Текст книги "Recherchée"
Автор книги: Karin Alvtegen
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Триллеры
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– Nous en reparlerons quand nous reviendrons.
Et, sur ces mots, elle quitta la chambre.
Une nouvelle fois, elle venait de réduire en miettes la volonté de Sibylla.
Le chef des ventes à gauche.
Monsieur Forsenström à la place d'honneur.
Assise non loin de lui, Sibylla avait un sentiment étrange, dans sa belle robe. La pièce lui donnait l'impression de tourner. Les bruits lui parvenaient par vagues et elle réussissait seulement à distinguer ce que disaient ceux qui se trouvaient près d'elle. Des bouffées de colère à l'encontre de sa mère montaient en elle comme des poignées de châtaignes électriques et elle s'étonnait qu'elles ne renversent pas les verres placés entre elles. Elle n'avait encore pas touché à ce qu'on lui avait servi, alors que les autres avaient presque fini. Sa mère souriait à tous les convives et trinquait avec eux, mais, chaque fois que leurs regards se croisaient, ses lèvres se creusaient d'un pli d'amertume, comme si elles étaient incapables de résister à la loi de la pesanteur.
C'est à ce moment précis, alors qu'elle se demandait quelle forme allait prendre la punition, cette fois, qu'elle eut le sentiment que cela suffisait vraiment, désormais. Une colère depuis longtemps contenue l'envahit. Cette femme assise presque en face d'elle et qui la maintenait captive de sa propre existence se changea soudain en un monstre d'absurdité. Elle était certes née de son corps. Et après? Ce n'était pas elle qui l'avait voulu. La raison pour laquelle Dieu avait fait en sorte que cette femme ait un enfant paraissait mystérieuse. Ce que sa mère avait désiré, c'était un signe extérieur de la supériorité de la famille Forsenström prouvant que tout était comme il fallait. Mais rien n'était comme il fallait. Sibylla comprit soudain que sa mère prenait du plaisir à ce jeu raffiné d'obéissanceréprimande-punition dont elle avait fait l'une des règles d'or de son foyer et au sentiment que Sibylla lui appartenait et qu'elle pouvait faire d'elle ce qu'elle voulait. Qu'elle était maîtresse de sa peur.
– Eh bien, comment cela marche-t-il, à l'école, en ce moment.
Le chef des ventes lui posait la même question tous les ans et la réponse ne l'intéressait pas plus, à vrai dire, que la saleté qu'il pouvait avoir sous la semelle de ses chaussures.
– Pas mal, merci, répondit-elle à haute et intelligible voix. On passe son temps à baiser et à picoler.
Il opina tout d'abord du chef de façon mécanique, mais, l'instant d'après, le contenu véritable de la réponse réussit à se frayer un chemin jusqu'à sa cervelle. Il regarda autour de lui pour savoir s'il avait bien compris. Un silence pesant s'était abattu autour de la table, sur l'estrade. Son père la regardait comme s'il ne savait pas ce que voulait dire le verbe baiser et le visage de sa mère était violet. Sibylla se sentait parfaitement calme. Mais tout tournait autour d'elle. Devant elle se trouvait le verre à digestif du chef des ventes, qui venait d'être rempli. Elle le prit et le leva en direction de sa mère.
– À la tienne, maman! Tu voudrais pas monter sur une chaise et nous chanter un cantique de Noël? Ça serait drôlement chouette, vous trouvez pas?
Elle avala d'un trait le contenu du verre. Un silence de mort régnait maintenant dans la salle. Elle se leva de son siège.
– Hein? Qu'est-ce que vous en dites? Ça serait chouette si la petite Béatrice poussait la ritournelle, pas vrai?
Il n'y avait pas une paire d'yeux, dans la salle, qui ne fût braquée sur elle.
– Eh bien, quoi: tu veux pas? Bon, aucune importance: prends la chanson de corps de garde que t'aimes bien chanter dans la cuisine, le soir.
Son père sortit enfin de sa torpeur et sa voix de stentor retentit dans la salle.
