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La mort de Juve (Смерть Жюва)
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Автор книги: Марсель Аллен


Соавторы: Пьер Сувестр
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PIERRE SOUVESTRE

ET MARCEL ALLAIN

LA MORT

DE JUVE

14

Arthème Fayard

1912

Cercle du Bibliophile

1970-1972

1 – UN MYSTÉRIEUX SOUPIR

– Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que vous voulez ? Où suis-je ?

– Mais, monsieur, il est simplement sept heures du matin et c’est moi, Baptiste, qui frappe à la porte de monsieur.

– Oui, Baptiste. Préparez mon tub et dites-moi le temps qu’il fait.

– Il fait froid. Monsieur pourra se couvrir, ce matin. Il pleut également, les rues sont toutes sales.

– Zut, sale métier !

Le valet de chambre s’était retiré, son maître passait dans le cabinet de toilette. C’était un homme d’une quarantaine d’années environ, portant son âge et dont la robuste carrure s’empâtait d’un léger embonpoint. M. Hervé Martel exerçait à Paris la rude mais lucrative profession de courtier-juré d’assurances maritimes. Hervé Martel, depuis sept ou huit ans qu’il en était titulaire, avait fait de sa charge la plus importante de Paris. Mais ce n’était ni sans peine ni sans travail.

Or, au fond de son âme, Hervé Martel était foncièrement paresseux et chaque fois qu’il en trouvait l’occasion, il tirait au flanc à la manière du plus subtil des militaires. Il ne « tirait au flanc » que lorsqu’il n’y avait pas inconvénient à le faire, car, d’autre part, il avait, avec la quarantaine, acquis assez de raison pour se rendre compte que ses efforts étaient couronnés de succès. N’empêche, se lever de bonne heure…

Célibataire endurci, Parisien de bonne race, Hervé Martel appréciait tout particulièrement l’existence de la capitale, le charme des soirées au théâtre, prolongées par quelques heures de causerie au cercle ou dans les restaurants à la mode. Il parvenait difficilement à se coucher avant deux ou trois heures du matin, éprouvait une difficulté insurmontable à répondre aux appels pressants, dès sept heures, été comme hiver, de son domestique tambourinant à la porte.

Ce matin-là, Hervé Martel était encore plus mal éveillé qu’à l’ordinaire. Le temps froid et pluvieux n’invitait guère aux courses et aux promenades, même en voiture.

– Si seulement j’avais mon auto, grommela le courtier maritime, avec ses sacrés chevaux on n’en finit pas.

Depuis quelques jours, en effet, Hervé Martel avait passé commande d’une rapide et élégante berline à moteur et c’est avec impatience que le riche courtier en attendait la livraison.

À la Bourse et dans son milieu de gens d’affaires, on ne parlait de rien d’autre. Déjà, Hervé Martel, ami du progrès, avait remplacé par une machine à écrire et une dactylographe, l’écriture à la plume sergent-major.

Un coup discret frappé à la porte de son cabinet de toilette tira Hervé Martel de ses réflexions. C’était Baptiste.

– C’est le cocher, dit-il, Prosper désire voir monsieur.

– Prosper, mais comment est-il monté ? Il laisse le cheval seul dans la rue ?

– Monsieur, Prosper n’est pas venu avec la voiture de monsieur. Il dit qu’il doit parler à monsieur, que monsieur est au courant.

– Je ne comprends pas. Qu’il entre.

Prosper ne paraissait pas, comme on pouvait s’y attendre, revêtu de sa livrée verte à liseré rouge et coiffé du luisant haut-de-forme à cocarde, caractéristique du cocher de grande maison. Prosper était en civil.

– Eh bien, Prosper, à quoi pensez-vous ? Je pars dans dix minutes.

Le cocher salua :

– Monsieur m’excusera de lui répondre, mais Monsieur a sans doute oublié que depuis ce matin je ne suis plus au service de Monsieur.

– Qu’est-ce que cela signifie, Prosper ?

– Monsieur se souvient que lundi dernier j’ai donné à monsieur mes huit jours. Or, ma semaine est terminée depuis hier soir, et je viens faire mes adieux à Monsieur.

– Mais vous êtes fou, Prosper. Oui, je me souviens, en effet, mais comme il vous est arrivé plusieurs fois de vouloir vous en aller et que vous êtes resté, je n’y ai pas fait attention.

