Текст книги "Том 3. Публицистические произведения"
Автор книги: Федор Тютчев
Жанр:
Поэзия
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Rétablissons donc la vérité des faits. L’Etat moderne ne proscrit les religions d’Etat que parce qu’il a la sienne – et cette religion c’est la Révolution. Maintenant, pour en revenir à la question romaine, on comprendra sans peine la position impossible que l’on prétend faire à la Papauté en l’obligeant à accepter pour sa souveraineté temporelle les conditions de l’Etat moderne. La Papauté sait fort bien quelle est la nature du principe dont il relève. Elle le comprend d’instinct, la conscience chrétienne du prêtre dans le Pape l’en avertirait au besoin. Entre la Papauté et ce principe il n’y a point de transaction possible; car ici une transaction ne serait pas une pure concession de pouvoir, ce serait tout bonnement une apostasie. – Mais, dira-t-on, pourquoi le Pape n’accepterait-il pas les institutions sans le principe? – C’est encore là une des illusions de cette opinion soi-disant modérée, qui se croit éminemment raisonnable et qui n’est qu’inintelligente. Comme si des institutions pouvaient se séparer du principe qui les a créées et qui les fait vivre… Comme si le matériel d’institutions privées de leur âme était autre chose qu’un attirail mort et sans utilité – un véritable encombrement. D’ailleurs les institutions politiques ont toujours en définitive la signification que leur attribuent, non pas ceux qui les donnent, mais ceux qui les obtiennent – surtout quand ils vous les imposent.
Si le Pape n’eût été que prêtre, c’est-à-dire si la Papauté fût restée fidèle à son origine, la Révolution n’aurait eu aucune prise sur elle, car la persécution n’en est pas une. Mais c’est l’élément mortel et périssable qu’elle s’est identifié qui la rend maintenant accessible à ses coups. C’est là le gage que depuis des siècles la Papauté romaine a donné par avance à la Révolution.
Et c’est ici, comme nous l’avons dit, que la logique souveraine de l’action providentielle s’est manifestée avec éclat. De toutes les institutions que la Papauté a enfantées depuis sa séparation d’avec l’Eglise Orthodoxe, celle qui a le plus profondément marqué cette séparation, qui la le plus aggravée, le plus consolidée, c’est sans nul doute la souveraineté temporelle du Pape. Et c’est précisément contre cette institution que nous voyons la Papauté venir se heurter aujourd’hui.
Depuis longtemps assurément le monde n’avait rien eu de comparable au spectacle qu’a offert la malheureuse Italie pendant les derniers temps qui ont précédé ses nouveaux désastres. Depuis longtemps nulle situation, nul fait historique n’avaient eu cette physionomie étrange. Il arrive parfois que des individus à la veille de quelque grand malheur se trouvent, sans motif apparent, subitement pris d’un accès de gaieté frénétique, d’hilarité furieuse – eh bien, ici c’est un peuple tout entier qui a été tout à coup saisi d’un accès de cette nature. Et cette fièvre, ce délire s’est soutenu, s’est propagé pendant des mois. Il y a eu un moment où il avait enlacé comme d’une chaîne électrique toutes les classes, toutes les conditions de la société et ce délire si intense, si général, avait adopté pour mot d’ordre le nom d’un Pape!..
Que de fois le pauvre prêtre chrétien au fond de sa retraite n’a-t-il pas dû frémir au bruit de cette orgie dont on le faisait le dieu! Que de fois ces vociférations d’amour, ces convulsions d’enthousiasme n’ont-elles pas dû porter la consternation et le doute dans l’âme de ce chrétien livré en proie à cette effrayante popularité!
Ce qui surtout devait le consterner, lui, le Pape, c’est qu’au fond de cette popularité immense, à travers toute cette exaltation des masses, quelque effrénée qu’elle fût, il ne pouvait méconnaître un calcul et une arrière-pensée.
