
Текст книги "Том 3. Публицистические произведения"
Автор книги: Федор Тютчев
Жанр:
Поэзия
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Quant à l’ancien, à ce premier Empire d’Orient, la circonstance fatale qui a pesé sur ses destinées, c’est qu’il n’a jamais pu mettre en œuvre qu’une portion minime de la race sur laquelle il aurait dû principalement s’appuyer. Il n’a occupé que la lisière du monde que la Providence tenait en réserve pour lui; c’est le corps cette fois qui a manqué à l’âme. Voilà pourquoi cet Empire, malgré la grandeur de son principe, est constamment resté à l’état de l’ébauche, pourquoi il n’a pu opposer à la longue une résistance efficace aux ennemis qui l’enveloppaient de toutes parts. Son assiette territoriale a toujours manqué de base et de profondeur, c’était, pour tout dire, une tête séparée de son tronc. Aussi, par une de ces combinaisons Providentielles qui sont en même temps profondément naturelles et historiques, c’est le lendemain du jour où l’Empire d’Orient a paru définitivement succomber sous les coups de la destinée qu’il a en réalité pris possession de son existence définitive. Constantinople tombait aux mains des Turcs en 1453 et neuf ans après, en 1462, le grand Ivan III arrivait au trône de Moscou.
Qu’on ne s’éffarouche pas de grâce de toutes ces généralités historiques quelqu’hasardées qu’elles puissent paraître à la première vue. Qu’on se dise bien que ces prétendues abstractions, c’est nous-même, c’est notre passé, notre présent, notre avenir. Nos ennemis le savent bien, tâchons de le savoir comme eux. C’est parce qu’ils le savent, c’est parce qu’ils ont compris que tous ces pays, toutes ces populations qu’ils voudraient conquérir au système occidental, tiennent à la Russie historiquement parlant comme des membres vivants tiennent au corps dont ils font partie, qu’ils travaillent à relâcher, à rompre s’il est possible, le lien organique qui les rattache à nous.
Ils ont compris que tant que ce lien subsiste, tous leurs efforts pour éteindre dans ces populations la vie qui leur est propre resteraient éternellement stériles. Encore une fois le bût qu’on se propose est le même qu’au treizième siècle, mais les moyens différents. A cette époque l’Eglise latine voulait brutalement se substituer dans tout l’Orient Chrétien à l’Eglise orthodoxe; maintenant on cherchera à ruiner les fondements de cette Eglise par la prédication philosophique.
Au treizième siècle la domination de l’Occident prétendait s’approprier ces pays directement et les gouverner en son propre nom; maintenant faute de mieux on cherchera à y provoquer, à y favoriser l’établissement de petites nationalités bâtardes, de petites existences politiques, soi-disant indépendantes, vains simulacres bien mensongers, bien hypocrites, bons, tout au plus, à masquer la réalité, et cette réalité ce serait maintenant comme alors: la domination de l’Occident.
Ce qui vient d’être tenté en Grèce est une grande révélation et devrait servir d’enseignement à tout le monde. Il est vrai que jusqu’à présent la tentative ne paraît guère avoir profité à ceux qui en ont été les instigateurs. L’arme a répercuté contre la main qui s’en est servie. Et cette révolution qui après avoir annulé un pouvoir d’origine étrangère paraît avoir restitué l’initiative à des influences plus nationales, pourrait fort bien en définitive aboutir à resserrer le lien qui rattache ce petit pays au grand tout, dont il n’est qu’une fraction.
Il faut se dire d’ailleurs que tout ce qui se passe ou se passerait en Grèce ne sera jamais qu’un épisode, un détail de la grande lutte entre l’Occident et nous. Ce n’est pas là-bas, aux extrémités que l’immense question sera décidée. C’est ici, parmi nous, au centre, au cœur même de ce monde de l’Orient Chrétien, de l’Orient Européen que nous représentons, de ce monde qui est nous-même. Ses destinées définitives qui sont aussi les nôtres, ne dépendent que de nous; elles dépendent avant tout du sentiment plus ou moins énergique qui nous lie, qui nous identifie l’un à l’autre.
