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Oms en série
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Текст книги "Oms en série"


Автор книги: Stefan Wul



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3

Allongé sur un tas d’herbes sèches, il dormait comme une souche lorsqu’un grondement de moteurs ricocha sous la voûte en tonitruants échos.

Des phares trouèrent la pénombre, des voix excitées se croisèrent et Terr se trouva debout, les yeux mi-clos, avant de comprendre qu’un om lui avait mis la main sur l’épaule pour l’éveiller.

– Quoi… quoi? dit-il d’une voix molle.

– Édile, c’est une patrouille!

Terr se frotta les paupières.

– Une… oui, et alors?

Il s’aperçut qu’un autre om accompagnait le premier.

– Chef de patrouille 4! lança l’om. Nous escortions une relève de deux cents oms pour le poste 1. Il y a une heure, nous avons croisé un bossk. J’ai fait stopper les moteurs pour ne pas l’énerver. Il a quand même attaqué.

«Nous lui avons tiré dessus. Blessé, il a écrasé deux chars et brûlé les trois quarts des oms. Nous avons alors donné toute la vitesse possible et nous arrivons pour vous prévenir. Il nous suit à la trace et paraît savoir où il va. Je pense qu’il sera là dans un quart d’heure si nous ne l’arrêtons pas avant. Je demande l’appui de vingt chars pour retourner à sa rencontre.

– Prenez cinquante chars si vous voulez.

– Ça ne servirait pas à grand chose. La route est étroite et nous serions empêtrés les uns dans les autres.

– Bon, partez devant avec vos vingt chars. Je vous suis avec les autres, nous le contournerons.

Terr se tourna vers celui qui l’avait réveillé:

– Donnez-moi un om connaissant bien la région.

– Mais… moi, si vous voulez, Édile.

Des bébés braillaient un peu partout. Terr se dirigea vers l’orifice lumineux de la caverne donnant sur la jungle.

– Avec un bruit pareil, dit-il, le bossk ne peut pas se tromper de direction.

Il sortit et jeta un coup d’œil rapide à quelques oms étendus qui gémissaient pendant qu’on pansait leurs brûlures.

Il sauta dans un char en compagnie de son guide et d’une dizaine de combattants. Les moteurs ronronnèrent. D’autres chars avaient pris les devants, on les voyait patiner à un demi-stade de là dans la boue, comme de gros insectes têtus et maladroits.

Terr se pencha sur la téléboîte du bord.

– Chef de patrouille 4! Nous essayons de maintenir l’écart d’un demi-stade entre vous et nous. Signalez le bossk dès qu’il sera en vue!

Quelques minutes plus tard, la voix du chef de patrouille annonça:

– Le voilà. Il nous a vus. Il s’est arrêté à cent millistades de nous. Nous nous sommes arrêtés aussi. Nous nous regardons sans bienveillance dans le blanc des yeux. Il rugit.

Un puissant braillement emplit la jungle.

– Nous l’entendons d’ici, dit Terr. Gardez la distance, à cent millistades, il ne peut vous brûler.

Il se pencha vers son guide:

– Nous allons le contourner. Droite ou gauche?

Le guide hésita:

– … Gauche! À droite, il y a des marais un peu plus loin, nous serions enlisés.

Terr reprit dans la téléboîte, tandis que les chars obliquaient dans une mer de feuillages:

– Il vaut mieux se mettre d’accord pour éviter les accidents. Nous le contournons par la gauche, réglez votre tir en conséquence! Où est-il blessé?

– Au torse et à la face, nous ne pouvions pas tirer ailleurs, l’angle était mauvais.

– En effet. Vous ne l’aurez pas comme ça… Visez les pattes. Il est plus…

– Il avance! cria le chef de patrouille.

– Ne le laissez pas approcher à moins de quarante millistades! Concentrez votre feu juste sous la rotule. Cherchez plutôt à l’estropier qu’à l’abattre. C’est plus facile!.. Nous arrivons.

– Il avance toujours… Feu!

Un sifflement déchira la jungle, puis un bruit de branches cassées.