– Aujourd’hui, monsieur, c’est définitif.

– Ah, fit Hervé Martel interloqué. Et peut-on savoir pourquoi ?

– C’est très facile, monsieur. Monsieur va comprendre. Quand je suis entré chez Monsieur, c’est en qualité de cocher. C’est-à-dire pour soigner et conduire le cheval de Monsieur. Or, voilà que Monsieur change d’avis et ne veut plus garder d’attelage. Monsieur a commandé une automobile qui va lui être livrée dans quelques jours, et monsieur m’a dit : « Prosper, vous apprendrez à piloter ces machines-là et vous serez mon mécanicien. » Eh bien, je réponds à Monsieur : je regrette infiniment, mais je n’apprendrai pas à piloter ces machines-là, cocher je suis, cocher je reste.

– Mais vous êtes stupide, mon brave garçon, comprenez donc que plus nous allons, plus votre métier menace de disparaître. Tous les cochers deviennent chauffeurs, c’est connu.

– S’il ne reste qu’un cocher, Monsieur, je serai celui-là.

– Après tout, c’est votre affaire. Allez vous faire régler au bureau. Je vais téléphoner des ordres au fondé de pouvoirs.

– Et le certificat ?

– Eh bien, vous viendrez le reprendre ici un peu plus tard, quand je serai habillé.

Le cocher disparut. Hervé Martel acheva sa toilette, mais soudain son front se plissa : il venait de passer dans la salle à manger pour prendre son déjeuner du matin et considérait, navré, la pluie tombant au dehors, une pluie abondante, qui transformait les rues en cloaques.

– C’est bien ma veine, grommela-t-il, pour un jour que je n’ai pas de voiture, il fait un temps de chien.

Et Hervé Martel lançait à son appartement bien clos, bien confortable, un coup d’œil de regret. Mais, soudain, une pensée lui traversa l’esprit.

Hervé Martel prit le téléphone, demanda la communication avec son bureau de la place de la Bourse.

– C’est vous, monsieur Albert ?

Le courtier maritime donna ses instructions au fondé de pouvoirs, s’enquit du courrier. Au fur et à mesure, son visage se rassérénait.

– N’est-ce pas, monsieur Albert, vous êtes aussi d’avis qu’il est inutile que je passe au bureau, ce matin ? Cela m’arrange parfaitement, d’autant que je suis légèrement enrhumé. Pour les affaires urgentes, eh bien, faites donc une chose : envoyez-moi M lle Hélène, elle prendra mon courrier. Oui, entendu, je l’attends. À tout à l’heure.

Hervé Martel, très satisfait de l’idée qu’il venait d’avoir, avait achevé tranquillement son déjeuner. Puis il était allé s’installer dans son cabinet de travail, pièce élégante décorée avec un goût extrême, remplie d’objets d’art, de tableaux de maîtres, un vrai boudoir. Il est vrai que ce cabinet de travail ne servait guère. Avenue Niel, ce n’était pas le courtier-juré d’assurances que l’on voyait, mais l’homme du monde, le Parisien riche. Hervé Martel, dès qu’il rentrait, à six heures, quittait la jaquette des visites commerciales aussitôt remplacée par le smoking ou l’habit de l’élégant cercleux.

Au bout d’une heure, Baptiste annonça :

– Monsieur, c’est la demoiselle qui est là.

– Priez-la donc d’entrer.

Quelques instants après, dans le cabinet du courtier maritime, pénétrait une jeune fille à la mise à la fois élégante et correcte. Elle retira son manteau, puis, sur l’invitation d’Hervé Martel, elle s’assit à une petite table, à côté d’un vaste bureau qui disparaissait sous les papiers.

Sans hâte, elle défit un rouleau de papier blanc qu’elle avait apporté, puis, de la lame d’un élégant petit canif, elle tailla son crayon.

– Vous y êtes, Mademoiselle Hélène ? demanda M. Martel.

– Oui, Monsieur, répondit la jeune fille. Vous permettez un instant ?

D’un geste rapide, elle alla au canapé d’angle où elle avait déposé sa fourrure.

– Vous avez froid, Mademoiselle ?

