Текст книги "La mort de Juve (Смерть Жюва)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
Жанр:
Иронические детективы
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– Bigre. C’est une jolie affaire, la commission…
– La commission, peuh ! Les compagnies d’assurances, en effet, demandent des primes d’autant plus importantes que la marchandise est plus sujette à s’avarier. Autrement dit et toutes proportions gardées, il est plus coûteux d’assurer des oranges que des pièces de vingt francs. Non seulement les oranges peuvent couler en effet, mais elles risquent encore de s’abîmer, ce qui n’est pas le cas des louis. Donc, pour l’assurance de ces millions, la prime qui n’avait à prévoir que les risques de naufrage du Triumpheût été relativement assez faible et ma commission faible aussi.
– Et alors ?
– Et alors mon vieux, c’est là où je joue. J’ai demandé à mon client de me verser une somme représentant le montant des primes d’assurances, puis, estimant qu’il n’y a aucun danger qu’un bateau de l’envergure de celle du Triumphvienne à faire naufrage, j’ai gardé cette prime destinée à une compagnie d’assurances, pour moi, je me suis donc fait moi-même, personnellement, l’assureur des millions. Parce qu’il me plaît de courir un risque, parce que je suis assez audacieux pour le prendre à ma charge, j’arrive à toucher une somme importante, comprends-tu ?
– C’est une grave spéculation. Car enfin, si par hasard ces millions étaient volés, si le Triumphse perdait corps et biens, n’étant pas couvert par une assurance, il te faudrait payer et…
– Et je serais nettoyé. Eh oui, ce sont les risques du métier.
– C’est imprudent. Ça t’arrive souvent ?
– Le plus souvent possible. Chaque fois que j’estime que les risques sont illusoires. Bah, qui ne risque rien n’a rien. J’aime l’argent moi, et je l’aime pour les plaisirs qu’il procure. Allons, viens-tu, Maurice ? passons dans mon cabinet, je vais te remettre les cent mille francs que tu veux bien transformer pour moi en beaux et bons titres de rente.
Sur le seuil de la porte, Maurice de Cheviron s’arrêta :
– Eh dis donc, tu ne vas pas me faire assassiner par les revenants ?
– J’espère que non. Tu sais je n’ai rien de nouveau à propos des deux aventures qui se sont passées dans cette pièce.
– Tu n’as pas retrouvé les titres ?
– Non.
– Diable. Et le grand remue-ménage ?
– Pas la moindre idée, ou plutôt…
– Ou plutôt quoi ?
Mais Hervé Martel s’arrêta de parler, comme s’il n’eût pas osé formuler une hypothèse.
– Ou plutôt, mon cher, les idées que je me fais à ce sujet sont si stupides, que j’aime autant ne pas te les dire.
– Mais au contraire, dis. L’autre jour, nous venions de bien dîner, nous étions un peu gais. Certainement nous n’avons pas remarqué quelque chose qui nous aurait renseignés. Ta vieille bonne par hasard, n’aurait-elle pas…
– Rosalie est au-dessus de tout soupçon, et nous avons bien vu mon vieux ce qui valait d’être vu dans la pièce. Non, sais-tu ce que je me dis ?
– Je demande à le savoir.
– Qu’il n’y a que deux explications possibles : un cyclone ou des revenants.
– Un cyclone ne t’aurait pas volé des titres. Des esprits ? C’est bon pour les vieilles femmes.
– Cependant, rappelle-toi combien la pièce était dévastée, comment tout y était brisé, cassé, bouleversé, rappelle-toi aussi qu’il n’y avait personne dans mon cabinet de travail, que personne n’y était entré, que personne n’en était sorti, et que de plus, tout le chambardement avait été opéré en moins d’une seconde. Si ce ne sont pas les esprits, c’est un cyclone, une petite tempête, un petit ouragan. Oh, j’en aurai le cœur net, je saurai ce qui s’est passé, ça je te le promets, quand je devrais y perdre mon latin.