C’était la première fois que l’on affectait d’adorer le Pape en le séparant de la Papauté. Ce n’est pas assez dire: tous ces hommages, toutes ces adorations ne s’adressaient à l’homme que parce que l’on espérait trouver en lui un complice contre l’institution. En un mot, on voulait fêter le Pape en faisant un feu de joie de la Papauté. Et ce qu’il y avait de particulièrement redoutable dans cette situation, c’est que ce calcul, cette arrière-pensée n’étaient pas seulement dans l’intention des partis, ils se retrouvaient aussi dans le sentiment instinctif des masses. Et rien assurément ne pouvait mieux mettre à nu toute la fausseté et toute l’hypocrisie de la situation que de voir l’apothéose décernée au chef de l’Eglise Catholique, au moment même où la persécution se déchaînait plus ardente que jamais contre l’ordre des Jésuites.
L’institution des Jésuites sera toujours un problème pour l’Occident. C’est encore là une de ces énigmes dont la clef est ailleurs. On peut dire avec vérité que la question des Jésuites tient de trop près à la conscience religieuse de l’Occident pour qu’il puisse jamais la résoudre d’une manière entièrement satisfaisante.
En parlant des jésuites, en cherchant à les soumettre à une appréciation équitable, il faut commencer par mettre hors de cause tous ceux (et leur nom est légion) pour qui le mot de jésuite n’est plus qu’un mot de passe, un cri de guerre. Certes, de toutes les apologies que l’on a essayées en faveur de cet ordre, il n’en est pas de plus éloquente, de plus convaincante que la haine, cette haine furieuse et implacable que lui ont vouée tous les ennemis de la Religion Chrétienne. Mais, ceci admis, on ne saurait se dissimuler que bien des catholiques romains les plus sincères, les plus dévoués à leur Eglise, depuis Pascal jusqu’à nos jours, n’ont cessé de génération en génération de nourrir une antipathie déclarée insurmontable contre cette institution. Cette disposition d’esprit dans une fraction considérable du monde catholique constitue peut-être une des situations les plus réellement saisissantes et les plus tragiques où il soit donné à l’âme humaine de se trouver placée.
En effet, que peut-on imaginer de plus profondément tragique que le combat qui doit se livrer dans le cœur de l’homme, lorsque, partagé entre le sentiment de la vénération religieuse, de ce sentiment de piété plus que filiale, et une odieuse évidence, il s’efforce de récuser, de refouler le témoignage de sa propre conscience plutôt que de s’avouer: la solidarité réelle et incontestable qui lie l’objet de son culte à celui de son aversion. – Et cependant telle est la situation de tout catholique fidèle qui, aveuglé par son inimitié contre les jésuites, cherche à se dissimuler un fait d’une éclatante évidence, à savoir: la profonde, l’intime solidarité qui lie cet ordre, ses tendances, ses doctrines, ses destinées, aux tendances, aux doctrines, aux destinées de l’Eglise romaine et l’impossibilité absolue de les séparer l’un de l’autre, sans qu’il en résulte une lésion organique et une mutilation évidente. Car si, en se dégageant de toute prévention, de toute préoccupation de parti, de secte et même de nationalité, l’esprit appliqué à l’impartialité la plus absolue et le cœur rempli de charité chrétienne, on se place en présence de l’histoire et de la réalité et que, après les avoir interrogées l’une et l’autre, on se pose de bonne foi cette question: Qu’est-ce que les jésuites? voici, nous pensons, la réponse que l’on se fera: les jésuites sont des hommes pleins d’un zèle ardent, infatigable, souvent héroïque, pour la cause chrétienne et qui pourtant se sont rendus coupables d’un bien grand crime vis-à-vis du christianisme; – c’est que, dominés par le moi humain, non pas comme individus mais comme ordre, ils ont cru la cause chrétienne tellement liée à la leur propre – ils ont dans l’ardeur de la poursuite et dans l’émotion du combat si complètement oublié cette parole du Maître: «Que Ta volonté soit faite et non pas la mienne!» – qu’ils ont fini par rechercher la victoire de Dieu à tout prix, sauf celui de leur satisfaction personnelle. Or, cette erreur, qui a sa racine dans la corruption originelle de l’homme et qui a été d’une portée incalculable dans ses conséquences pour les intérêts du christianisme, n’est pas, tant s’en faut, un fait particulier à la Société de Jésus. Cette erreur, cette tendance, lui est si bien commune avec l’Eglise de Rome elle-même que l’on pourrait à bon droit dire que c’est elle qui les rattache l’une à l’autre par une affinité vraiment organique, par un véritable lien du sang. C’est cette communauté, cette identité de tendances qui fait de l’Institut des jésuites l’expression concentrée mais littéralement fidèle du catholicisme romain; qui fait pour tout dire que c’est le catholicisme romain lui-même, mais à l’état d’action, à l’état militant.
