Текст книги "Recherchée"
Автор книги: Karin Alvtegen
Жанр:
Триллеры
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Elle se pencha et ramassa un journal du soir qui traînait sur le sol. Elle le tendit à Sibylla, qui jeta un regard rapide à son propre visage. La seule ressemblance notable était le nez.
– Comment la police est-elle sûre que c'est cette femme qui l'a tué?
Lena Grundberg laissa retomber le journal.
– Ils sont montés ensemble et, le lendemain matin, elle avait disparu. Si ce n'est pas une preuve... Sans parler de ses empreintes digitales qu'on a retrouvées un peu partout. Même sur la clé de la chambre de Jörgen.
– Mais... et si ce n'était pas elle? Êtes-vous sûre qu'il n'a pas d'ennemis... en Lettonie ou en Lituanie?
Prenant soudain conscience de ce qu'elle disait, elle masqua la fin de sa phrase derrière une quinte de toux simulée et continua à tousser pendant un bon moment pour couvrir sa bévue. Lena Grundberg se leva et alla chercher un verre d'eau.
– Merci, dit-elle. Excusez-moi, mais j'ai de l'asthme.
Madame Grundberg hocha la tête et retourna s'asseoir dans son fauteuil.
– Pas de quoi... disiez-vous?
– Pardon?
– Comment je peux être sûre qu'il n'a pas de... disiez-vous.
– D'ennemis... Ou quelque chose comme ça.
Lena Grundberg la regarda. Le moment était sans doute venu de prendre congé. Elle était déjà en train de se lever lorsque la femme qui se trouvait devant elle pouffa une nouvelle fois de mépris.
– Sibylla!
Sibylla sursauta comme sous l'effet d'une gifle. Leurs regards se croisèrent. Sibylla resta assise et avala une fois de plus sa salive.
– Rien que ce prénom... s'exclama madame Grundberg. Comment un être normal pourrait-il s'appeler ainsi?
Sibylla s'efforça de masquer son trouble. L'espace d'un instant, elle avait eu peur.
– En effet, on peut se le demander, dit-elle avec un sourire mielleux. Sa seule excuse, c'est qu'elle ne l'a pas choisi elle-même.
Lena Grundberg pouffa une fois de plus.
Sibylla ne tenait plus en place. Madame Grundberg n'était pas une compagnie particulièrement agréable, mais, après s'être donné le mal de venir jusque-là, il serait stupide de ne pas tenter d'obtenir d'elle le maximum d'informations.
– Comment est-il mort?
L'autre femme se racla la gorge.
– Il a eu la gorge tranchée. Ensuite, elle lui a ouvert le corps et a répandu ses entrailles sur le plancher.
On aurait dit qu'elle était en train de donner une recette de gâteau.
Sibylla sentit qu'elle commençait à se trouver mal et qu'elle avait besoin d'air. Elle se leva.
– Il faut que je m'en aille.
Madame veuve Grundberg ne bougea pas de son fauteuil.
– J'ai l'impression de n'avoir pas répondu à votre attente.
Pour une fois, elle n'eut pas à mentir.
– Non, pas vraiment.
Madame Grundberg hocha la tête et baissa le regard.
– Chacun prend les choses à sa façon. Ce fut au tour de Sibylla de hocher la tête.
– Oui, naturellement... Eh bien, merci de m'avoir reçue.
Elle passa dans le hall et remit ses chaussures. Lena Grundberg ne bougea pas de son fauteuil et, sans qu'aucune autre parole ne soit échangée, Sibylla ouvrit la porte d'entrée et quitta la maison.
Ce furent ses promenades qui la sauvèrent. Elles lui fournirent l'occasion de sortir de la maison et l'aidèrent à faire le ménage dans ses pensées confuses d'adolescente. Elle fréquentait surtout la périphérie de la localité, évitant le kiosque du centre, lieu de rendez-vous universel. Sibylla, elle, ne voulait rencontrer personne. Cela faisait longtemps qu'elle ne fréquentait plus ses camarades de classe, sauf lorsqu'elle ne pouvait faire autrement. C'était le cas à l'école et cela suffisait amplement.