– Tu sauras ce que tu sauras, coupait-il, et je crois bien, pour ma part, que tu ne sauras rien. Si d’ailleurs tu veux mon opinion, je te la donne pour ce qu’elle vaut : il faut admettre les choses, même d’apparence invraisemblable, quand elles peuvent avoir un semblant de vérité. Or, jusqu’à preuve contraire, je resterai persuadé, d’une part, que tes titres ont été bel et bien volés par ta dactylographe, et que d’autre part, c’est ta cuisinière, ou ton domestique, ou l’un des maîtres d’hôtel, qui a chambardé ton cabinet.
– Je mettrais ma main au feu que tu te trompes. D’ailleurs, laissons cela, je vois l’heure qui s’avance et, si nous continuons à bavarder, nous ne ferons encore rien cet après-midi. Veux-tu que je te donnes ces cent mille francs en or ou en billets ?
– Sapristi, comme tu y vas. Eh bien, mon vieux, deux cent mille francs chez toi, dans une pièce où habite un cyclone, où logent des revenants, sais-tu que ce n’est pas prudent ? Allons ! donne-moi les cent mille francs en billets, ce sera moins lourd et je ne tiens pas à emporter des kilos d’or monnayé.
Hervé Martel avait déjà ouvert son coffre-fort, il y prit une liasse de billets de banque, revint vers son ami et, s’asseyant devant la petite table où s’installait d’ordinaire M lle Hélène, la dactylographe, commença à compter les billets bleus :
– Aide-moi, veux-tu, mon vieux Maurice ?
– À ta disposition.
Lentement les deux hommes, prenant garde à ne point se tromper, firent dix liasses de dix billets chacune :
– C’est le compte ?
– Parfaitement c’est le compte, et si la Bourse est bonne aujourd’hui, je t’achèterai du quatre pour cent. C’est encore ce qu’il y a de mieux, pour se constituer une retraite. Je vais te délivrer un reçu tout de suite, car on ne sait ni qui vit, ni qui meurt et je puis être écrasé dans la rue. Mais tu seras assez gentil pour me le renvoyer contre un reçu régulier à mon bureau.
– C’est entendu.
– As-tu du papier à lettres ?
À son tour, Hervé Martel s’approcha de son bureau, penché par-dessus le meuble, il montra le tiroir à son ami :
– Tu vas trouver là-dedans des reçus tout préparés.
Or, au moment précis où l’agent de change, obéissant aux indications de son ami, ouvrait le tiroir du bureau, il sursauta, tendit l’oreille, avait l’air stupéfait.
– Hein ? as-tu entendu ?
– Quoi donc ? Oui ? Il me semble.
– On a soupiré, n’est-ce pas ?
Mais déjà Hervé Martel s’était ressaisi :
– Ah non, pas de blague. J’en ai assez des soupirs de mon cabinet de travail. Ils m’ont déjà coûté assez cher. Oh, et puis je m’en fiche, après tout, puisque tu as les billets dans ta poche, les esprits peuvent bien.
– Les billets ? Non. C’est toi qui les a repris.
– Moi ? jamais de la vie.
Tous deux s’étaient retournés, ils contemplaient stupéfaits la petite table tout à l’heure couverte de liasses de billets de banque, entièrement dégarnie de toute espèce de papier à présent.
Hervé Martel, le premier, retrouva son sang-froid :
– Çà, par exemple, c’est fort. Tu es sûr que tu n’as pas pris ces billets, Maurice ?
– Absolument certain.
– Alors ils sont tombés par terre, ils ont glissé contre le mur.
Hervé Martel déplaça la petite table, la recula, chercha sur le sol.
– Pas du tout, rien n’est tombé, je ne les vois pas. Ah fichtre de fichtre.
Mais Maurice de Cheviron lui aussi, avait retrouvé son sang-froid :
– Ne t’énerve pas, l’aventure est stupide, et nous sommes tous les deux victimes d’une distraction. Parbleu, tu les as remis dans ton coffre-fort.
– Je suis certain du contraire.
Hervé Martel, toutefois, ouvrit le coffre-fort, fouilla :
– Je n’ai rien remis là-dedans. Regarde mon portefeuille est vide.
– Cent mille francs, c’est une somme, et cela vaut la peine qu’on y prête attention. Voyons, tu es sûr, Maurice, de ne pas les avoir pris ?
– Je te dis que j’en suis absolument certain.