Répétons-le donc et ne nous lassons pas de le redire: l’Eglise d’Orient est l’Empire orthodoxe, l’Eglise d’Orient héritière légitime de l’Eglise universelle, l’Empire orthodoxe identique dans son principe, étroitement solidaire dans toutes ses parties. Est-ce là ce que nous sommes? ce que nous voulons être? Est-ce là ce que l’on prétend nous contester?
Voilà, pour qui sait voir, toute la question entre nous et la propagande occidentale; c’est le fond même du débat. Tout ce qui n’est pas cela, tout ce qui dans la polémique de la presse étrangère ne se rattache pas à cette grande question plus ou moins directement comme une conséquence à son principe, ne mérite pas un instant d’occuper notre attention. C’est de la déclamation pure.
Pour nous, nous ne saurions nous pénétrer assez intimement de ce double principe historique de notre existence nationale. C’est le seul moyen de tenir tête à l’esprit de l’Occident, de mettre un frein à ses prétentions comme à ses hostilités.
Jusqu’à présent, avouons-le, dans les rares occasions où nous avons pris la parole pour nous défendre contre ses attaques, nous l’avons fait, à une ou deux exceptions près, d’une manière trop peu digne de nous. Nous avions trop l’air d’écoliers cherchant par de gauches apologies à désarmer la mauvaise humeur de leur maître.
Quand nous saurons mieux qui nous sommes, nous ne nous aviserons plus de faire amende honorable à qui que ce soit d’être ce que nous sommes.
Et que l’on ne s’imagine pas qu’en proclamant hautement nos titres nous ajouterions à l’hostilité de l’opinion étrangère à notre égard. Ce serait bien peu connaître l’état actuel des esprits en Europe.
Encore une fois ce qui fait le fond de cette hostilité, ce qui vient en aide à la malveillance qu’ils exploitent contre nous, c’est cette opinion absurde et pourtant si générale que tout en reconnaissant, en s’exagérant peut-être nos forces matérielles, on en est encore à se demander si toute cette puissance est animée d’une vie morale, d’une vie historique qui soit propre. Or, l’homme est ainsi fait, surtout l’homme de notre époque, qu’il ne se résigne à la puissance physique qu’en raison de la grandeur morale qu’il y voit attaché.
Chose bizarre en effet, et qui dans quelques années paraîtra inexplicable. Voilà un Empire qui par une rencontre sans exemple peut-être dans l’histoire du monde, se trouve à lui seul représenter deux choses immenses: les destinées d’une race toute entière et la meilleure, la plus saine moitié de l’Eglise Chrétienne.
Et il y a encore des gens qui se demandent sérieusement quels sont les titres de cet Empire, quelle est sa place légitime dans le monde!.. Serait-ce que la génération contemporaine est encore tellement perdue dans l’ombre de la montagne qu’elle a de la peine à en apercevoir le sommet?..
Il ne faut pas l’oublier d’ailleurs: pendant des siècles l’Occident Européen a été en droit de croire que moralement parlant il était seul au monde, qu’à lui seul il élait l’Europe toute entière. Il a grandi, il a vécu, il a vieilli dans cette idée, et voilà qu’il s’aperçoit maintenant qu’il s’était trompé, qu’il y avait à côté de lui une autre Europe, sa sœur cadette peut-être, mais en tout cas sa sœur bien légitime, qu’en un mot il n’était lui que la moitié du grand tout. Une pareille découverte est une révolution tout entière entraînant après elle le plus grand déplacement d’idées qui se soit jamais accompli dans le monde des intelligences.
Est-il étonnant que de vieilles convictions luttent de tout leur pouvoir contre une évidence qui les ébranle, qui les supprime? et ne serait-ce pas à nous de venir en aide à cette évidence, à la rendre invincible, inévitable? Que faudrait-il faire pour cela?