La jeune fille sourit :

– Mais oui, Monsieur, il ne fait pas très chaud chez vous.

Hervé Martel sonna Baptiste :

– Voyons, comment se fait-il que cette pièce soit si mal chauffée ? On gèle, ici.

– Monsieur sait bien que la cheminée ne va pas. J’en ai déjà fait l’observation à monsieur, il y a quelques jours. Monsieur devrait écrire aux gérants.

– Vous avez raison, fit-il. J’avais oublié.

Puis, se tournant vers la dactylographe, cependant que le domestique se retirait :

– Voulez-vous prendre note, Mademoiselle, d’écrire aux gérants : MM. Nalorgne et Pérouzin, rue Saint-Marc. Vous chercherez le numéro dans le Bottin. Dites-leur que la cheminée ne marche pas, qu’ils viennent la vérifier, que je compte sur eux, d’urgence. C’est noté, n’est-ce pas ?

– Oui, Monsieur.

– Bien, Mademoiselle. Encore une lettre, au Comptoir National, une lettre que vous recommanderez. Voulez-vous noter ?… «  Messieurs, je vous envoie par ce courrier dix titres au porteur, de mille francs, portant les numéros ci-après… »

Hervé Martel ouvrit un tiroir, en retira un petit paquet soigneusement ficelé qu’il posa sur le bureau placé le long du mur, tout à côté de la petite table où travaillait la sténographe.

– Vous y ferez attention, Mademoiselle, ces papiers ont de la valeur. Lorsque vous aurez pris les numéros, que vous indiquez dans votre lettre, vous voudrez bien faire expédier ces papiers en lettre recommandée. Qu’est-ce qu’il y a ?

– C’est Prosper, c’est le cocher de Monsieur, qui vient comme ça pour son certificat, dit Baptiste.

– Qu’il entre.

Le cocher pénétra dans la pièce en saluant gauchement. M. Hervé Martel tournait le dos au serviteur et à la jeune fille. Il était allé à un petit secrétaire, à l’opposé du cabinet, et rédigeait le certificat demandé par le cocher.

– Tenez, Prosper, fit-il lorsqu’il eut achevé, voilà votre affaire. Désormais, vous avez toutes les qualités. D’ailleurs, ce que je dis, je le pense. Je regrette vivement votre départ.

Prosper, se confondant en remerciements, allait entreprendre une longue conversation, mais Hervé Martel, en homme d’affaires habitué à éconduire les raseurs, trouva le mot aimable et cependant définitif pour le reconduire jusqu’à la porte de son cabinet.

– Continuons, Mademoiselle.

Hervé Martel dicta deux ou trois lettres, donnant des rendez-vous d’affaires, puis :

– Cette lettre, Mademoiselle, vous ne l’écrirez pas sur du papier de la charge, mais sur du papier personnel. Écrivez :

Madame Irma de Steinkerque,

Ma chère amie,

Nous nous réunissons, quelques joyeux camarades, chez moi, avenue Niel, après-demain soir. J’espère que vous serez des nôtres. On dînera sans cérémonie, à huit heures… Répondez-moi bien vite que vous êtes assez gentille pour nous charmer de votre présence.

Votre bien affectueusement dévoué.

– Vous ajouterez en post-scriptum… Après tout, non, fit-il, je ne peux tout de même pas vous dicter cela. Quand la lettre sera faite, vous me la donnerez avec l’enveloppe, je mettrai le post-scriptum à la main.

M lle Hélène sourit mais ne broncha pas, et comme M. Hervé Martel ne disait plus rien :

– Est-ce terminé ?

– Oui, fit Hervé Martel. Allez me taper ce courrier au bureau et n’oubliez pas de me le rapporter à signer avant l’heure du déjeuner.

Et, tandis que la jeune fille, méticuleusement, reformait le rouleau de ses feuilles de papier :

– Eh bien, quoi, Mademoiselle Hélène, vous avez de graves chagrins ? des peines sentimentales ?

– Pourquoi donc, Monsieur ?

– Mais vous soupirez d’une façon qui vraiment dénote une tristesse extraordinaire.

– Moi, Monsieur ? mais je n’ai nullement soupiré.

– Tiens, c’est étonnant. J’étais persuadé. Enfin il vaut mieux, n’est-ce pas, que je me sois trompé ?

