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Recherchée
  • Текст добавлен: 7 октября 2016, 18:54

Текст книги "Recherchée"


Автор книги: Karin Alvtegen


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Триллеры


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Elle allait la laisser en paix, maintenant.

Sur le chemin du retour, le père exprima sa satisfaction à propos du déroulement de la soirée. Sa femme hocha la tête pour l'encourager et le prit par le bras. Sibylla marchait quelques pas derrière eux et venait de s'arrêter pour ramasser une pierre qui lui paraissait très belle. Sa mère se retourna.

– Eh bien, tu as fini par te laisser faire, en définitive.

Mais Sibylla n'était pas dupe. Elle attendit la suite.

– Dommage, seulement, que tu aies chanté faux, à la fin.

Elle ne ramassa pas la pierre.

Sa première pensée fut: Bon sang de merde. Ce type qui lui avait fait l'effet d'être parfait. Elle comprit qu'elle avait en fait posé le pied sur une mine qui allait lui exploser au visage. Bien entendu, la police allait concentrer ses recherches sur cette mystérieuse femme avec qui il avait dîné et à qui il avait ensuite payé sa chambre de façon très chevaleresque. Il était impossible que la femme dont parlait le journal ne soit pas elle. Pas plus qu'il n'était pensable que quelqu'un coure derrière elle dans la rue pour lui demander si elle ne voulait pas d'une belle maison blanche dans l'archipel de Stockholm.

Sa première réaction fut la colère. Sans hésiter, elle entra dans la station-service, prit un journal d'un geste rageur et l'ouvrit à la page du milieu. Quelques mots s'y détachaient en gros caractères noirs:

L'assassin a profané le corps de sa victime.

À côté, une grande photo de Jörgen Grundberg, souriant de toutes ses dents.

D'après certaines sources non confirmées, le meurtrier a incisé le tronc de sa victime et prélevé divers organes. Il semble aussi qu'on ait retrouvé près du cadavre un symbole religieux. La police estime donc avoir affaire à un meurtre rituel.

– C'est horrible, hein?

Sibylla leva les yeux. L'homme qui se tenait à la caisse désigna le journal d'un signe de tête afin de faire comprendre de quoi il parlait. Elle opina du chef.

– Huit couronnes... Ce sera tout?

Elle hésita. Huit couronnes, c'était beaucoup d'argent, pour un peu de papier. Elle plongea la main dans sa poche.

– Il me faut du mazout, aussi.

L'homme désigna une étagère. Elle suivit son geste et alla prendre une bouteille.

Quand elle eut payé, il lui resta dix-neuf couronnes.

Lorsqu'elle revint à la cabane, Hjelm était parti. Elle claqua la porte derrière elle et ouvrit le journal. Au bout de quatre lignes, elle sut que c'était elle que la police recherchait.

Qui était cette mystérieuse femme en compagnie de qui Jörgen Grundberg avait été vu, dans le restaurant français, la veille au soir et qui avait réussi à passer à travers les mailles du filet ce matin même? Toutes les personnes susceptibles de fournir des renseignements permettant de l'identifier étaient priées de se faire connaître auprès du service concerné, dont le numéro de téléphone était clairement indiqué.

Elle eut une curieuse sensation dans le ventre et il ne lui fallut que quelques secondes pour comprendre à quoi elle était due: elle se sentait menacée.

Que faire? Le plus simple était peut-être d'appeler ce numéro et de dire qu'elle n'avait rien à voir avec toute cette affaire. Mais elle serait obligée de se faire connaître et c'était risqué. Ils n'auraient plus qu'à taper son numéro national d'identification sur un clavier d'ordinateur pour découvrir qu'elle n'avait pas vraiment d'existence légale. Ce serait la meilleure façon d'éveiller leur méfiance. Or, tout ce qu'elle désirait, c'était qu'on lui fiche la paix. Qu'on la laisse se tirer d'affaire sans rien demander à personne. C'était ce qu'elle faisait depuis près de quinze ans et, jusque-là, personne ne s'était enquis d'elle.

