Текст книги "Recherchée"
Автор книги: Karin Alvtegen
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Триллеры
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Seigneur, donne-moi du courage pour affronter ces journées dépourvues de contenu. Donne-moi la force de survivre à l'heure qui vient, au jour qui vient, au reste de ce vide éternel qui m'attend.
Quelque part, là-bas, dans l'Au-delà, il attend que je vienne le rejoindre. Car, là où se trouve mon trésor, là est aussi mon cœur.
En vérité, en vérité je vous le dis: celui qui entend mes paroles et croit en Celui qui m'a envoyé possédera la vie éternelle et ne sera pas jugé, puisqu'il est passé de la mort à la vie.
Car le moment est venu où tous ceux qui sont dans la tombe entendront Sa voix et répondront à Son appel: ceux qui ont fait le bien ressusciteront et ceux qui ont fait le mal seront jugés.
Je ne peux rien faire moi-même. Je juge en fonction de ce qu'il me dit. Et mon jugement est juste, car je ne cherche pas à accomplir ma volonté, mais celle du Seigneur qui m'envoya.
Dieu ne l'entendit pas cette fois-là non plus. Mais Thomas finit par se lasser et s'endormir sur elle, comme une sorte d'énorme couverture qui l'étouffait. Avec des gestes très lents et beaucoup de précautions, elle parvint à l'écarter d'elle et à se lever.
Toujours nue, elle ramassa ses billets froissés sur le sol. Elle fit de son mieux pour les lisser contre sa cuisse et les fourra rapidement dans la pochette.
Thomas était allongé sur le côté, la bouche ouverte. Un mince trait de salive coulait de sa bouche, traversait sa barbe hirsute et se perdait dans le matelas. Elle fut reconnaissante de ne pas s'être couchée sur son tapis de sol, car elle aurait été obligée de l'abandonner. Le sac de couchage, lui, avait glissé sur le côté et elle n'eut qu'à soulever légèrement l'une des jambes de Thomas pour le tirer.
Elle s'habilla en hâte. Elle avait envie d'une douche, pour se laver de son regard.
Il fallait absolument qu'elle trouve un endroit où il y avait de l'eau courante, sans quoi elle ne tiendrait jamais le coup.
Elle eut bientôt fourré toutes ses affaires dans son sac à dos et elle le referma. La culotte et la serviette encore un peu mouillées, qu'elle avait oublié de sortir, sentaient mauvais. Il faudrait qu'elle les lave à nouveau.
Mais où? Et où aller?
Elle désirait partir de là le plus vite possible, mais la soif l'incita à s'attarder un peu, le temps de boire un peu d'eau au bidon en plastique. Pendant qu'elle y était, elle laissa l'eau couler et se lava rapidement les mains et le visage. Il se forma une sorte de pâte faite de sciure mouillée et de marc de café, sur le sol. À ce moment, Thomas remua celle de ses jambes à laquelle elle avait touché et elle se figea sur place, un instant, pour s'assurer qu'il dormait toujours.
Puis elle escalada l'échelle, ouvrit l'écoutille et sortit.
Elle se retrouva... où cela, au juste? En liberté? Non, c'était impossible, désormais.
Les salauds.
Il faisait maintenant nuit. Elle regarda machinalement sa montre, mais celle-ci était toujours arrêtée. Sur le quai de Söder Mälarstrand les deux files de circulation étaient désertes et il n'y avait que quelques lumières allumées sur les façades des maisons qui le surplombaient. Peu de gens étaient encore éveillés. Tant mieux. Moins ils seraient nombreux à la voir, mieux cela vaudrait.
Elle avança en faisant le moins de bruit possible et enjamba la lisse pour passer sur le navire de guerre. Quelques instants plus tard elle était sur le quai et se dirigeait vers le pont.