La jeune dactylographe sourit gracieusement. Puis, subitement, une idée lui vint.

– Pardon, Monsieur, le paquet de titres que je dois emporter pour le faire recommander. Où est-il ?

Hervé Martel se dirigea vers le bureau sur lequel il avait placé les papiers. Tout à coup, il s’arrêta net :

– Vous les avez pris, Mademoiselle, ces titres ? Ils étaient là-dessus il y a quelques instants,

– Il m’a semblé les voir, en effet, Monsieur. Mais il faut croire que je me suis trompée, puisqu’ils n’y sont pas.

– C’est exact, ils n’y sont pas. J’aurais cependant juré que…

– Ma foi, moi aussi.

– Je sais bien que je suis distrait, mais à ce point-là cependant.

Le courtier regarda autour de lui, souleva les coussins de son canapé, remua quelques dossiers, entrouvrit deux ou trois fois le tiroir dans lequel il avait mis, quelques jours auparavant, les titres en question, et qu’il croyait bien avoir repris. Mais il ne retrouva rien.

– Voyons, c’est impossible, grogna-t-il. Vous faites erreur, ou moi. Ou alors, je me trompe, ce paquet n’est pas bien gros. Regardez donc si, par hasard, dans vos feuilles de sténographie.

La jeune fille défit vivement le rouleau de papier. Les titres n’y étaient pas. Cependant que la jeune fille rougissait, quelque peu agacée, Hervé Martel semblait de plus en plus préoccupé, et sur sa physionomie très franche, très mobile, ses impressions se manifestaient très nettement.

– C’est curieux, grommela-t-il encore, absolument invraisemblable.

Jusqu’alors, Hervé Martel était allé et venu dans la pièce, en proie, semblait-il, à une impatience fébrile. Brusquement, il s’arrêta, considéra la jeune fille.

– Enfin, dit-il en se croisant les bras, ne trouvez-vous pas cela extraordinaire ?

– Mais si, Monsieur, dit Hélène.

– N’est-ce pas, reprit le courtier, c’est extraordinaire. Ces titres n’ont pas pu s’en aller tout seuls. C’est à se demander si quelqu’un ne les a pas pris ? À la rigueur, on pourrait penser à Prosper, au cocher, mais il me semble qu’après son départ les titres étaient encore là. Qu’en pensez-vous ?

– Je n’ai pas fait attention, mais il me semble, en effet, que vous avez raison.

– J’ai raison, mais alors ?

Et son regard interrogeait la jeune fille, qui ne broncha pas. Après un silence, elle dit :

– Il est temps que je parte, Monsieur, si vous désirez que je vous rapporte votre courrier avant l’heure du déjeuner.

– En effet. Allez, Mademoiselle.

Mais à peine avait-il dit ces mots qu’il se ravisait :

– Mademoiselle Hélène, appela-t-il.

– Monsieur ?

– Mademoiselle, un petit renseignement, s’il vous plaît ? J’ai omis de vous le demander lorsque vous êtes entrée comme dactylographe il y a six mois, et chaque jour je voulais le faire, puis je l’oubliais. J’ai tellement de choses dans la tête…

– De quoi s’agit-il, Monsieur ?

– Oh, rien, figurez-vous que je n’ai pas votre adresse. Il est nécessaire, n’est-ce pas, que j’aie votre adresse. Supposez que j’aie quelque chose d’urgent à vous dire.

– J’habite 114, rue Lepic, Monsieur.

– Rue Lepic ? C’est à Montmartre cela, n’est-ce pas ? Et alors, vous venez de là tous les matins, à pied ?

– Oui, Monsieur.

– De Montmartre à la Bourse, ce n’est pas très loin. Et alors, rue Lepic, vous habitez avec votre famille, vos parents ?

– J’habite seule, Monsieur.

Mais, soudain, le rouge monta au front d’Hélène qui se rapprocha d’Hervé Martel :

– Monsieur, demanda-t-elle avec un frémissement dans la voix, pourquoi me posez-vous ces questions ? Est-ce que ?

– Mais que voulez-vous dire, Mademoiselle ?

– C’est un interrogatoire ? n’est-ce pas. Ces titres que vous ne retrouvez pas ?