– Revenons vers la route! ordonna Terr.

Les chars se frayèrent un chemin vers la droite. On devina une ombre gigantesque qui gesticulait derrière un rideau de feuilles.

– Visibilité suffisante? s’informa Terr.

– Par l’écran de transfiximage, oui!

– Déployez-vous!

Les chars s’étirèrent en quart de cercle. Chacun cherchant un angle favorable. Une voix parla dans la téléboîte.

– Le chef de patrouille est brûlé. Je prends le commandement… Feu!

– Sous la rotule gauche, commanda Terr.

– Feu! répéta le remplaçant du chef de patrouille, d’une voix enrouée couverte par des hurlements assourdissants.

– Feu! dit Terr.

Les chars lâchèrent des traits de feu mauve à travers les branches. Les rayons convergeaient vers un même point. Une masse confuse et géante s’effondra dans un craquement formidable.

– Nous l’avons! Il est tombé les pattes broyées.

– Sa tête est tournée vers vous?

– Oui.

– Bon, n’approchez pas et ne tirez plus, vous pourriez nous blesser. Nous arrivons pour l’achever par derrière.

Ils débouchèrent sur la route, en amont de la bête blessée. Vingt rayons mauves l’achevèrent d’une brûlure à la base du crâne. Le bossk eut un soubresaut, puis ses membres tremblants mollirent peu à peu.

Le bossk reposait sur le flanc. On voyait luire sa peau huileuse sur des bosses de muscles. Il dégageait une odeur insupportable. Voraces, des escadrilles de mouches s’abattaient déjà sur sa dépouille gigantesque.

Le premier groupe de chars était invisible. Les regards butaient sur le grand cadavre qui coupait la route. Terr parla dans la téléboîte.

– Bien travaillé, dit-il. Comment va le chef de patrouille?

– Il est mort, répondit une voix dans l’appareil. Le bossk l’a atteint en pleine figure d’un jet de salive. Les acides l’ont rendu méconnaissable.

L’Édile ne s’attarda pas en vaine sentimentalité.

– Y a-t-il des chars équipés de canons-harpons parmi nous?

– Deux, dit le guide en désignant un couple de véhicules un peu en arrière.

C’étaient des machines prévues pour débarrasser la route de certains obstacles gênants, comme des troncs d’arbres morts ou des rocs éboulés.

Terr fit lancer un harpon dans le garrot du monstre. La détonation fut suivie d’un choc mou tandis que le câble fouettait l’air à la suite du harpon vibrant à mi-hampe dans la chair morte.

Terr étudia la position de la bête et donna l’ordre de tirer un second projectile un peu plus bas. Puis les chars firent marche arrière, dérapant dans l’humus. Les câbles se tendirent à craquer, les harpons parurent sur le point d’arracher des quartiers de viande au cadavre. Mais celui-ci tourna lentement sur lui-même et bascula sur le dos.

Les chars poursuivirent leur effort, avancèrent encore de quelques millistades pour faire volter la bête sur une déclivité naturelle. En vain. Les chenilles métalliques arrachaient rageusement des paquets de terre noire. On sentait qu’il y avait équilibre presque parfait entre la force de traction et l’inertie de cette montagne de graisse. On sentait qu’il ne fallait qu’un coup de pouce pour réussir, pour vaincre le poids de l’animal.

Donnant l’exemple, Terr sauta sur le sol et prit un câble à pleines mains. Plusieurs oms l’imitèrent, nouant leurs poignes sur le métal, tirant pour aider les chars.

L’effort des deux machines les avait rapprochées. Les deux groupes de haleurs se mêlèrent presque en un seul grouillement de muscles tendus. La chenille avant d’un char frôla le flanc métallique de l’autre… Une étincelle prodigieuse jaillit comme la foudre, de ce contact imprévu. Tous les oms furent jetés à terre par la décharge.

Un moment de stupeur paralysa tout le monde. Quelques étincelles illuminèrent encore des visages ahuris. Puis un char glissa légèrement de côté, s’écarta de l’autre. Le phénomène cessa.

– Qu’est-ce que…? émit Terr.