Ses jambes bougeaient d'elles-mêmes, car elle n'avait aucune idée de l'endroit vers lequel elle se dirigeait. Cela n'avait d'ailleurs rien d'extraordinaire, pour elle. C'était en quelque sorte son état normal. Un jour comme les autres, donc. Il lui arrivait parfois de se demander si les difficultés qu'elle avait à faire des projets avaient trait à la maladie dont elle avait souffert étant jeune. Peut-être le système régissant l'aptitude à prévoir avait-il été endommagé, en elle. Tout ce à quoi il servait, désormais, était à lui assurer de quoi manger et un endroit assez tranquille pour qu'elle puisse y dérouler son sac de couchage. Si l'on n'était pas trop exigeant, ce n'était guère difficile. Dans l'existence errante qui était la sienne, la sécurité résidait dans la liberté. N'avoir personne qui décidait pour elle. Pouvoir faire ce qu'elle voulait, quand elle en avait envie.
Mais maintenant, plus rien n'était pareil.
Elle ne savait même plus où elle pouvaitaller.
Elle s'engagea dans Heleneborgsgatan et, une fois parvenue au bout de la rue, entra dans Skinnarviksparken. Le jour commençait à poindre. Un homme était en train de contempler la vue, tandis que son chien faisait sa crotte. En entendant ses pas sur l'allée de gravier, tous deux tournèrent la tête dans sa direction. L'homme se pencha et ramassa, ainsi qu'il se devait, la crotte de son chien dans un sac en plastique. Comme s'il avait peur qu'elle ne lui adresse une remontrance.
Elle continua son chemin. Au coin de Hornsgatan, un panier de pain frais avait été posé à la porte d'un restaurant. Un de plus ou de moins, ils ne verraient pas la différence.
Ce qu'il lui fallait, maintenant, c'était un endroit où rester cachée pendant quelques jours. Où elle pourrait être tranquille et où personne n'aurait l'idée de venir la chercher. Elle était lasse de cette inquiétude qui la suivait partout où elle allait. Elle avait besoin de repos. Si elle ne parvenait pas à dormir tout son soûl, elle savait d'expérience qu'elle aurait plus de mal à faire fonctionner son cerveau et, si son jugement était défaillant, elle serait une proie facile.
Elle fouilla dans sa mémoire pour se remémorer la liste des endroits où elle avait dormi. Mais elle n'en trouva aucun offrant la tranquillité dont elle avait besoin.
Les voitures étaient de plus en plus nombreuses, maintenant. Elle avait choisi de monter sur ce qu'on appelait "la bosse" de Hornsgatan, afin d'échapper à la circulation. À sa droite se trouvait l'église Sainte-Marie. Elle regarda la pendule pour savoir l'heure.
Au même instant, elle sut où elle allait pouvoir se cacher.
Jour et nuit. Les mêmes êtres sans visage lui parlant une langue qu'elle ne comprenait pas et ne semblant pas comprendre le danger qui la menaçait.
Des êtres sans visage qui entraient et sortaient de la pièce en tendant les mains vers elle et la forçant à avaler des comprimés empoisonnés. Des voix qui montaient du radiateur pour se moquer d'elle. Sous son lit était caché le Diable, qui attendait qu'elle pose le pied sur le sol. Sitôt qu'elle l'effleurerait, il la saisirait et la tirerait vers ce trou, en dessous d'elle, et la jetterait dans le cachot où l'attendaient les hommes en noir avec leurs outils incandescents.
Elle ne voulait pas dormir, n'osait pas le faire, mais les pilules empoisonnées l'y contraignaient. C'était pour cette raison qu'ils voulaient qu'elle dorme.
Un cauchemar interminable.
Elle refusait de se lever, mais ils lui enfonçaient quelque chose dans le ventre pour l'empoisonner encore un peu plus. Le poison était de couleur jaune et le sac le contenant était accroché à côté de son lit. Pour que le Diable puisse en remettre, quand il n'y en aurait plus.
Si elle arrachait ce tuyau, ils lui attachaient les mains.
L'homme en blanc entrait de temps en temps et lui demandait de lui parler. Il faisait semblant d'être gentil, pour qu'elle lui révèle ses secrets, qu'il irait aussitôt rapporter aux hommes de la cave.
La lumière et les ténèbres ne cessaient d'alterner. Le temps n'existait plus, il n'y avait plus que des mains qui la forçaient à avaler ces pilules blanches empoisonnées.