Elle préférait aussi que les petites libertés qu'elle prenait avec les lois n'apparaissent pas publiquement. Elle n'était pas méchante et choisissait en général ses victimes parmi les riches. Il se trouvait seulement qu'elle n'avait jamais réussi à s'adapter aux normes en usage dans la société et elle vivait depuis si longtemps en marge qu'elle ne pourrait plus rien y changer, dorénavant.

Elle n'avait pas sa place dans le système.

Elle tentait uniquement de survivre, à ses propres conditions. Mais elle n'osait pas penser à ce que la presse pourrait faire de l'histoire de sa vie. Elle n'en était pas très fière, à vrai dire, mais le diable emporte celui qui voudrait s'en mêler et donner son opinion à ce sujet. Ceux qui n'avaient pas connu ce qu'elle avait vécu ne pourraient jamais comprendre pourquoi les choses avaient tourné ainsi. Mais c'était un fait accompli, maintenant, et tout ce qu'elle pouvait faire était de tirer le meilleur parti possible de la situation. Car qui pourrait comprendre cela? Elle qui était née avec une cuiller d'argent dans la bouche.

– Mais, Henry, je ne peux pas l'emmener avec moi. Tu sais bien ce qui s'est passé la dernière fois.

Béatrice Forsenström devait se rendre en visite chez sa mère et ses tantes, à Stockholm. Monsieur Forsenström n'avait guère de sympathie envers elles et c'était réciproque. La mère de Sibylla allait donc les voir seule, en général. Peut-être s'était-elle vraiment mariée par amour. Mais, dans ce cas, cela avait été contre la volonté de ses parents. La société que dirigeait Henry Forsenström n'était pas assez prestigieuse pour la famille Hall, dans son bel appartement des quartiers chic de la ville. Un parvenu reste un parvenu, surtout aux yeux de ceux qui peuvent faire étalage de quartiers de noblesse. On souhaitait donc du sang bleu, en cas de mariage. Et que diable leur fille irait-elle faire à Hultaryd, ce trou perdu au fin fond du Småland? Mais fais-en à ta tête. Seulement, ne viens pas te plaindre quand tu verras que nous avions raison.

Tout cela, Sibylla l'avait compris simplement en dînant chez sa grand-mère maternelle, à Stockholm, et en l'écoutant parler à sa fille. Elle s'était aussi rendu compte que cette femme était mécontente – même si cela ne la surprenait pas particulièrement – qu'il ait fallu tant de temps pour mettre au monde un enfant. Enfin, voyons: Béatrice avait trente-six ans à la naissance de Sibylla.

Sa grand-mère possédait une faculté étonnante à s'exprimer au moyen d'insinuations et d'accusations voilées. C'était d'ailleurs une sorte de tradition de famille. Une fois parvenue à l'âge adulte, Sibylla s'était parfois demandé si elle ne la possédait pas, également; seulement, elle n'avait jamais eu l'occasion de l'utiliser.

Pour l'instant, elle avait onze ans et s'était cachée dans l'escalier pour écouter parler ses parents.

– Ses cousins ont de la peine à comprendre ce qu'elle dit. Ils se moquent d'elle et je ne veux pas l'exposer une fois de plus à leurs sarcasmes.

Henry Forsenström ne répondit pas. Peut-être n'écoutait-il même pas et lisait-il quelque papier.

– Elle parle encore plus mal que les plus mal élevés des enfants d'ouvriers! poursuivit sa mère.

Elle entendit son père soupirer.

– Ça n'a rien de surprenant, répondit-il avec un accent du Småland très prononcé. Elle a grandi ici.

Beatrice Forsenström resta un instant sans rien dire. Sibylla n'avait pas besoin de la voir pour savoir quel air elle avait en ce moment précis.

– En tout cas, je crois qu'il vaut mieux qu'elle reste à la maison... Je pourrai en profiter pour sortir un peu. Maman m'a dit que c'est la première de La Traviata, vendredi prochain.

– Bien sûr. Fais comme tu veux.

C'est naturellement ce que fit sa mère.

Sibylla ne l'avait plus jamais accompagnée à Stockholm et, lorsqu'elle y retourna, ce fut dans des conditions bien différentes.