– Je crois que je sais! dit la voix de Sav.

Terr tourna la tête et reconnut le naturaliste. Assis dans une ornière boueuse, celui-ci souriait.

– Tu es là, toi? s’étonna l’Édile.

– Je n’aurais pas voulu rater une chasse au bossk!

– Tu savais que les bossks…

– Dégagent de l’électricité, non!

– Alors?

Sav se mit debout et frotta sur sa tunique ses mains souillées de terre.

– En fait, nous produisons tous un peu d’électricité. Nos muscles, du moins, pourraient en produire. Oh! très peu!.. Si l’on réunit par un fil conducteur un point de la surface extérieure d’un muscle, et un point situé au centre de ce muscle, on obtient un courant!

– Oui, dit Terr, je sais bien, mais…

– Le premier harpon a plongé droit au centre du muscle saltipare, le plus gros muscle du bossk. L’autre pointe s’est presque piquée en séton, un peu plus bas. Je présume qu’après avoir traversé la couche de graisse elle effleure à peine la surface du saltipare. Les câbles étant métalliques, quand les deux chars se sont touchés, ils ont fermé le circuit. D’où cette décharge!

Terr branla la tête:

– Je n’aurais jamais cru…

– Tu oublies que ce muscle pèse des mégapoids à lui tout seul!

– Oui, eh bien… Mais que se passe-t-il, là-bas?

Des oms sortaient précautionneusement deux corps des chars immobiles.

– Les pilotes en ont pris un sacré coup, dit une voix. On fit cercle autour des accidentés. Pâles, haletants, ils firent entendre par monosyllabes qu’ils ne se sentaient pas capables de reprendre les commandes. On les porta à l’écart pour leur masser les côtes. Deux autres les remplacèrent.

– Attention, dit l’Édile. Doucement, cette fois! Écartez bien les deux chars l’un de l’autre.

Deux heures plus tard, de longues colonnes d’émigrants défilaient devant une falaise de viande noire bordant la route.

4

Au bout d’une journée interminable et coupée de haltes aux relais fortifiés, les oms débouchèrent de la jungle. Ils cheminèrent au flanc d’une montagne rase où, seuls, des blocs de craie montaient une garde séculaire, piqués droit comme des sentinelles au-dessus des vallées. Une brise fraîche caressa les échines fatiguées.

Très loin, par-dessus des stades et des stades de brousse, on revit les méandres de la rivière et l’océan miroitant. Mais l’horizon était bouché par les molles collines du Pot d’Écume.

Peu à peu, le sol fut moins déclive. On passa quelques chauves mamelons avant d’atteindre une étendue balayée par les vents d’ouest. L’interminable colonne serpenta longtemps encore parmi les collines, les entonnoirs et les vallées sèches entaillant le plateau. L’avance obstinée des oms mettait en fuite des troupeaux de cervuses, qui disparaissaient en quelques bonds dans la pierraille des canyons.

Très haut, des pics altiers dominaient comme un décor de théâtre ce paysage de fin du monde. Le bruit des chars courait par vagues sourdes, ondulait en sonores interférences avant de se perdre aux lointains. Et ce concerto monotone berçait la marche des oms.

Soudain, l’espace vibra d’une musique plus stridente. On crut d’abord qu’un char s’enrouait dans un effort imprévu. Mais peu à peu, tous les visages se renversèrent vers les nuages. Le bruit venait de là-haut.

Alors, la foule médusée vit apparaître une sphère lourde et ronde, comme un gigantesque poing menaçant, prêt à s’abattre sur le destin des oms libres.

Venue de l’ouest, la sphère se rapprocha dangereusement du plateau. Elle parut courir à la pointe des herbes, ricocher le long d’un tremplin naturel, reprit de la hauteur et tournoya longuement au-dessus des émigrants.

Après le premier moment de stupeur, un flottement disloqua les rangs. Des porteurs jetèrent leur charge et coururent au hasard. Certains roulèrent au fond d’avens traîtreusement ouverts sous leurs pas. Mais courir ne servait à rien. Où aller? L’immense troupeau parut le comprendre et s’immobilisa bientôt, à peine éparpillé, nu et sans défense sur le dos calcaire du plateau.