Mais, un jour, elle avait soudain compris ce qu'ils lui disaient. Ils lui parlaient doucement et semblaient vraiment vouloir son bien. La protéger. L'un d'entre eux avait poussé le lit sur lequel elle se trouvait, afin qu'elle voie qu'il n'y avait pas de trou en dessous. Elle avait accepté d'en sortir et de se rendre aux toilettes. Ils avaient alors retiré le tuyau de son ventre et enlevé le sac au liquide jaune.
Le lendemain, tous ceux qui venaient la voir avaient retrouvé leur visage. Ils lui souriaient. Ils bavardaient avec elle tout en lissant ses draps et redressant son oreiller. Mais ils continuaient à la forcer à avaler des pilules. Ils disaient qu'elle était malade et qu'elle était à l'hôpital. Qu'elle allait y rester encore un certain temps, jusqu'à ce qu'elle soit complètement guérie.
Et après cela? Elle s'efforça de ne pas penser à ce qui se passerait ensuite.
D'autres jours et d'autres nuits. Les voix du radiateur se turent et la laissèrent en paix.
Maintenant, elle sortait parfois dans le couloir. À l'une des extrémités, se trouvait un poste de télévision. Aucun des autres malades ne lui parlait. Chacun était dans son petit monde. Souvent, elle se tenait debout près de la fenêtre de sa chambre, le front contre la grille très froide, et observait le monde extérieur. La vie continuait, là-bas. Sans elle.
Béatrice Forsenström vint lui rendre visite. Vêtue impeccablement mais avec des cernes sous les yeux. Elle était accompagnée de l'homme qui voulait toujours la faire parler. Ils s'assirent tous deux au bord de son grand lit. Béatrice avait posé son sac sur ses genoux.
L'homme qui voulait la faire parler souriait et avait l'air gentil.
– Alors, comment te sens-tu?
Sibylla regarda sa mère.
– Mieux.
L'homme eut l'air satisfait.
– Est-ce que tu sais pourquoi tu es ici?
Sibylla avala sa salive.
– Peut-être que j'ai fait des bêtises.
L'homme regarda sa mère qui mettait sa main devant sa bouche.
Elle n'aurait pas dû dire ça. Cela allait faire de la peine à sa mère et la décevoir.
– Non, Sibylla, dit-il. Tu as été malade. C'est pour ça que tu es ici.
Elle fixa du regard ses propres mains, posées sur ses genoux. Personne ne dit rien pendant un moment. L'homme finit par se lever et se tourner vers sa mère.
– Je vous laisse un moment. Je reviendrai un peu plus tard.
Elles étaient maintenant seules dans la pièce. Sibylla regardait toujours ses mains.
– Pardon.
Sa mère se leva.
– Arrête de dire cela.
Elle avait réussi à la mettre en colère, également.
– Tu as été malade et tu n'as pas besoin de demander pardon pour cela, Sibylla.
Elle se rassit. Pendant un bref instant, leurs regards se croisèrent et, cette fois, ce furent les yeux de sa mère qui se dérobèrent les premiers.
Mais Sibylla avait eu le temps de saisir clairement ce qui se passait derrière eux, à ce moment. Elle était purement et simplement en colère que sa fille ait réussi à la placer dans cette délicate situation. Et de ne rien pouvoir y faire.
Sibylla baissa à nouveau les yeux vers ses propres mains.
Puis on frappa à la porte et l'homme qui voulait qu'elle parle entra. Il tenait un dossier de couleur brune dans l'une de ses mains et alla se placer au pied de son lit.
– Sibylla. Il y a une chose dont nous voulons te parler, ta maman et moi.
Elle chercha le regard de sa mère, mais celui-ci était fixé sur le sol. Elle serrait si fort son sac à main qu'elle avait les phalanges blanches.
– Est-ce que tu as un petit ami?
Sibylla le fixa des yeux. Il répéta sa question.
– Hein? Est-ce que tu en as un?
Elle secoua la tête. Il fit quelques pas et vint s'asseoir sur le bord de son lit.
– Tu comprends que la maladie dont tu es atteinte peut aussi avoir des causes d'ordre physique, n'est-ce pas?
Ah bon.
– Nous avons pratiqué des tests sur toi.
Ça, elle le savait.
