Текст книги "Переписка 1992–2004"
Автор книги: Ольга Седакова
Соавторы: Владимир Бибихин
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Биографии и мемуары
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La façon dont aujourd’hui encore, cinquante ans après que la conférence a été prononcée, on évacue communément ce que Heidegger a tenté de faire émerger concernant la technique; la légèreté avec laquelle le philistinisme intellectuel escamote son propos sous l’étouffoir qu’est la formule inepte de “technophobie” [je n’invente rien, hélas! – je me borne à citer], tout cela aurait de quoi stupéfier, si ne pouvait s’y repérer la source de ces gauchissements: la micrologie, sinon la misologie qui condamne à faire fi de tout ce qui ne se réduit pas aux schémas grâce auxquels on se meut confortablement là où il n’y a plus que des “problèmes” en attente de leur “solution”. Je ne souligne pas cette carence parce que je me laisserais emporter par un mouvement d’humeur. Rien ne doit être ici du ressort d’un simple affect. Quand il s’agit de penser, s’impose décidément dès le premier pas, d’avoir délaissé le terrain de l’opinion et des inclinations. Heidegger, face à la technique, ne s’abandonne pas à une “phobie”. Si tel était le cas, disons‑le tout net, il ne vaudrait pas la peine de nous en occuper un seul instant.
Se mettre en état de penser, demande de ceux qui l’entreprennent qu’ils mettent en œuvre une lucidité, un sang‑froid et une sobriété capables de balayer sans désemparer hors de leur horizon la masse de lieux communs, de figures de rhétorique et d’idées reçues qui forme le fonds de
fonctionnement de la pensée commune.
Si nous avons réellement l’intention de nous confronter à la tentative de penser la technique, il faut donc savoir que cela va nous demander, à nous aussi, de nous arracher aux pesanteurs de la pensée ordinaire. C’est beaucoup plus difficile à accomplir qu’à énoncer, pour la raison que nous avons tous spontanément l’inclination à penser comme pense tout le monde. C’est en chacun de nous que vit, jamais complètement surmontée, la peur par excellence, celle d’avoir à penser par soi‑même. Nous avons peur de penser autrement qu’à l’aide des instruments de l’habitude et du conformisme, parce que penser vraiment est l’une des formes les plus aiguë du risque qu’est nécessairement exister, lorsqu’exister implique qu’il faille en existant endurer sa propre finitude.
Mais pourquoi donc penser la technique? Nous voilà semble‑t – il, devant le dernier obstacle. Car si l’urgence de penser la technique vient d’ailleurs que de la pensée elle‑même – si par exemple elle tire sa motivation des inconvénients dont le développement technique finit par répandre un peu partout la sourde inquiétude, alors il y a fort à craindre que sous la rubrique “pensée de la technique” ne se trouve en réalité rien d’autre que ce dosage de réactions sociales consensuelles qui passe pour être la pensée.
La pensée véritable est rupture – comme est rupture tout ce qui a un vrai poids dans une vie humaine. Rupture par rapport à ce qui précède, mais surtout rupture relativement à tout ce qui usurpe l’apparence d’être proche – bref: rupture qui ne cesse de rompre avec l’imposture.
À propos de la question de la technique, écoutons ce que dit Jean Beaufret. Cet homme a si admirablement appris à pratiquer l’art de rompre en se dépaysant jusqu’à soi‑même, qu’il en est devenu, même en France, comme un étranger. Comment s’expliquer autrement que pour le vingtième anniversaire de sa mort, survenue le 7 août 1982, n’ait paru en France
qu’un seul hommage à Jean Beaufret?
Je tiens à saluer la présence parmi nous, ce matin, de celui qui a écrit cet hommage: Pierre Jacerme. Son texte s’intitule Martin Heidegger et Jean Beaufret/Un dialogue [“Revue philosophique”, 2002, n° 4].