Ici je touche à l’objet même de cette courte notice. Je conçois que le gouvernement Impérial ait de très bonnes raisons pour ne pas désirer qu’à l’intérieur, dans la presse indigène, l’opinion s’anime trop sur des questions bien graves, bien délicates en effet, sur des questions qui touchent aux racines mêmes de l’existence nationale; mais au dehors, mais dans la presse étrangère, quelles raisons aurions-nous pour nous imposer la même réserve? Quels ménagements avons-nous encore à garder vis-à-vis d’une opinion ennemie qui, se prévalant de notre silence, s’empare tout à son aise de ces questions et les résout l’une après l’autre, sans contrôle, sans appel, et toujours dans le sens le plus hostile, le plus contraire à nos intérêts. Ne nous devons-nous pas à nous-même de faire cesser un pareil état de choses? Pouvons-nous encore nous en dissimuler les grands inconvénients? et qu’est-il nécessaire de rappeler le déplorable scandale d’apostasie récente tant politique que religieuse… et ces apostasies auraient-elles été possibles si nous n’avions pas bénévolement, gratuitement livré à l’opinion ennemie le monopole de la discussion?
Je prévois l’objection que l’on va me faire. On est, je le sais, trop disposé chez nous à s’exagérer l’insuffisance de nos moyens, à se persuader que nous ne sommes pas de force à engager avec succès la lutte sur un pareil terrain. Je crois que l’on se trompe; je suis persuadé que nos ressources sont plus grandes qu’on ne se l’imagine; mais même en laissant de côté nos ressources indigènes, ce qui est certain, c’est que l’on ne connaît pas assez chez nous les forces auxiliaires que nous pourrions trouver au dehors. En effet, quelque soit la malveillance apparente et souvent trop réelle de l’opinion étrangère à notre égard, nous n’apprécions pas assez ce que dans l’état de fractionnement où sont tombés en Europe les opinions aussi bien que les intérêts, une grande, une importante unité comme l’est la nôtre, peut exercer d’ascendant et de prestige sur des esprits que ce fractionnement poussé à l’extrême a réduit au dernier degré de lassitude.
Nous ne savons pas assez combien on y est avide de tout ce qui offre des garanties de durée et des promesses d’avenir… comme on y éprouve le besoin de se rallier ou même de se convertir à ce qui est grand et fort. Dans l’état actuel des esprits en Europe, l’opinion publique, toute indisciplinée, toute indépendante qu’elle paraisse, ne demande pas mieux au fond que d’être violentée avec grandeur. Je le dis avec une conviction profonde: l’essentiel, le plus difficile pour nous, c’est d’avoir foi en nous-même; d’oser nous avouer à nous-même toute la portée de nos destinées, d’oser l’accepter tout entière. Ayons cette foi, ce courage. Ayons le courage d’arborer notre véritable drapeau dans la mêlée des opinions qui se disputent l’Europe, et il nous fera trouver des auxiliaires là même où jusqu’à présent nous n’avions rencontré que des adversaires. Et nous verrons se réaliser une magnifique parole, dite dans une circonstance mémorable. Nous verrons ceux-là même qui jusqu’à présent se déchaînaient contre la Russie ou cabalaient en secret contre elle, se sentir heureux et fiers de se rallier à elle, de lui appartenir.
Ce que je dis là n’est pas une simple supposition. Plus d’une fois des hommes éminents par leur talents aussi que par l’autorité que ce talent leur avait acquise sur l’opinion, m’ont donné des témoignages non équivoques de leur bonne volonté, de leurs bonnes dispositions à notre égard. Leurs offres de service étaient telles qu’elles n’avaient rien de compromettant ni pour ceux qui les faisaient, ni pour celui qui les aurait acceptées. Ces hommes assurément n’entendaient pas se vendre à nous, mais ils n’auraient pas mieux demandé que de nous savoir chacun dans la ligne et dans la mesure de son opinion. L’essentiel eût été de coordonner ces efforts, de les diriger tous vers un but déterminé, de faire concourir ces diverses opinions, ces diverses tendances au service des intérêts permanents de la Russie, tout en conservant à leur langage cette franchise d’assaut sans laquelle on ne fait pas d’impression sur les esprits.