La sphère se rapprocha de nouveau et, prenant la colonne désorganisée en enfilade, vola tout le long d’elle. Sur son passage, la frayeur jetait les oms sur le sol. De proche en proche, ils parurent fauchés par une onde de choc.

Hébétés, ils gardèrent la pose longtemps après que la fusée eut disparu vers l’ouest après avoir effectué un grand détour au-dessus des jungles.

Le bruit s’apaisant, on entendit les recommandations diffusées par les chars où les pilotes clamaient les ordres de l’Édile.

– Vous ne vous êtes pas trompés, oms, c’était bien une sphère draag. Faites confiance à votre Édile et reprenez la marche. La nuit va tomber bientôt et la ville est proche. La ville où tout est prévu pour votre sauvegarde!

Chacun obéit et la colonne s’étira de nouveau vers son but. L’événement avait délié les langues nouées par la fatigue. Un bourdonnement montait de la foule.

– Une sphère draag!

– Pourquoi n’a-t-on pas tiré dessus?

– Il paraît que l’Édile l’a défendu!

– J’comprends pas.

– Mais alors, si les draags savent que l’Exode a réussi, le…

– Tais-toi donc! L’Édile sait ce qu’il fait. Et puis après tout, la ville est proche. Ça fait des jours qu’elle contient déjà des cent mille et des cent mille oms. C’est peut-être une vraie forteresse!

– Il paraît que…

– On m’a dit que…

– Un vrai paradis, bien sûr!

– C’est bien mieux qu’au vieux port!

Peu à peu, le crépuscule descendit, noya les horizons, cerna le champ visuel de chacun à ses plus proches voisins.

Quand la nuit fut totale, on buta sur un barrage de chars surgis de l’obscurité, avant de comprendre qu’on était arrivé aux portes de la cité promise.

Beaucoup furent déçus. Ils s’attendaient à voir des murs rassurants, des lumières, des banderoles, des tours hérissées de lance-rayons.

Or, il n’y avait rien. Rien que la nuit où des lampes isolées se balançaient çà et là. Rien que des voix monotones lançant des ordres blasés:

– Stop! Suivez votre char de section à gauche. À gauche, j’ai dit!

– La section suivante, avancez tout droit!

– Non, non, par rangs de trois personnes à la fois; avançons, avançons!

Et puis des appels:

– Douce!

– Rouquin!

– Allons, pas de désordre!

– Suivez vos chars!

– On n’y voit rien!

– Blonde!

– Ne cherchez pas vos omes, vous les retrouverez dans la ville. Personne ne peut perdre personne, ici!.. Allons!

Quelqu’un parla sous le nez d’un guide.

– Drôle de comité d’accueil! Je croyais qu’on aurait droit à une petite fête. Ça se fête, non, la dernière colonne d’émigrants?

Le guide recula son visage pour fuir une haleine fiévreuse.

– Allons, allons, avancez!

Tout cela au milieu des cris, des conversations, des questions, des ordres, des piaillements d’omes et d’enfants.

Chacun récriminait plus ou moins, aigri par les fatigues de la marche. Mais chacun sentait aussi battre son cœur à l’unisson d’une immense foule. Chacun réprimait dans le noir un sourire personnel, issu de la satisfaction de se sentir épaulé, bousculé par la présence rassurante des autres.

Grisés par le bruit martial des chars, par la présence toute proche d’une cité, par le piétinement infini du troupeau, les oms sentaient germer dans leurs cœurs une plante vivace, une plante qui poussait délicieusement ses racines intimes dans leurs tripes: le sens d’un bonheur collectif, une impression de force et de nombre qui faisait oublier les meurtrissures, les pieds blessés, la soif et la poussière.

Un grondement impératif de machine couvrit l’immense murmure. À grands coups de pinceaux lumineux, un char frayait sa route dans la multitude, tandis que, ouvert en grand, un haut-parleur clamait:

– Place! Place au char de l’Édile!