Il y a presque quarante ans, le 9 septembre 1963, Jean Beaufret écrivait à Heidegger (à la veille, donc, du dixième anniversaire de la conférence):
«Je crois que je vois, encore mieux qu’à Meßkirch, l’extraordinaire difficulté de “Die Frage nach der Technik”. Car il s’agit de la question des questions, qui par‑delà Aristote, remonte jusqu’à Héraclite, dans la mesure où le caractère irrésistible de la technique, en son déploiement plénier, répond au secret lui– même, au kruvptesqai de la fuvsi", au fait en retrait que
La lettre ne parle pas – il faut le dire – exactement en ces termes. Jean Beaufret, qui écrit jusque là en français (sauf en mentionnant le titre “Die Frage nach der Technik” – peut—être comprenons‑nous à présent pourquoi), à partir de “jusqu’à Héraclite”, passe en effet à l’allemand, ce qui donne comme texte – écoutons‑le tel qu’il fut reçu par Heidegger:
«Je crois que je vois, encore mieux qu’à Meßkirch, l’extraordinaire difficulté de “Die Frage nach der Technik”. Car il s’agit de la question des questions, qui par‑delà Aristote, remonte jusqu’à Héraclite, insofern das Unaufhaltsame des Wesens der Technik dem Geheimnis selbst, dem kruvtesqai der fuvsi", dem verborgenen “Daß” entspricht, durch das die ganze Lichtungsgeschichte des Seyns getragen ist.»
Que se passe‑t – il avec ce changement de langue? Il n’est pas superflu de poser la question, d’autant moins que par là – avant même de nous mettre à traduire de ce qu’écrit Jean Beaufret – nous avons occasion de préciser le sens du questionnement. Il est bon, en effet, lorsque nous questionnons, de nous demander si nous questionnons sur… ou bien si nous questionnons après.?
Pourquoi Jean Beaufret passe‑t – il du français à l’allemand? N’est‑ce pas justement parce qu’il entreprend de questionner dans le sens que nous cherchons à mettre en évidence – c’est—à-dire non pas à propos de quelque chose qui serait là sous nos yeux, mais vers ce qui non seulement n’est pas là, mais ne cesse de se dérober – selon une échappée dont l’emportement seul peut frayer le passage à une approche?
La question de la technique, dit‑il, est “la question des questions”. Entendre cette formulation suivant la pente habituelle de nos compréhensions, fait simplement passer à côté de ce qu’il s’agit de penser. Car la question de la technique n’est pas Ja question auprès de laquelle toutes les autres feraient pâle figure. C’est la question des questions au sens où, en elle, viennent se résumer toutes les autres questions, dans la mesure précise où elles sont bien autre chose que des demandes d’information; c’est la question en laquelle toutes les questions philosophiques trouvent en quelque sorte leur figure emblématique.
Tâchons de voir cela le plus directement possible, c’est—à-dire au moment du changement de langue. En se mettant à écrire en allemand, Jean Beaufret introduit une rupture dont l’indication est aussi abrupte que claire. Le mot de cette rupture se trouve être la conjonction “insofern” – où s’entend le mot “fern” (“far”, *per. pevra. pro, c’est—à-dire les vecteurs les plus constants, dans nos langues, des tensions vers l’extrême lointain). Nous y reviendrons; mais pour le faire comme il faut, voyons d’abord quel est le cours de cette phrase qui, je le rappelle, commence en français.
La question de la technique, s’explique à lui‑même Jean Beaufret lisant et relisant la conférence “Die Frage nach der Technik”, est une question éminemment philosophique (et donc nullement un problème, susceptible d’être résolu anthropologiquement, sociologiquement, bref à l’aune de la science). En tant que question philosophique, cette question – où l’on est après à questionner la technique – renvoie d’abord à Aristote. Pourquoi cela? Parce que c’est lui qui définit [en 1439 b 15 de l’Éthique à Nicomaque], là où nous distinguons “art” et “artisanat”, l’unique visage de maîtrise que les Grecs nomment indifféremment: tevcnh. Il la définit comme la première modalité d’avérer, de “produire hors du retrait” – d’ajlhqeuvein comme écrit en toutes lettres Aristote. Par là, est dégagée la caractéristique formelle de toute technique: à savoir qu’elle a fondamentalement à voir avec l’histoire philosophique de la “vérité”, laquelle commence avec l’ajlhvqeia, telle que le monde hellénique en a fait à jamais nommément l’expérience.