À la sortie de la ville se trouvait le local de l'Association des jeunes amateurs d'automobiles, immeuble de deux étages assez décrépit comprenant un garage au rez-de-chaussée. Ce n'était pas un hasard s'il était situé un peu à l'écart du reste; c'était aussi, pour ces jeunes, une façon de prendre leurs distances avec les autres habitants.
Peut-être n'aurait-elle jamais remarqué le garçon si, juste au moment où elle passait par là, il ne s'était trouvé penché sur le capot d'une de ces vieilles voitures américaines qui étaient le signe distinctif des jeunes marginaux de l'époque. Elle s'était arrêtée à une dizaine de mètres de lui pour admirer cette merveille de chromes et de décorations. Elle était peinte en vert vif, avec des flammes qui léchaient ses flancs. Jamais elle n'avait rien vu de semblable.
Elle était là à l'observer à la dérobée, lorsqu'il s'était redressé et l'avait aperçue.
– Pas mal, hein? dit-il en frottant ses mains couvertes de graisse.
Elle hocha la tête.
– C'est une De Soto Firedome. Modèle 59. Elle vient d'être repeinte.
Elle ne répondit pas. Qu'aurait-elle pu dire? Elle était surtout étonnée de constater qu'il y avait quelqu'un, à Hultaryd, qui était capable de peindre d'aussi belles flammes.
– Tu veux l'essayer?
Voyant qu'elle ne répondait pas, il referma le capot et lui fit signe de monter.
– T'as vu? dit-il. Les sièges sont revêtus de cuir.
Elle approcha. Il tenait vraiment à lui montrer sa voiture. Il n'avait pas l'air méchant et jamais encore elle n'était montée dans un véhicule de ce genre. Il était nettement plus vieux qu'elle – au moins de quatre ans – et elle ne se souvenait pas l'avoir vu dans le pays.
Il jeta loin de lui son chiffon graisseux, mais, pour plus de sûreté, il s'essuya les mains sur les jambes de son bleu de travail avant d'ouvrir la porte du passager et de lui faire signe de monter. Après un instant d'hésitation, elle accepta l'invitation et se laissa tomber sur le siège, souple comme un fauteuil.
– Super, hein? Un V-8 de 305 chevaux.
Elle eut un petit sourire.
– C'est chouette.
Il fit le tour de la voiture et ouvrit la porte du conducteur.
– Tu peux attraper la couverture sur le siège arrière?
Sibylla se retourna, prit la couverture brune à carreaux et la lui tendit. Il la posa sur son siège avant de s'asseoir.
– On fait un tour?
Elle le regarda, un peu effrayée. Mais il avait déjà mis le moteur en marche.
– Je ne sais pas... Je crois qu'il faut que je rentre...
Le moteur se mit à ronfler. Il appuya sur un bouton et la vitre, de son côté à elle, se mit à descendre.
– Commande électrique. Essaye, voir.
Elle appuya sur le bouton et la vitre se referma. Lorsqu'elle regarda à nouveau son visage, son sourire avait fait apparaître deux fossettes sur ses joues, comme par magie. Il enclencha une vitesse et posa l'un de ses bras sur le dossier de son siège à elle. Elle avait le cœur qui battait. Même si ce geste avait plutôt des raisons d'ordre pratique, il lui donna le sentiment d'une certaine intimité entre eux. Il fit marche arrière en regardant par la lunette.
Comment s'était-elle retrouvée là? Seule avec quelqu'un qu'elle ne connaissait pas, dans une de ces voitures d'assez mauvaise réputation?
Et si on la voyait?
– Tu veux que je te ramène chez toi? Où est-ce que tu habites?
Sibylla avala sa salive.
– Non, se hâta-t-elle de répondre. Un petit tour, seulement.
Ils se dirigèrent vers le centre. Sibylla le regarda à la dérobée, de temps en temps. Il avait de la graisse jusque sur le visage.
– Je me suis pas encore présenté. Je m'appelle Micke. Je te serre pas la main parce que la mienne est sale.
– Sibylla, dit-elle à voix basse. Il la regarda.
– Ah, c'est vrai. T'es la fille de Forsenström, pas vrai?
– Oui, c'est ça.
Il s'était engagé dans Tullgatan et ils n'allaient pas tarder à passer devant le kiosque.