– Mais non, Mademoiselle, je vous affirme. Rien ne me permettrait de formuler sur vous un tel soupçon. Ah, c’est très ennuyeux, évidemment, ce qui arrive. Mais enfin, je n’ai aucune raison.

– Monsieur, le soupçon suffit, il me serait impossible de rester une minute de plus.

– Là, là, doucement, ne vous emballez pas. Je n’ai rien dit, en somme, qui soit de nature à vous vexer. Je vous ai demandé des renseignements. Tout à fait naturel de ma part.

– Sans doute, mais ces questions, aujourd’hui…

– Voyons, Mademoiselle, je vous en prie, n’insistez pas. Ces titres, je les retrouverai. Oui, je les retrouverai certainement.

Et pour couper court, Hervé Martel, brusquement, changea de sujet :

– Mademoiselle, au lieu d’écrire la lettre que je vous ai dictée pour MM. Nalorgne et Pérouzin, je vous prie de leur téléphoner de passer me voir, sans faute ce soir, ici, chez moi, à partir de six heures. Je compte que la commission sera faite. C’est très important.

– Vous pouvez y compter, monsieur, dit la jeune fille, qui paraissait avoir repris tout son calme.

2 – NALORGNE ET PÉROUZIN, CONTENTIEUX

– Un prospectus, un autre prospectus. Une demande d’emploi. Voici encore une dame qui voudrait emprunter de l’argent sur garanties. Parbleu, si c’était si facile que ça, nous serions les premiers à le faire. Une feuille de couleur. Ah, ce sont les contributions. Tiens, un mot de Prosper. Vous savez bien, Pérouzin, Prosper, le cocher de notre client, M. Hervé Martel. Encore un solliciteur. Décidément, il n’y a que de ces gens-là.

Le personnage qui monologuait ainsi s’arrêta soudain. Son interlocuteur, qui l’écoutait jusqu’alors sans mot dire, venait de l’interrompre d’un signe de la main.

– Je crois qu’on a sonné, dit l’un des deux hommes.

Nalorgne et Pérouzin, les deux associés, occupaient, rue Saint-Marc, à l’entresol d’une vieille maison, un appartement sur la cour, étroit, misérable, sombre, obscur, dans lequel, depuis quelques semaines, ils avaient installé un bureau d’affaires.

Une plaque sur la porte portait Contentieux, ce qui laissait place à l’imagination.

– Un client ? avait murmuré Pérouzin, enclin à l’optimisme, mais ayant cependant une intonation interrogative.

– Hum, ce serait bien étonnant, dit Nalorgne.

Cependant, par la porte entrebâillée qui faisait communiquer les bureaux des deux associés avec le couloir obscur constituant l’antichambre de l’appartement, la tête hirsute d’un petit groom apparut. Le gamin s’introduisit à moitié dans la pièce, et, sans le moindre respect pour les formules protocolaires, annonça d’une voix déjà grave, déjà éraillée, d’une voix de bon gavroche :

– C’est quelqu’un qui demande à vous parler.

– Lorsqu’un visiteur, expliqua Nalorgne, doctoral, demande à être introduit auprès de ces messieurs, – et ces messieurs c’est nous, naturellement, – vous devez d’abord demander de la part de qui, puis ensuite quel est le motif de la visite ? Avez-vous ces renseignements, Charlot ?

– Non, fit le groom en secouant la tête, je n’ai rien demandé au type qui est venu. Mais ça m’a l’air d’un homme très bien. Il a des bagues à tous les doigts et un costume tout neuf.

– Charlot, nous ne vous demandons pas votre opinion sur la clientèle que nous recevons. Pour cette fois, vous n’insisterez pas, et puisque nous ne savons pas le nom de ce monsieur, nous nous contenterons de le lui demander tout à l’heure, lorsque, sur un coup de timbre, vous serez avisé qu’il faut l’introduire dans notre bureau. Faites attendre.

Le groom, impressionné malgré lui par l’attitude de ses patrons, se retira en traînant les pieds sur le tapis qui montrait la corde.

– Quel peut bien être ce visiteur ? demanda Nalorgne. Pourvu que ce ne soit pas un créancier.

– Mais non, mais non, vous vous faites toujours des idées. Un créancier serait entré d’autorité dans notre bureau, et ce monsieur veut bien attendre.

