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Catherine Il suffit d'un amour Tome 1
  • Текст добавлен: 21 сентября 2016, 17:47

Текст книги "Catherine Il suffit d'un amour Tome 1"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



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Toutes les voies du royaume des truands se ressemblaient, peut-être à dessein, pour mieux tromper les archers. Parfois le chemin s'engouffrait sous une voûte ou bien enjambait un ruisseau puant. Des silhouettes indécises, cahotantes et d'aspect fantastique dans ces ténèbres, croisaient les fugitifs, de plus en plus nombreuses. Barnabé, parfois, échangeait avec eux d'incompréhensibles paroles, sans doute le mot de passe que le Ragot1 avait dû édicter pour cette nuit-là.

L'heure était venue du retour des faux estropiés, faux pèlerins, vrais mendiants et authentiques voleurs vers leurs repaires sordides. Bientôt l'ancien rempart de Philippe– Auguste profila sur le ciel noir sa silhouette délabrée, encore couronnée, de place en place, d'une échauguette croulante. Barnabé s'arrêta.

– Maintenant, chuchota-t-il, va falloir faire gaffe ! Nous sommes à la limite du territoire des Gueux. Est– ce que vous vous sentez encore assez de cœur au ventre pour courir ?

Landry et Michel, d'une seule voix, se déclarèrent prêts mais Catherine sentait le cœur lui manquer. Une invincible fatigue pesait sur ses paupières, alourdissait ses membres. Sa main se crispa dans celle du Coquillart tandis qu'une larme roulait sur sa joue.

– Elle n'en peut plus, fit Michel apitoyé. Je vais la porter. Elle ne doit pas être bien lourde.

Déjà, il enlevait l'adolescente dans ses bras.

– Mets tes bras autour de mon cou et tiens-toi bien, dit-il en souriant.

Avec un soupir de bonheur, la jeune fille glissa ses bras autour du cou du jeune homme, laissant sa tête lasse rouler contre son épaule.

Une joie profonde faisait place à la fatigue, jointe à un délicieux engourdissement. Elle pouvait voir, de tout près, le profil net du jeune noble, elle sentait l'odeur chaude, légèrement parfumée d'ambre de sa peau.'Une odeur raffinée de garçon soigné, habitué à user abondamment des étuves, et que ne parvenait pas à éteindre le relent de crasse du vêtement dont il était affublé. Personne ne 1.

Ragot ; titre que portait au Moyen Age le roi des truands (c'était le nom d'un truand pendu jadis).

sentait aussi bon parmi tous ceux que connaissait Catherine ! Landry méprisait trop le savon pour dégager autre chose que des effluves plutôt forts. Caboche sentait.le sang et la sueur, Cauchon la poussière rancie, la grosse Marion, la servante des Legoix, la fumée et les odeurs de nourriture, Loyse enfin la cire froide et l'eau bénite. Même Gaucher et sa femme ne sentaient pas aussi bon que Michel ! Mais celui-ci venait d'un monde à part, clos et secret, où tout était doux, facile et délicieux. Un monde dont l'enfant rêvait souvent quand elle voyait passer, dans leurs litières tendues de soie, les belles dames de la cour, toujours scintillantes de brocarts et de bijoux.

Sous les jambes rapides des trois coureurs, les rues et les places défilaient. Nul ne songeait à s'étonner de cette course éperdue.

L'agitation était toujours intense dans la ville. On pouvait même dire qu'elle augmentait encore. La Bastille investie, l'hôtel Saint– Pol envahi, les familiers du Dauphin capturés, tout cela jetait le peuple dans une joie fiévreuse qui se traduisait en cortèges délirants, en chants et en danses autour des fontaines et dans les carrefours.

Personne ne faisait attention à ce groupe pressé qui ne s'agitait, tout compte fait, pas beaucoup plus que les autres. Mais l'aspect des choses changea quand, après avoir contourné le Grand-Châtelet par la rue Pierre-à-Pois– son, on fut en vue du Pont-au-Change. Les torches qui brûlaient, fichées dans le mur près de la voûte du Châtelet, éclairaient les armes de deux archers postés à l'entrée du pont. L'un d'eux se préparait même à tendre la lourde chaîne pour le fermer durant la nuit, isolant ainsi la Cité du reste de Paris. Aucun des fugitifs n'avait prévu que le pont pourrait être gardé militairement ce soir. Les deux soldats portaient le tabard de la Prévôté de Paris : autant dire qu'ils étaient tout dévoués aux insurgés...