– Bon, ça suffit. Assieds-toi, maintenant.
Elle se tourna vers lui.
– C'est à moi que tu parles? Ah oui, c'est vrai, c'est toi qu'es mon père, hein? Il me semblait bien t'avoir déjà vu à la table du dîner. Je m'appelle Sibylla, si tu veux savoir.
Il la regarda, bouche bée.
– Bon. Si vous continuez à faire des tronches pareilles, je m'en vais, moi. Passez une bonne soirée.
En refermant la porte derrière elle, elle eut le sentiment de respirer vraiment pour la première fois de sa vie.
Elle avait jeté le journal dans la première corbeille à papier de la station de métro de Ropsten. Pour ne pas risquer d'attirer l'attention sur elle, elle n'avait pas osé se faufiler sur le quai à partir de celui du train de Lidingö et avait à nouveau fait preuve d'honnêteté en sortant un billet de vingt couronnes de sa pochette.
Ce jour-là, elle avait plus rapporté à la compagnie des transports de Stockholm que depuis près de quinze ans.
Il était onze heures et demie et il n'y avait pas beaucoup de monde dans la rame. Lorsqu'elle s'enfonça dans le tunnel, Sibylla vit le reflet de son visage dans la vitre: c'était celui d'une étrangère. Cela lui vaudrait sans doute un peu de répit. Le temps de trouver comment se sortir de là, au moins.
En premier lieu, il fallait qu'elle aille chercher son argent dans sa boîte postale, afin de remettre aussitôt, jusqu'au dernier centime, ce qu'elle avait prélevé sur sa réserve. Cela, en tout cas, personne ne pourrait le lui prendre.
Sa boîte postale.
Bon sang de merde.
Elle eut à nouveau l'impression de prendre une poignée de châtaignes. C'était se jeter dans la gueule du loup. Comment avait-elle pu être assez bête pour ne pas y penser? À l'heure qu'il était, il était fort probable que la police ait pris connaissance de son unique point fixe dans l'existence. Son numéro figurait naturellement dans le seul registre où ils avaient pu trouver son nom. Ils le connaissaient forcément.
La simple idée qu'elle ne pourrait plus aller chercher son argent, à l'avenir, l'emplit d'une colère folle.
Elle serra les poings et sentit la peur fondre en elle. Ils n'avaient pas le droit de lui faire cela. Le seul fait de publier son nom dans les journaux était sûrement contraire à toutes les règles. Si elle avait été une personne respectable, vivant en fonction des normes reconnues, elle n'aurait jamais été exposée de la sorte.
Elle n'avait jamais rien demandé à la société et avait bien l'intention de continuer.
Alors, elle n'allait plus se laisser faire.
Désormais, c'était la guerre.
Le bateau de Thomas était amarré à l'autre bout de la ville. Elle était descendue du métro à la station de Hornstull et se trouvait maintenant sur le pont séparant Söderhamn de l'île de Langholmen. Thomas était la seule personne en qui elle eût assez confiance pour lui demander de l'aide. Dix ans plus tôt, avant qu'il n'hérite de ce bateau, ils avaient vécu ensemble dans une caravane parquée dans une zone industrielle. La police venait de temps en temps leur signifier un arrêt d'expulsion, mais ils se contentaient de déplacer le véhicule de quelques mètres, à la main, et d'attendre la prochaine descente de flics. Dans l'ensemble, d'ailleurs, on les avait laissés en paix.
Il n'avait jamais été question d'amour, entre eux, plutôt de désir de compagnie et d'amitié. C'était tout ce qu'ils avaient pu se donner et, à cette époque, cela leur avait suffi.
Tout d'abord, elle ne put retrouver le bateau. Cela faisait plusieurs années qu'elle n'était pas venue par là. Mais, en revenant sur ses pas, elle le vit amarré contre un navire de guerre à la coque grise, comme toujours. Apparemment, il n'y avait pas beaucoup de place, à cet endroit.
Elle ôta son sac à dos et le posa sur une palette qui traînait par là, pour ne pas que le fond soit mouillé.