L’agent de change machinalement, se fouillait. Non, il n’avait pas les billets sur lui :
– Ils ne se sont pas envolés, que diable, et en tout cas, ils n’ont pas pu sortir d’ici, puisque fenêtres et portes sont fermées.
– Mais bon Dieu de bon Dieu, jurait le courtier, c’est inadmissible cette aventure. Nous étions là tous les deux, et il y avait dix paquets, dix liasses, tu en es témoin. S’il ne manquait qu’un paquet, qu’une liasse, j’admettrais à la rigueur qu’un coup de vent, un mouvement maladroit… Mais nous étions tous les deux loin de la petite table.
– C’est vrai.
Maurice de Cheviron, gagné à l’inquiétude de son ami, montait sur le bureau, soulevait les cadres des gravures, comme s’il se fût attendu à trouver les cent mille francs cachés derrière l’un d’eux.
Rien.
Hervé Martel, de son côté, soulevait la trappe de la cheminée, bouleversait les coussins du canapé. Rien.
– Bon Dieu, c’est à se demander si tu n’avais pas raison tout à l’heure, et si quelque fantôme ?
– Des fantômes ? allons donc, des fantômes ? c’est bon pour les vieilles femmes, tu le disais tout à l’heure toi-même, Maurice. Des fantômes ? ce n’est pas une explication. Pourtant, il n’y a pas à dire, mes cent billets ont disparu en une seconde. Disparu le temps d’ouvrir ce tiroir. Ah, j’en deviendrai fou, ma parole.
– C’est de la prestidigitation, Hervé.
Mais Hervé Martel n’avait guère envie de plaisanter. Au rire de l’agent de change, brusquement, il éclatait en imprécations :
– Cela te va bien de faire l’imbécile sur mon bureau, hurla-t-il, descends donc, sapristi, remue-toi, aide-moi à chercher. Il n’y a pas de quoi rire, que diable.
Maurice de Cheviron descendit :
– Si, il y a de quoi rire, car enfin, mon vieux, étant donné que nous étions seuls dans la pièce, il faut bien admettre que tes billets n’ont pas pu disparaître. Donc, toute cette affaire n’est pas grave, ne peut pas être grave. Tu vas retrouver ton argent.
– Je ne sais pas si je retrouverai mes billets, criait-il, se traînant à genoux sur le tapis, pour regarder encore sous les meubles, mais en attendant, je ne les retrouve pas et je te préviens, Maurice, que si c’est toi qui les as cachés pour me faire une farce, je trouve cela de très mauvais goût. Voyons, Maurice, criait le courtier, en voilà assez, n’est-ce pas ? C’est drôle pendant cinq minutes, mais ça finit par ne plus être drôle du tout. C’est toi qui as pris ces billets ? dis-le, nom d’un chien !
Doucement, Maurice de Cheviron se dégageait :
– Tu es fou, tu es absolument fou, ma parole, pourquoi veux-tu que je t’aie fait une plaisanterie de cette nature ? Je ne comprends même pas que tu y penses, et en tout cas, puisque je te dis que je n’ai pas ton argent, c’est que je ne l’ai pas. Tu ne devrais pas insister.
L’agent de change, malheureusement, eut beau protester, il ne put convaincre le courtier. Hervé Martel, au point de colère où il était arrivé, n’était plus en état, évidemment, d’apprécier sainement les choses.
– Alors, si ce n’est pas une plaisanterie, dit-il, furieux, c’est un vol.
– Tu m’accuses, ma parole.
– Non, je ne t’accuse pas, mais enfin. Enfin, tu constates toi-même que nous venons de fouiller de fond en comble tout mon cabinet de travail, les billets y étaient. Ils n’y sont plus. Donc, forcément, fatalement, ils sont sur l’un de nous, toi ou moi.
– Comme ce n’est pas moi qui les ai pris.
– Eh oui, c’est stupide à la fin cette aventure. Tu viens de dire des absurdités, mais, en effet, il y a quelque chose de sûr. Les billets ne sont pas dans la pièce, à moins d’être sur nous. Il n’y a que nous, qui ne nous soyons pas fouillés, eh bien, finissons-en, retournons nos poches.
Maurice de Cheviron paya d’exemple. En un tournemain, avec une rapidité qui était un peu fébrile, il se dépouilla de sa veste, dont il vida les poches, avec un soin extrême, il la secoua, il l’agita. Les billets ne tombèrent pas du vêtement.