Michel posa Catherine à terre et regarda ses compagnons. Barnabé fit la grimace.

– Je ne peux plus vous aider en rien, les enfants. Je vois là des gens à qui j'aime autant ne pas me frotter. Alors, je me tire, c'est plus prudent ! Vous vous débrouillerez mieux sans moi avec les gaffres. Et toi, prends bien soin de mon beau costume, ajouta-t-il avec une grimace comique à l'adresse de Michel.

Les quatre complices s'étaient arrêtés, franchie la voûte du Châtelet, à l'abri d'un contrefort de l'église Saint-Leufroy dont le chevet s'alignait sur les maisons du pont. Le ciel pluvieux avait par endroits de curieuses lueurs rouges, là où des feux avaient été allumés en plein vent. D'épais nuages, d'un noir de plomb, s'y détachaient. La pluie se remit à tomber. Barnabé s'ébroua comme un chien maigre.

– Cette fois, ça va flotter pour de bon ! Je me rentre ! Le bonsoir, les enfants et bonne chance aussi, à vous trois !...

Avant que les autres eussent trouvé le temps de dire un seul mot, il s'était évanoui dans l'ombre aussi silencieusement qu'un fantôme et sans qu'il fût possible de savoir par où il avait disparu. Catherine s'était assise sur une borne pour attendre ce qu'on allait décider. Ce fut Michel qui parla le premier :

– Vous avez couru assez de dangers comme cela, tous les deux.

Rentrez chez vous ! Puisque nous voici à la Seine, je vais descendre sur la berge et voler une barque. Je m'en sortirai, j'en suis certain...

Mais Landry lui coupa la parole.

– Non vous n'y arriverez pas. Il est trop tôt et puis il faut savoir où l'on peut voler une barque sans difficulté.

– Il paraît que vous savez, vous ? sourit Michel.

Bien sûr. Les grèves et le fleuve, je les connais bien. Je suis toujours à traîner dessus. Vous ne pourrez même pas gagner la berge, il y a encore trop de monde dehors.

Comme pour lui donner raison, des clameurs se firent entendre derrière le Châtelet tandis que, sur la berge, au-delà du pont, des groupes porteurs de torches accouraient. Une seconde plus tard, une voix tonnante éclatait, dominant le tumulte si bien qu'elle fut bientôt seule à se faire entendre.

– Écoutez, fit Catherine, c'est Caboche qui harangue le peuple !

S'il vient par ici et nous voit, nous sommes perdus.

Michel de Montsalvy hésitait. Comparativement à la voix menaçante dont il ne pouvait comprendre les paroles, à la force dangereuse qu'elle dénonçait, le pont obscur, gardé seulement par deux hommes, semblait rassurant. Très peu de lumières se montraient aux fenêtres de ses maisons soit parce que les habitants, mêlés aux manifestants, étaient absents soit parce que, terrifiés, ils étaient déjà couchés. Landry saisit la main du jeune homme.

– Venez, ne perdons plus de temps ! Il faut risquer ça, c'est votre seule chance. Laissez-moi faire, surtout, je saurai quoi dire aux soldats. Surtout ne dites pas un mot. Vous avez une façon de parler qui sent son seigneur d'une lieue.

Il n'y avait rien d'autre à faire. La foule devait s'amasser derrière le Châtelet. Il arrivait encore du monde, sur les berges. Avec un regard de regret à l'eau noire du fleuve, Michel se rendit. D'un même mouvement les trois jeunes gens se signèrent rapidement. Michel saisit la main de Catherine, tira son capuchon jusqu'au menton et suivit Landry qui s'avançait déjà, hardiment, vers les gardiens du pont.

– Je vais prier très fort Madame la Vierge pendant que Landry parlera, chuchota Catherine. Il faudra bien qu'elle m'écoute !