– Il apparaît que tu es enceinte.
Ce dernier mot se répercuta en écho dans sa tête. Mais tout ce qu'elle voyait, c'était la couverture à carreaux.
Toute à lui, tout à elle. Eux deux.
N'importe quoi pour une seconde de ce sentiment d'intimité.
N'importe quoi.
Elle regarda sa mère. Elle savait déjà.
L'homme qui voulait qu'elle parle posa la main sur celle de Sibylla. Ce contact fit passer un frisson dans son corps.
– Sais-tu qui est le père de l'enfant?
Unis pour la vie, tous les deux. Pour toujours.
Sibylla secoua la tête. Sa mère regarda en direction de la porte. Elle n'avait qu'un seul désir: partir.
– Tu en es déjà à plus de six mois, alors il n'y a pas d'autre solution que de mener cette grossesse à son terme.
Sibylla posa la main sur son ventre. L'homme qui voulait qu'elle parle lui sourit, mais il n'avait pas l'air d'être très content.
– Comment te sens-tu?
Elle le regarda. Comment se sentait-elle?
– Ta maman et moi avons beaucoup parlé de cela. Elle regarda sa mère, dont les lèvres étaient exsangues.
– Nous pensons que le mieux, pour toi, serait de décider maintenant ce que nous allons faire.
Quelqu'un se mit à crier, dans la chambre d'à côté.
– Comme tu n'es pas encore majeure et que ce sont tes parents qui te connaissent le mieux, je crois que c'est eux qui sont le mieux placés. Et, comme je suis ton médecin, je pense qu'ils ont pris la bonne décision.
Elle le regarda sans comprendre. Quelle décision? Ils ne pouvaient quand même pas imposer leur volonté à son corps.
– Nous pensons que le mieux est que l'enfant soit donné en adoption.
Elle ne s'offrait que rarement le luxe de faire quelques achats dans ce supermarché ouvert de sept heures du matin à onze heures du soir. Les prix y étaient bien au-dessus de la moyenne. Mais elle ne pouvait plus observer les règles qu'elle s'était jadis imposées. Il lui fallait acheter de quoi rester cachée pendant quelques jours et cela dès que possible, afin de pouvoir être prête sitôt qu'ouvriraient les portes de l'école Sainte-Sophie. Avant que les couloirs ne grouillent d'élèves et de professeurs toujours prêts à poser des questions.
Dès sept heures, elle avait acheté une boîte de haricots, des bananes, du yaourt et du pain suédois, et elle attendait maintenant que le concierge de l'école ou quelqu'un d'autre lui ouvre les portes du paradis.
Car là, elle serait en paix.
À sept heures vingt, elle vit, de là où elle s'était postée, que le préposé à l'ouverture des portes accomplissait son devoir et, sitôt qu'il eut disparu, elle traversa la rue et entra. Elle escalada les escaliers et enfila le couloir. Elle ne croisa personne mais, comme dans tous les vieux bâtiments de pierre, les différents bruits de l'école se répercutaient contre les murs.
La porte du grenier était bien là où elle se souvenait. Avec l'inscription: Accès interdit à toute personne étrangère au service. En dessous, une personne scrupuleuse avait mis en garde, à la main, contre le plancher défectueux, qui risquait de s'effondrer.
L'endroit idéal, non?
La porte était fermée au moyen d'un banal cadenas et elle aurait eu bien besoin de son couteau suisse. Mais, en ce moment, il devait se trouver dans un commissariat quelconque à titre de pièce à conviction. Elle poussa un soupir. L'anneau était fixé au mur au moyen de quatre vis et elle se pencha sur son sac à dos pour tenter d'y trouver un outil approprié. Elle arrêta son choix sur sa lime à ongles et il se révéla bon. Elle avait à peine commencé à tourner la vis supérieure que celle-ci céda. Elle tâta les autres: elles ne tenaient pas plus. Un soupçon de méfiance l'effleura. Ce grenier, qui d'autre qu'elle connaissait son existence et l'abri qu'il offrait? Mais elle n'avait pas le temps de se livrer à de telles supputations. Le bruit des voix commençait à enfler, en dessous d'elle. Elle mit la lime à ongles dans sa poche et ouvrit la porte. Derrière, il y avait quelques marches et, sur le côté, une rampe. Elle entra et referma derrière elle.