Et tous sentirent confusément la noblesse de la formule. Une espèce de poésie de la puissance dilata tous les cœurs. Chacun nargua en secret les draags et leurs sphères. L’ordre fut répété par cent, par mille bouches, transformé en vivats.

– Place à l’Édile! Place au char de l’Édile! Vive l’Édile! Bonheur sur l’Édile! Bonheur! Place au char!..

Le bruit de la lourde machine ébranla des voûtes, ses phares éclairèrent des parois scintillantes de cristaux. Et chacun s’aperçut qu’il marchait sous terre depuis déjà longtemps. Trompés par la nuit, les oms ne s’étaient pas vus entrer dans les grottes.

Les voix ne se perdaient plus dans la brise du plateau. Elles ricochaient, sonores, faisaient trois tours, revenaient sur elles-mêmes, s’enroulaient en d’étranges danses acoustiques. On provoqua les échos avec des rires d’enfants:

– Ho!

«Ho! Ho! Ho, ho, o, o…»

– Ha!

«Ha! Ha, a, a…»

– Vive l’Édile!

«Édile! Édile, dile, ile…»

– Ho! Ha! Édile, dile, o, a, Ha! Dile, o…

Ce fut un vrai vacarme de fête foraine, dominé par le brouhaha trop fort et incompréhensible des recommandations officielles.

Soudain, un grondement terrible suspendit ces jeux. Quelque chose d’énorme roulait au flanc des rocs, faisait voler en éclats un cristallin jeu d’orgues, s’écrasait en mille projectiles pesants qui roulaient encore avant de plonger lourdement dans un lac sans fond.

Les oms se turent, angoissés. La voix d’un guide devint audible:

– … Dangereux de faire du bruit! Certains rocs ne tiennent que par un fil et peuvent se décrocher brusquement!

On s’aperçut alors que les chars avaient disparu. Ils avaient dû obliquer par des voies réservées aux parcours rapides. Et leur bruit de ferraille s’était perdu dans les entrailles du sol.

Des «chut» coururent dans le noir. Tout le monde progressa en silence. On entendit alors chanter l’âme des grottes.

C’était, immense dans la nuit, le son A… un A magnifique et discret, éternellement chuchoté, inquiétant et interminable, soufflé comme une haleine par des gouffres invisibles. Puis, suivant les détours du trajet, un «Oooo!» sourd et profond. Et les oms aveugles peuplaient l’ombre d’hallucinations. Ils devinaient des entonnoirs ouverts comme des gueules, sur leur passage. Et puis des lèvres de pierre, distendues en grimaces figées.

– Pourquoi n’allume-t-on pas? osa demander quelqu’un.

Un guide répondit:

– Nous avons ordre d’économiser toutes les sources de lumière tant que le plan d’électrification ne sera pas accompli. Ne vous inquiétez pas et marchez les uns derrière les autres en vous tenant par la main. La route est sûre ici. Plus loin, on distribuera des flambeaux.

Des protestations étouffées jaillirent çà et là.

– Par la main! Comme si c’était commode!

– J’ai besoin de mes deux mains pour tenir ma charge!

La voix du guide reprit:

– Dans peu de temps, vous pourrez déposer vos charges. Patientez un peu.

Ils allaient dans la nuit. Leur instinct leur disait qu’ils franchissaient des abîmes sur des ponts naturels. Par moment, une acoustique compliquée leur envoyait un tumulte de cascade ou bien le sucement avide d’une galerie aspirant des eaux courantes.

Plus loin, ils se sentaient traverser des salles immenses où des gouttes jouaient un petit air rythmé, toujours recommencé, en tombant de très haut sur des pierres plates ou dans des vasques de formes différentes…

Enfin, ils virent des lumières. Des flammes se tordaient ici et là, répandant une odeur de résine, éclairant des circonvolutions rocheuses et des failles tourmentées.

Ils tombèrent sur un petit groupe d’oms empilant des paquets les uns sur les autres dans une anfractuosité.

– Posez vos charges! disait un guide au passage. Prenez ça, c’est moins lourd!