– T'entends ça? Elle tourne rond, hein?
Sibylla hocha la tête. Épatant. À peu près comme la Renault de Gun-Britt.
Comme d'habitude, il y avait du monde près du kiosque. Sibylla se fit toute petite lorsqu'ils passèrent devant.
– C'est tes copains ou quoi?
Elle ne répondit pas. Il lui lança un regard et ajouta:
– Ils aiment la saucisse, hein?
Il rit de sa propre plaisanterie. Mais pas Sibylla. Voyant sa réaction, il s'efforça de retrouver son sérieux.
– Te fâche pas. Je plaisantais, seulement.
Elle le regarda et vit qu'il disait vrai. Il n'avait pas cherché à se moquer d'elle, c'était évident. Elle eut une petite moue.
– Non, c'est pas mes copains.
Ils n'avaient pas dit grand-chose d'autre, cette première fois. Il l'avait ramenée à l'endroit d'où ils étaient partis et elle l'avait remercié pour la balade. Elle descendit de la voiture pendant qu'il actionnait la commande d'ouverture du capot.
Une fois parvenue à une certaine distance de là, elle se retourna et le regarda. Il avait déjà la tête dans le moteur.
Elle éprouva un sentiment qu'elle ne connaissait pas encore. Une sorte d'attente. Elle était presque certaine que quelque chose d'important venait de se passer. Quelque chose de bien et qui allait avoir des conséquences.
Et ce fut le cas.
Mais elle ne pouvait pas savoir que, si cette voiture n'était pas revenue de la peinture ce jour-là, si la peinture avait séché un peu plus vite, si Micke n'avait pas eu le temps de la sortir du garage et de se mettre à farfouiller dans le moteur, si elle était allée se promener dans une autre partie de la ville, si, si, si...
Sa vie aurait pris un tour très différent.
Cet après-midi fut l'un de ces tournants décisifs dont est faite la vie mais dont on ne s'aperçoit que très longtemps après l'avoir négocié.
Et elle avait encore du chemin à faire avant de s'en rendre compte.
Ce n'est que bien trop tard qu'elle comprit quelle erreur elle avait commise, ce jour-là.
Elle dormit devant la porte du grenier d'un immeuble de rapport, après avoir marché assez longtemps en direction du centre, en quittant le magnifique quartier de la maison de Lena Grundberg. La porte d'entrée n'était pas verrouillée. C'était l'un des avantages de quitter Stockholm. Là-bas, il fallait s'en tenir aux adresses connues, aux entrées que l'on savait comment forcer.
Les cris d'un enfant, un peu plus bas dans l'immeuble, la réveillèrent. Elle entendit une porte s'ouvrir et une femme crier que, s'il continuait à pleurer comme ça, ils n'allaient pas sortir. Puis la porte d'entrée se referma et le silence retomba. Elle regarda sa montre, toujours arrêtée. Les montres coûtaient cher, mais elle en aurait vraiment besoin d'une neuve.
Lorsqu'elle se leva de son tapis de sol, le noir se fit devant ses yeux et elle dut s'appuyer contre le mur un instant pour laisser passer ce vertige.
Elle avait besoin de manger.
La gare n'était distante que de quelques pâtés de maisons de l'endroit où elle avait dormi. Elle entra dans les toilettes pour dames, se lava, se peigna et se maquilla les yeux et les lèvres. Le tailleur vert était un peu froissé, après son séjour dans le sac à dos, mais elle n'y pouvait rien. Sans lui, elle serait obligée de se passer de petit déjeuner. Après l'avoir enfilé, elle lissa l'étoffe avec ses mains humides, pour éliminer les plis les plus voyants.
Elle laissa son sac à dos à la consigne sans trop savoir, pour l'instant, comment elle le récupérerait.
Il fallait absolument qu'elle mange quelque chose.
Elle sortit sur le perron de la gare. Non loin de là se trouvait le City Hôtel. Elle pressa le pas et pénétra dans le hall. Un homme sortit d'une pièce située derrière le comptoir et elle alla droit vers lui.
– Il fait frisquet, ce matin, marmonna-t-elle.