Ce n'était plus comme la dernière fois qu'elle était venue. Il devait y avoir six ou sept ans de cela et des travaux avaient été effectués. Elle s'en était rendu compte dès l'escalier. La dernière fois, ce grenier était plein de vieilleries et de bric-à-brac, mais on avait sans doute dû le débarrasser à cause de l'état du plancher. Il ne restait plus que des manuels scolaires oubliés dans un coin. Elle se souvenait aussi que, la fois précédente, c'était l'été et que la chaleur était étouffante, sous les toits. Peut-être était-ce pour cela que l'endroit était tombé dans l'oubli?
Cette fois, elle ne serait pas dérangée par la chaleur, ce serait plutôt le contraire.
Mais l'horloge était toujours à sa place.
Cette horloge était énorme, vue de l'intérieur. Deux lampes éclairaient son cadran. Elles avaient été installées depuis sa dernière visite. L'horloge ne marchait pas, à cette époque. Mais elle avait déjà pu voir l'aiguille des minutes avancer. Cela lui inspira quelques secondes d'inquiétude, à nouveau. À quel intervalle fallait-il régler ce genre de grosse horloge?
Elle écarta cette pensée. Si elle déballait ses affaires le long du mur opposé, elle aurait le temps d'aller se cacher si, contre toute attente, quelqu'un arrivait de façon inopinée.
Elle déroula son tapis de sol et son sac de couchage. Puis elle accrocha sa culotte et sa serviette encore humides à un fil électrique. Au cours de la nuit, quand l'école serait déserte, elle se mettrait en quête du vestiaire du personnel et prendrait une douche. Elle en profiterait pour faire à nouveau un peu de lessive, car, si elle laissait ce linge s'imprégner d'une odeur de moisi, elle ne pourrait plus l'utiliser.
Elle se sentait toujours aussi sale. Les mains de Thomas lui faisaient encore l'effet d'une membrane gluante sur sa peau, bien qu'elles fussent loin, désormais. Elle se demanda s'il était réveillé et s'il s'était aperçu qu'elle n'était plus là. Et ce qu'il ferait quand il s'en aviserait.
Elle était où elle voulait être.
Dissimulée dans un grenier.
Offensée, calomniée et anéantie.
Au cours de ces années, elle avait eu bien des excuses pour abandonner la lutte. Mais quelque chose l'avait toujours amenée à continuer. Peut-être disposait-elle d'une raison suffisante, désormais? Peut-être même cela lui paraîtrait-il bon? La preuve définitive qu'elle était vraiment une erreur de la vie.
Elle entendit le brouhaha des élèves, en bas. Cela lui rappela des mauvais souvenirs: les sarcasmes et moqueries qu'elle avait dû endurer.
Mais peut-être était-ce eux qui avaient raison, en définitive?
Peut-être sa faiblesse était-elle perceptible dès sa jeunesse? Après, ils n'avaient plus eu qu'à suivre leur instinct. Tout le monde avait compris dès le début qu'elle n'était pas faite pour participer aux jeux et aux activités des autres. Tout le monde sauf elle, et il avait fallu le lui apprendre. La lutte qu'elle s'était obstinée à mener pour quelque chose de mieux n'était peut-être qu'une façon de se procurer clandestinement un répit qui ne lui était pas destiné, en fait. Heino, elle et les autres étaient peut-être faits pour constituer la lie de la société. Pour que le citoyen moyen puisse se sentir satisfait de son existence, par comparaison. Évaluer son degré de réussite à l'aune de leur échec.
Cela pouvait toujours être pire.
Peut-être étaient-ils là afin d'équilibrer le corps social? De séparer le bon grain de l'ivraie dès le début. Pour qu'ils s'habituent à ne pas trop en demander, par la suite.
Elle s'allongea sur son tapis de sol. Une cloche sonna et le silence se fit dans le bâtiment.
Ce serait trop facile de se contenter d'abandonner. D'accepter de faire partie de l'ivraie et de se laisser aller. Elle n'avait pas l'intention de se livrer à la police, jamais de la vie, mais il y avait d'autres façons de renoncer.