Lorsqu'elle se réveilla, le lendemain matin, elle sentit dans tout son corps que quelque chose n'allait pas. Elle éprouvait un sentiment de claustration, dans cette cabane, et désirait en sortir. Le poêle s'était éteint et elle avait froid. Heureusement, sa gorge allait mieux. La veille au soir, elle avait eu peur d'avoir attrapé une angine. Pour guérir cela, il fallait de la pénicilline. Or, il n'était pas facile de se présenter chez un docteur sans carte de Sécurité sociale. Elle était donc heureuse que ce ne soit pas nécessaire.

Surtout depuis qu'elle était recherchée par la police.

Et puis elle avait faim. Elle mangea le reste de son pain mais n'avait rien à boire, car elle avait fini sa boisson gazeuse lors de son repas du soir. Elle acheva son petit déjeuner avec la tomate et la dernière pomme.

Puis elle commença à faire son sac. Elle remit soigneusement à leur place le chandelier et la coupe. Après avoir replié et rangé les coussins, elle vérifia que tout était en ordre puis jeta son sac sur son épaule et ouvrit la porte. La main sur la poignée, elle hésita un instant.

Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas eu peur.

Elle laissa tomber le sac et referma la porte.

Reprends-toi, bon sang, quoi.

Elle tira l'une des chaises vers elle et s'effondra, la tête entre les mains. Elle ne pleurait plus jamais, car elle avait compris depuis longtemps que cela ne servait à rien. Et elle ne pensait pas avoir de raison de le faire, si seulement on la laissait en paix et se tirer d'affaire elle-même. Si: une seule chose. Mais celle-ci était dissimulée si profondément dans son âme qu'elle ne lui venait que rarement à l'esprit: trouver de quoi manger pour la journée. Et où dormir la nuit suivante. Le reste était secondaire.

Et maintenant, elle avait de l'argent.

Elle posa la main sur sa poitrine, où un trésor de 29385 couronnes se trouvait sous ses vêtements, dans une pochette en tissu accrochée autour de son cou.

Elle allait bientôt avoir assez. Cet argent lui permettrait d'atteindre le but qu'elle s'était fixé au cours des cinq dernières années et qui lui avait donné la force de persévérer, après la décision qu'elle avait prise de tenter sérieusement de faire quelque chose de sa vie et d'acquérir une petite maison en bois aux angles peints en blanc. Un coin bien à elle, quelque part, où elle serait en paix et pourrait mener sa vie comme elle le voudrait. Peut-être cultiver des fruits et des légumes. Élever quelques poules. L'eau, elle pourrait toujours la prendre dans le puits. Elle ne rêvait pas de luxe, simplement de quatre murs lui appartenant en propre et où personne d'autre n'aurait accès.

Le calme intégral.

Elle s'était informée et avait vu qu'on pouvait imaginer s'installer quelque part, à condition que ce soit dans un coin isolé, sans électricité ni eau courante, pour environ 40000 couronnes. Or, c'était précisément dans ce genre d'endroit qu'elle désirait vivre.

Là-haut, dans le Nord en voie de désertification, c'était peut-être même possible à meilleur marché encore. Mais elle ne pensait pas qu'elle pourrait supporter la rigueur des hivers interminables qui y régnaient. Elle préférait devoir économiser un peu plus longtemps.

Chaque mois, au cours des cinq dernières années, elle avait mis de côté tout ce qu'elle pouvait sur cette aumône que lui faisait sa mère. Et, une fois qu'elle avait placé cet argent dans la pochette, elle ne devait plus y toucher, si affamée qu'elle puisse être.

Plus que deux ans, environ, et elle aurait assez.

Elle sortit les billets et les disposa en étoile sur la table. Elle prenait toujours la précaution d'aller échanger les vieux contre des neufs, bien propres et lisses, à la banque.

Des billets sur lesquels sa mère n'avait pas pu poser les doigts.

Après les avoir contemplés un moment, elle se sentit mieux. En général, c'était efficace. La démarche suivante, pour garder le moral, était une visite dans une agence immobilière, afin de se tenir au courant de l'évolution des prix.