Il va sans dire qu’il ne saurait être question d’engager avec la presse étrangère une polémique quotidienne minutieuse portant sur des petits faits, sur des petits détails; mais ce qui serait vraiment utile, ce serait par exemple de prendre pied dans le journal le plus accrédité de l’Allemagne, d’y avoir des organes graves, sérieux, sachant se faire écouter du public – et tendant par des voies différentes, mais avec un certain ensemble vers un but déterminé.
Mais à quelles conditions réussirait-on à imprimer à ce concours de forces individuelles et jusqu’à un certain point indépendantes une direction commune et salutaire? A la condition d’avoir sur les lieux un homme intelligent, doué d’énergiques sentiments de nationalité, profondément dévoué au service de l’Empereur et qui par une longue expérience de la presse aurait acquis une connaissance suffisante du terrain sur lequel il serait appelé à agir.
Quant aux dépenses que nécessiterait l’établissement d’une presse russe à l’étranger, elles seraient minimes comparativement au résultat qu’on pourrait en attendre.
Si cette idée était agréée, je m’estimerais trop heureux de mettre aux pieds de l’Empereur tout ce qu’un homme peut offrir et promettre: la propreté de l’intention et le zèle du dévouement le plus absolu.
La Russie et la Révolution*
Pour comprendre de quoi il s’agit dans la crise suprême où l’Europe vient d’entrer, voici ce qu’il faudrait se dire. Depuis longtemps il n’y a plus en Europe que deux puissances réelles: «la Révolution et la Russie». – Ces deux puissances sont maintenant en présence, et demain peut-être elles seront aux prises. Entre l’une et l’autre il n’y a ni traité, ni transaction possibles. La vie de l’une est la mort de l’autre. De l’issue de la lutte engagée entre elles, la plus grande des luttes dont le monde ait été témoin, dépend pour des siècles tout l’avenir politique et religieux de l’humanité.
Le fait de cet antagonisme éclate maintenant à tous les yeux, et cependant, telle est l’intelligence d’un siècle hébété par le raisonnement, que tout en vivant en présence de ce fait immense, la génération actuelle est bien loin d’en avoir saisi le véritable caractère et apprécié les raisons.
Jusqu’à présent c’est dans une sphère d’idées purement politiques qu’on en a cherché l’explication; c’est par des différences de principes d’ordre purement humain qu’on avait essayé de s’en rendre compte. Non, certes, la querelle qui divise la Révolution et la Russie tient à des raisons bien autrement profondes; elles peuvent se résumer en deux mots.
La Russie est avant tout l’empire chrétien; le peuple russe est chrétien non seulement par l’orthodoxie de ses croyances, mais encore par quelque chose de plus intime encore que la croyance. Il l’est par cette faculté de renoncement et de sacrifice qui fait comme le fond de sa nature morale. La Révolution est avant tout anti-chrétienne. L’esprit anti-chrétien est l’âme de la Révolution; c’est là son caractère propre, essentiel. Les formes qu’elle a successivement revêtues, les mots d’ordre qu’elle a tour à tour adoptés, tout, jusqu’à ses violences et ses crimes, n’a été qu’accessoire ou accidentel; mais ce qui ne l’est pas, c’est le principe anti-chrétien
qui l’anime, et c’est lui aussi (il faut bien le dire) qui lui a valu sa terrible puissance sur le monde. Quiconque ne comprend pas cela, assiste en aveugle depuis soixante ans au spectacle que le monde lui offre.