– Il ne faut pas le faire droguer.

– Vous n’y pensez pas, rien n’impressionne les gens comme de les faire attendre, lorsqu’ils désirent vous voir. Ils s’imaginent qu’on est très occupé. Cela produit un excellent effet.

– Sans doute, sans doute, reconnut Pérouzin, mais supposez qu’il se lasse et qu’il s’en aille.

– Nous l’entendrions bien, et, dans ce cas, on le ferait aussitôt entrer. D’ailleurs, ajoutait-il, notre bureau n’est pas en état de le recevoir.

Agissant sous les yeux stupéfaits de son associé, Nalorgne, avec une activité fébrile, mettait, comme il l’avait dit, « le bureau en état de recevoir le client ». En fait, il entrebâillait les tiroirs, en sortait à moitié des dossiers, empilait sur son bureau des feuilles de papier toutes couvertes d’écriture, qu’il étala négligemment. Il tira d’un casier tout un paquet de vieilles enveloppes, les passa à Pérouzin, en lui recommandant :

– Mettez ça en face de vous. Le client croira que c’est notre courrier de ce matin. Et les hommes d’affaires qui reçoivent un volumineux courrier font toujours bonne impression.

Mieux encore, Narlogne prit dans son sous-main une sorte de plaque en porcelaine sur laquelle figurait en lettres rouges l’inscription : «  Caisse ». Puis il alla au fond de la pièce et, au moyen de deux crochets, fixa la pancarte sur la porte d’un placard.

Cette mise en scène réglée, Nalorgne, après un dernier coup d’œil général, dit à son associé :

– Maintenant, vous pouvez faire entrer.

Avant d’atteindre l’obscur entresol de la rue Saint-Marc, Narlogne avait été prêtre, et Pérouzin avait exercé dans une petite ville de province, les fonctions de notaire. Puis l’un et l’autre, à la suite d’événements sur lesquels ils gardaient la plus parfaite discrétion, avaient été contraints de renoncer à leurs professions respectives, et pendant quelques années, ils avaient complètement disparu de la surface du monde.

Ils devaient se retrouver entre temps à Monaco. Nalorgne et Pérouzin y exerçaient, au Casino, les fonctions d’inspecteurs des jeux, et pendant cette tranche de leur existence, ils s’étaient trouvés mêlés aux aventures dont le célèbre Fantômas était le héros.

Monaco, débarrassé de cet hôte gênant, Nalorgne et Pérouzin auraient pu rester dans l’administration tutélaire de la maison de jeux, mais leur goût du risque répugnait à la monotonie de la surveillance de la roulette et du trente-et-quarante, ils avaient décidé, en conséquence, de venir à Paris et d’y profiter de leurs relations comme de leur savoir pour y monter un « bureau d’affaires ». C’est ainsi qu’ils s’étaient installés rue Saint-Marc, risquant leurs modestes économies dans cette entreprise de Contentieux, où ils faisaient tout absolument, sauf les opérations tenant à la profession qu’ils prétendaient exercer. Sans grand succès, du reste, et la feuille bleue trouvée dans le courrier le matin même, leur signifiant que sous trois jours ils étaient sommés de payer leurs contributions, sous peine de saisie, prouvait qu’ils ne roulaient pas sur l’or.

Cependant, on avait frappé à la porte, et, sans attendre la réponse, l’autorisation d’entrer, quelqu’un, le « client », pénétrait dans la pièce.

– Salut, les copains, s’écria-t-il.

– Prosper, s’écrièrent ensemble Nalorgne et Pérouzin. Ah par exemple, si nous avions su.

– Votre patron vous a donc donné congé aujourd’hui ?

Le cocher sourit l’air satisfait :

– Congé ? Non pas, je suis libre, désormais, voilà huit jours que je lui ai collé ma démission.

– Alors, interrogea Pérouzin avec sollicitude, vous n’avez plus de place et vous venez nous voir pour qu’on vous en trouve une ?

– Très peu, j’en ai soupé de ramasser le crottin de cheval et j’ai mieux que ça comme métier dans la main.

– Le fait est. Vous voilà nippé comme un bourgeois.

– Comme un bourgeois, précisa Prosper, et un bourgeois cossu.