Et si elle n'avait pas la force d'aller jusqu'au pont de l'Ouest, pour se jeter de là-haut, il y avait d'autres façons de régler le problème, dans ce grenier.
Deux semaines plus tard, elle avait pu rentrer chez elle. Le silence était oppressant, dans la grande maison. Gun-Britt avait été renvoyée et Sibylla soupçonnait que c'était parce que sa mère ne supportait pas la honte que suscitait le ventre de plus en plus proéminent de sa fille. Les yeux qui n'étaient pas absolument nécessaires ne devaient pas le voir.
Les sorties lui étaient rigoureusement interdites. Elle avait seulement le droit d'aller dans le jardin après la tombée de la nuit – en restant du bon côté de la clôture, bien entendu.
Son père ne sortait guère de son bureau. Elle entendait parfois le bruit de ses pas sur le dallage, en bas de l'escalier.
Quant aux repas, elle les prenait dans sa chambre. C'était elle-même qui en avait décidé ainsi, après avoir dû, juste après son retour à la maison, subir le mutisme – très parlant à sa façon – d'un repas en compagnie de ses parents. Pouvait-elle vraiment leur en vouloir, d'ailleurs? Elle avait été le contraire de ce qu'ils attendaient d'elle. Non pas cet être exemplaire qu'ils pourraient exhiber fièrement et qui aurait été la preuve définitive de la supériorité de la famille Forsenström, mais une honte, un échec complet qu'il fallait dissimuler aux yeux des habitants de Hultaryd, qui n'auraient été que trop contents de pouvoir en faire des gorges chaudes.
Non, elle préférait manger seule dans sa chambre.
Elle ne pensait plus tellement à Micke. C'était un rêve qu'elle avait fait et rien d'autre. Quelqu'un qu'elle avait rencontré à une autre époque. Il n'existait plus.
Rien de ce qui existait jadis n'existait plus, d'ailleurs.
À partir de maintenant, tout était différent.
Elle avait été atteinte de démence.
Elle était une autre. Quelqu'un qui avait été malade de la tête. Rien ne serait plus comme avant. Elle avait vécu des choses qu'elle ne pourrait plus partager avec personne. Nul ne comprendrait. Nul ne voudrait comprendre.
Mais, quelque part au fond d'elle-même, elle avait le sentiment d'une injustice. Il grandissait de jour en jour et avait fini par s'emparer totalement d'elle.
Elle ne voulait plus vivre là.
Si elle le pouvait, elle les quitterait volontiers.
Ils faisaient porter toute la faute sur elle et elle n'avait pas de plus cher désir que d'échapper à leurs regards déçus. Au lieu de cela, elle était prisonnière, avec son ventre qui grossissait, et elle n'en finissait pas d'attendre.
D'attendre quoi?
Qu'est-ce qu'elle attendait, au juste?
Elle était tel un outil dépourvu de volonté, en train de réaliser le vœu de deux futurs parents inconnus.
Avec son corps.
D'un seul coup, on se souciait beaucoup de sa santé. Sa mère elle-même faisait de son mieux. Ce ventre proéminent était un abri derrière lequel se cacher. Mais que se passerait-il lorsqu'elle n'en disposerait plus?
Qu'adviendrait-il d'elle?
Donner en adoption.
L'expression était parfaitement hypocrite. On ne donnait pas, on se débarrassait. Quant à l'adoption, c'était un mot aussi vide de sens que pourcentage ou démocratie.
Ce mot était dépourvu de valeur, de contenu.
Elle allait donner à d'autres ce qui était venu s'installer dans son corps et faisait grossir son ventre. Quand elle était assise, ou couchée sur son lit, elle sentait l'enfant bouger en elle. Il donnait des coups de pied contre sa peau tendue, comme s'il voulait rappeler son existence.
On frappa à la porte.
Sibylla tourna la tête et vit sur le réveil qu'il était l'heure du repas.
– Entre.