– Nous allons bien voir dans le pantalon.
De plus en plus énervé, l’agent de change se dépouilla de son pantalon, le secoua en tous sens, en retourna les poches. Sans plus de résultat.
– Es-tu convaincu ?
Hervé Martel haussa les épaules :
– Tu vas voir que je ne les ai pas non plus, fit-il. À son tour, il se déshabilla. En caleçon, en chemise,
les deux amis se regardèrent.
– C’est tout de même fort, commença Maurice de Cheviron, mais j’en aurai le cœur net, que diable.
Il déboutonna son faux-col, se dévêtit complètement :
– Là, maintenant, je pense qu’il est bien prouvé que les cent mille francs ne sont pas sur moi.
Hervé Martel l’avait imité :
– Ni sur moi.
Or, tandis qu’ils étaient ainsi déshabillés, un coup discret fut frappé à la porte du cabinet de travail.
– Entrez, cria Hervé, machinalement.
Le visiteur poussa la porte, la visiteuse plutôt, car c’était Rosalie, la vieille bonne qui venait avertir son patron que l’automobile l’attendait.
Ayant vu les deux hommes en petite tenue, Rosalie partit au galop dans le corridor, criant :
– Ils sont devenus fous. Ce sont des satyres. Au secours, au secours !
6 – L’INSAISISSABLE APPARAÎT
Ce n’était pas encore le grand luxe, le luxe des banques fastueuses où les clients sont invités à s’asseoir sur de vastes et moelleux fauteuils de cuir, mais tout de même le contentieux avait gagné en confortable, progressé en luxe et son aménagement faisait le constant orgueil de Pérouzin et de Nalorgne.
La veille même, les deux associés s’étaient rendus aux « Magasins Réunis » et y avaient fait l’acquisition d’un certain nombre d’objets de première utilité. Une corbeille à papier monumentale remplaçait l’antique carton à chapeau qui jusqu’alors en avait tenu lieu, des chaises neuves s’alignaient le long du mur, deux fauteuils de bureau tendaient des bras accueillants au milieu de la pièce, une lampe de cuivre, étincelante, trônait en bonne place sur la table de Nalorgne.
À cette table, Pérouzin était assis. Il brandissait un superbe crayon bleu, acquisition de la veille, et il alignait des chiffres, cependant que Nalorgne, penché sur son épaule, surveillait anxieusement son travail.
– Combien trouvez-vous, Pérouzin ?
– Huit et huit seize et trois dix-neuf, et six, vingt-cinq, je pose cinq et je retiens deux. Mon cher ami, nous avons fait ce mois-ci, huit mille sept cents francs. C’est trop beau. Ça ne durera pas.
– Pérouzin, vous êtes assommant avec votre pessimisme qui ne vous empêche pas d’engraisser. Pourquoi voulez-vous que ça ne dure pas ? La combinaison est merveilleuse, simple, sans aléas, elle n’expose presque pas à des risques, et de plus elle promet de rapporter gros, toujours plus gros. Tenez, je donnerai ma tête à couper que nous ferons cinquante mille cette année. Cinquante mille francs, vous m’entendez ? nous ferons cinquante mille francs.
– Ou vingt mois de prison.
– Pérouzin, vous êtes assommant. Vous voyez toujours tout en noir, vous mettez tout au pis. Ah, tenez, vous mériteriez, en vérité, que tout à l’heure je répète vos paroles à Prosper, à notre excellent ami Prosper, à notre cher associé.
Cela s’était fait tout doucement.
Petit à petit, gagnés à la tranquille inconscience de Prosper, Pérouzin et Nalorgne s’étaient trouvés associés avec l’escroc.