Le moi humain, ne voulant relever que de lui-même, ne reconnaissant, n’acceptant d’autre loi que celle de son bon plaisir, le moi humain, en un mot, se substituant à Dieu, ce n’est certainement pas là une chose nouvelle parmi les hommes; mais ce qui l’était, c’est cet absolutisme du moi humain érigé en droit politique et social et aspirant à ce titre à prendre possession de la société. C’est cette nouveauté-là qui en 1789 s’est appelée la Révolution Française.
Depuis lors, et à travers toutes ses métamorphoses, la Révolution est restée conséquente à sa nature, et peut-être à aucun moment de sa durée ne s’est-elle sentie plus elle-même, plus intimement anti-chrétienne que dans le moment actuel, où elle vient d’adopter le mot d’ordre du christianisme: la fraternité. C’est même là ce qui pourrait faire croire qu’elle touche à son apogée. En effet, à entendre toutes ces déclamations naïvement blasphématoires qui sont devenues comme la langue officielle de l’époque, qui ne croirait que la nouvelle République Française n’a été unie au monde que pour accomplir la loi de l’Evangile? C’est bien là aussi la mission que les pouvoirs qu’elle a créés se sont solennellement attribuée, sauf toutefois un amendement que la Révolution s’est réservé d’y introduire, c’est qu’à l’esprit d’humilité et de renoncement à soi-même qui est tout le fond du christianisme, elle entend substituer l’esprit d’orgueil et de prépotence, à la charité libre et volontaire, la charité forcée, et qu’à la place d’une fraternité prêchée et acceptée au nom de Dieu, elle prétend établir une fraternité imposée par la crainte du peuple-souverain. A ces différences près, son règne promet en effet d’être celui du Christ.
Et qu’on ne se laisse pas induire en erreur par cette espèce de bienveillance dédaigneuse que les nouveaux pouvoirs ont jusqu’ici témoignée à l’Eglise catholique et à ses ministres. Ceci est peut-être le symptôme le plus grave de la situation et l’indice le plus certain de la toute-puissance que la Révolution a obtenue. Pourquoi, en effet, la Révolution se montrerait-elle rébarbative envers un clergé, envers des prêtres chrétiens qui, non contents de la subir, l’acceptent et l’adoptent, qui pour la conjurer glorifient toutes ses violences et qui, sans y croire, s’associent à tous ses mensonges? Si dans une pareille conduite il n’y avait que du calcul, ce calcul déjà serait de l’apostasie; mais s’il y entre de la conviction, c’en est une bien plus grande encore.
Et cependant il est à prévoir que les persécutions ne manqueront pas; car le jour où la limite des concessions sera atteinte, le jour où l’Eglise catholique croira devoir résister, on verra qu’elle ne pourra le faire qu’en rétrogradant jusqu’au martyre. On peut s’en fier à la Révolution: elle se montrera en toutes choses fidèle à elle-même et conséquente jusqu’au bout.
L’explosion de Février a rendu ce grand service au monde, c’est qu’elle a fait crouler jusqu’à terre tout l’échafaudage des illusions dont on avait masqué la realité. Les moins intelligents doivent avoir compris maintenant que l’histoire de l’Europe depuis trente-trois ans n’a été qu’une longue mystification. En effet, de quelle lumière inexorable tout ce passé, si récent et déjà si loin de nous, ne s’est-il pas tout à coup illuminé? Qui, par exemple, ne comprend pas maintenant tout ce qu’il y avait de ridicule prétention dans cette sagesse du siècle qui s’était béatement persuadée qu’elle avait réussi à dompter la Révolution par l’exorcisme constitutionnel, à lier sa terrible énergie par une formule de légalité? Qui pourrait douter encore, après ce qui s’est passé, que du moment où le principe révolutionnaire est entré dans le sang d’une société, tous ses procédés, toutes ses formules de transactions ne sont plus que des narcotiques qui peuvent bien momentanément endormir le malade, mais qui n’empêchent pas le mal de poursuive son cours?