Sa mère entra avec un plateau qu'elle posa sur le bureau. Sibylla comprit aussitôt qu'elle avait quelque chose sur le cœur. En général, la dépose du plateau se passait très vite, mais, cette fois, sa mère s'attardait dans la chambre et se donnait même le mal de remettre la nappe en place.
Sibylla était en train de lire sur son lit. Elle se mit sur son séant et observa le dos de sa mère.
– Tu as laissé les légumes, hier. Mais il est important que tu les manges.
– Pourquoi ça?
Sa mère se figea. Il lui fallut quelques secondes pour répondre.
– C'est important pour...
Elle se racla la gorge.
– ...pour l'enfant.
Ah bon. Pour l'enfant. Elle avait vraiment eu du mal à prononcer ce mot. Cela se voyait même de dos.
Sibylla sentit soudain la colère monter en elle.
– Et pourquoi est-il si important qu'il se porte bien?
Sa mère se retourna lentement.
– Ce n'est pas moi qui suis allée me faire faire un enfant. Alors, assume tes responsabilités.
Sibylla ne répondit pas. Elle aurait eu trop à dire.
Sa mère tenta de reprendre le contrôle d'elle-même. De toute évidence, elle n'était pas venue pour parler des légumes, c'était seulement un biais assez mal choisi. Sibylla la vit prendre son courage à deux mains pour dire ce qu'elle avait vraiment sur le cœur.
– Je veux que tu me dises qui est le père de l'enfant.
Sibylla ne répondit pas.
– Le type à la voiture? Ce Mikael Persson? C'est lui?
– C'est possible. Pourquoi? Quelle importance?
Elle ne pouvait pas s'en empêcher. Sa mère fit son possible pour rester maîtresse d'elle-même, mais Sibylla n'avait pas l'intention de lui venir en aide. Plus maintenant.
– Je veux que tu saches qu'il n'est plus à Hultaryd. C'est ton père qui était propriétaire du local et il a décidé de le faire démolir. Ce Mikael a quitté la ville.
Sibylla ne put s'empêcher de sourire. Non parce qu'on allait détruire le bâtiment de l'Association des jeunes amateurs d'automobiles, mais parce que, pour la première fois, elle osait se dire que sa mère était cinglée. Elle se croyait vraiment toute-puissante.
– Je voulais simplement que tu le saches.
De toute évidence elle avait maintenant dit ce qu'elle avait sur le cœur et s'apprêtait à quitter la pièce. Mais, alors qu'elle n'était encore qu'à mi-chemin de la porte, sa fille lui demanda.
– Pourquoi as-tu voulu avoir un enfant?
Béatrice Forsenström se prit le pied gauche dans le tapis. Elle se retourna. Soudain Sibylla vit quelque chose de nouveau dans les yeux de sa mère. Quelque chose qui n'y était pas auparavant. Qui ne s'y était jamais trouvé.
Elle avait peur.
Peur de sa propre fille.
– Parce que grand-mère voulait que vous en ayez un?
Sa mère resta sans rien dire.
– Tu es contente d'être mère? D'avoir une fille?
Elles se regardèrent. Sibylla sentit l'enfant bouger dans son ventre.
– Qu'est-ce qu'elle en pense, grand-mère, que je sois folle? Mais tu ne lui as peut-être rien dit?
Soudain la lèvre inférieure de sa mère se mit à trembler.
– Pourquoi est-ce que tu me fais ça?
Sibylla ironisa durement.
– Pourquoi est-ce que JE te fais ça? Mais c'est toi qu'es cinglée, merde!
La dureté de l'expression parut redonner son équilibre à Béatrice Forsenström.
– Surveille ton langage!
– Parle pour toi. Moi, je dis ce que je veux. MERDE. MERDE. MERDE.
Sa mère gagna la porte à reculons. Sans doute allait-elle courir appeler l'hôpital. Elle avait une folle à la maison.
– Alors, qu'est-ce que t'attends pour aller téléphoner? Comme ça tu seras débarrassée de moi une fois pour toutes.
Elle avait réussi à ouvrir la porte.
– Pendant ce temps, je vais manger mes légumes, pour ne pas que l'enfant en souffre, n'est-ce pas?