L'homme, qui s'appelait Henrik à en croire le badge qu'il portait sur le revers de sa veste, lui sourit.
– Je suis allée voir les heures des trains à la gare, mais j'aurais dû mettre un manteau.
– La prochaine fois, il suffit de demander à la réception. Nous avons tous les horaires.
Elle se pencha par-dessus le comptoir pour lui confier:
– À vrai dire, j'en ai profité pour griller une cigarette.
Il hocha la tête avec un petit sourire pour l'assurer qu'il la comprenait parfaitement. Le client a toujours raison.
Parfait.
Le crochet de la chambre 213 était vide, mais la clé de la 214 était à sa place. Elle regarda sa montre.
– Voudriez-vous appeler la chambre 214 pour moi?
– Bien sûr, madame.
Il composa le numéro et lui tendit le combiné.
Pas de réponse. L'homme qui s'appelait Henrik se retourna vers le tableau situé derrière lui.
– La clé est ici. La personne que vous cherchez est peut-être déjà en train de prendre son petit déjeuner.
Il lui indiqua la direction d'un signe de tête.
– C'est tout à fait lui d'être le premier. Mais il en faut bien un... Merci. Avez-vous un journal du matin?
Il lui remit le "Dagens Nyheter"et elle se dirigea vers la salle du petit déjeuner, qui n'était pas difficile à trouver.
Une demi-heure plus tard, elle se rejetait en arrière sur sa chaise, rassasiée et satisfaite. Il y avait quatre autres personnes dans la pièce mais elles étaient toutes absorbées par la lecture du journal, chacune à sa table. Ce matin, le "Dagens Nyheter"se contentait d'un entrefilet, dans une colonne de gauche, où la police disait être toujours à la recherche d'informations concernant la femme qui avait glissé entre les mailles du filet, au Grand Hôtel.
Elle se dirigea une fois de plus vers le buffet amplement garni du petit déjeuner pour reprendre du café et en profita pour glisser subrepticement quelques petits pains et trois bananes dans son sac à main. Puis elle retourna s'asseoir.
Voyons. Qu'avait-elle fait, au juste, à Eskiltuna? Qu'avait-elle attendu de ce petit voyage? Et que lui avait-il véritablement apporté, sinon de se faire humilier par la veuve de Jörgen Grundberg?
Elle but une gorgée de café et regarda par la fenêtre.
En fait, elle savait très bien ce qu'elle faisait là. Elle s'était dit que, si seulement elle pouvait recueillir quelques petites informations, si elle parvenait à rencontrer quelqu'un qui connaissait Jörgen Grundberg, elle aurait l'explication de toute cette histoire, dans laquelle elle se trouvait impliquée malgré elle. Le malentendu serait dissipé et tout serait réglé.
Or, c'était le contraire qui s'était produit. On avait décidé que c'était elle qui avait tué cet homme: c'était la seule chose dont elle avait obtenu la preuve en venant ici. Que faire, maintenant, dans ces conditions?
Il ne serait pas particulièrement difficile de continuer à rester cachée. Il y avait près de quinze ans qu'elle y parvenait parfaitement. Personne ne la reconnaîtrait à partir de la photo que les journaux avaient publiée et il n'en existait pas de plus récente. Le principal problème était naturellement son nom. Il existait quelques personnes qui connaissaient ses habitudes. Heureusement, elles n'étaient pas en très bons termes avec la police.
Si elle veillait à éviter certains endroits le temps qu'ils arrêtent le vrai coupable, tout devrait bien se passer. Tout serait à nouveau comme d'ordinaire.
Jamais de la vie, même dans ses rêves les plus fous, elle n'aurait cru que cela pourrait être l'un de ses buts.
Elle but une gorgée de café et comprit ce qui la perturbait tellement.
L'humiliation.
Le désir de ne plus jamais se laisser traiter de la sorte, de ne plus être couverte d'opprobre.
Elle n'avait aucun mal à imaginer sa mère, furieuse qu'elle ait une fois de plus déshonoré le nom de la famille. Comment avait-elle pu leur faire cela, à eux?
Mais aussi, en même temps, ce regard hérité des générations précédentes: je l'avais bien dit.
Et ces cancans qui devaient aller bon train, à Hultaryd.