Et voilà pourquoi cet ordre: «ballotté d’âge en âge» à travers les persécutions et le triomphe, l’outrage et l’apothéose, n’a jamais trouvé, et ne saurait trouver, en Occident, ni des convictions religieuses suffisamment désintéressées dans sa cause pour pouvoir l’apprécier, ni une autorité religieuse compétente pour le juger. Une fraction de la société occidentale, celle qui a résolument rompu avec le principe chrétien, ne s’attaque aux jésuites que pour pouvoir à couvert de leur impopularité mieux assurer les coups qu’elle adresse à son véritable ennemi. Quant à ceux des catholiques restés fidèles à Rome qui se sont faits les adversaires de cet ordre, bien qu’individuellement parlant ils puissent comme chrétiens être dans le vrai, toutefois comme catholiques romains ils sont sans armes contre lui, car en l’attaquant ils s’exposeraient toujours au danger de blesser l’Eglise romaine elle-même.
Mais ce n’est pas seulement contre les jésuites, cette force vive du catholicisme, qu’on a cherché à exploiter la popularité moitié factice, moitié sincère dont on avait enveloppé le pape Pie IX. Un autre parti encore comptait aussi sur lui – une autre mission lui était réservée.
Les partisans de l’indépendance nationale espéraient que, sécularisant tout à fait la Papauté au profit de leur cause, celui qui avant tout est prêtre, consentirait à se faire le gonfalonier de la liberté italienne. C’est ainsi que les deux sentiments les plus vivaces et les plus impérieux de l’Italie contemporaine: l’antipathie pour la domination séculière du clergé et la haine traditionnelle de l’étranger, du barbare, de l’Allemand, revendiquaient tous deux, au profit de leur cause, la coopération du Pape. Tout le monde le glorifiait, le déifiait même, mais à la condition qu’il se ferait le serviteur de tout le monde, et cela dans un sens qui n’était nullement celui de l’humilité chrétienne.
Parmi les opinions ou les influences politiques qui venaient ainsi briguer son patronage en lui offrant leur concours, il y en avait une qui avait jeté précédemment quelque éclat parce qu’elle avait eu pour interprètes et pour apôtres quelques hommes d’un talent littéraire peu commun. A en croire les doctrines naïvement ambitieuses de ces théoriciens politiques, l’Italie contemporaine allait sous les auspices du Pontificat romain récupérer la primauté universelle et ressaisir pour la troisième fois le sceptre du monde. C’est-à-dire qu’au moment où l’établissement papal était secoué jusque dans ses fondements, ils proposaient sérieusement au Pape de renchérir encore sur les données du moyen-âge et lui offraient quelque chose comme un Califat chrétien – à la condition, bien entendu, que cette théocratie nouvelle s’exercerait avant tout dans l’intérêt de la nationalité italienne.
On ne saurait, en vérité, assez s’émerveiller de cette tendance vers le chimérique et l’impossible qui domine les esprits de nos jours et qui est un des traits distinctifs de l’époque. Il faut qu’il y ait une affinité réelle entre l’utopie et la Révolution, car chaque fois que celle-ci, un moment infidèle à ses habitudes, veut créer au lieu de détruire, elle tombe infailliblement dans l’utopie. Il est juste de dire que celle à laquelle nous venons de faire allusion est encore une des plus inoffensives.
Enfin vint un moment dans la situation donnée où, l’équivoque n’étant plus possible, la Papauté, pour ressaisir son droit, se vit obligée de rompre en visière aux prétendus amis du Pape. C’est alors que la Révolution jeta à son tour le masque et apparut au monde sous les traits de la république romaine.