Soudain, elle fut prise d'hésitation.
Maintenant qu'elle était là, elle n'était plus aussi sûre de son fait. Elle savait que Thomas était digne de confiance, mais seulement quand il était sobre. Dès qu'il avait bu un coup, il n'était plus le même. Elle en portait encore les traces sur le corps. Elle respira profondément et serra les poings pour tenter de retrouver l'énergie qui avait été la sienne, dans le métro, peu auparavant.
– Thomas!
Elle regarda autour d'elle. Le quai était désert.
– Thomas! C'est moi, Sibylla.
Une tête pointa par-dessus la lisse du bateau de l'armée. Elle eut peine à le reconnaître. Il s'était laissé pousser la barbe. Il eut l'air perplexe, tout d'abord, puis son visage se fendit d'un sourire.
– Merde alors! Ils t'ont pas encore mis le grappin dessus, on dirait?
Elle ne put s'empêcher de lui rendre son sourire.
– Tu es seul?
– Bien sûr que oui.
Il ne lui fit pas signe de monter à bord. Pourtant, elle était sûre qu'il était sobre, elle le connaissait assez pour cela.
– Je peux venir?
Il ne répondit pas aussitôt, se contentant de la regarder et de lui sourire.
– C'est peut-être un peu risqué, non?
– Arrête. Tu sais bien que c'est pas moi.
Le sourire se fit plus large.
– Allez, monte. Mais attention: faut laisser les couteaux au vestiaire, avant de monter à bord.
Son visage disparut dans les profondeurs du bateau et elle prit son sac à dos. Thomas était un ami. Peut-être le seul qu'elle eût. En ce moment, cela importait plus que tout.
Il avait laissé l'écoutille ouverte et elle lui passa son sac à dos avant de descendre l'échelle.
La cale du bateau avait été transformée en un mélange d'atelier de menuiserie et de local d'habitation. Le sol était couvert de sciure et de petits morceaux de bois et semblait ne pas avoir été nettoyé depuis des dizaines d'années.
Cela tendait à prouver qu'il n'y avait pas de femme à bord, pour l'instant. Tant mieux.
Il suivit son regard, qui faisait le tour de l'endroit.
– Ça n'a pas beaucoup changé depuis la dernière fois que t'es venue.
– Non. C'est toujours aussi bordélique.
Il ricana et se dirigea vers une machine à café, dans ce qui était censé être la cuisine. Une table, trois chaises dépareillées, un réfrigérateur et un four à micro-ondes. Mais pas de bouteilles vides. Tant mieux également.
– Un peu de café?
Elle accepta d'un simple signe de tête et il vida dans un seau la goutte qui restait dans le récipient. Mais celui-ci était tellement crasseux que la différence fut imperceptible. Elle s'assit sur la chaise qui lui parut la moins branlante. Thomas alla prendre de l'eau dans un bidon en plastique.
– Alors, dans quel pétrin tu t'es fourrée?
Sibylla poussa un soupir.
– Tu vas pas me croire, mais j'en sais rien, en fait.
Il se retourna pour la dévisager.
– Qu'est-ce que t'as fait à tes cheveux?
Elle ne répondit pas mais désigna du doigt un journal du soir qui dépassait d'une corbeille à papier.
– T'étais mieux comme ça, dit-il en renversant le filtre usagé sur la corbeille, en répandant la moitié à côté.
– En fait, je suis venue te demander ton aide.
– Ah bon. T'as besoin d'un alibi?
Cela la contraria. Elle savait qu'il plaisantait pour masquer sa gêne, comme toujours. Mais, en général, il savait s'arrêter à temps. Or, cette fois-ci, ce n'était plus drôle.
– J'étais au Grand Hôtel, ça c'est vrai. Et j'aurais du mal à expliquer aux flics comment et pourquoi, c'est vrai aussi.
Il vint s'asseoir en face d'elle. La machine à café se mit à frémir, derrière lui, et les premières gouttes tombèrent dans le récipient.