Vous avez vu? Paraît que c'est la fille des Forsenström qui a tué!
Et son père... Non, en fait, elle n'arrivait pas à imaginer ce qu'il ressentait. Pas plus maintenant qu'auparavant.
Et d'ailleurs cela ne l'intéressait plus.
Elle se leva et gagna la réception. L'homme qui s'appelait Henrik était occupé au téléphone et elle lui fit signe qu'elle allait simplement fumer une cigarette à l'extérieur.
Il hocha la tête en continuant à parler.
Elle n'eut pas de mal à récupérer son sac à dos. Le comptoir était désert, elle n'eut donc qu'à en faire le tour et aller le chercher.
Personne ne la remarqua.
Elle retourna dans les toilettes pour dames, se changea à nouveau et ressortit en jeans et pull. Il fallait qu'elle ménage son tailleur. Il finirait par nécessiter un lavage à sec et c'était un luxe dont elle n'avait pas vraiment les moyens.
Le train de Stockholm partait à dix heures quarante-ait. Elle s'assit sur un banc pour l'attendre.
Au moment où elle franchit le seuil de la maison, cet après-midi-là, elle sentit qu'il y avait quelque chose qui allait pas. Personne ne répondit à son salut.
Elle pénétra dans le hall et vit le dos de sa mère, en train de lire, assise sur le canapé.
– Je suis rentrée.
Pas de réponse.
Son cœur se mit à battre.
Qu'avait-elle fait?
Elle ôta sa veste et pénétra lentement dans la salle de séjour. Bien qu'elle ne pût voir le visage de sa mère, elle savait dans quel état d'esprit celle-ci se trouvait, en ce moment précis.
Elle était en colère.
En colère et déçue.
Sibylla sentit grossir la boule qu'elle avait sur l'estomac. Elle fit le tour du canapé. Béatrice Forsenström ne leva pas les yeux du livre qu'elle tenait.
Sibylla prit son courage à deux mains.
– Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle à voix basse.
Sa mère ne répondit pas. Elle continua à lire comme si Sibylla ne se trouvait pas dans la pièce et se garda bien de lui adresser la parole.
– Pourquoi est-ce que tu es en colère?
Pas de réponse.
Sibylla commençait à se sentir mal. Comment l'avait-elle su? Qui l'avait vue? Elle avait pourtant pris toutes ses précautions.
Elle avala sa salive.
– Qu'est-ce que j'ai fait?
Pas de réaction. Béatrice Forsenström tourna une page et Sibylla baissa les yeux vers le tapis. Le motif oriental qui l'ornait commença à se brouiller et elle s'efforça de faire en sorte que ses larmes tombent sur le sol pour ne pas qu'elles laissent de traces sur son visage. Elle avait les oreilles qui bourdonnaient.
La honte.
Elle regagna le hall et monta l'escalier. Elle connaissait la suite. Des heures d'inquiétude en attendant l'explosion. Des heures de sentiment de culpabilité, de regrets et de désir de se faire pardonner. Mon Dieu, faites que le temps passe vite. Mon Dieu, faites qu'elle me dise bientôt ce qu'il y a, afin que je puisse demander pardon. Mais faites qu'elle ne sache rien. Mon Dieu, ne m'enlevez pas ça.
Mais Dieu n'entend pas toujours les prières. Lorsque sonna la cloche du rez-de-chaussée, annonçant que le dîner était servi, Béatrice Forsenström n'avait toujours pas fait son apparition dans la chambre de sa fille.
Elle avait la nausée. L'odeur des pommes de terre sautées lui donnait envie de vomir.
Elle savait ce qui l'attendait. Elle allait devoir supplier afin de savoir ce qu'elle avait fait de mal.
Et lorsque sa mère jugerait qu'elle aurait assez imploré, elle aurait le droit de savoir.