Ici, ce que je ne faisais qu’indiquer en commençant trouve sa mise au clair: la technique a bien un commencement historique – au sens le plus fort du terme, qu’il est commode de marquer par le mot “historial” (dans l’acception précise où s’y entend que par ce type de commencement‑là, c’est toute une humanité qui devient par le fait partie prenante d’une destinée, laquelle se révèle adressée à ceux qui en seront expressément les destinataires, c’est—à-dire ceux qui auront à en porter la responsabilité). Avant ce commencement, il n’y a pas, à proprement parler de possibilité pour qu’apparaisse une “technique” dans l’acception stricte du terme. Pour qu’apparaisse une “technique”, il faut en effet qu’il y ait eu d’abord explicitation de la tevcnh – c’est—à-dire phénoménologie de ce qui rend possible toute fabrication humaine.
L’humanité n’a pas toujours connu la technique – ce constat ne doit pas nous faire perdre aussitôt notre sang‑froid, et nous porter à y soupçonner je ne sais quelle infamante arrière‑pensée “ethnocentriste”. Pour le dire vite, j’emprunte à Bergson ses termes: s’il vaut mieux parler d’abord d’homo faber plutôt que d’homo sapiens, rien ne serait pourtant plus égarant que d’identifier homo faber avec homo technicus. Tel est l’apport décisif de Heidegger: avoir compris qu’une mutation sans précédent a lieu avec l’apparition de la tevcnh grecque – mutation d’autant plus inapparente que rien ne semble distinguer, du point de vue de leur fabrication (j’aimerais presque dire: du point de vue de leur “finition”), rien ne distingue, je le répète, les œuvres grecques de n’importe quelle autre œuvre ayant vu le jour ailleurs. Partout où il y a hommes, des œuvres sortent de leurs mains, qui manifestent le caractère de haute gravité qui persiste dans tout être humain. L’apparition de l’homme grec n’est pas le commencement d’une humanité nouvelle. Mais c’est le moment où l’humanité devient, comme dirait Leibniz, “consciencieusement” elle‑même. Voilà bien pourquoi Heidegger insiste toujours: tevcnh est un terme dont l’acception première est celle d’un savoir. Mais en quel sens de “savoir”? La question doit être posée, car ce mot de “savoir” a une telle palette d’acceptions diverses que nous risquons de nous perdre si nous négligeons de le définir.
Prenons l’exemple du maître menuisier: il “sait” comment s’y prendre pour faire une table; or, à ce savoir, est premier le fait d’avoir d’avance en vue – d’avoir‑vu une fois pour toute – ce qu’il s’agit pour lui de faire être. La tevcnh est ainsi, pour l’homo faber, le moment où il devient en propre l’homme qui sait être faber, parce qu’il se sait être faber, et entend désormais ce que c’est qu’être, au premier chef, à partir de ce savoir‑là. Avec les philosophes, ce savoir devient thématiquement philosophique, ce qui pour nous veut dire: il suffit de lire Aristote pour voir comment la tevcnh est un savoir proprement éidétique – au sens où l’eido" de Socrate et Platon, le visage immuable, tel qu’il a été vu une fois pour toutes – configure une intelligibilité du savoir qui marque de fond en comble la visée propre à la tevcnh.
Résumons: poser la question de la technique renvoie à l’entente grecque de la tevcnh non pas historiographiquement, mais suivant une généalogie historiale d’intelligibilité. Mais cela n’implique nullement que la “technique” – ce que nous nommons de ce nom – soit la tevcnh grecque. Entre la tevcnh grecque et notre technique, il y a bien un rapport; mais ce rapport est lui‑même symptomatiquement inapparent.
Pour y faire apparaître un commencement de lisibilité, il faut remonter au‑delà d’Aristote. C’est exactement là que Jean Beaufret passe à l’autre langue, et son premier mot est “insofern”.