Peut-être avait-il été sensible à un accent de sincérité dans sa voix, car il arbora soudain un air sérieux.
– Tu t'es payé une nuit à l'œil, quoi? Elle opina.
– Et c'est ce type qu'a casqué? demanda-t-il en montrant le journal.
Nouveau hochement de tête.
– Sacré manque de pot. Et Västervik, alors?
Elle renversa la tête en arrière et ferma les yeux.
– Ça, j'en ai pas la moindre idée. J'ai jamais mis les pieds là-bas de ma vie. Je comprends pas ce qui se passe.
Elle le regarda à nouveau en secouant la tête.
– Sale coup.
– Ça, tu peux te le dire.
Il se gratta la barbe et secoua à nouveau la tête.
– Bon. De quoi est-ce que t'as besoin?
– Le fric de ma mère. J'ose pas aller à ma boîte postale.
Ils se regardèrent par-dessus la table. Il était au courant de cette affaire de mensualités. Et, pendant le temps qu'ils avaient vécu ensemble, il avait même contribué à les convertir jusqu'au dernier centime en produits liquides. Il se leva pour aller chercher le café et, en revenant, prit une tasse au passage. Elle n'avait plus d'anse et semblait ne pas avoir été lavée depuis la première fois qu'elle avait servi.
– T'as bouffé quelque chose, aujourd'hui?
– Non.
– Y a du pain et de la pâte à tartiner dans le frigo.
Elle se leva pour aller les chercher. Elle n'avait plus très faim mais il aurait été stupide de ne pas profiter de l'occasion. Quand elle regagna la table, il avait servi le café. Il se gratta à nouveau la barbe tandis qu'elle posait le morceau de pain et le tube de pâte.
– Je te demanderais pas ça si je pouvais faire autrement. Mais, sans ce fric, je m'en tirerai jamais.
– D'accord, dit-il en hochant la tête. Avant de continuer, il but une gorgée de café.
– Bon, je vais aller voir ce que je peux faire. Entre vieux copains...
Ils s'observèrent à nouveau. Tant qu'il serait sobre, elle pourrait compter sur lui. Et ils n'étaient pas tellement nombreux, les gens dans ce cas-là.
Mais, s'il se mettait à boire, il faudrait qu'elle y passe.
Entre vieux copains...
Aussitôt sortie de la salle, elle avait pris le chemin de l'association de Micke. Personne ne l'en avait empêchée. Sa mère devait être en train d'essayer de sauver les meubles de sa si précieuse soirée.
Elle n'avait pas mis de manteau et il faisait froid. Mais ce n'était pas grave. De légers flocons tombaient du ciel tels des confettis et elle renversa la tête pour tenter d'en gober au vol.
Elle se sentait très bien, maintenant. Toute inquiétude avait disparu. Rien n'avait plus d'importance. Elle allait retrouver Micke, rien d'autre ne comptait.
Sur le chemin, des gens en blanc lui firent des signes. Comme dans le film qu'elle avait vu à la télé le samedi précédent. Elle marchait dans un halo de lumière, un cône qui tombait du ciel et la suivait partout. Elle répondit aux signes que lui faisaient ces gens en fête et se mit à danser au milieu des flocons de neige.
La De Soto était parquée devant le garage. L'idée que Micke puisse ne pas être là ne l'avait même pas effleurée.
Maintenant, c'était elle qui contrôlait la situation.
Bien sûr qu'il était là.
Elle s'inclina devant le public qui l'avait suivie, ouvrit la porte et entra. Elle perçut aussitôt cette odeur d'huile de moteur qu'elle aimait tant et sentit la joie se répandre dans son corps.
– Micke!
Le cône de lumière la suivait toujours. Quelque chose bougea derrière les piles de pneus et elle n'eut pas le temps de s'en approcher avant que la tête de Micke ne fasse son apparition.
– Salut... Qu'est-ce que tu fais là?
Elle eut l'impression qu'il n'était pas très content de la voir et même plutôt contrarié.
– Je suis venue, dit-elle avec un sourire.