Quant à ce parti on le connaît maintenant, on l’a vu à l’œuvre. C’est le véritable, le légitime représentant de la Révolution en Italie. Ce parti-là considère la Papauté comme son ennemi personnel à cause de l’élément chrétien qu’il découvre en elle. Aussi n’en veut-il à aucun prix, pas même pour l’exploiter. Il voudrait tout simplement la supprimer et c’est par un motif semblable qu’il voudrait aussi supprimer tout le passé de l’Italie, toutes les conditions historiques de son existence comme entachées et infectées de catholicisme, se réservant de rattacher, par une pure abstraction révolutionnaire, l’existence du régime qu’il prétend fonder, aux antécédents républicains de l’ancienne Rome.
Eh bien, ce qu’il y a de particulier dans cette brutale utopie, c’est que, quel que soit le caractère profondément anti-historique dont elle est empreinte, elle aussi a sa tradition bien connue dans l’histoire de la civilisation italienne. – Elle n’est après tout que la réminiscence classique de l’ancien monde païen, de la civilisation païenne, – tradition qui a joué un grand rôle dans l’histoire de l’Italie, qui s’est perpétuée à travers tout le passé de ce pays, qui a eu ses représentants, ses héros et même ses martyrs et qui, non contente de dominer presque exclusivement ses arts et sa littérature, a tenté à plusieurs reprises de se constituer politiquement pour s’emparer de la société tout entière. Et, chose remarquable, – chaque fois que cette tradition, celle tendance a essayé de renaître, elle est toujours apparue à la manière des revenants, invariablement attachée à la même localité – à celle de Rome.
Arrivée jusqu’à nos jours, le principe révolutionnaire ne pouvait guère manquer de l’accueillir et de se l’approprier à cause de la pensée anti-chrétienne qui était en elle. Maintenant ce parti vient d’être abattu et l’autorité du Pape en apparence restaurée. Mais si quelque chose, il faut en convenir, pouvait encore grossir le trésor de fatalités que cette question romaine renferme, c’était de voir ce double résultat obtenu par une intervention de la France.
Le lieu commun de l’opinion courante au sujet de cette intervention c’est de n’y voir, comme on le fait assez généralement, qu’un coup de tête ou une maladresse du gouvernement français. Ce qu’il y a de vrai à dire, à ce sujet, c’est que si le gouvernement français, en s’engageant dans cette question insoluble en elle-même, s’est dissimulé qu’elle était plus insoluble pour lui que pour tout autre, cela prouverait seulement de sa part une complète inintelligence tant de sa propre position que de celle de la France… ce qui d’ailleurs est fort possible, nous en convenons.
En général on s’est trop habitué en Europe, dans ces derniers temps, à résumer l’appréciation que l’on fait des actes ou plutôt des velléités d’action de la politique française par une phrase devenue proverbiale: «La France ne sait ce qu’elle veut». – Cela peut être vrai, mais pour être parfaitement juste on devrait ajouter que la France ne peut pas savoir ce qu’elle veut. Car pour y réussir il faut avant tout avoir Une volonté – et la France depuis soixante ans est condamnée à en avoir deux.
Et ici il ne s’agit pas de ce désaccord, de cette divergence d’opinions politiques ou autres qui se rencontrent dans tous les pays où la société par la fatalité des circonstances se trouve livrée au gouvernement des partis. II s’agit d’un fait bien autrement grave; il s’agit d’un antagonisme permanent, essentiel et à tout jamais insoluble, qui depuis soixante ans constitue, pour ainsi dire, le fond même de la conscience nationale en France. C’est l’âme de la France qui est divisée.
La Révolution, depuis qu’elle s’est emparée de ce pays, a bien pu le bouleverser, le modifier, l’altérer profondément, mais elle n’a pu, ni ne pourra jamais se l’assimiler entièrement. Elle aura beau faire, il y a des éléments, des principes dans la vie morale de la France qui résisteront toujours – ou du moins aussi longtemps qu’il y aura une France au monde; tels sont: l’Eglise catholique avec ses croyances et son enseignement; le mariage chrétien et la famille, et même la propriété. D’autre part, comme il est à prévoir que la Révolution, qui est entrée non-seulement dans le sang, mais dans l’âme même de cette société, ne se décidera jamais à lâcher prise volontairement, et comme dans l’histoire du monde nous ne connaissons pas une formule d’exorcisme applicable à une nation tout entière, il est fort à craindre que l’état de lutte, mais d’une lutte intime et incessante, de scission permanente et pour ainsi dire organique, ne soit devenu pour bien longtemps la condition normale de la nouvelle société française.