L'horloge de la gare centrale de Stockholm indiquait quatre heures et demie, lorsqu'elle revint. Un chimpanzé qui avait passé quelques années en Suède s'était vu attribuer une cage un peu trop petite, à son retour en Thaïlande, et cela soulevait une petite tempête dans l'opinion, reléguant pour l'instant le meurtre du Grand Hôtel au second plan, à la une des journaux. Elle prit l'escalier roulant pour gagner l'étage supérieur, sortit par les portes donnant sur le viaduc de Klaraberg et prit la direction de la place Sergel. Elle avait l'habitude de passer une bonne partie de son temps dans la salle de lecture de la Maison de la culture, mais, ce jour-là, elle n'avait pas vraiment envie de lire les journaux.
Elle ne s'était jamais beaucoup intéressée aux singes et désirait avoir affaire aussi peu que possible au meurtre du Grand Hôtel. Pourtant, elle se retrouva, peu après, sur un banc le long de Strömkajen. Le dos tourné à l'eau et la façade du Grand Hôtel devant le nez.
L'endroit avait retrouvé son aspect habituel, maintenant que les barrières avaient été ôtées. L'hôtel était comme trois jours auparavant, lorsqu'elle en avait franchi les portes sans se douter de ce qui l'attendait. Une limousine était parquée à l'extérieur et le portier et le chauffeur étaient en train de bavarder.
– T'es en train de méditer sur tes péchés?
Elle sursauta comme si quelqu'un l'avait frappée. Derrière elle se tenait Heino, avec tout son attirail. Quelque part sous ces sacs de plastique contenant des canettes en métal, elle savait que se dissimulait un vieux vélo rouillé. Elle était présente lorsqu'il l'avait déniché, mais tout ce qu'on en voyait pour l'instant, c'étaient les roues.
– Mon Dieu, tu m'as fait peur!
Il eut un petit rire et s'assit près d'elle. L'odeur de crasse qui émanait de lui ne tarda pas à l'emporter sur les autres. Elle s'écarta légèrement, mais discrètement, aussi.
Il leva les yeux vers la façade de l'hôtel.
– C'est toi qu'as fait ça?
Sibylla le regarda. Les nouvelles allaient vite. Car elle ne pouvait pas croire que Heino lisait le journal.
– Non.
Heino hocha la tête. Terminé sur ce sujet.
– T'as pas quelque chose?
Elle secoua la tête.
– Rien à boire. Mais je peux te donner un petit pain, si tu veux.
Il frotta ses paumes noires de crasse l'une contre l'autre et lui adressa un grand sourire d'acceptation.
– C'est pas de refus.
Elle ouvrit son sac à dos, dans lequel elle avait fourré ce qu'elle n'avait pas mangé lors du petit déjeuner et il se mit à dévorer.
– Avec un petit coup à boire, ça s'rait parfait.
Elle lui sourit. Le petit pain offrait une certaine résistance aux rares dents qui lui restaient. Elle aurait aimé avoir quelque chose à lui donner pour étancher sa soif.
Deux dames des quartiers chic, tirant chacune un petit toutou recouvert d'un tissu écossais, approchèrent. En voyant Heino, l'une glissa quelque chose à l'oreille de son amie et elles pressèrent le pas. Il les regarda et, au moment où elles passaient devant lui, il se leva.
– Bonjour, mesdames. Vous en voulez une bouchée? dit-il en leur tendant le reste de son petit pain.
Elles firent semblant de ne pas entendre et parurent ne pas savoir quoi faire pour s'éloigner le plus vite possible sans s'abaisser jusqu'à courir.
Sibylla sourit et Heino se rassit.
– Attention, leur cria-t-il. Vous avez un rat sur les talons!
Les deux dames se hâtèrent de gagner les marches du Musée national et, une fois là, se retournèrent pour s'assurer qu'il ne les suivait pas. Elles laissèrent alors libre cours à leur indignation. Une voiture de police arriva de Skeppsholmen. Au mouvement qu'elles esquissèrent, Sibylla vit qu'elles allaient l'arrêter. Son cœur se mit à battre.
– Il faut que je te demande un service, Heino, dit-elle.
La voiture s'était arrêtée et les deux dames montraient leur banc du doigt.
– Tu ne me connais pas.
Heino la regarda. La voiture de police s'était remise en mouvement.
– Si, je te connais bien, Sibylla, t'es la reine du Småland.
Elle regarda droit devant elle en poursuivant:
– Non, Heino. Sois gentil. Fais semblant de ne pas me connaître.