Elle fourra l'argent dans la pochette et, après avoir remis le sac de couchage en place, elle replaça la chaise sous la table et sortit d'un pas un peu plus léger.

Cela dura jusqu'à ce qu'elle ait atteint le boulevard circulaire. Mais, lorsqu'elle vit les titres des journaux du jour, elle perdit totalement l'espoir.

Il ne s'agissait plus de survivre.

Il s'agissait de prendre la fuite.

Mandat d'arrêt dans l'affaire du meurtre du Grand Hôtel

Tel était le titre. Mais, au-dessous, il y avait une photo. Et un nom: Sibylla Forsenström, 32 ans.

– Sois gentille, Sibylla, pas comme ça. Essaie au moins de sourire un peu.

Bien élevée comme elle l'était à l'époque, elle avait fait de son mieux, mais le résultat avait été catastrophique. Cela n'avait fait qu'aggraver l'air qu'elle avait l'instant précédent, quel qu'il ait pu être. Tel avait dû être l'avis de sa mère, en tout cas, car elle ne se rappelait pas avoir jamais vu cette photo exposée où que ce soit. Elle avait les cheveux peignés avec la raie au milieu et de petites mèches retombant sur les tempes. Mais le regard, lui, disait assez toute sa détresse.

Elle se sentit mal. Il lui restait dix-neuf couronnes et le journal en coûtait huit.

La police a progressé dans l'enquête sur le meurtre de Jörgen Grundberg, 51 ans, au Grand Hôtel la nuit dernière. Elle suspecte Sibylla Forsenström, 32 ans, la femme dont nous parlions dans notre édition précédente, qui a été vue avec la victime dans la soirée de jeudi. Un mandat d'arrêt a été lancé contre elle. L'employé de service à la réception au cours de la nuit de jeudi vient en effet de signaler que c'est la victime elle-même qui a retenu la chambre de cette femme sous un nom qui s'est révélé faux. Elle a réussi à échapper au barrage de police le vendredi matin mais en laissant dans sa chambre un certain nombre d'indices, en particulier la perruque qu'elle portait au cours de la soirée. La police a également découvert une mallette qui, selon certaines sources, pourrait contenir l'arme du crime. Mais les enquêteurs ne veulent pas en dire plus, pour l'instant, sur la nature de celle-ci.

C'est grâce aux empreintes digitales trouvées sur cette mallette que la police a réussi à identifier Sibylla Forsenström. Elles figurent aussi sur la clé de la chambre de la victime et un verre retrouvé dans sa chambre à elle porte celles de la victime.

Cette femme est un mystère pour la police. Tout ce qu'on sait d'elle c'est que, en 1985, elle s'est enfuie de l'hôpital psychiatrique du sud de la Suède où elle suivait un traitement. Depuis cette date, elle n'a été en contact avec aucune autorité communale ou nationale et on ignore où elle a pu se trouver au cours des quatorze dernières années. Ses empreintes digitales figurent cependant au fichier national, à la suite d'un vol de voiture et d'un délit de conduite sans permis en 1984.

Elle a grandi dans un foyer aisé, dans une petite localité de l'est du Småland. Depuis qu'elle l'a quitté, on ignore son adresse et la police demande donc à toute personne possédant des informations sur son actuel lieu de résidence de se manifester auprès de ses services. Elle prévient aussi que cette femme risque d'être dangereuse, du fait d'un état fortement perturbé. L'agenda retrouvé dans la mallette oubliée est actuellement examiné par les services spécialisés de la police mais semble confirmer l'hypothèse d'un grave déséquilibre. On précise que la photo de Sibylla Forsenström qui a été rendue publique date de seize ans. L'employé qui lui a servi à dîner jeudi soir la décrit comme soignée et bien mise. Il va s'efforcer d'aider la police à dresser un portrait-robot de son apparence actuelle. On est prié de communiquer tout renseignement sur cette affaire en appelant le 08-4010040 ou en s'adressant au commissariat le plus proche.