Pérouzin et Nalorgne avaient fait sa connaissance dans le petit restaurant à vingt-trois sous où ils déjeunaient il y a quelques semaines. Mais, par suite de quelles circonstances la situation de Prosper s’était-elle modifiée au point que le cocher, désormais, s’exhibait dans des tenues que n’aurait point désavouées son ancien patron lui-même, l’élégant Hervé Martel ?

À la question que lui posaient Pérouzin et Nalorgne, Prosper répondit mystérieusement, un doigt sur les lèvres :

– Ça, c’est des affaires qui me regardent. D’ailleurs, elles pourraient bien vous intéresser aussi. Au fait, qu’est-ce que vous diriez si l’on déjeunait ensemble ? Il est onze heures, tenez, je vous invite. Rendez-vous à midi et demie, au Faisan Doré. Ça colle. Eh bien, à tout à l’heure. Je me débine, car vous pensez bien que j’ai du boulot à faire, avant d’aller croûter.

– Au Faisan Doré ? dit Pérouzin, mais c’est le restaurant le plus chic de Paris.

– Ça coûte au moins trente francs par tête le déjeuner, dans cette boîte-là, dit Nalorgne.

– Eh bien, conclut Pérouzin, raison de plus pour ne pas manquer. Ça nous changera des pommes de terre frites et du demi-setier de rouge de tous les jours.

***

Penchés sur la table et dégustant à petites gorgées une vieille fine champagne que le maître d’hôtel, confiant dans ses clients, avait laissé à leur « discrétion », Nalorgne et Pérouzin écoutaient Prosper.

– Oui, continuait le cocher, qui pendant toute la durée du déjeuner les avait littéralement éblouis par la générosité de sa commande, le miroitement des bagues qui scintillaient à ses doigts et l’exhibition de quelques billets de banque, négligemment tirés de ses poches. Oui, vous comprenez, mes chers amis, que, pour un homme intelligent, le métier de cocher n’offre guère de ressources. Moi, comprenez-vous, je suis né avec l’âme d’un brasseur d’affaires, de grandes, de grosses affaires. Qu’est-ce que vous voulez, j’aime l’argent, et comme elle ne se trouve pas sous le pied d’un cheval, il faut bien qu’on s’occupe de la découvrir.

– Évidemment, bien sûr, dirent les deux autres.

Mais que pouvait-il bien faire ?

– La semaine dernière, disait-il, j’ai fait trois mille francs. Hier matin, en l’espace de deux heures, quatre mille, et, pour la fin du mois, il y a une combinaison qui me rapportera dix mille balles.

« Au fait, demanda soudain le cocher d’un air détaché, est-ce que vous n’êtes pas en relations avec la maison Miller et Moller, vous savez, ces marchands de papier de la rue des Archives ?

– Si, ce sont même des clients de notre bureau. Ils nous avaient commandé tout un assortiment de porte-plumes.

– Des porte-plumes ? dit le cocher en regardant ses invités avec une profonde commisération, vous appelez cela des affaires, vous ? Qu’est-ce que ça peut bien rapporter, en admettant même qu’il s’agisse d’une grosse de porte-plumes à deux sous pièce ? Enfin, vous devez savoir tout de même si c’est une bonne maison ?

– Qu’entendez-vous pas là ?

– Je demande, reprit le cocher, si c’est une maison solvable, faisant honneur à sa signature, et qui paie rubis sur l’ongle ?

– Ça, j’en mettrais ma main au feu.

Et Pérouzin ajouta pour essayer d’impressionner son interlocuteur :

– Nous avons dans nos dossiers confidentiels, les meilleurs renseignements sur la Société Miller et Moller.

– Oui, nul n’ignore que ces gens-là c’est solide comme la République et la Banque de France.

– Mais où voulez-vous en venir ?

Le cocher remplit les verres de fine, depuis longtemps vidés jusqu’à la dernière goutte, et baissant la voix, il expliqua :

– Vous qui avez vos entrées chez Miller et Moller, j’imagine que rien ne vous serait facile comme de vous procurer du papier à en-tête de chez eux. J’en ai besoin avant la fin du mois et c’est très important.

– Mais pourquoi faire ?