La voiture de police vint s'arrêter juste devant eux et les deux agents en descendirent, laissant le moteur tourner à vide. Un homme et une femme. Heino les regarda et enfourna la dernière bouchée de son petit pain.
– Salut, Heino. Alors, on importune les dames?
Heino tourna la tête et écarquilla les yeux en direction des deux femmes, qui étaient toujours devant les marches du Musée national. Sibylla plongea le regard dans son sac à dos, dans l'espoir de ne pas avoir à affronter celui des policiers.
– Pas du tout. Je suis en train de manger un petit pain.
– Eh bien, c'est parfait, Heino. Continue.
Heino ferma la bouche et continua à mâcher, en pouffant d'un air ironique.
– C'est facile à dire, pour vous.
Sibylla se mit à fouiller dans une des poches de son sac à dos.
– Il ne vous a pas importunée, vous?
Sibylla se rendit compte que cela s'adressait à elle. Elle leva les yeux, mais en faisant semblant d'avoir quelque chose dans l'un de ceux-ci.
– Moi? Non. Absolument pas.
Elle ouvrit un autre compartiment de son sac et se mit à fouiller à l'intérieur.
– Je n'importune pas les reines, moi, dit Heino avec emphase. Surtout pas les reines du Småland.
Sibylla ferma les yeux en gardant la tête penchée sur son sac à dos.
– Eh bien, c'est parfait, Heino, dit la femme. Continue à bien te tenir.
C'est avec soulagement que Sibylla entendit les deux agents tourner les talons et regagner leur voiture. Elle osa alors lever les yeux et vit l'homme poser la main sur la poignée de la portière.
– On n'a pas idée de s'en prendre à un honnête citoyen qu'est en train de manger paisiblement un petit pain sur un banc. Est-ce que c'est ma faute, à moi, si ces bonnes femmes promènent leur espèce de rat? Hein? Est-ce que c'est ma faute?
– Ta gueule, siffla Sibylla.
Mais Heino commençait à s'exciter. Les deux agents s'étaient arrêtés et à nouveau tournés vers eux.
– Je vais vous dire une chose, moi. Le 23 septembre 1885, par exemple, vous auriez pu vous rendre utiles, ici.
Le policier de sexe masculin revint vers eux, alors que la femme était déjà montée à bord de la voiture, Sibylla se mit à refermer son sac à dos. Il était grand temps de filer. Heino se leva et désigna la façade du Grand Hôtel.
– Elle était là, sur le balcon.
Sibylla s'arrêta dans son geste.
– Y avait du monde partout, jusqu'à Kungsträdgarden. Ils voulaient tous l'entendre chanter.
Sibylla le regarda avec de grands yeux et le policier fut intrigué.
– Qui est-ce qui chantait?
Heino poussa un soupir et tendit ses paumes noires en geste de désespoir.
– Christina Nilsson, pardi. Le rossignol du Småland.
Il observa une courte pause, satisfait de son petit effet. La femme commençait à s'impatienter, dans la voiture. Elle se pencha par-dessus le siège du conducteur, baissa la vitre et appela:
– Janne!
– Attends une seconde.
Heino hocha la tête, aux anges.
– Ils étaient plus de quarante mille, hommes et femmes, pour l'entendre chanter. C'était noir de monde, ici. Y en avait qu'étaient grimpés sur les voitures et sur les réverbères – et pourtant on aurait entendu une mouche voler. Vous savez qu'on l'a entendue jusque sur Skeppsbron? Oui, là-bas, en face. À cette époque, les gens savaient tenir leur gueule.
– Allez, viens, Janne.
Mais l'homme semblait curieux de ce que disait Heino. Tout ce que pouvait faire Sibylla, c'était rester tranquille et attendre que cela se termine. Elle jeta un coup d'œil en direction du Musée national et vit que les deux dames avaient disparu. Heino pointa un doigt en l'air. Ce simple geste répandit une nouvelle bouffée malodorante qui amena Sibylla à retenir sa respiration.