Et voilà pourquoi, après avoir dévoré la Restauration qui lui était personnellement odieuse comme un dernier débris de l’autorité légitime en France, la Révolution n’a pas mieux supporté cet autre pouvoir, né d’elle-même, qu’elle avait bien accepté en 1830 pour lui servir de compère vis-à-vis de l’Europe, mais qu’elle a brisé le jour où, au lieu de la servir, ce pouvoir s’est avisé de se croire son maître.
A cette occasion, qu’il me soit permis de faire une réflexion. Comment ce fait-il que parmi tous les souverains de l’Europe, aussi bien que parmi les hommes politiques qui l’ont dirigée dans ces derniers temps, il n’y en a eu qu’un seul qui de prime abord ait reconnu et signalé la grande illusion de 1830 et qui depuis, seul en Europe, seul peut-être au milieu de son entourage, ait constamment refusé à s’en laisser envahir? C’est que cette fois-ci il y avait heureusement sur le trône de Russie un Souverain en qui la pensée russe s’est incarnée, et que dans l’état actuel du monde la pensée russe est la seule qui soit placée assez en dehors du milieu révolutionnaire pour pouvoir apprécier sainement les faits qui s’y produisent.
Ce que l’Empereur avait prévu dès 1830, la Révolution n’a pas manqué de le réaliser de point en point. Toutes les concessions, tous les sacrifices des principes faits par l’Europe monarchique à l’établissement de Juillet dans l’intérêt d’un simulacre de statu quo, la Révolution s’en empara pour les utiliser au profit du bouleversement qu’elle méditait, et tandis que les pouvoirs légitimes faisaient de la diplomatie plus ou moins habile avec de la quasi-légitimité et que les hommes d’Etat et les diplomates de toute l’Europe assistaient en amateurs curieux et bienveillants aux joûtes parlementaires de Paris, le parti révolutionnaire, sans presque se cacher, travaillait sans relâche à miner le terrain sous leurs pieds.
On peut dire que la grande tâche du parti, durant ces dernières dix-huit années, a été de révolutionner de fond en comble l’Allemagne, et l’on peut juger maintenant si cette tâche a été bien remplie.
L’Allemagne assurément est le pays sur lequel on s’est fait le plus longtemps les plus étranges illusions. On le croyait un pays d’ordre, parce qu’il était tranquille, et on ne voulait pas voir l’épouvantable anarchie qui y avait envahi et qui y ravageait les intelligences.
Soixante ans d’une philosophie destructive y avaient complètement dissous toutes les croyances chrétiennes et développé, dans ce néant de toute foi, le sentiment révolutionnaire par excellence: l’orgueil de l’esprit, si bien qu’à l’heure qu’il est, nulle part peut-être cette plaie du siècle n’est plus profonde et plus envenimée qu’en Allemagne. Par une conséquence nécessaire, à mesure que l’Allemagne se révolutionnait, elle sentait grandir sa haine contre la Russie. En effet, sous le coup des bienfaits qu’elle en avait reçus, une Allemagne révolutionnaire ne pouvait avoir pour la Russie qu’une haine implacable. Dans le moment actuel, ce paroxysme de haine paraît avoir atteint son point culminant; car il a triomphé en elle, je ne dis pas de toute raison, mais même du sentiment de sa propre conservation.
Si une aussi triste haine pouvait inspirer autre chose que de la pitié, la Russie certes se trouverait suffisamment vengée par le spectacle que l’Allemagne vient de donner au monde à la suite de la révolution de Février. Car c’est peut-être un fait sans précédent dans l’histoire que de voir tout un peuple se faisant le plagiaire d’un autre au moment même où il se livre à la violence la plus effrénée.