Depuis que le danger les environnait de si près, il s'était passé quelque chose en elle. Rien ne l'intéressait plus que le salut de Michel.

Comme ils atteignaient la chaîne du pont, les nuages qui, depuis une heure se contentaient de verser quelques gouttes par-ci, par-là, crevèrent brusquement en une véritable trombe d'eau. En un instant la poussière devint boue et les deux gardes coururent se mettre à l'abri sous l'auvent de la première maison.

– Hé là ! vous deux ! cria Landry, on voudrait bien passer !

L'un des deux hommes s'avança méfiant et furieux d'être ainsi ramené sous la douche, traînant son arme.

– Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

– Passer sur le pont. On y habite. Moi je suis Landry Pigasse et mon amie est la fille de maître Legoix, l'orfèvre. Dépêchez-vous, on va être trempés, sans compter qu'on va sûrement recevoir une bonne raclée pour rentrer si tard.

– Et celui-là ? Qui c'est ? fit le garde en désignant Michel immobile, les mains au fond de ses larges manches, la tête modestement baissée sous le capuchon.

Landry ne se démonta pas. Sa réponse était toute prête.

– Un mien cousin, Perrinet Pigasse. Il arrive tout juste de Galice où il est allé prier Monseigneur Saint– Jacques pour son âme pécheresse et je le ramène à la maison.

– Pourquoi ne parle-t-il pas lui-même ? Il est muet ?

– Presque ! C'est un vœu qu'il a fait en traversant la Navarre où des bandits ont voulu le mettre à mal. Il a promis de ne pas sonner mot pendant une année s'il pouvait revoir le pays.

Ce genre de vœu n'avait rien de rare et le soldat n'y trouva pas à redire.

Et puis il en avait assez de parlementer sous la pluie qui tombait de plus en plus fort. Il souleva la lourde chaîne.

– C'est bon, passez !

En sentant sous leurs pieds le sol raboteux du pont, Landry, et Catherine auraient volontiers dansé de joie malgré la pluie qui leur dégoulinait dans le cou. Ils entraînèrent Michel au pas de course jusqu'à la maison des Legoix.

Dans la cuisine, qui servait aussi de pièce commune et faisait suite à l'atelier d'orfèvre de Gaucher Legoix, Loyse s'activait devant l'âtre, remuant dans la grosse marmite de fer pendue au-dessus des flammes, un appétissant ragoût. Quelques gouttes de sueur perlaient sur le front de la jeune fille près de la racine des cheveux blonds. Se détournant, elle regarda Catherine comme si l'adolescente revenait d'un autre monde et resta sans voix. Dans sa robe déchirée, couverte de boue et inondée de la tête aux pieds, la jeune fille avait l'air de sortir d'un égout. Mais, voyant que Loyse était seule, Catherine respira à fond et sourit à sa sœur le plus naturellement du monde.

– Où sont les parents ? Tu es toute seule ?

– Veux-tu me dire d'où tu viens, et dans cet état ? articula enfin Loyse, revenue de sa surprise. Voilà des heures qu'on te cherche !

Désireuse, à la fois, de mesurer l'étendue des reproches qui l'attendaient, de faire le point de la situation et de masquer sous la conversation le léger grincement de la trappe, située dans l'atelier et que Landry devait ouvrir en ce moment pour faire descendre Michel dans sa cachette, la jeune fille répondit par une autre question, élevant un peu plus la voix.

– Qui me cherche ? Papa ou Maman ?

Non. C'est Marion ! Je l'ai envoyée aux nouvelles. Père n'est pas encore revenu de la Maison– aux-Piliers, il ne rentrera peut-être pas de la nuit. Mère est allée chez dame Pigasse qui va mal. Pour qu'elle ne se soucie pas, Marion lui a dit que tu étais chez ton parrain.

Catherine soupira de soulagement en constatant que les choses allaient beaucoup moins mal qu'elle ne l'avait craint. Elle s'approcha du feu, tendit ses mains mouillées. Elle frissonnait dans ses vêtements trempés. Loyse se mit à bougonner.