Et voilà pourquoi dans ce pays, où nous voyons depuis soixante ans se réaliser cette combinaison d’un Etat révolutionnaire par principe traînant à la remorque une société qui n’est que révolutionnée, le gouvernement, le pouvoir qui tient nécessairement des deux sans parvenir à les concilier, s’y trouve fatalement condamné à une position fausse, précaire, entourée de périls et frappée d’impuissance. Aussi avons-nous vu que depuis cette époque tous les gouvernements en France – moins un, celui de la Convention pendant la Terreur, – quelque fût la diversité de leur origine, de leurs doctrines et de leurs tendances, ont eu ceci en commun: c’est que tous, sans excepter même celui du lendemain de Février, ils ont subi la Révolution bien plus qu’ils ne l’ont représentée. Et il n’en pouvait être autrement. Car ce n’est qu’à la condition de lutter contre elle, tout en la subissant, qu’ils ont pu vivre. Mais il est vrai de dire que, jusqu’à présent du moins, ils ont tous péri à la tâche.
Comment donc un pouvoir ainsi fait, aussi peu sûr de son droit, d’une nature aussi indécise, aurait-il eu quelque chance de succès en intervenant dans une question comme l’est cette question romaine? En se présentant comme médiateur ou comme arbitre entre la Révolution et le Pape, il ne pouvait guère espérer de concilier ce qui est inconciliable par nature. Et d’autre part il ne pouvait donner gain de cause à l’une des parties adverses sans se blesser lui-même, sans renier pour ainsi dire une moitié de lui-même. Ce qu’il pouvait donc obtenir par cette intervention à double tranchant, quelque émoussé qu’il fût, c’était d’embrouiller encore davantage ce qui déjà était inextricable, d’envenimer la plaie en l’irritant. C’est à quoi il a parfaitement réussi.
Maintenant quelle est au vrai la situation du Pape à l’égard de ses sujets? Et quel est le sort probable réservé aux nouvelles institutions qu’il vient de leur accorder? – Ici malheureusement les plus tristes prévisions sont seules de droit. C’est le doute qui ne l’est pas.
La situation, – c’est l’ancien état des choses, celui antérieur au règne actuel, celui qui dès lors croulait déjà sous le poids de son impossibilité, mais démesurément aggravé par tout ce qui est arrivé depuis. Au moral, par d’immenses déceptions et d’immenses trahisons; au matériel, par toutes les ruines accumulées.
On connaît ce cercle vicieux où depuis quarante ans nous avons vu rouler et se débattre tant de peuples et tant de gouvernements. Des gouvernés n’acceptant les concessions que leur faisait le pouvoir, que comme un faible acompte payé à contrecœur par un débiteur de mauvaise foi. Des gouvernements qui ne voyaient dans les demandes qu’on leur adressait que les embûches d’un ennemi hypocrite. Eh bien, cette situation, cette réciprocité de mauvais sentiments, détestable et démoralisante partout et toujours, est encore grandement envenimée ici par le caractère particulièrement sacré du pouvoir et par la nature tout exceptionnelle de ses rapports avec ses sujets. Car, encore une fois, dans la situation donnée et sur la pente où l’on se trouve placé, non seulement par la passion des hommes, mais par la force même des choses, – toute concession, toute réforme, pour peu qu’elle soit sincère et sérieuse, pousse infailliblement l’Etat romain vers une sécularisation complète. La sécularisation, nul n’en doute, est le dernier mot de la situation. Et cependant le Pape, sans droit pour l’accorder même dans les temps ordinaires, puisque la souveraineté temporelle n’est pas son bien, mais celui de l’Eglise de Rome, – pourrait bien moins encore y consentir maintenant qu’il a la certitude que cette sécularisation, lors même qu’elle serait accordée à des nécessités réelles, tournerait en définitive au profit des ennemis jurés, non pas de son pouvoir seulement, mais de l’Eglise elle-même. Y consentir, ce serait se rendre coupable d’apostasie et de trahison tout à la fois. Voici pour le Pouvoir. Pour ce qui est des sujets, il est clair que cette antipathie invétérée contre la domination des prêtres, qui constitue tout l’esprit public de la population romaine, n’aura pas diminué par suite des derniers événements.