Les séduisants sourires d’Irma de Steinkerque, maîtresse admirée de Prosper, n’avaient peut-être pas été d’ailleurs pour peu de chose dans l’extraordinaire changement qui s’était fait dans l’attitude des deux hommes d’affaires passant du rôle de policiers à celui de complices, d’escrocs. À vrai dire, Nalorgne et Pérouzin, depuis qu’ils aidaient Prosper à réaliser ce que celui-ci appelait ses petits bénéfices, n’avaient guère lieu de se plaindre. L’association donnait les meilleurs résultats. Pérouzin, qui geignait toujours, s’était révélé comme un dessinateur de première force, il n’avait pas son pareil pour dessiner un acte, car il n’entendait pas qu’on dise, cela le vexait, qu’il imitait les signatures. Nalorgne, de son côté, ne restait pas inactif. Peut-être avait-il trouvé sa voie, il faisait preuve d’une merveilleuse ingéniosité pour obtenir des renseignements sur les mouvements de caisse des grandes maisons de commerce de Paris. Prosper, jadis n’opérait que les jours d’échéance, maintenant, grâce aux secours qu’il recevait de Nalorgne et Pérouzin, il ne s’écoulait guère de journées sans que, muni de factures dûment acquittées, il ne parvînt à se faire remettre des fonds.
– Nalorgne, je ne sais pourquoi mais j’imagine que demain, oui demain, nous connaîtrons notre Waterloo.
– Taisez-vous donc, mon cher. Je pense au soleil d’Austerlitz.
L’arrivée de Prosper, coupa court à ces métaphores guerrières. Prosper, joyeux, comme à son ordinaire, la figure épanouie, le geste large et la voix tonitruante :
– Hé, alors, les enfants, criait l’ancien cocher, serrant les mains de Nalorgne et Pérouzin, comment ça va la petite santé ? pas mal hein ? Vous avez embelli votre logement, des chaises neuves, une lampe, une corbeille à papiers. Sapristi de sapristi, c’est pas du fumier de moineaux.
Nalorgne et Pérouzin, cependant, avaient été chercher des verres, puis une vieille bouteille de fine que l’ancien cocher aimait à accoler.
Prosper, d’ailleurs, ne perdit pas son temps en circonlocutions :
– Si qu’on parlait d’affaires, proposait-il, qu’est-ce que vous avez comme boulot aujourd’hui ? J’ai dans l’idée, je ne sais pas pourquoi, que vous devez avoir quelque chose à me communiquer, pas vrai, Nalorgne ?
Nalorgne s’était assis derrière son bureau. Il tirait d’un tiroir fermé à double tour un petit dossier où il tira un papier qu’il passa à Prosper.
– Voilà une belle affaire.
– Hé, je vois que vous ne vous mouchez pas du pied. Dix mille balles qu’il y a à toucher. Cré cochonnerie, c’est tentant en effet. Seulement, je ne vois pas comment on pourrait procéder.
Le cocher reposait sur le bureau le papier qu’il venait d’examiner. C’était une facture au nom de la maison Norel, constructeurs d’automobiles. Cette facture dûment acquittée, grâce à l’habileté spéciale de Pérouzin, était au nom d’Hervé Martel.
– Cré bon sang, continua le cocher, c’est rien que de le dire, je trouverais ça bien rigolo de me présenter ou de faire présenter cette facture-là à mon ancien patron. Ah, le mec, comme qu’il sauterait, quand ça serait qu’un autre encaisseur, un vrai, viendrait lui demander de payer à nouveau et qu’il comprendrait le truc. Seulement, dame, Nalorgne, je ne vois pas comment du tout opérer ? Avez-vous quelqu’un ?
Le coup que préparaient ensemble le trois voleurs était tentant en effet. Hervé Martel devait payer le lendemain dix mille francs à la maison Norel, dernier versement de l’automobile qu’il avait achetée récemment. Nalorgne s’était procuré le renseignement, avait même réussi à obtenir, en allant acheter une pièce détachée aux usines Norel, un modèle de facture qu’un petit imprimeur avait parfaitement imité, que Pérouzin avait artistement dessiné et Hervé Martel paierait certainement les dix mille francs à qui lui présenterait cette facture irréprochable.
Seulement Martel les connaissait tous trois.
– Avez-vous quelqu’un, Nalorgne ? répéta Prosper. Il y a longtemps, je vous le dis, que nous devrions avoir pris un employé. L’extension des affaires nous y oblige et c’est bien le diable si l’on ne peut pas découvrir à Paris un bonhomme honnête, sérieux, de confiance.
Depuis quinze jours, en effet, les deux associés, sur le conseil de Prosper, inséraient dans les grands journaux de petites annonces, demandant pour encaissements un employé bien rémunéré.