– Déshabille-toi au lieu de rester à grelotter. Regarde comment tu es faite. Ta robe est perdue et tu as l'air d'avoir traîné dans tous les ruisseaux de la ville.

– Je suis seulement tombée dans un seul. Mais il pleut tellement !

J'ai voulu voir ce qui se passait, voilà tout, alors je me suis promenée...

Sans savoir pourquoi Catherine se mit à rire. Elle ne craignait pas Loyse qui était bonne et ne dirait rien de son escapade. Et puis c'était bon de rire, cela soulageait les nerfs trop tendus ! On aurait dit qu'il y avait des années qu'elle n'avait ri tant cela lui parut tout à coup nouveau et délassant. Tant de choses terribles étaient passées devant ses yeux au cours de cette journée... Elle se détourna et commença à dégrafer sa robe tandis que Loyse, toujours maugréant, ouvrait un coffre placé près de l'âtre pour en tirer une chemise propre et une robe de toile verte qu'elle tendit à sa sœur.

– Tu sais très bien que je ne dirai rien pour ne pas te faire gronder mais ne recommence pas, Catherine. J'ai eu... très peur pour toi ! Il se passe aujourd'hui des choses si abominables !

L'angoisse de la jeune fille était réelle. Catherine éprouva soudain des remords. Loyse, ce soir, était plus pâle que de coutume et de larges cernes entouraient ses yeux bleus. Un petit pli triste marquait le coin de ses lèvres. Elle avait dû se tourmenter tout le jour à cause des menaces de Caboche. Spontanément Catherine lui sauta au cou et l'embrassa.

– Je te demande pardon ! Je ne recommencerai pas !...-

Loyse lui sourit, sans rancune puis, prenant une mante épaisse, la jeta sur ses épaules :

– Je vais jusque chez les Pigasse voir comment va dame Magdeleine. Les choses se présentaient mal tout à l'heure. En même temps je dirai à Maman que tu es rentrée... de chez ton parrain. Je n'en aurai pas pour longtemps. Mange un morceau et couche-toi...

Catherine eut envie de retenir Loyse encore un moment mais son oreille fine ne décelait plus aucun bruit suspect dans l'atelier. Landry avait eu largement le temps de faire descendre Michel, de refermer la trappe et de rentrer chez lui. Loyse s'en alla à son tour.

Restée seule, la petite courut à la huche, y tailla un bon morceau de pain, puis elle emplit une écuelle du ragoût qui mijotait et qui était du mouton au jau– net (safran). Puis elle chercha dans un coffre un pot de miel, emplit un pichet d'eau fraîche. Il fallait profiter de cette solitude inespérée pour donner à manger à Michel. Il aurait grand besoin de ses forces cette nuit.

L'idée qu'il était là, sous ses pieds, à quelques pas d'elle, emplissait Catherine d'une joie profonde. C'était un peu comme si le toit de la maison était devenu une sorte de génie tutélaire dont les ailes protectrices s'étendaient à la fois sur elle et sur le fugitif. Il n'était pas possible qu'il arrivât rien de mauvais à Michel tant qu'il resterait sous l'égide de « l'Arche d'Alliance ».

Un instant, devant le miroir pendu au mur de la cuisine, elle s'arrêta, considérant attentivement son visage étroit. Ce soir pour la première fois de sa vie,

clic aurait voulu être jolie, mais jolie comme ces filles que les escholiers suivaient dans les rues et accostaient avec de grands rires.

Avec un soupir, Catherine hocha la tête en tâtant son corsage qui se gonflait à peine. Ses chances de subjuguer Michel étaient minces !

Elle reprit son chargement et se dirigea vers le magasin.

L'atelier de Gaucher était vide et silencieux. Les établis étaient rangés le long des murs avec leurs escabeaux, les outils soigneusement accrochés à des clous. Les grandes armoires, armées de ferronneries qui renfermaient les précieux objets orfévrés et que l'on ouvrait dans la journée pour exposer leur contenu aux clients étaient bien fermées. Seule la petite balance dont Gaucher se servait pour peser les pierres demeurait sur le comptoir. Les épais volets de chêne étaient mis. Et la porte par laquelle Loyse rentrerait tout à l'heure n'était que poussée.