Il baissa les yeux vers quelque chose qui se trouvait hors de son champ de vision et elle eut l'impression qu'il rajustait, son pantalon.
– Euh, c'est pas vraiment le moment, tu vois. Tu peux pas revenir demain?
Demain? Pourquoi ça?
Elle avança de quelques pas. Sur le sol, derrière les pneus, était étalée la couverture à carreaux. Et, sous la couverture, était couchée Maria Johansson.
Le cône de lumière s'éteignit.
Tout entier à elle, toute entière à lui.
Rien qu'eux deux, enchaînés pour toujours l'un à l'autre.
N'importe quoi pour une seconde de ce sentiment d'intimité.
N'importe quoi.
Elle le regarda. Son visage avait disparu. Elle s'éloigna à reculons.
– Sibylla...
Elle se cogna le dos contre le mur. La porte, sur la droite. La poignée à abaisser.
Les gens en fête étaient partis et l'avaient laissée seule. Devant elle se trouvait la De Soto Firedome et ses 305 chevaux. Pas plus de quatre pas à faire, la porte n'était pas fermée à clé.
Partir de là, vite, très vite.
Elle était seule sur le bateau depuis près de deux heures, quand il revint. Elle avait passé son temps à errer comme une âme en peine, dans la coque de ce rafiot, oscillant entre la confiance et l'inquiétude, l'espoir et le désespoir.
Et s'ils surveillaient la boîte postale? Thomas saurait-il se montrer suffisamment prudent pour éviter de les amener droit vers l'endroit où elle se cachait?
Mais il n'était pas né de la dernière pluie, lui non plus. Bien sûr qu'il ferait ce qu'il fallait.
Et s'ils l'avaient arrêté? Etait-ce pour cette raison qu'il tardait tant?
Chacune des fibres de son corps attendait le bruit de ses pas et pourtant elle fut prise de panique en les entendant résonner sur le pont, au-dessus de sa tête.
Puis l'écoutille s'ouvrit.
Elle alla se dissimuler derrière la scie mécanique et ferma les yeux. Elle était prise au piège, comme dans une souricière.
Les salauds.
Mais il était seul. Il descendit l'échelle en la cherchant du regard.
– Sibylla?
Elle sortit de sa cachette.
– Pourquoi est-ce que t'as mis aussi longtemps?
Il s'avança vers la machine à café, qui était toujours allumée. Il jeta dans la corbeille à papier la goutte qui restait au fond de la tasse.
– J'ai voulu m'assurer que j'étais pas suivi.
– Et alors?
Il secoua la tête et se versa un peu de café.
– Non. Tout paraissait normal, là-bas.
Il lui tendit la cafetière sans même lui poser la question, mais elle secoua la tête. Il prit une profonde respiration qui ressemblait à s'y méprendre à un soupir et dit:
– Mais l'argent était pas là.
Elle le dévisagea, incrédule. Il reposa la cafetière.
– Qu'est-ce que tu veux dire, bon sang?
Il écarta les bras.
– La boîte était vide.
C'était sûrement un mensonge.
Pendant quinze ans, une somme de mille cinq cents couronnes avait atterri dans sa boîte postale au plus tard le 23 de chaque mois. Elle se retourna et le regarda.
– Salaud! Et moi qu'avais confiance en toi!
Ce fut à son tour d'avoir l'air incrédule.
– Qu'est-ce que tu veux dire, au juste?
Elle reconnut son regard. C'était celui qu'il avait quand il se mettait en colère, une fois ivre. Mais elle n'avait plus la force d'avoir peur.
– Il est à moi, ce fric. Il me le faut absolument!
Il se contenta d'abord de la regarder sans bouger. Puis il jeta contre la paroi la tasse de café à moitié pleine, qui fit tomber divers outils et laissa derrière elle une tache noire.
Le bruit la fit sursauter mais elle ne le lâcha pas du regard. Il prit une profonde respiration, comme s'il tentait de se concentrer, et alla regarder à l'extérieur par l'un des hublots. Puis il se mit à lui parler, le dos tourné.