Comment traduire “insofern”? En remarquant d’abord qu’il répond à la question “in wie fern” – littéralement: en quelle mesure loin, à quelle distance de lointain? La question de la technique, dit Jean Beaufret, “par delà Aristote, remonte jusqu’à Héraclite”, insofern: “aussi loin que cela”. Ce lointain‑là, en effet, d’où parle Héraclite, quand commence à poindre l’expérience historiale de l’histoire, fait apparaître Héraclite à une incommensurablement plus grande distance d’Aristote qu’Aristote n’est lui– même distant de nous. C’est aussi loin qu’il faut remonter, s’il s’agit d’entrevoir ce qui, autrement, reste inapparent dans le rapport où viennent se lier entre elles “fabrication”, tevcnh et “technique”.
Pour sentir ce rapport historial, il faut d’abord avoir affronté ce que Jean Beaufret nomme “das Unaufhaltsame des Wesens der Technik”.
“Das Unaufhaltsame”: “Le caractère irrésistible” ai‑je traduit plus haut. Bien insuffisant, car il ne s’agit pas seulement d’une simple caractéristique. “Aufhalten”, c’est: retenir, arrêter, et plus particulièrement: arrêter quelque chose qui est en cours ou même en pleine course. “Das Unaufhaltsame”: ce qu’a de foncièrement inarrêtable, de réfractaire à tout endiguement, d’impossible à freiner ou refréner. Or ce qui se présente avec cette capacité de faire céder tous les efforts de blocage, c’est ce que Heidegger nomme: “das Wesen der Technik”.
Nous avons tendance à entendre cette locution comme désignant “l’essence de la technique”. Mais il vaut mieux quitter ce terrain – si du moins notre souci est de comprendre quelque chose à ce que Jean Beaufret est en train de découvrir en approfondissant sa lecture de Heidegger.
Car l’essence, ce que nous entendons sous ce nom, n’est autre que l’avatar, dans une philosophie devenue discipline d’école, de l’eido" – du visage immuable sous lequel se présente ce qui est quand le vise la tevcnh.
Lorsqu’il s’agit de comprendre – entendons bien: “comprendre” dans un sens plein, où ce n’est plus du tout la prise qui est au cœur de l’entreprise, mais bien, respectivement, la relation réciproque où s’entrecroisent et s’unissent ce qui est compris et ce qui le comprend – lorsqu’il s’agit de comprendre la technique, la prendre comme elle‑même s’y prend, c’est—à-dire en dégageant l’eido", n’est plus du tout de mise. En d’autres termes: lorsque Heidegger dit “das Wesen der Technik”, le mot “Wesen” n’a plus du tout l’acception traditionnelle d’essence.
Wesen est l’un de ces termes que Heidegger a écoutés avec la plus soutenue des attentions. Ce qu’il importe pour nous d’y comprendre, c’est que “Wesen” est un mot dont la résonnance est infiniment plus riche que celle d’un terme technique. “Das Wesen”, d’abord, est la pure et simple substantification du verbe “wesen”, lequel a connu, depuis le moyen—âge jusqu’à l’époque classique, un emploi très significatif dans la langue allemande. En particulier, ce verbe se signale par son aspect d’intense vivacité. Dans l’ancienne langue, il s’associe volontiers à deux autres verbes, “leben” (= vivre) et “wirken” (= être au travail) – de sorte qu’une locution comme: “lebet und weset und wirket” [il est en pleine vie et en plein travail] donne sur le champ un aperçu tout à fait prégnant de l’acception dans laquelle l’oreille allemande entend le mot “Wesen”. Je viens de le rendre tant bien que mal en combinant les deux verbes qui l’entourent: “leben” et “wirken”. Quand on évoque cette plénitude d’être en plein travail, et que l’on se la figure comme ne connaissant pas de cesse, on n’est pas trop loin, je crois, de ce qu’il s’agit de penser avec le mot “Wesen”, tel qu’invite à l’entendre Heidegger.
Le verbe “wesen”, cela mérite d’être remarqué, donne au prétérit du verbe “être”, sa forme: “war” (w.a.r) – exactement comme le radical indoeuropéen qui se retrouve dans le grec fuvsi" fournit au latin et au français la forme passée: fuit, il fut.