Béatrice lui lança un dernier regard d'effroi et disparut. Sibylla l'entendit descendre l'escalier à vive allure et elle se précipita dans le couloir sur ses talons. Elle la vit traverser le hall en direction du bureau de monsieur Forsenström.
– T'as oublié de répondre à ma question! lui cria-t-elle.
Elle n'obtint pas de réponse.
Sibylla rentra dans sa chambre et se dirigea vers le plateau. Carottes cuites et petits pois. Elle prit l'assiette à deux mains et la jeta dans la corbeille à papier. Puis elle sortit une valise et commença à la remplir.
Elle se réveilla en entendant ouvrir la porte. Avant qu'elle ait eu le temps de bouger, il avait monté les quelques marches et était resté quelques instants immobile, puis s'était remis à avancer.
Il ne l'avait pas vue.
Elle le regarda sans bouger un cil.
Blond, menu, avec des lunettes cerclées de métal.
Il monta sur la petite plate-forme située devant l'horloge et alla coller le visage contre le cadran. Il écarta les bras, ce qui, à contre-jour, lui donna l'air d'un Christ en croix pourvu d'antennes.
Il était midi moins deux.
Elle examina la situation.
Elle aurait le temps de gagner la porte avant lui, mais alors il lui faudrait abandonner ses affaires.
Il était en équilibre assez instable, sur cette petite plate-forme. S'il basculait vers l'avant, il risquait de passer à travers le cadran de l'horloge.
Les secondes passèrent. La plus grande des antennes de Jésus fit un bond.
Elle osait à peine respirer, de crainte de bouger.
Pour finir, il baissa les bras et les laissa retomber le long de son corps. L'instant suivant il se retourna et l'aperçut.
Elle vit qu'il prenait peur. Mais il n'avait pas seulement peur: il était également gêné que quelqu'un l'ait observé.
Ils ne dirent rien, ni l'un ni l'autre, mais ne se lâchèrent pas du regard. Elle ne parvenait pas vraiment à distinguer ses traits, car le contre-jour les rendait indistincts.
Comment diable allait-elle se tirer de cette situation? Il n'avait pas l'air très costaud et il ne fallait sous aucun prétexte qu'il puisse quitter le grenier sans qu'elle lui ait parlé. Elle se mit lentement sur son séant. Debout, elle pourrait peut-être avoir l'air menaçante.
– Qu'est-ce que tu fais? demanda-t-elle prudemment.
Il ne répondit pas immédiatement, mais elle vit qu'il baissait légèrement sa garde.
– Rien de particulier.
– Hm. Pourtant, ça avait l'air dangereux, vu d'ici.
Il haussa les épaules.
– Et toi, alors? Qu'est-ce que tu fais ici?
C'est vrai. Qu'est-ce que je fais ici?
– Je me reposais un peu, c'est tout.
Ce n'était pas un mensonge, au moins.
– T'es SDF ou quoi?
Elle eut un petit sourire. Il ne s'embarrassait pas. En général, les gens disaient les choses moins carrément.
– Je ne couche pas dehors, n'est-ce pas?
– Non, mais je veux dire: t'as pas de maison, d'endroit où habiter?
Pourquoi le nier? Il n'y avait guère d'autre explication plausible à sa présence en cet endroit.
– Peut-être bien, en effet.
Il descendit de la plate-forme.
– Cool. Moi aussi, je serai SDF, quand j'aurai fini d'aller à l'école.
– Pourquoi ça? demanda-t-elle en le regardant.
– C'est super. Personne se mêle de vos affaires ou vous dit quoi faire.
Ah oui, c'était également une façon de voir les choses.
– Mais tu peux aussi trouver d'autres buts qui vaillent la peine, dans la vie.
– Tu crois! ricana-t-il.
Elle ne savait toujours pas s'il se moquait d'elle ou non.
– T'es camée, aussi?
– Non.
– Ah, je croyais que tous les SDF l'étaient. Que c'était parce qu'ils étaient drogués qu'ils étaient SDF. C'est ce que dit ma mère, en tout cas.
– Les mères ne savent pas tout.
– Non, je sais.
Il pouffa légèrement en disant cela et elle put ainsi constater qu'il n'avait plus peur. Il approcha d'elle et elle se leva.