– Je sais que j'ai fait des choses qu'étaient pas toujours très réglo. Mais, si tu m'accuses de t'avoir piqué ton fric, tu te fourres le doigt dans l'œil.
Il se retourna vers elle.
– Il t'est pas venu à l'idée que ta vieille avait peut-être plus très envie d'envoyer du fric à quelqu'un qui dépèce les cadavres?
Elle le regarda et, pendant que ses paroles se frayaient un chemin jusqu'à son cerveau, à travers ses conduits auditifs, elle comprit qu'il disait vrai.
Finies les aumônes.
Béatrice Forsenström considérait qu'elle avait payé sa dette.
Le vide se fit soudain en elle.
Elle s'avança lentement vers la porte, tira l'un des sièges et s'assit. Elle enfouit son visage dans ses mains et se mit à pleurer.
Elle était perdue.
Elle avait fait tout cela pour rien.
Pourtant, elle avait été bien décidée à y arriver. Et au moment où elle allait y parvenir, le destin était intervenu pour réduire son projet à néant.
Quand on est une perdante... Elle avait défié le système et voulu se tailler une place qui ne lui était pas destinée. Tu n'as pas honte, Sibylla Wilhelmina Béatrice Forsenström? Tu avais tout ce qu'il te fallait mais tu n'as pas eu le bon sens de t'en contenter. Ce n'était pas assez bien pour toi. Tu avais à manger à ta faim mais tu as préféré céder ta place.
Qui va à la chasse...
– Qu'est-ce qu'il y a?
Elle sentit sa main sur son épaule.
– T'en fais pas, Sibylla. Ça va s'arranger.
Bien sûr. Une fois que j'aurai fait perpète. Après, ça n'aura plus guère d'importance, hein?
– Toi, t'as besoin de boire un coup.
Elle s'efforça d'avoir l'air contente.
Oui, pourquoi pas? Rien de tel qu'une bonne cuite. S'étourdir. Oublier.
Il avait déjà sorti une bouteille entière de vodka. Elle regarda la bouteille puis son visage. Il avait à nouveau l'air calme. Elle hocha la tête.
– Merci. Pourquoi pas?
Elle eut le temps d'aller jusqu'à Vetlanda avant de se faire prendre par la police. Un feu rouge se mit à clignoter devant elle, sur la route, elle se rangea et s'arrêta. Deux agents vinrent se poster près de la vitre du conducteur et elle actionna la commande électrique. L'un d'entre eux se pencha par la portière, coupa le moteur et ôta la clé de contact. Puis il sortit le haut du corps; il resta penché vers elle et elle put voir son visage.
– Parfait... Voyons un peu ça.
Elle n'eut même pas peur. Elle ne ressentait rien.
– Tu veux bien sortir?
Il ouvrit la porte et elle sortit. Une voiture vint se ranger derrière la De Soto. Micke en descendit précipitamment et se dirigea vers elle:
– Espèce de salope! Si t'as fait quelque chose à ma bagnole, je te bute!
Maria Johansson était assise à la place du passager.
L'un des agents posa la main sur l'épaule de Micke.
– On se calme!
Micke bondit sur le siège du conducteur de la De Soto pour vérifier que tout était en ordre. Rassuré, il redescendit et l'agent lui remit les clés. Micke la regarda avec dégoût.
– T'es complètement cinglée, ma parole!
Elle sentit les agents la prendre chacun par un bras et la conduire vers une voiture de police. La main sur sa tête, ils la firent asseoir sur le siège arrière. L'un des deux monta à côté d'elle et l'autre s'installa au volant.
Ni l'un ni l'autre n'ouvrit la bouche.
– Sibylla Forsenström? C'est bien comme ça que tu t'appelles?
Pourquoi y avait-il une aussi drôle d'odeur, dans cette pièce?
– Pourquoi as-tu volé cette voiture?
Et si c'était une fuite de gaz?
– Tu as ton permis de conduire?
Et puis ces fissures, là-bas, dans le mur?