Elle eut un mauvais goût dans la bouche. Il venait d'un endroit, au plus profond d'elle-même, où il y avait quelque chose qui avait compris ce que son cerveau refusait d'admettre. Ils étaient en train de s'emparer de sa vie. Une fois de plus.

Ce sentiment s'imposait à elle comme une connaissance redoutée, surgie du passé et restée tapie dans quelque recoin en attendant son heure. Tout revenait à la surface. Tout ce qu'elle était parvenue à oublier, à force d'obstination. Tout ce qu'elle avait réussi à laisser derrière elle.

Et voilà que c'était étalé dans le journal pour qu'elle-même et tous ceux qui en avaient envie puissent le lire.

Qu'est-ce qu'on avait dit, Sibylla, hein? On ne se refait pas. On savait bien comment ça se terminerait.

Elle serra le poing dans sa poche.

Était-ce sa faute si elle n'était pas faite pour cette société? Si elle n'avait jamais trouvé sa place. Pourtant, elle avait réussi à s'en tirer. Alors, qu'est-ce qu'ils voulaient d'autre? Elle survivait. Elle y était parvenue, en dépit de tout.

Ils avaient réduit en miettes son exploit. Ils avaient transformé ce qui faisait sa force en un cas de démence. Ils avaient fait d'une existence qui ne demandait rien à personne un cas de SDF en détresse.

Mais elle n'avait pas l'intention de les laisser faire.

À aucun prix.

Plus maintenant.

– Ce n'est pas moi.

Elle appelait depuis une cabine téléphonique de la gare centrale. Le silence se fit à l'autre bout du fil et c'est pourquoi elle répéta ce qu'elle venait de dire.

– Ce n'est pas moi qui l'ai tué.

– Qui ça?

– Jörgen Grundberg.

Nouveau silence.

– Pardon, mais qui est à l'appareil?

Elle regarda autour d'elle. C'était samedi et le hall grouillait de monde. Des gens qui partaient ou rentraient chez eux, qui prenaient congé les uns des autres ou se retrouvaient.

– C'est moi, Sibylla, celle que vous recherchez. Mais ce n'est pas moi qui l'ai tué.

Un homme tenant une mallette à la main vint se placer à un ou deux mètres d'elle. Il regarda sa montre-bracelet puis la dévisagea pour lui faire comprendre qu'il était pressé et qu'il aimerait bien qu'elle mette fin à la communication. Il y avait d'autres cabines autour d'eux, mais, comme elle n'avait pas manqué de le remarquer, c'était la seule qui ne fonctionnait pas avec une carte.

Elle tourna le dos.

– Où êtes-vous?

– Aucune importance. Je voulais seulement que vous sachiez que ce n'est pas moi qui...

Elle s'interrompit brusquement et tourna la tête. L'homme la regardait toujours avec autant d'impatience. Elle se détourna et baissa la voix.

– ...qui ai fait ça. Je n'ai rien d'autre à dire. Attendez une seconde.

Elle s'apprêtait à raccrocher mais s'interrompit dans son geste. Elle entendit la femme choisir ses mots, à l'autre bout du fil.

– Comment puis-je savoir que c'est bien à Sibylla que je parle?

– Quoi?

– Vous pouvez me donner votre numéro national d'identification?

Sibylla éclata presque de rire. Qu'est-ce que c'était que ce truc, bon sang?

– Mon numéro national d'identification?

– Oui. Vous n'êtes pas la première à nous appeler et à prétendre que vous êtes Sibylla. Comment savoir si vous dites la vérité?

Elle resta bouche bée de stupéfaction.

– Parce que Sibylla Forsenström, c'est moi. Mon numéro national, comme vous dites, ça fait si longtemps que je ne m'en suis pas servi que je l'ai oublié. Alors, je vous appelle pour vous dire de me fiche la paix et d'aller vous faire foutre.

Elle avait oublié l'homme derrière elle. Il se rappela à elle quand elle se retourna. Mais il fit semblant de ne pas la voir.

– Où êtes-vous?

Sibylla pouffa, en regardant l'appareil.

– T'occupe!