Dans le sol une trappe pourvue d'un gros anneau de fer se découpait. Catherine armée d'une chandelle qu'elle venait d'allumer à un tison et d'un grand plat sur lequel elle avait déposé toutes ses provisions, alla soulever la lourde pièce de bois, non sans peine, puis prenant bien garde de ne pas tomber sur l'échelle, elle descendit au sous-sol.

Elle ne vit pas Michel tout de suite parce que la resserre, prise dans une pile du pont, était plutôt encombrée. On y rangeait le bois, l'eau, les légumes de réserve, le saloir qui contenait un cochon tout entier et aussi des outils, des échelles. Cela formait une longue pièce basse et étroite, éclairée sur l'arrière par une petite fenêtre tout juste suffisante au passage d'un garçon mince.

– C'est moi, Catherine, chuchota-t-elle pour qu'il n'eût pas peur.

Quelque chose remua vers le tas de bois.

– Je suis là, derrière les fagots.

Elle le vit aussitôt, à la lueur de sa chandelle. Il avait ôté sa défroque de faux pèlerin et s'était couché dessus, le dos appuyé aux fagots. Les feuilles d'argent de sa tunique brillaient doucement dans l'ombre et la lueur jaune de la chandelle les tachait d'or pur. Il voulut se lever mais la jeune fille lui fit signe de ne pas bouger. Elle s'agenouilla auprès de lui, posant à terre le lourd plateau ; le ragoût fumait et sentait bon.

– Vous devez avoir faim, dit-elle doucement. Il vous faudra des forces et j'ai profité de ce que ma sœur était allée chez une voisine pour descendre. La maison est vide pour le moment. Mon père est à la Maison-aux-Piliers, ma mère chez celle de Landry qui est en mal d'enfant et Marion la servante je ne sais où. Si cela continue, vous n'aurez aucune peine à quitter Paris cette nuit. Landry reviendra vers minuit. Il n'est que dix heures.

– Cela sent bon, dit-il avec un sourire qui combla Catherine de joie. J'ai vraiment très faim...

Tout en attaquant le mouton à belles dents, il bavardait.

– Je ne peux pas encore croire à ma chance, petite Catherine !

Tout à l'heure, quand on m'emmenait, j'ai tellement pensé ma dernière heure venue que j'étais réellement prêt à quitter la vie. J'avais dit adieu à tout. Et voilà que vous m'avez ramené sur terre. C'est étrange !

Il avait l'air, tout à coup, très lointain. La fatigue et l'angoisse avaient tiré ses traits, mais, sous la lumière tremblante de la chandelle, ses cheveux brillaient autour de son beau visage. Il s'efforçait de sourire. Pourtant Catherine voyait dans ses yeux quelque chose de désespéré qui, soudain, lui fit peur.

– Mais... vous êtes content, n'est-ce pas, d'être ici ?

Il la regarda, la vit tout angoissée, frêle sous la parure brillante de sa chevelure répandue qui, en séchant, prenait tout son éclat. La robe verte qu'elle portait maintenant, lui donnait un aspect attendrissant île petite divinité des forêts, et aussi ces yeux immenses aux profondeurs liquides qu'elle ouvrait sur lui. Ils étaient semblables à ceux des biches qu'il aimait poursuivre à la course quand il était enfant.

– Je serais bien ingrat si je n'étais pas content, dit-il doucement.

– Alors... mangez un peu de miel. Et aussi, dites– moi à quoi vous pensiez, tout de suite. Vous aviez des yeux si tristes.

– Je pensais à mon pays. Sur le chemin de Montfaucon, c'était aussi à lui que je pensais. Je me disais que je ne le reverrais plus jamais et c'était cela, surtout, qui me faisait mal.

– Mais vous savez que vous le reverrez, maintenant, puisque vous allez être libre.

Michel sourit, prit une bouchée de pain qu'il trempa dans le miel et mâcha distraitement.

– Je sais, mais c'est plus fort que moi ! Il y a au fond de mon cœur quelque chose qui me dit que je ne retournerai jamais là-bas, à Montsalvy.