À l’époque où ce verbe était d’usage courant, “wesen” s’entendait (tout comme le sanscrit vâsatt: il habite) dans l’acception de “demeurer, “habiter” – mais faisons bien attention: au sens où habiter, si c’est bien d’habiter au sens factif qu’il s’agit, est aux antipodes de prendre des habitudes, puisque cela demande un continuel renouveau d’inventions et d’initiatives. Pour notre gouverne, et peut—être aussi afin d’en apprendre quelque chose, notons que le vieux mot français “estance” avait exactement cette acception: la demeure, le séjour – c’est—à-dire le fait de se tenir en un lieu [stlocus], cette tenue demandant à celui qui s’y tient, une attention soutenue et un travail de tous les instants.
Quand il donne des indications sur “Wesen”, Heidegger le rapproche volontiers du verbe “währen” (w.a tréma. h.r.e.n) qui n’est en fait que le duratif de “wesen”. Il suffit de songer à ceci: que durer, au sens plein, n’implique nullement l’immutabilité (est‑il besoin d’ajouter: tout au contraire?) – il suffit d’avoir remarqué cela pour commencer à voir s’ouvrir l’abîme qui sépare l’essence (au sens traditionnel) de ce que Heidegger entend avec “Wesen”.
“Das Wesen der Technik” – Jean Beaufret ne traduit pas, et pour cause! Pour le faire comme il faudrait, nous devrions trouver un mot ou une tournure dans lesquels parlerait une mutabilité, ou mieux, pour reprendre un vieux mot de notre langue: une “muableté” – dont la marque serait, plutôt que l’aptitude à simplement s’étendre continuement dans le temps, une véritable muance (on se souviendra qu’on disait autrefois “muance de terre” pour: tremblement de terre) – une “muance”, donc, où prédomine une intense capacité d’impulser toujours à nouveau. Il est dommage que le mot de “mouvance” se soit restreint à désigner exclusivement le fait juridique, pour un certain domaine, de relever d’un autre. Péguy a tenté, autrefois, de rendre à ce mot l’acception de: ce qui donne mouvement, ce qui ne cesse de remettre en mouvement.
Mais peu importe que nous n’ayons pas de mot pour traduire “Wesen”, pourvu que nous soyons en état de comprendre l’acception dans laquelle il faut le prendre. “Das Unaufhaltsame des Wesens der Technik”: par là se dit la propagation qui va s’élargissant et qui, du coup, revient animer encore plus profondément l’irrésistible lame de fond du phénomène qu’est la technique, lorsqu’elle est comprise à partir de cette plénitude qui la travaille, et que Heidegger comprend comme “Wesen der Technik”.
Ici, permettez‑moi de quitter un instant Jean Beaufret, pour aller jeter un coup d’œil directement chez Heidegger. Il nomme ce qui ne cesse de travailler au cœur de notre technique: “das Gestell”. Là encore, il importe bien plus de comprendre l’indication qui motive le choix de ce mot, que de vouloir imposer un terme susceptible, dans un lexique, de le traduire. André Préau l’a rendu par “arraisonnement”, ce qui est une excellente traduction, car, avec cette idée de “ramener de gré ou de force à la raison”, “passe” quelque chose de l’irrésistible mouvement de fond inhérent à la visée technicienne. Mais voilà qui ne doit pas arrêter notre réflexion; tout au contraire: il s’agit d’aller jusqu’à comprendre comment se fait l’arraisonnement. Or c’est justement ce que dit le mot: das Gestell, lequel ne demande qu’à parler. En lui se lit le radical du verbe “stellen”, la racine indo‑européenne * st(h)el-: faire se dresser debout. Est‑ce un pur hasard si, à cette époque qui est la nôtre, les productions de l’art contemporain sont nommées, par ceux qui les réalisent, des “installations”?
Les stèles, chères à Victor Ségalen, sont aux installations, dans le même rapport que la tevcnh vis à vis de la technique.