Elle appuya sur le support du combiné pour mettre fin à la communication. Puis elle le tendit à l'homme qui attendait, le visage anxieux.

– À toi de jouer.

Il écarta cette proposition de la main.

– Non, merci.

– Comment ça? T'étais plutôt pressé, y a un instant.

Un journal du soir dépassait de la poche de son manteau. Elle pouvait voir l'un de ses propres yeux et une partie de cette affreuse coiffure.

– Eh bien, tant pis.

Elle raccrocha le combiné. L'homme eut un sourire gêné et s'éloigna. Il ne fallait pas qu'elle s'attarde à cet endroit. Mieux valait qu'elle soit en colère plutôt que d'avoir peur. Mais il ne fallait pas que cela l'incite à la témérité.

À partir de maintenant, elle ne pourrait plus savoir qui connaissait son nom et pour quelle raison.

Mais comment ses parents avaient-ils pu l'affubler d'un prénom pareil, bon sang?

Il n'avait pas été difficile de trouver le chemin. Les journaux avaient fourni assez de détails sur la vie de Jörgen Grundberg pour qu'elle puisse se mettre à écrire les mémoires de sa victime supposée.

Le trajet jusqu'à Eskiltuna n'avait pas été bien long et elle avait passé le plus clair de son temps dans les toilettes. Lorsque le contrôleur eut vérifié tous les billets et déverrouillé la porte, elle sortit et alla s'asseoir dans le wagon. Personne ne parut s'aviser de son arrivée. Depuis qu'elle avait découvert que l'un des embouts de son fer à friser avait juste la taille et la forme qu'il fallait pour ouvrir les portes des toilettes des wagons de chemins de fer, elle s'offrait de temps en temps un petit voyage. Dès que le train était à quai, elle montait s'enfermer et n'avait plus qu'à attendre le départ. Une seule fois, un contrôleur l'avait découverte et forcée à descendre à Hallsberg. Mais aussi bien aller là qu'ailleurs, après tout...

Pour une raison ou pour une autre, elle se sentait beaucoup mieux. Peut-être parce qu'elle était bien décidée à reprendre le contrôle de la situation. Ou parce qu'elle avait consacré ses dernières couronnes à l'achat d'un hamburger.

La demeure des Grundberg était vaste et entourée d'un mur de un mètre de haut du même matériau blanc que celui de la façade. L'allée était bordée de lampes d'extérieur de style et menait à une porte d'entrée couleur acajou qui tranchait sur le noir de l'encadrement des fenêtres. Le toit était orné de la plus grande antenne parabolique qu'elle ait jamais vue.

Cela sentait le nouveau riche à plein nez.

Elle resta longtemps devant le mur, à hésiter. Pour ne pas éveiller les soupçons, elle fit une fois le tour du pâté de maisons, ce qui lui donna le temps de prendre sa décision. Puisqu'elle s'était donné la peine de faire le déplacement, autant entrer pour tenter d'obtenir une explication. Mais la décision était plus facile à prendre, surtout de l'autre côté du pâté de maisons, qu'à mettre en œuvre. Une fois revenue devant la vaste demeure, le courage lui manqua à nouveau. Les vitres sombres, entre les volets noirs, la dévisageaient comme des yeux hostiles et la voyaient hésiter.

La porte d'entrée s'ouvrit.

– Encore la presse?

Sibylla avala sa salive, avant de répondre:

– Non.

Elle poussa la grille et remonta l'allée sans regarder la femme debout dans l'embrasure de la porte. À mi-chemin des marches, elle passa devant un bassin décoré en son centre d'une statue romaine en marbre représentant une femme. Sans doute avec jet d'eau à la belle saison. Pour l'instant, elle avait l'air plutôt frigorifiée, la pauvre.

Sibylla couvrit les derniers mètres la séparant de la maison et s'arrêta au pied des marches du perron. Elle avala une nouvelle fois sa salive avant de lever les yeux et de regarder la femme qui se tenait devant elle.

– Vous désirez?

Elle avait l'air d'être pressée.

– Je vous prie de m'excuser de vous déranger, mais j'aimerais parler à Lena Grundberg.