– Il ne faut pas penser à ça, fit Catherine sévèrement. Vous avez des idées noires parce que vous êtes fatigué, affaibli. Quand vous aurez repris vos forces, cl que vous serez en sûreté, tout ira mieux.

Mais le peu qu'il avait dit de son pays avait excité la curiosité de sa compagne. Elle était incapable de résister au besoin impérieux qu'elle avait d'en savoir davantage sur ce garçon qui la fascinait. Elle se glissa auprès de lui, le regardant avidement vider la-cruche d'eau.

– Comment est-ce votre pays ? Vous voulez bien m'en parler ?

– Bien sûr !

Michel ferma les yeux un moment, peut-être pour mieux revoir les chères images de son enfance. Il les avait appelées si ardemment, durant son interminable voie douloureuse qu'elles se formèrent aisément sur l'écran sombre des paupières closes.

Avec des mots simples, il évoqua pour Catherine son haut plateau battu des vents, sa lande granitique trouée de combes toutes ouatées de verts châtaigniers, son pays d'Auvergne hérissé de cratères éteints, le village de Montsalvy et ses maisons de lave tassées autour de leur abbaye, la forteresse familiale au flanc du puy et la petite chapelle de la Fontaine Sainte. En l'écoutant, Catherine croyait voir les champs de blé noir, les ciels lilas, au crépuscule, quand la chaîne des monts devient un cortège de fantômes bleutés, les eaux qui jaillissent, si blanches parmi les pierres toujours lavées, pour devenir noires en se perdant au fond des lacs, sertis de mousse et de granit comme de sombres escarboucles. Elle entendait aussi le vent du midi chantant de roche en roche, la plainte des tourmentes hivernales sur les chemins de ronde du château fort. Michel disait encore les troupeaux de moutons pâturant dans la lande, les bois hantés de loups et de sangliers et les ruisseaux tumultueux où sautaient les truites roses et argent. Et Catherine, fascinée, l'écoutait bouche bée, oubliant le lieu, oubliant l'heure qui passait.

– Et vos parents ? demanda-t-elle quand il se tut. Vous les avez toujours ?

Mon père est mort, il y a maintenant dix ans et je m'en souviens mal.

C'était un vieil homme de guerre, toujours sombre. Il avait passé sa jeunesse à chasser l'Anglais avec le Grand Connétable et, après Chateauneuf-de-Randon qu'ils assiégeaient ensemble et où Bertrand Du Guesclin trouva la mort, il avait raccroché son épée au mur parce qu'aucun chef ne lui semblait plus digne d'être servi. Ma mère, elle, a tenu la terre et m'a fait homme. C'est elle qui m'a envoyé auprès de Monseigneur de Berry, notre suzerain, au service de qui je suis demeuré un an avant d'être cédé au prince Louis de Guyenne. Ma mère mène tout là-bas, de main de maître et garde encore auprès d'elle mon jeune frère...

Saisie d'un respect soudain, un peu triste aussi de le sentir tellement au-dessus d'elle, Catherine demanda :

– Vous avez un frère ?

– Oui. Il est mon cadet de deux ans et brûle de se battre. Oh, ajouta Michel avec un sourire qui s'attendrissait, il fera un fameux capitaine ! Il faut le voir monter à cru les gros chevaux des métairies et entraîner à l'assaut les garnements du village. Il est déjà fort comme un Turc et ne rêve que plaies et bosses. Mais je l'aime bien, mon petit Arnaud !... Bientôt il entrera, lui aussi, dans la carrière des armes. Ma mère demeurera seule. Elle en souffrira sans doute, mais elle n'en dira rien. Elle est trop haute et trop fière pour une plainte.

En évoquant les siens, le visage de Michel s'était éclairé d'une telle lumière que Catherine, extasiée, ne put s'empêcher de demander :

– Votre frère, est-ce qu'il est aussi beau que vous ?

Michel se mit à rire, caressa doucement la tête blonde.

– Bien plus ! Cela ne se compare pas. Et il est tendre aussi sous son aspect farouche, de cœur chaud, lier et passionné. Je crois qu'il m'aime beaucoup !