“Das Gestell”, ce mot où Heidegger cherche à dire la vive et muable mouvance de notre technique, ce mot (ai‑je dit) parle en toute clarté. C’est d’abord un mot de la langue courante (où il désigne tous les sortes de montages obtenus en assemblant des éléments destinés à se structurer en vue de former: un bâti, un support, un chassis). Mais il est déjà parlant rien que par sa composition. Le préfixe ge-, partout présent dans les langues germaniques, y signale un type remarquable d’unité, celle qui vient du fait que se réunisse, se rassemble – quoi, en l’occurrence? Eh bien ce qu’indique le radical verbal. Ce dernier – stell, stellen – nous l’avons déjà remarqué, signale une manière très précise de poser: poser debout, disposer relativement à une verticalité.
Nous n’avons pas, semble‑t – il, de terme français où cet aspect ressorte comme composante primordiale. Mais il y a bien un mot dans lequel le trait majeur qui importe à Heidegger vient quasiment de lui‑même au premier plan. C’est notre mot: “consommation” – à condition toutefois de le prendre à rebours de son sens habituel (la consommation d’énergie). Si l’on oriente l’écoute sur le sens fort du mot “sommation”, on peut l’entendre dire: la multiforme variété de sommations en lesquelles l’humanité planétaire se voit désormais sommée de ne plus rien viser (à commencer par elle‑même) que sous le visage sommaire de la totalité. Nous accédons manifestement au foyer de la question dès que nous apercevons comme moteur de l’arraisonnement la consommation telle qu’elle vient d’être cernée.
Dans sa lettre, Jean Beaufret ne dit pas un mot concernant cette sommation totale. C’est qu’à ce propos le requiert une autre question: d’où vient la sommation de poser, de disposer, d’installer qui anime la technique comme si c’était son foyer? Nous devons redoubler de prudence, car se demander d’où cela vient – malgré les apparences – ce n’est en aucune façon s’interroger sur une “origine” (ce mot entendu encore au sens habituel). Ce n’est pas demander quelle est la provenance de la technique, mais: être après à questionner son avenance.
Pour ne pas nous y perdre, suivons plus que jamais Jean Beaufret. La question de la technique, a‑t – il écrit, demande que l’on remonte par delà Aristote jusqu’à Héraclite parce que cette question des questions “dem Geheimnis selbst entspricht”. Si nous ne donnons pas à chacun des mots leur sens le plus rempli, nous ne sommes tout simplement plus là où nous a mené jusqu’ici Jean Beaufret. Voyons‑les donc un à un.
Le verbe: Entsprechen. C’est parler (sprechen) en disant le mot qui est un vrai répondant, en ce qu’il tire de ce dont il parle (ent-) ce qu’il tente de nommer. Cette parole qui répond, elle répond à…, pour autant qu’elle répond de….À quoi répond‑elle, et de quoi? “Dem Geheimnis selbst”.
Avec ce mot de “Geheimnis” nous rencontrons à nouveau le préfixe ge-, et dans la même acception de rassemblement. “Geheimnis” a couramment le sens de notre “secret”. Ce mot: “secret”, il suffit de l’entendre parler latin, c’est—à-dire venir de secernere, secretum: ce qui a été soigneusement mis à part, pour ne pas être trop loin de “Geheimnis”. “Ge‑heimnis”, c’est d’abord ce qui n’est confié qu’aux familiers, à ceux qui savent les êtres de la maison, et qui gardent secret ce savoir. Soit.
Mais ainsi nous n’avons pas encore atteint le secret du secret. “Geheimnis”, c’est en effet le secret lui‑même, non plus compris extérieurement, en tant qu’il est gardé par ceux auxquels il serait confié. N’est véritable secret que ce qui, de soi‑même, se garde soi‑même secret. Telle est ici l’indication du préfixe. Tant que nous ne quittons pas la représentation anthropologique du secret, où ce dernier est une sorte de contrat entre gens qui conviennent de ne pas divulguer une information qu’ils jugent plus prudent de garder pour eux, il nous est impossible de comprendre ce secret qu’est le Geheimnis (tel que l’entendent de conserve Jean Beaufret et Martin Heidegger).