– C'est moi, répondit cette femme dans la quarantaine, étonnamment bien conservée.

Sibylla hésita l'espace d'un instant. Elle ne savait pas au juste à quoi elle s'attendait. Elle s'était dit qu'elle pourrait se présenter comme le pasteur de service, un membre d'un groupe de soutien psychologique ou quelque chose comme cela. Elle avait lu dans le journal que ce genre de personnes allait facilement trouver la veuve éplorée pour tenter de la réconforter. Mais cette veuve-là avait l'air aussi peu ébranlée que la statue de marbre du bassin.

– De quoi s'agit-il? demanda-t-elle sur un ton qui n'était pas particulièrement aimable et semblait signifier qu'elle n'avait pas de temps à perdre.

Comme si elle avait été dérangée au milieu d'un film passionnant. Sibylla l'observa et examina rapidement situation. Il valait sans doute mieux tenter d'adopter profil bas.

– Je m'appelle Berit Svensson. Je sais que le moment n'est pas très bien choisi, mais... je viens vous demander votre aide.

Elle baissa timidement les yeux et, lorsqu'elle les releva, elle vit que la femme avait froncé les sourcils. Elle poursuivit:

– Je n'ai pas pu éviter de lire le journal et je... j'habite pas très loin d'ici et j'ai perdu, moi aussi, mon mari il y a six mois. Alors, j'aimerais parler quelques instants avec quelqu'un qui se trouve dans la même situation que moi et qui sait l'effet que cela fait.

La femme parut peser le pour et le contre. Elle n'avait pas l'air très décidée. Sibylla décida de l'aider un peu.

– Vous avez l'air d'une personne extrêmement forte et je pense que vous seriez vraiment en état de m'aider, si vous me permettiez d'entrer et de m'entretenir quelques instants avec vous.

Ce n'était même pas un mensonge et peut-être fut-il suffisant pour que la flatterie fasse son effet. La femme recula d'un pas et ouvrit la porte en grand.

– Entrez. Allons nous asseoir dans la salle de séjour.

Sibylla escalada les marches et pénétra dans le hall. Puis elle se pencha pour ôter ses chaussures (Coutume moins étrange qu'il ne paraît: à la mauvaise saison, en particulier, on évite ainsi de salir avec la neige ou la boue de ses semelles . (N.d.T.)). Elle se trouvait sur quelque chose qui ressemblait à un tapis de haute laine et, à côté, était placé un porte-parapluies imposant en métal vert sombre.

La porte entre le hall et la salle de séjour avait été remplacée par une baie arrondie. Lena Grundberg précéda Sibylla, qui ne put éviter de regarder autour d'elle en la suivant. Elle regretta de s'être maquillée, dans le train, et passa rapidement sa main sur sa bouche pour ôter une partie de son rouge à lèvres. La femme qui se trouvait devant elle était impeccablement maquillée et Sibylla sentit d'instinct que plus madame Grundberg se sentirait supérieure à sa visiteuse inattendue, mieux cela vaudrait.

Ce n'était pas la première fois qu'elle rencontrait ce genre de femme.

La salle de séjour était tellement dépourvue de goût qu'elle dut chercher attentivement quelque chose dont elle pût faire l'éloge. Elle finit par trouver un détail pas trop horrible.

– Vous avez un très beau poêle de faïence.

– Merci, dit Lena Grundberg en prenant place dans un fauteuil de cuir couleur sang de bœuf. Asseyez-vous, je vous en prie.

Sibylla s'assit sur le vaste canapé en cuir. Devant elle se trouvait une table basse au plateau en verre dont le pied était constitué par une autre statue de femme en marbre. Mais celle-ci était allongée sur le dos et supportait le plateau sur ses bras et jambes tendus.

– Jörgen importait du marbre, expliqua Lena Grundberg. Entre autres choses, ajouta-t-elle.

Elle parlait déjà au passé, sans sourciller.

Madame Grundberg parut lire ses pensées.

– Avant d'aller plus loin, je peux vous dire que notre ménage n'était pas particulièrement heureux. Nous étions en train de divorcer.