– Sûr, déclara le cocher avec un rire goguenard, que ce n’est pas pour mettre des papillotes à la perruque de mon épouse. Pour cette bonne raison, qu’elle n’en porte pas et que je suis garçon. Peu importe. Procurez-moi ce bout de papier et je vous donne vingt-cinq louis comptant, est-ce dit ?

Et il ajouta pour les décider :

– N’ayez donc pas peur, vous ne risquez rien. Supposons que j’ai besoin de cette facture, pour en copier le modèle, ces gens-là ont une idée d’en-tête très intéressante. Ça vous va-t-il ?

– C’est entendu, dit Nalorgne, cependant que Pérouzin affirmait :

– J’irai cet après-midi même chez Miller et Moller. Mine de rien, je prends une facture, et demain…

– Demain, répondit le cocher, j’ai le document et vous, vos vingt-cinq louis.

***

– On a téléphoné, messieurs.

C’était Charlot, le petit groom qui, se dressant décidément, s’adressait respectueusement à ses patrons, au moment où ceux-ci, congestionnés mais satisfaits, regagnaient le bureau.

– Ah, ah, fit Pérouzin d’un air important, as-tu pris note de la communication ?

– Oui m’sieu, c’est un nommé Hervé Martel qui a fait dire comme ça que vous veniez chez lui, ce soir, à six heures juste.

Les deux associés restés seuls allumèrent une cigarette.

– Croyez-vous, fit Pérouzin, l’air songeur, que ce Prosper a bien réussi. Je m’attendais à une histoire désagréable au moment de l’addition. Pas du tout, il a payé.

– Ces gaillards-là, tout ignorants qu’ils sont, et même pas munis du certificat de l’école primaire, ont parfois le sens des affaires et cela mieux que des gens ayant bénéficié comme nous d’une excellente éducation et d’une instruction approfondie.

– Une instruction que je qualifierai même d’érudition.

– Pour parler d’autre chose, il faudra être exacts chez Martel.

– Oh, je serai là. Le temps d’aller chercher cette feuille de papier dont a besoin Prosper et je me rends directement avenue Niel.

– Je vous y retrouverai, dit Nalorgne.

Les deux associés allaient se quitter. Au moment de partir, Nalorgne mit la main sur l’épaule de Pérouzin :

– Mon cher, que pensez-vous des affaires de Prosper ? Elles m’ont l’air douteuses.

– Vous passez votre temps à soupçonner les gens, Nalorgne. Après tout, qu’est-ce qu’on risque ? Prosper est un ami. Il nous demande de lui rendre service, il nous donne vingt-cinq louis. Alors.

– Sûrement. Mais je me méfie quand même.

***

Baptiste, domestique snob et physionomiste, n’avait pas fait entrer Nalorgne et Pérouzin dans le salon de son maître. Les deux associés, cependant, s’étaient annoncés comme « gérants » de l’appartement occupé avenue Niel par M. Hervé Martel.

Gérants ? c’était évidemment quelque chose. Néanmoins, Baptiste n’avait pas cru devoir faire à ces personnages, les honneurs de la pièce réservée aux visiteurs de marque.

Soudain, le bruit de l’ascenseur. Une porte claqua, le courtier pénétra en coup de vent, le col de son pardessus relevé, le chapeau sur la tête :

– Veuillez me suivre, messieurs.

Et il pénétra dans son cabinet de travail.

– Qu’est-ce que vous sentez ? demanda le courtier aux gérants.

– Mon Dieu, fit Nalorgne, pour ne pas se compromettre.

– Ça sent le tabac, dit Pérouzin.

– Il ne s’agit pas de cela. Je vous demande ce que vous éprouvez en entrant ici dans cette pièce ? chaud ? froid ? Qu’en pensez-vous ?

– On étouffe dit Pérouzin, sanguin qui rêvait grand air et fenêtres ouvertes.

Cependant, le grand et maigre Nalorgne avait déclaré :

– On gèle, dit Nalorgne, homme maigre et frileux.

– Vous voilà parfaitement d’accord à ce que je vois, et votre opinion n’a aucune importance. Il fait froid ici. D’ailleurs, la cheminée ne marche pas. Vous êtes chargés de vous occuper de tous les détails matériels de mon appartement, puisque c’est vous qui m’avez fait louer ici, débrouillez-vous donc pour que la cheminée marche, et que je n’aie plus d’ennuis.


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