Reste le petit mot “selbst”, qui apparemment vient s’ajouter à Geheimnis, alors qu’en réalité, c’est lui le secret du secret. Car si Geheimnis est bien ce qui, gardant le secret, se rassemble pour mieux le garder, “selbst” est l’index de ce que j’aimerais appeler la réflexivité pure (c’est—à-dire une réflexivité qui précède et rend possible, par exemple chez l’être humain, de “réfléchir” au sens où nous prenons couramment ce mot, alors qu’en réalité, la véritable réflexivité n’est rien d’autre que le fait de faire ce que l’on fait, en le faisant comme il faut le faire, c’est—à-dire: pour faire que cela se fasse, c’est—à-dire se fasse uniquement en relation à soi).
Ce que le foyer de vivacité de la technique a d’irrésistible, écrit ainsi posément Jean Beaufret, répond au secret même – entendons, au secret: soi‑même.
Vont aussitôt suivre trois mises au point, pour ne pas laisser ce qui vient d’être atteint dans une indétermination qui laisserait échapper ce de quoi l’on a déjà réussi à s’acquitter.
La première est en apposition à “Geheimnis selbst” – et cite deux mots du Fgt. 123 d’Héraclite. Le secret: soi‑même – en d'autres termes: le kruvptesqai de la fuvsi".
Kruvptesqai, à la voix moyenne, c’est—à-dire cette voix, qui – du moins pour la langue grecque – articule les formes verbales de ce que je viens de nommer une réflexivité pure (où ce qu’indique le verbe, son “action”, s’accomplit relativement à l’accomplissement même), kruvptesqai, c’est, pour la fuvsi": se mettre en retrait. Pour peu que l’on entende fuvsi" comme “la levée où ne cesse de poindre tout ce qui est en train d’éclore”, il faut se rendre à la paradoxale évidence que le secret de l’éclosion n’est autre que le mouvement antithétique par lequel la fuvsi" ne se manifeste pas, c’est—à-dire se retire pour mieux se garder soi‑même. Souvenons– nous ici de la traduction du Fgt 123 par Jean Beaufret: «Rien n’est plus cher à l’éclosion que le retrait.»
La deuxième mise au point est une nouvelle apposition, cette fois aux deux mots d’Héraclite. Nous avons ainsi une troisième nomination du secret. Le secret: soi‑même, est dit à présent comme: “das verborgene «Daß».” “Daß” est la conjonction du fait que – de l’événement qui a lieu. En fait, “das verborgene «Daß»” reprend et traduit “le kruvptesqai de la fuvsi"”. En effet l’événement, le “quod” dont il est question ici, c’est l’éclosion– même de tout ce qui est, mais comprise cette fois comme restant en retrait, comme se retirant d’autant plus et d’autant mieux que ce qui fait apparition en est venu remplir tout l’horizon.
Reste la troisième mise au point. Elle met en rapport le secret que nomme Héraclite – l’échappée de l’éclosion, le fait que l’éclosion échappe et se dérobe, comme foyer de futurition de la fuvsi" – elle met en rapport ce secret avec toute l’histoire de la pensée philosophique. Cette échappée, dit Jean Beaufret “par quoi est portée l’histoire tout entière de l’allégie de l’estre”.
Relisons:
«Je crois que je vois, encore mieux qu’à Meßkirch, l’extraordinaire difficulté de “Die Frage nach der Technik”. Car il s’agit de la question des questions, qui par‑delà Aristote, remonte jusqu’à Héraclite, aussi loin faut‑il en effet remonter pour autant que l’irrésistible, dans le foyer de muance de la technique, répond au secret des secrets: soi‑même, répond au kruvptesqai de la fuvsi", répond au fait en retrait gue
L’histoire de l’allégie – croyez bien que ce n’est pas sans avoir hésité que je vous propose ce matin de rendre ainsi la locution “ Lichtu ngsgesch ichte”.