Ils donnaient alors une adresse poste restante, convoquaient les candidats dans des cafés de la périphérie, car ils ne se souciaient guère de révéler leur véritable adresse, mais jusqu’à présent, nul ne s’était présenté qui leur eût donné satisfaction. Nalorgne, en principe, trouvait tous les candidats trop intelligents.
– Très peu de ces gaillards-là, Pérouzin, ils débineraient le truc et nous vendraient à la police.
Pérouzin, lui, trouvait tous les candidats trop bêtes, trop simples d’esprit :
– Je crois, répétait-il, je crois que décidément nous ferions mieux de ne point traiter avec ceux-là. Pas assez débrouillards.
– Bon sang de coquin de sort, jurait l’ancien cocher, c’est tout de même malheureux que vous ne soyez pas fichus de découvrir un loustic capable de nous rendre les services dont nous ayons besoin, je vous ai bien trouvés, moi. Ah sapristi, j’commence à croire que vous manquez de flair. Enfin, qui avez-vous vu aujourd’hui ?
Pérouzin, seul, s’était occupé de la question, car Nalorgne avait été chercher des renseignements sur les échéances de fin de mois.
– Je n’ai vu qu’une seule personne, dit-il, je l’ai vue au Café blancde la place de Courcelles. C’est un petit vieux monsieur, pauvre mais propre, un certain Bertrand, ancien officier, paraît-il, il a l’air très sérieux et il m’a proposé d’entrer chez nous, à l’essai, pour une quinzaine.
– Eh bien, c’est parfait, cela.
– Il a l’air stupide, dit Pérouzin.
– Qu’est-ce que ça fait ?
L’ancien cocher prépara un véritable plan de combat :
– Vous avez son adresse à ce Bertrand ?
– Oui, 9, rue Saint-Antoine.
– Eh bien, Nalorgne va lui écrire de se trouver demain matin, à sept heures, au Café blanc, place de Courcelles. Vous irez tous les deux, Nalorgne et Pérouzin, vous débattrez les conditions de ses honoraires. Il faut avoir l’air sérieux. Puis vous lui donnerez la facture Norel et vous l’enverrez encaisser à huit heures du matin, bien exactement, chez Hervé Martel. Mon ex-patron a horreur de se lever de bonne heure. Il sera furieux qu’on vienne toucher si tôt, il engueulera notre représentant, mais il paiera. Ah, la bonne farce. Moitié moitié, cinq mille balles pour vous, cinq mille balles pour moi. Ça vaut la peine.
Nalorgne et Pérouzin étaient bien de cet avis, mais Nalorgne, cependant, élevait une timide objection :
– Venez avec nous, Prosper, vous verrez l’individu, vous verrez ce Bertrand, s’il vous plaît.
Autant eût valu chanter. Prosper était déjà debout :
– Ta, ta, ta, faisait-il, vous parlez comme un gosse, non, je n’irai pas au Café blanc, inutile. Il vaut beaucoup mieux que je m’en aille rôder aux environs de chez Hervé, si jamais il y avait un coup de Trafalgar. Je vous téléphonerais à votre café, pour vous prévenir d’avoir à revenir d’urgence au Contentieux. Car, bien entendu, vous ne donnez pas l’adresse du Contentieux à ce Bertrand. Vous direz que vous êtes très pressés, qu’il vous rapporte les fonds au café où vous allez, en l’attendant, préparer tout une tournée d’encaissement. Quand il reviendra avec les sous, vous trouverez bien moyen de l’occuper jusqu’au soir et nous verrons ensemble s’il convient alors de l’employer à d’autres expéditions.
– Vous avez raison, disait-il, vous parlez comme un sage.
– Parbleu, je parle d’or.
***
– Ainsi, monsieur Bertrand, c’est bien entendu. Si, pendant huit jours, vous nous donnez satisfaction, si vous êtes ponctuel, régulier, si vous ne donnez lieu à aucune plainte de la part de nos clients qui sont tous des gens respectables, de gros industriels, de riches financiers, nous vous engagerons chez nous aux appointements mensuels de 1.200 francs, qui seront, après un an de loyaux services, élevés à 1.300 francs. Cela vous va-t-il ?