Et qu’on ne dise pas, pour justifier tous ces mouvements si évidemment factices qui viennent de bouleverser tout l’ordre politique de l’Allemagne et de compromettre jusqu’à l’existence de l’ordre social lui-même, qu’ils ont été inspirés par un sentiment sincère généralement éprouvé, par le besoin de l’unité allemande. Ce sentiment est sincère, soit; ce vœu est celui de la grande majorité, je le veux bien; mais qu’est-ce que cela prouve?.. C’est encore là une des plus folles illusions de notre époque que de s’imaginer qu’il suffise qu’une chose soit vivement, ardemment convoitée par le grand nombre, pour qu’elle devienne par cela seul nécessairement réalisable. D’ailleurs, il faut bien le reconnaître, il n’y a pas dans la société de nos jours ni vœu, ni besoin (quelque sincère, quelque légitime qu’il soit) que la Révolution en s’en emparant ne dénature et ne convertisse en mensonge, et c’est précisément ce qui est arrivé avec la question de l’unité allemande: car pour qui n’a pas abdiqué toute faculté de reconnaître l’évidence, il doit être clair dès à présent que dans la voie où l’Allemagne vient de s’engager à la recherche de la solution du problème, ce n’est pas à l’unité qu’elle aboutira, mais bien à un effroyable déchirement, à quelque catastrophe suprême et irréparable.
Oui, certes, on ne tardera pas à reconnaître que la seule unité qui fût possible, non pas pour l’Allemagne telle que les journaux la font, mais pour l’Allemagne réelle que son histoire l’a faite, la seule chance d’unité sérieuse et pratique pour ce pays était indissolublement liée au système politique qu’il vient de briser.
Si, pendant ces dernières trente-trois années, les plus heureuses peut-être de toute son histoire, l’Allemagne a formé un corps politique hiérarchiquement constitué et fonctionnant d’une manière régulière, à quelles conditions un pareil résultat a-t-il pu être obtenu et assuré? C’était évidemment à la condition d’une entente sincère entre les deux grandes puissances qui représentent en Allemagne les deux principes qui se disputent ce pays depuis plus de trois siècles. Mais cet accord lui-même, si lent à s’établir, si difficile à conserver, croit-on qu’il eût été possible, qu’il eût pu durer aussi longtemps, si l’Autriche et la Prusse, à l’issue des grandes guerres contre la France, ne se fussent intimement ralliées à la Russie, fortement appuyées sur elle? Voilà la combinaison politique qui, en réalisant pour l’Allemagne le seul système d’unité qui lui fût applicable, lui a valu cette trêve de trente-trois ans qu’elle vient de rompre.
Il n’y a ni haine, ni mensonge qui pourront jamais prévaloir contre ce fait-là. Dans un accès de folie, l’Allemagne a bien pu briser une alliance qui, sans lui imposer aucun sacrifice, assurait et protégeait son indépendance nationale, mais par là même elle s’est privée à jamais de toute base solide et durable.
Voyez plutôt la démonstration de cette vérité par la contre-épreuve des événements, dans ce terrible moment où les événements marchent presque aussi vite que la parole humaine. Il y a à peine deux mois que la Révolution en Allemagne s’est mise à la besogne, et déjà il faut lui rendre cette justice, l’œuvre de la démolition dans ce pays est plus avancée qu’elle ne l’était sous la main de Napoléon après dix de ses foudroyantes campagnes.
Voyez l’Autriche plus compromise, plus abattue, plus démantelée qu’en 1809. Voyez la Prusse vouée au suicide par sa connivence fatale et forcée avec le parti polonais. Voyez les bords du Rhin, où, en dépit des chansons et des phrases, la confédération Rhénane n’aspire qu’à renaître. L’anarchie partout, l’autorité nulle part, et tout cela sous le coup d’une France où bout une révolution sociale qui ne demande qu’à déborder dans la révolution politique qui travaille l’Allemagne.
Dès à présent, pour tout homme sensé la question de l’unité allemande est une question jugée. Il faudrait avoir ce genre d’ineptie propre aux idéologues allemands pour se demander sérieusement si ce tas de journalistes, d’avocats et de professeurs qui se sont réunis à Francfort, en se donnant la mission de recommencer Charlemagne, ont quelque chance appréciable de réussir dans l’œuvre qu’ils ont entreprise, si sur ce sol qui tremble ils auront la main assez puissante et assez habile pour relever la pyramide renversée en la faisant tenir sur la pointe.