– Mais dès qu'elle a eu fini de chanter, ils se sont tous mis à applaudir comme des fous et alors y a quelqu'un qu'a crié que les échafaudages de la maison Palmgren étaient en train de s'effondrer, là-bas. Elle était en construction, à l'époque. Ça a été une panique pas possible. Y a seize femmes et deux enfants qui sont morts d'avoir été piétines. Sans compter la centaine qu'il a fallu emmener à l'hôpital.
Heino conclut son récit par un signe de tête appuyé.
– Vous auriez été plus utiles ce jour-là qu'aujourd'hui. Ils seraient p't-être encore vivants. Au lieu de venir vous en prendre à moi, parce que je mange un petit pain.
L'agent répondant au nom de Janne eut un sourire bonasse.
– T'as raison, Heino. Allez, prends soin de toi.
Cette fois, il eut le temps de remonter dans sa voiture et de démarrer avant que Heino ne trouve autre chose à dire.
Sibylla le dévisagea en secouant la tête.
– Comment est-ce que tu sais tout ça?
Heino pouffa.
– On a de l'éducation. Malgré la crasse.
Il s'était levé et avait fait faire demi-tour à son attelage pour aller continuer la chasse aux canettes dans Kungsträdgarden.
– Merci pour le petit pain.
Sibylla inclina la tête avec un sourire. Heino s'éloigna. Elle leva les yeux vers le balcon sur lequel Christina Nilsson s'était tenue, cent quinze ans auparavant. Aujourd'hui, avec le vacarme de la circulation, personne n'aurait pu l'entendre.
Elle tourna la tête et vit Heino disparaître, au loin. L'espace d'une seconde, elle fut tentée de se lever et de courir après lui. Pour ne plus être seule. Mais ce n'était pas possible.
Elle resta assise sur ce banc.
Il valait mieux qu'elle ne se montre pas trop, tant que ce remue-ménage ne serait pas calmé.
Comme d'habitude, quoi.
Presque tous les après-midi, après ce premier tour en voiture, elle s'arrêta un moment pour voir Micke. Elle resta de plus en plus longtemps et, pour finir, elle renonça à ses promenades et se rendit tout droit à la maison de l'association. Elle fit la connaissance des autres membres, tous des garçons de l'âge de Micke, et, pour la première fois, elle eut l'impression qu'on voulait bien d'elle quelque part. C'était Micke qui l'avait introduite et cela suffisait aux autres, ils n'avaient pas besoin d'en savoir plus sur elle. Ils ne semblaient même pas se soucier qu'elle soit la fille des Forsenström.
Mais le mieux, c'était quand ils étaient seuls, tous les deux, dans le garage. Micke n'était plus le même, alors, et il lui apprenait tout ce qu'il savait sur les moteurs et les voitures. Parfois, il l'emmenait faire un tour et, quand il était vraiment de bonne humeur, il la laissait conduire un peu sur une route de forêt. La première fois, elle était assise sur ses genoux. Elle sentit ses cuisses sous les siennes et son ventre contre ses fesses. Cela lui fit un drôle d'effet. C'était à la fois chaud et excitant. Et il avait posé ses mains sur les siennes, sur le volant.
C'est après cette fois-là qu'elle avait écrit son nom sous la chaise de son bureau, dans sa chambre. Son secret. Un secret qui lui conférait une force étrange. Cela se voyait peut-être sur elle – ou alors c'était elle qui n'entendait plus; toujours est-il que les moqueries cessèrent et que l'existence lui fut plus facile.
Elle n'attendait qu'une seule chose, toute la journée: le moment de le revoir. Son odeur, quand il était près d'elle pour lui montrer un détail, sous le capot. Elle admirait cette somme de connaissances et elle aimait voir ses mains caresser les différentes parties du moteur.
Elle ne désirait qu'une seule chose: être avec lui, seule avec lui.
Comme lui.
Après les vacances, elle était entrée au lycée et, pour cela, elle devait se rendre à Vetlanda. S'il n'avait tenu qu'à elle, elle aurait choisi la section Mécanique automobile, au lycée technique. Mais elle s'était gardée de le dire à quelqu'un d'autre qu'à Micke. Surtout pas à sa mère, bien entendu. Celle-ci estimait qu'elle devait opter pour la section Sciences économiques afin de pouvoir, par la suite, entrer dans l'entreprise familiale. En plus, c'était chic.