Dans le petit Café blanc, qui fait le coin de la place de Courcelles, un petit café modeste, tranquille, où les consommateurs ne sont jamais bien nombreux, Nalorgne et Pérouzin négociaient, avec M. Bertrand, l’arrangement prochain.
M. Bertrand apparaissait comme un petit vieillard, d’âge indéfinissable, plus près de la soixantaine, cependant, que de la cinquantaine. Il était grand, mais courbé, maigre, il avait une face osseuse, embroussaillée d’une barbe forte et longue, une moustache relevée à la mousquetaire. Sa mise était simple, correcte. Un paletot lustré par l’usage, mais scrupuleusement brossé, un melon que les averses avaient un peu déformé, des bottines de coupe assez fine, bien cirées, mais prêtes à craquer. C’était le type du vieux militaire, vivant chichement d’une parcimonieuse retraite et perpétuellement en quête d’une petite occupation, d’un modeste emploi permettant d’ajouter quelque aisance au strict nécessaire que l’État fournit à ses anciens serviteurs. M. Bertrand, à toutes les paroles de Nalorgne, à tous les gestes de Pérouzin, s’inclinait, saluait, souriait, ne sachant, évidemment, dans sa candeur naïve, comment manifester son contentement et le vif désir qu’il avait d’arriver à une entente définitive avec ceux qu’il n’osait pas appeler encore ses patrons.
– Eh bien, monsieur Bertrand, puisque nous sommes d’accord, au travail. C’est un peu imprudent, ce que nous allons faire, mais vous nous inspirez confiance. Tenez, vous allez entrer immédiatement en fonctions. Voici une facture, une facture de la maison Norel, que nous sommes chargés d’encaisser chez un monsieur. Il est en ce moment huit heures moins vingt, hâtez-vous de vous rendre à cette adresse, car il faut toucher à huit heures exactement. On devra vous remettre dix mille francs. Je n’ai pas besoin de vous recommander de faire attention pour qu’il n’y ait pas d’erreur. En matière de finances, une erreur est toujours désagréable et je dois vous prévenir que mon associé et moi sommes intraitables à ce sujet. Nous ne nous trompons pas dans nos comptes, nous ne voulons pas que l’on se trompe. Allons, dépêchez-vous, monsieur Bertrand, vous en avez pour une demi-heure, trois quarts d’heure au plus, vous nous retrouverez ici, car pendant que vous allez effectuer cet encaissement, nous verrons à établir la liste des courses urgentes que nous aurons à vous donner pour tout à l’heure.
M. Bertrand s’inclina, salua, resalua. Pérouzin le congédia d’un geste superbe :
– Au revoir, mon ami, à tout à l’heure.
M. Bertrand n’était pas sorti que les deux hommes d’affaires se communiquaient leurs impressions.
– J’ai peur, répétait Pérouzin, j’ai peur qu’il ne soit bien bête.
– C’est le type qu’il nous fallait, au contraire. Vous allez voir, mon cher Pérouzin, que dans une heure d’ici nous serons plus riches de dix mille francs, de cinq mille francs plutôt, car il faudra laisser la moitié du gain à Prosper. Ah, il nous coûte cher, Prosper.
***
Une heure plus tard, M. Bertrand, ayant dûment touché les dix mille francs d’Hervé Martel,– car le courtier maritime, n’ayant aucune raison de se défier d’une facture aux apparences régulières qui lui était présentée à la date prévue, avait payé sans la moindre difficulté,– regagnait le Café blanc.
M. Bertrand, sans doute depuis le moment où il sentait dans sa poche la liasse des dix billets de mille francs, avait gagné beaucoup d’assurance, car c’était presque sans timidité qu’il entra dans la petite salle basse.
Or, l’encaisseur en entrant dans la salle, demeura figé de surprise.
La table où Nalorgne et Pérouzin l’avaient entretenu une heure plus tôt, était débarrassée, vide. Pérouzin et Nalorgne n’étaient point dans le café.
– Ça par exemple murmura le digne M. Bertrand, à voix haute et s’adressant à la cantonade, ça, par exemple, c’est un peu fort.
Et il appelait le garçon :
– S’il vous plaît, les deux messieurs qui étaient là tout à l’heure, que sont-ils devenus ?
– Ils sont partis.