Sous la main qui caressait sa tête, Catherine, tremblante, n'osait bouger. Brusquement Michel se pencha, posa ses lèvres sur le front de la petite, tout près des tempes.

– Malheureusement, dit-il, je n'ai pas de petite sœur à aimer !

– Elle vous aurait aimé fort, elle aussi, commença Catherine extasiée.

Mais elle s'arrêta, épouvantée. Au-dessus de sa tête, un pas résonnait. Elle avait oublié la fuite du temps et Loyse devait être rentrée. Il fallait remonter. Michel, d'ailleurs, avait entendu lui aussi et écoutait, la tête levée .vers les poutres. Rapidement, pour justifier sa présence dans la resserre, Catherine ramassa quelques bûches, se hâta vers l'échelle en posant un doigt sur ses lèvres pour recommander le silence au fugitif. Derrière elle la trappe et l'obscurité retombèrent sur lui. Mais lorsque la petite, ses bûches dans les bras et sa chandelle dessus, parvint à la cuisine, elle vit que c'était Marion qui était rentrée. Celle-ci la regarda avec un mélange de surprise et de colère.

– Comment... tu es là ? Mais d'où sors-tu ?

– Tu vois : de la cave, fit Catherine suave. J'ai été chercher du bois.

La grosse Marion avait un drôle d'aspect, ce soir. Très rouge, sa large figure couperosée presque vernie, le bonnet en bataille, elle avait de nettes difficultés d'élocution. Son regard, vacillant, avait du mal à fixer quelque chose. Elle n'en attrapa pas moins Catherine par un bras pour la secouer d'importance.

– T'as de la chance que tes parents aient été dehors toute la sainte journée, petite malheureuse ! Sinon, les fesses auraient pu t'en cuire. Aller traîner comme ça, tout le jour, avec un garçon.

Elle se penchait vers Catherine suffisamment pour que celle-ci sentît son haleine fortement parfumée de vin. D'un geste sec la jeune fille dégagea son bras, posa sa chandelle sur un escabeau et ramassa deux bûches qui avaient roulé à terre.

– Et aller boire au cabaret avec les commères ? Tu crois que c'est mieux ? Si j'ai de la chance, tu en as au moins autant que moi, Marion, et, à ta place, j j'irais me coucher avant que Maman ne revienne.

Marion se savait en faute. Ce n'était pas une mauvaise créature. Née un peu trop près des vignes de Beaune, elle aimait le vin plus qu'il ne convient à une femme. Ce n'était pas souvent qu'elle se laissait aller à son penchant parce que Jacquette Legoix dont elle était la sœur de lait et qui, lors de son mariage avec Gaucher Legoix l'avait amenée avec elle depuis la Bourgogne, la surveillait de près. Deux ou trois fois, Marion s'était fait surprendre en état d'ébriété avancée et Jacquette l'avait menacée de la renvoyer chez elle, sans autre explication, à la prochaine récidive. Il y avait eu des pleurs, des supplications, des serments sur la statue de Notre-Dame. Marion avait juré ses grands dieux de ne jamais recommencer. Sans doute, l'agitation insolite de Paris était-elle cause de cette rechute inattendue.

Tout cela, Marion en prit conscience à travers les vapeurs du vin et n'insista pas. Traînant les pieds, maugréant des paroles inintelligibles, elle se dirigea vers l'escalier. Les marches grincèrent sous son poids.

Bientôt Catherine entendit claquer sur elle la porte du galetas et poussa un soupir de soulagement. L'absence de Loyse se prolongeait et la jeune fille hésita un moment sur ce qu'elle devait faire. Elle n'avait ni faim ni sommeil. La seule chose dont elle eût envie était de retourner auprès de Michel parce qu'elle n'avait encore jamais connu de moment plus merveilleux que celui où, assis tous deux dans la poussière, elle l'avait écouté se raconter. Le baiser si doux qu'il lui avait donné la bouleversait encore. Obscurément, Catherine sentait que des moments comme celui-là étaient rares et elle était assez raisonnable pour comprendre que dans quelques heures, Michel s'enfuirait, rejoindrait son rivage à lui. Le fugitif traqué redeviendrait alors un seigneur, c'est-à-dire un être inaccessible pour la fille d'un artisan. Le gentil compagnon d'un instant ne serait plus qu'un étranger lointain. Il se souviendrait à peine, dans quelque temps, de la gamine qu'il avait éblouie. Michel lui appartenait encore, mais bientôt, il lui échapperait...