Sibylla se pénétra de cette information.

– Je suis désolée, dit-elle.

– C'est moi qui l'avais demandé.

– Ah bon. Très bien.

Il s'ensuivit quelques instants de silence. Sibylla ne savait plus très bien où elle en était. Qu'avait-elle pensé retirer d'une telle rencontre, au juste? Elle ne s'en souvenait plus.

– Depuis combien de temps êtes-vous veuve?

La question fut si subite qu'elle sursauta. Pour une raison ou pour une autre, elle regarda sa montre. Celle-ci s'était à nouveau arrêtée.

– Six mois et quatre jours, finit-elle par dire.

– De quoi est-il mort?

– Du cancer. En très peu de temps.

Lena Grundberg hocha la tête.

– Étiez-vous heureux?

Sibylla baissa le regard et contempla ses mains, satisfaite de n'avoir pas mis de vernis à ongles.

– Oui, très, répondit-elle à voix basse.

Nouveau silence.

– C'est tout de même étrange, dit madame Grundberg. Il n'y a guère plus d'un an, Jörgen était mourant pour cause d'insuffisance rénale. Il est resté plusieurs mois à l'hôpital. Or, les médecins venaient de lui signifier qu'il devrait bien se porter, à l'avenir, à condition de prendre régulièrement ses médicaments. Il avait conclu un nouveau bail avec la vie, en quelque sorte.

Elle secoua la tête.

– Et voilà qu'il se fait assassiner! Après tout ce mal. Je vais peut-être vous paraître cynique, mais je dirais que c'est bien de lui, ce qui est arrivé.

Sibylla eut du mal à dissimuler son étonnement.

– Que voulez-vous dire?

Madame Grundberg pouffa de mépris.

– Je veux parler de ses mains baladeuses. Il faut quand même être bête pour faire monter dans sa chambre la première venue. Et en plus, elle était laide, à ce qu'il paraît. Il suffit de regarder sa photo pour savoir qu'elle était prête à tout.

Ne nous affolons pas.

– Vous avez l'air bien amère, dit Sibylla en s'efforçant de conserver un ton assez neutre.

– Bah. Je trouve simplement qu'il aurait pu faire preuve d'un peu plus de goût. En fait, cela aurait été plus facile à supporter s'il avait choisi une femme qui...

Soudain, la voix lui manqua. Elle dissimula son visage dans ses mains et se mit à sangloter.

Incroyable. L'une de ces femmes de marbre avait donc des sentiments. Par-dessous tout le maquillage.

Sibylla médita ce que madame Grundberg venait de dire. Elle regrettait presque de ne pas avoir laissé monsieur Grundberg pénétrer dans sa chambre. Par compassion.

– Une femme dans votre genre?

Elle dut faire effort pour ne pas dévoiler ses sentiments. Lena Grundberg s'aperçut du changement intervenu dans son attitude et parut tenter de se reprendre. La bouche ouverte, elle s'efforça d'essuyer les larmes qui coulaient de ses yeux, pour ne pas que son maquillage en souffre.

– Oui, en fait, j'aurais préféré cela.

Sibylla la regarda. C'était un genre de femme qu'elle n'avait jamais rencontré.

– Pourquoi cela?

Sa curiosité avait été piquée.

– C'était pourtant vous qui vouliez divorcer, poursuivit-elle.

Madame Grundberg était redevenue elle-même et elle se pencha en arrière sur son affreux fauteuil.

– Je comprends que cela peut paraître égoïste, mais c'est humiliant de savoir qu'on est remplacée par n'importe qui. Voire par la première putain venue, qui drague dans les hôtels. Quel mauvais goût!

Mais enfin, regarde autour de toi. Mon sac à dos est bien plus beau à voir que cette espèce de tanière dans laquelle tu vis. Ne viens pas me parler de bon goût.

Sibylla avala sa salive à deux reprises.

– Comment savez-vous que c'était une putain?

Madame Grundberg pouffa de mépris.

– Il n'y a qu'à la regarder! Ça se voit sur elle, non?


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