“Lichtung”, Jean Beaufret l’entendait, à juste titre, comme “éclaircie”. “L’éclaircie dans la forêt” correspond exactement à l’allemand “Waldlichtung”. C’est la clairière, où la densité des arbres cesse d’être compacte. Pourquoi ne pas en rester à “éclaircie” ou “clairière”? Pour une raison simple, à savoir que le mot Lichtung, comme l’a remarqué Heidegger lui‑même, et comme il y insiste, n’a pas – malgré les apparences – rapport au substantif “das Licht” (la lumière)[102]102
Entendons‑nous bien: le mot de “clairière”, ainsi que celui de “clarté”, n’a pas non plus de rapport avec la lumière. Ils viennent du radical *kel (appeler, clamer). Pour que retentisse un appel, il faut bien qu’il y ait un espace libre, plus exactement un espace dégagé. Mais rien n’est dit, avec “clairière” ou “éclaircie”, sur le rapport possible entre l’appel et le dégagement de l’espace où l’appel retentit. Or Lichtung dit précisément la manière dont a lieu le désemcombrement de l’espace libéré.
[Закрыть]. Exactement comme l’anglais “light”, l’adjectif “licht” [son doublet “leicht” est aujourd’hui plus en usage] a bien l’acception du latin levis, ce qui est léger, rapide.
Le verbe “lichten” n’a donc pas, contrairement à ce que l’on croit (tant que l’on relie l’adjectif “licht” au substantif das Licht: la lumière) le sens d’apporter de la lumière, mais bien celui d’enlever à ce qui est trop dense de sa compacité. Une autre nuance précieuse vient s’ajouter, celle de la locution “den Anker lichten”, “lever l’ancre”. C’est la nuance du départ. Quand vous avez levé l’ancre pour de bon, tous les rivages connus ne tardent pas à disparaître derrière vous.
Avec sa terminaison typique, Lichtung doit s’entendre comme un mot qui désigne un mouvement où quelque chose s’accomplit. “Die Lichtung” n’est pas un lieu, tant s’en faut. Avec elle, quelque chose a lieu, quelque chose ayant directement à voir avec un désancrage, qui vous libère pour partir au loin, le cœur léger.
Il se trouve que, pour dire le fait de rendre léger et muable, notre langue connaît, sans qu’il se confonde avec alléger, son presque homonyme: allégir. Alléger, c’est tout simplement ôter du poids. Allégir dit très finement la manière dont ce qui est trop compact est rendu plus délié. Allégir, en effet, c’est, partout où s’en présente la possibilité, ôter tout ce qui est en excès. Allégir est ainsi bien plus près d’affiner que d’alléger. Encore faut‑il ne pas prendre de manière trop superficielle cet affinement.
On peut lire dans Le Père Goriot, au début du deuxième chapitre, une lettre de Laure de Rastignac à son frère, où est rapporté ce que se demandait leur sœur Agathe: “Est‑ce que le bonheur nous allégirait?”. S’agissant du bonheur, comment douter encore qu’allégir puisse concerner quelque chose de superficiel. Le bonheur allégit de tout ce qui vous accable, mais à la manière dont les écailles tombent des yeux – c’est—à– dire selon cette économie souveraine où un changement infime, en apparence, bouleverse entièrement ce qui jusqu’alors semblait avoir atteint sa forme intangible.
Allégir a pour particularité fondamentale de mener ce qui est allégi à ne plus rien comporter en lui qui soit superflu ou extérieur, de le libérer de tout ce qui n’est pas lui, de le mettre enfin en état d’être soi et rien que soi.
Entendre en ce mot d’“allégie” cette libération qui est départ vers soi, et nous voilà, je crois, nous‑mêmes en état de comprendre ce que dit “Lichtung” chez Heidegger. Tout comme le verbe “lichten”, ce mot est présent chez lui depuis toujours, et dessine pour ainsi dire l’une des voies de cheminement auxquelles il a été le plus fidèle et qu’il a suivies avec le plus de fruit. “Lichtung”, allégie, en effet, aident – une fois nommées en nos langues – à s’approcher de là où devient possible de penser ce que les Grecs ont éprouvé et appelé: ajlhvqeia – et que la philosophie d’après les Grecs conçoit sous le nom de vérité.