La question n’est plus là; il ne s’agit plus de savoir si l’Allemagne sera une, mais si de ces déchirements intérieurs compliqués probablement d’une guerre étrangère elle parviendra à sauver un lambeau quelconque de son existence nationale.
Les partis qui vont déchirer ce pays commencent déjà à se dessiner. Déjà sur différents points la République a pris pied en Allemagne, et l’on peut compter qu’elle ne se retirera pas sans avoir combattu, car elle a pour elle la logique et derrière elle la France. Aux yeux de ce parti la question de nationalité n’a ni sens, ni valeur. Dans l’intérêt de sa cause il n’hésitera pas un instant à immoler l’indépendance de son pays, et il enrôlerait l’Allemagne tout entière plutôt aujourd’hui que demain sous le drapeau de la France, fût-ce même sous le drapeau rouge. Ses auxiliaires sont partout; il trouve aide et appui dans les hommes comme dans les choses, aussi bien dans les instincts anarchiques des masses que dans les institutions anarchiques que viennent d’être semées avec tant de profusion à travers toute l’Allemagne. Mais ses meilleurs, ses plus puissants auxiliaires sont précisément les hommes qui d’un moment à l’autre peuvent être appelés à la combattre: tant les hommes se trouvent liés à elle par la solidarité des principes. Maintenant, toute la question est de savoir si la lutte éclatera avant que les prétendus conservateurs aient eu le temps de compromettre par leurs divisions et leurs folies tous les éléments de force et de résistance dont l’Allemagne dispose encore; si, en un mot, attaqués par le parti républicain, ils se décident à voir en lui ce qu’il est en effet l’avant-garde de l’invasion française, et retrouvent, dans le sentiment du danger dont l’indépendance nationale sérait menacée, assez d’énergie pour combattre la république à toute outrance; ou bien si pour s’épargner la lutte ils aimeront mieux accepter quelque faux semblant de transaction qui ne serait au fond de leur part qu’une capitulation déguisée. Dans le cas où cette dernière supposition viendrait à se réaliser, alors (il faut le reconnaître) l’éventualité d’une croisade contre la Russie, de cette croisade qui a toujours été le rêve chéri de la Révolution et qui maintenant est devenu son cri de guerre – cette éventualité se convertirait en une presque certitude; le jour de la lutte décisive serait presque arrivé, et c’est la Pologne qui servirait de champ de bataille. Voilà du moins la chance que caressent avec amour les révolutionnaires de tous les pays; mais il y a toutefois un élément de la question dont ils ne tiennent pas assez compte, et cette omission pourrait singulièrement déranger leurs calculs.
Le parti révolutionnaire, en Allemagne surtout, paraît s’être persuadé que puisque lui-même faisait si bon marché de l’élément national, il en serait de même dans tous les pays soumis à son action et que partout et toujours la question de principe primerait la question de nationalité. Déjà les événements de la Lombardie ont dû faire faire de singulières réflexions aux étudiants réformateurs de Vienne, qui s’étaient imaginé qu’il suffisait de chasser le prince de Metternich et de proclamer la liberté de la presse pour résoudre les formidables difficultés qui pèsent sur la monarchie autrichienne. Les Italiens n’en persistent pas moins à ne voir en eux que des Tedeschi et des Barbari, tout comme s’ils ne s’étaient pas régénérés dans les eaux lustrales de l’émeute. Mais l’Allemagne révolutionnaire ne tardera pas à recevoir à cet égard une leçon plus significative et plus sévère encore, car elle lui sera administrée de plus près. En effet, on n’a pas pensé qu’en brisant ou en affaiblissant tous les anciens pouvoirs, qu’en remuant jusque dans ses profondeurs tout l’ordre politique de ce pays, on allait y réveiller la plus redoutable des complications, une question de vie et de mort pour son avenir – la question des races. On avait oublié qu’au cœur même de cette Allemagne, dont on rêve