Et si d’une part une semblable disposition des esprits suffit à elle seule pour faire avorter les réformes les plus généreuses et les plus loyales, d’autre part l’insuccès de ces réformes ne peut qu’ajouter infiniment à l’irritation générale, confirmer l’opinion dans sa haine pour l’autorité rétablie et – recruter pour l’ennemi.
Voilà certes une situation parfaitement déplorable et qui a tous les caractères d’un châtiment providentiel. Car pour un prêtre chrétien quel plus grand malheur peut-on imaginer que celui de se voir ainsi fatalement investi d’un pouvoir qu’il ne peut exercer qu’au détriment des âmes et pour la ruine de la Religion!.. Non, en vérité, cette situation est trop violente, trop contre nature pour pouvoir se prolonger. Châtiment ou épreuve, il est impossible que la Papauté romaine reste longtemps encore enfermée dans ce cercle de feu sans que Dieu dans Sa miséricorde lui vienne en aide et lui ouvre une voie, une issue merveilleuse, éclatante, inattendue – ou, disons mieux, attendue depuis des siècles.
Peut-être en est-elle séparée encore, elle – la Papauté – et l’Eglise soumise à ses lois, par bien des tribulations et bien des désastres; peut-être n’est-elle encore qu’à l’entrée de ces temps calamiteux. Car ce ne sera pas une petite flamme, ce ne sera pas un incendie de quelques heures que celui qui, en dévorant et réduisant en cendres des siècles entiers de préoccupations mondaines et d’inimitiés anti-chrétiennes, fera enfin crouler devant elle cette fatale barrière qui lui cachait l’issue désirée.
Et comment à la vue de ce qui se passe, en présence de cette organisation nouvelle du principe du mal, la plus savante et la plus formidable que les hommes aient jamais vue, – en présence de ce monde du mal tout constitué et tout armé, avec son église d’irréligion et son gouvernement de révolte, – comment, disons-nous, serait-il interdit aux chrétiens d’espérer que Dieu daignera proportionner les forces de Son Eglise à Lui, à la nouvelle tâche qu’Il lui assigne? – Qu’à la veille des combats qui se préparent Il daignera lui restituer la plénitude de ses forces, et qu’à cet effet Lui-même, à son heure, viendra, de Sa main miséricordieuse, guérir au flanc de Son Eglise la plaie que la main des hommes y a faite – cette plaie ouverte qui saigne depuis huit cents ans!..
L’Eglise Orthodoxe n’a jamais désespéré de cette guérison. Elle l’attend – elle y compte – non pas avec confiance, mais avec certitude. Comment ce qui est Un par principe, ce qui est Un dans l’Eternité, ne triompherait-il pas de la désunion dans le temps? En dépit de la séparation de plusieurs siècles et à travers toutes les préventions humaines elle n’a cessé de reconnaître que le principe chrétien n’a jamais péri dans l’Eglise de Rome; qu’il a toujours été plus fort en elle que l’erreur et la passion des hommes, et voilà pourquoi elle a la conviction intime qu’il sera plus fort que tous ses ennemis. Elle sait, de plus, qu’à l’heure qu’il est, comme depuis des siècles, les destinées chrétiennes de l’Occident sont toujours encore entre les mains de l’Eglise de
Rome et elle espère qu’au jour de la grande réunion elle lui restituera intact ce dépôt sacré.
Qu’il nous soit permis de rappeler, en finissant, un incident qui se rattache à la visite que l’Empereur de Russie a faite à Rome en 1846. On s’y souviendra peut-être encore de l’émotion générale qui l’a accueilli à son apparition dans l’église de Saint-Pierre – l’apparition de l’Empereur orthodoxe revenu à Rome après plusieurs siècles d’absence! et du mouvement électrique qui a parcouru la foule, lorsqu’on l’a vu aller prier au tombeau des Apôtres. Cette émotion était juste et légitime. L’Empereur prosterné n’y était pas seul. Toute la Russie était là prosternée avec lui. – Espérons qu’il n’aura pas prié en vain devant les saintes reliques.