Triste, soudain, Catherine alla jusqu'à la porte de la rue dont elle entrouvrit le volet supérieur. La pluie avait cessé, laissant de grandes mares luisantes. Les chéneaux déversaient le trop-plein des gouttières mais le pont, désert tout à l'heure, avait retrouvé une agitation insolite.

La chaîne avait été retirée. Les deux gardiens étaient partis et des groupes nombreux, dont la plupart zigzaguaient dangereusement, traversaient, se tenant par le bras et chantant à tue-tête. Apparemment il n'y avait pas que Marion qui eût fêté la victoire populaire. Du cabaret des Trois Maillets, au bout du pont, du côté du Palais, des cris et des chants se faisaient entendre. Le couvre-feu de Notre-Dame, qui n'avait pas encore sonné et ne sonnerait sans doute pas, ne ferait sûrement rentrer personne. On festoierait toute la nuit.

Soucieuse, Catherine se demanda ce que pouvait faire Landry, s'il avait pensé à munir Michel d'une corde. Chez les Pigasse on voyait, derrière les carreaux de papier huilé, s'agiter les lumières. Apercevant une bande de soldats ivres qui arrivaient, accrochés au bras les uns des autres et tenant toute la largeur du pont en chantant :

« Duc de Bourgogne Dieu te tienne en joie

!... »

Catherine referma le battant, rentra dans l'atelier puis, passant près de la trappe, hésita un instant. Il fallait tout de même être sûre que Landry avait bien apporté une corde. Soulevant la trappe, elle se pencha, appelant doucement :

– Messire ! C'est moi, Catherine ! Je voudrais savoir si Landry a pensé à la corde ?

La voix de Michel lui parvint, étouffée : « Soyez tranquille ! Je l'ai !

De toute façon, il y en avait déjà une ici. Landry m'a dit qu'il reviendrait entre minuit et une heure. Il sifflera trois fois lorsqu'il sera sous le pont avec la barque. Tout va bien »

– Alors, tâchez de dormir un peu ! Je vais me coucher. Je redescendrai quand j'entendrai siffler Landry. Ma chambre donne sur la rivière.

Un craquement léger à l'étage supérieur lui fit refermer la trappe hâtivement, le cœur battant. Au même instant, la grosse horloge du Palais sonna dix coups. Encore au moins deux heures à attendre !

Retournant à la cuisine, Catherine couvrit le feu d'une bonne couche de cendres et, laissant seulement une chandelle allumée pour le retour de Loyse, se disposa à monter. Loyse rentra comme elle mettait le pied sur la première marche. La jeune fille avait la mine sombre : «

La mère de Landry ne va pas bien du tout ! » dit– elle. « Elle s'épuise en vains efforts. J'aurais voulu rester mais Maman m'a renvoyée à cause de toi. Tu allais te coucher ? »

– Oui. Mais si tu veux manger...

– Non. Je n'ai vraiment pas faim. Allons dormir ! Tu dois être rompue de fatigue après ta tournée des ruisseaux...

Les deux sœurs regagnèrent leur petite chambre et se déshabillèrent en silence mais, tandis que Loyse, après un « bonsoir » déjà ensommeillé, s'endormait dès que sa tête eut touché l'oreiller Catherine se coucha avec la ferme intention de ne pas clore les yeux.

C'était terriblement difficile. Une fois couchée, la fatigue accumulée durant cette mémorable journée se lit sentir. Les draps épais, fleurant la lessive fraîche et le laurier, étaient bons à son corps douloureux et le sommeil, impérieux chez les enfants, appesantissait ses paupières.

Pourtant, il fallait tenir à tout prix, afin d'aider Landry, le cas échéant.


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