– Tu es muette?
L'homme assis en face d'elle poussa un soupir et tourna quelques feuilles de papier. Quatre hommes en noir sortirent du mur en la regardant.
– Tu ne figures pas dans nos fiches. C'est la première fois que tu fais ce genre de chose?
Les hommes en noir approchèrent. L'un d'entre eux tenait une clé à tube incandescente à la main.
– Nous allons prendre contact avec les services sociaux, mais, d'abord, il faut qu'on appelle tes parents pour qu'ils viennent te chercher.
Ils allaient la mettre en morceaux. Prélever sur elle des pièces de rechange pour les utiliser sur des modèles plus satisfaisants. Celui à la clé à tube ouvrit la bouche mais elle ne parvint pas à entendre ce qu'il disait.
Elle regarda l'homme assis en face d'elle. Son visage avait disparu. Il avait un trou qui lui perçait la tête de part en part. Elle ne voyait plus rien.
Pourquoi était-elle allongée sur le sol?
Le bruit d'une chaise qu'on poussait. Quelqu'un qui criait:
– Lasse! Lasse, viens m'aider!
Les pas de quelqu'un qui accourait.
– Je sais pas ce qui lui a pris. Appelle une ambulance.
Elle fut réveillée par un coup de pied dans les côtes. Pas très violent, mais assez pour la tirer de sa torpeur.
Thomas était debout à côté d'elle, en slip, et il ne lui fallut qu'une seconde pour se rendre compte de deux choses.
Il était ivre et, dans l'une de ses mains, il tenait vingt-neuf mille couronnes.
Elle porta instinctivement la main à sa poitrine, à l'endroit où se trouvait la pochette. Mais tout ce qu'elle sentit fut sa propre peau. Elle était nue.
Il ricana et tendit l'autre main, qui tenait la pochette.
– C'est ça que tu cherches?
Elle déglutit péniblement. Sa bouche était sèche comme de l'amadou. Cela faisait des années qu'elle n'avait pas bu d'alcool pur. D'après ses souvenirs, elle n'en avait pas pris beaucoup, mais elle vit que la bouteille posée sur la table était vide.
– Sale pute! Tu m'envoies à la poste et tu chiales parce que t'as pas de fric!
Elle s'efforça de réfléchir. Son soutien-gorge était posé à côté d'elle et elle tendit la main, mais il fut plus prompt. Un rapide mouvement du pied et le sous-vêtement se retrouva hors de sa portée. Elle tenta de se couvrir avec son sac de couchage.
– Sois gentil, Thomas...
Ses yeux se réduisaient à de minces fentes.
– Comment t'as pu m'envoyer là-bas? Tu comprends pas que j'aurais pu me faire pincer? Alors que tu te balades avec une fortune autour du cou!
Il froissa les billets dans sa main.
– C'est mes économies, murmura-t-elle.
– Tiens donc.
– Oui, pour acheter une maison.
Tout d'abord, il se contenta de la regarder. Puis il se rejeta en arrière et éclata de rire. Il faillit perdre l'équilibre et dut se retenir à l'échelle pour ne pas tomber à la renverse. Cela ne fit bien entendu que renforcer sa colère. Avant qu'il ait le temps de dire quoi que ce soit, elle ouvrit le sac de couchage.
– Thomas, dit-elle aussi doucement qu'elle le put. Faut pas qu'on se dispute pour ça. Je voulais te le montrer, cet argent.
Elle avait mal au cœur. Quant à lui, il se tenait toujours à l'échelle mais avait du mal à rester sur ses jambes.
– Je suis venue ici parce que j'avais envie de te revoir.
Il regarda ses seins. Elle eut l'impression que ses yeux étaient des mains et elle dut réprimer un frisson involontaire. Il lâcha la pochette, qui tomba sur le sol. Elle tenta de sourire. D'un geste négligent il balaya ses espoirs, éparpillant les billets qui tombèrent sur le sol, dans la sciure, en virevoltant.
Puis il se jeta sur elle et elle pria le ciel que cela aille vite.