fouler le pied. Aide-moi...

– Laissez-moi vous aider, demoiselle, fit une voix grave qui semblait venir de très haut au-dessus de la tête de la jeune fille.

En même temps, Catherine voyait une grande ombre se pencher vers elle. Une main sèche et chaude la saisit, la releva en même temps qu'un bras ferme ceinturait sa taille, la maintenant solidement.

– Appuyez-vous sur moi sans crainte... Sous le porche nous trouverons mes gens qui vous porteront chez vous.

Loyse avait couru en avant, ouvert la porte de l'église laissant entrer un large rai d'éclatante lumière blonde, tout le soleil du dehors atténué malgré tout par l'ombre du profond porche. Catherine put voir le visage de celui qui la tenait ainsi dans ses bras : c'était Garin de Brazey.

– Oh, messire, fit-elle confuse, ne vous donnez pas ce mal... Mon pied paraît moins douloureux. D'ici quelques instants je pourrai certainement marcher assez bien.

– Vous parliez de foulure pourtant ?

– C'est que la douleur a été si forte qu'elle m'a porté au cœur mais je la sens qui s'éloigne. Cela va bien mieux ! Grand merci, messire...

Sous le porche, elle se dégageait du bras qui la tenait et qui ne tenta pas de la retenir, exécutait en rougissant une gentille révérence un peu chancelante.

– J'ai honte, messire, d'avoir troublé vos prières...

Quelque chose qui pouvait passer pour un sourire

passa sur le visage de l'orfèvre.

En pleine lumière, le bandeau noir sur son œil prenait toute sa valeur tragique et, dans tout ce noir qui le vêtait, Garin de Brazey était assez effrayant.

– Vous n'avez rien troublé, fit-il brièvement, et la honte sied à un visage aussi charmant.

Ce n'était pas un compliment, rien qu'une constatation calme et sincère. D'ailleurs, Catherine n'eut pas le temps de voir augmenter sa confusion. Déjà, le gardien de la couronne s'inclinait brièvement et s'éloignait vers le coin de la place où un valet vêtu de violet et d'argent maintenait un cheval noir, plein de feu. Catherine le suivait des yeux.

Elle le vit sauter en selle avec aisance et il s'éloigna par la rue des Forges.

– Si tu as fini tes mines, déclara la voix sèche de Loyse, nous pourrions rentrer. Tu sais que mère nous attend et que l'oncle Mathieu a besoin de toi pour ses comptes.

Catherine, sans répondre, suivit sa sœur. Le chemin n'était pas long entre l'église et la maison de la rue du Griffon où Mathieu Gautherin abritait son commerce de tissus et sa vie de famille. En sortant, Catherine se tordit le cou afin de voir, au-dessus des fantastiques gargouilles de pierre, sculptées avec un art diabolique en façade de la grande église communale, l'amusant personnage de fer qui, à l'aide d'un marteau, frappait les heures sur une grosse cloche de bronze. On appelait Jacquemart ce personnage que le duc Philippe le Hardi, grand-père du duc actuel, avait pris au beffroi de Courtrai, nombre d'années plus tôt, pour en châtier les habitants révoltés. Depuis, Jacquemart faisait partie des habitudes dijonnaises. Il était devenu l'un des plus importants citoyens de la ville et Catherine ne manquait jamais de lui envoyer un regard amical sur sa tourelle courte.

– Tu viens ? s'impatienta Loyse.

– Oui, je viens ! Va donc !

Les deux jeunes filles, toujours l'une derrière l'autre, longèrent le pourpris de l'hôtel des Ducs. En vue de la flèche de la chapelle ducale, cerclée à mi-hauteur de la couronne fleurdelisée d'or, Loyse se signa dévotement. Catherine en fit autant puis toutes deux s'engouffrèrent dans l'étroite et tortueuse rue de la Verrerie. Loyse allait bon train et semblait de plus mauvaise humeur que de coutume. Visiblement, la rencontre fortuite avec le sire de Brazey l'avait indisposée car, hormis peut-être l'oncle Mathieu qui n'osait trop s'interroger sur les sentiments qu'elle lui portait, Loyse haïssait et méprisait tous les hommes en masse. Catherine ne voulant pas exciter davantage sa hargne pressa le pas malgré la légère douleur qu'elle ressentait toujours. On prit la rue de la Draperie qui était courte puis la rue du Griffon qui lui faisait suite. Un instant plus tard, Catherine et sa sœur franchissaient le seuil de la boutique de Mathieu à l'enseigne du Grand Saint Bonaventure.


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