– Il y a longtemps ?
– Une demi-heure. Ils ont été au téléphone et ils sont partis.
– Et ils n’ont laissé aucune commission pour moi ?
– Pour vous ? non, pourquoi ?
– Vous êtes certain qu’ils n’ont pas prévenu à la caisse ?
– Dites donc, mademoiselle la caissière, les deux clients qui étaient là tout à l’heure, sont partis sans rien dire, n’est-ce pas ?
– Sans rien dire, affirma la caissière. Est-ce qu’ils n’ont pas payé, par hasard ?
– Si, si, ils ont payé. Seulement, c’est monsieur…
– Eh bien, c’est raide, commença l’encaisseur, figurez-vous que j’ai encaissé pour leur compte dix mille francs, à côté, avenue Niel. Un service que je leur rendais. Ils devaient m’attendre ici, et je ne sais pas leur adresse.
– C’est curieux, en effet, déclara la caissière, et vous ne les connaissez pas ?
– Ils venaient de m’embaucher. Ce sont les directeurs d’une agence commerciale.
– Ils vont peut-être revenir.
– Peut-être. Oui. Je vais attendre.
M. Bertrand commanda un mazagran, mit une grande heure à le déguster, mais ni Nalorgne, ni Pérouzin n’apparaissaient.
À la fin, M. Bertrand s’impatienta ;
– C’est effrayant, murmurait-il, parlant toujours à voix haute et feignant de s’adresser à l’un des garçons, je me demande vraiment ce que je dois faire.
– À votre place, moi, j’irais chez le commissaire. C’est peut-être bien des crapules ces clients-là et on ne sait jamais ce qui peut arriver.
– Ah mon Dieu, vous me faites peur, si c’étaient des escrocs, en effet. Et dire que je n’y songeais pas. Mais pourquoi se seraient-ils enfuis ?
– Est-ce qu’on sait jamais ?
La caissière, elle-même, intervint :
– Allez donc chez le commissaire, monsieur, en tout cas, si par hasard ils reviennent ici, on leur dira que vous avez été déposer l’argent au poste et comme ça vous n’aurez pas d’histoire.
M. Bertrand dut se rendre compte que c’était en effet le parti le plus sage, car il paya sa consommation :
– Eh bien, c’est entendu, madame, je vais au commissariat. Si par hasard ces messieurs revenaient, veuillez les prier de m’attendre.
M. Bertrand, dix minutes plus tard, renseigné par un agent de police, arrivait au poste du quartier. Il avait déjà la main sur la poignée de la porte et se disposait à entrer dans le corps de garde, lorsque des pas précipités retentirent derrière lui. En moins de rien, il se sentait violemment saisi au collet, en même temps qu’une voix furieuse lui hurlait à l’oreille :
– Ah, mon bonhomme, vous revoilà, eh bien, vous n’y couperez pas. Ah sapristi, vous en avez un toupet, vous. Qu’est-ce que vous veniez faire ici ?
C’était Hervé Martel, descendu de son automobile devant le commissariat de police, au moment même où M. Bertrand y arrivait. Hervé Martel était blême de fureur, M. Bertrand blême de rage.
– Mais lâchez-moi donc, criait l’encaisseur, pour qui me prenez-vous ? qu’est-ce que vous avez ?
Puis soudain, il reconnut la personne chez qui il avait été toucher les fonds le matin même :
– Hein ? quoi ? c’est vous ?
– Hé oui, bandit, voleur, escroc, faussaire.
Tandis que, sur le trottoir, les badauds s’amassaient, les agents du poste, tirés de leur somnolence par les éclats de la dispute, se hâtèrent de séparer les deux hommes :
– Allons, entrez, entrez, vous vous expliquerez devant le commissaire.
Devant le commissaire, en effet, les deux hommes s’expliquèrent.
– Monsieur, déclarait Hervé Martel, désignant M. Bertrand, s’est présenté chez moi à huit heures du matin, muni d’une fausse facture de la maison Norel. Croyant avoir affaire à un honnête encaisseur, j’ai naturellement soldé mon dû. Ah, ouitche, il n’y avait pas vingt minutes que cet escroc était parti de chez moi que le véritable encaisseur de la maison Norel se présentait.