Il leur offrait des torches. Les mains avides se tendirent.

– Non, pas tous! protesta le guide. Une torche pour vingt oms.

À la lueur dansante des flambeaux, ils s’aperçurent qu’ils n’étaient plus très nombreux, à peine quelques centaines. On leur expliqua que des groupes semblables avaient pris des chemins différents pour accéder à la ville.

– Il existe plusieurs passages. Cela évite les embouteillages et les accidents. Assez de questions, oms! Continuons par ici.

Ils s’engagèrent à la queue leu leu dans un couloir aux parois régulières qui, de toute évidence, avaient été taillées par les oms. Puis ils retrouvèrent un sol irrégulier sous leurs pieds et s’avancèrent dans un pays fantastique.

C’était une immense forêt. Des stalagmites bariolées par le reflet des torches montaient droit vers les voûtes perdues dans l’ombre. Comme des troncs d’arbres finement sculptés, d’élégantes colonnes étincelaient à l’infini.

– Tenez haut les torches, dit le guide. Et ne baissez pas la tête. Nous avançons jusqu’à la taille dans une mare de gaz irrespirables. Courage! Encore une heure de marche et vous verrez la ville, ses lumières, ses maisons…

– Ses matelas! cria quelqu’un.

Épuisés, les oms eurent le courage de rire.

5

Le char de l’Édile fonçait dans un couloir réservé aux chefs.

Il se perdit à toute vitesse dans un dédale d’abîmes et d’arcades et atteignit la ville en une demi-heure.

Ce furent d’abord des avenues nivelées par de fréquents passages et jalonnées de lumières électriques. Puis d’immenses cirques aux parois truffées d’orifices et de rampes d’accès, puis d’innombrables ponts métalliques jetés sur des torrents aux rives disciplinées par le plastobéton, et dans lesquels on voyait tourner des roues à aubes.

Plus loin, des masses d’ouvriers hissaient des poutrelles, manœuvraient des treuils, installaient des réseaux de fils conducteurs, scellaient des garde-fous le long des précipices, travaillaient avec une ardeur décuplée par le sens de l’intérêt collectif.

Le char freina sur une pente raide, vira sur la droite et stoppa devant un porche gardé par deux sentinelles.

L’Édile sauta sur le sol, fit un geste d’amitié au pilote du char et s’approcha d’un factionnaire.

– Bonheur sur vous, Édile, dit l’om.

– Annonce-moi au Conseil, dit Terr. Séance d’urgence.

Il s’engouffra dans le bâtiment tandis que l’om se penchait sur une téléboîte.

Une dizaine d’oms siégeaient autour d’une table ronde. L’Édile parlait.

– Que cette sphère soit passée là par hasard ou nous ait délibérément cherchés ne change rien au résultat: les draags savent que le continent est peuplé de milliers d’oms. Ils savent que nous avons des chars, et comme il est impensable que nous ayons passé l’océan à la nage ou sur des bateaux primitifs, ils savent que nous sommes capables de construire des bâtiments. Sans se tromper, ils vont nous croire à la longue capables de tout. Même de les vaincre. Si j’étais un Édile draag, je voterais pour une destruction immédiate et totale des oms!

Charb coupa:

– En mettant les choses au pire, nous avons toute la nuit devant nous pour échafauder un plan de défense.

– Quel plan de défense? ironisa Terr. Qu’avons-nous à notre disposition? Quelques chars équipés de lance-rayons mous, un peu de courant électrique et nos poitrines nues! Cela me paraît très insuffisant contre des fusées à rayons durs.

Vaill émit un espoir:

– Ils ne connaissent pas la situation exacte de la ville.

Terr bondit:

– Non, dit-il, non et non! Dis ça à la foule pour la rassurer, Vaill, mais pas à moi! Pas au Conseil! Ils ont repéré la direction de la colonne. Ils savent que nous affectionnons les souterrains. Ils connaissent la géologie du continent. Bref, ils savent où nous sommes!

– Alors, je ne vois qu’un moyen, dit un maître-bord, c’est de reprendre la mer, d’essayer d’atteindre l’autre Continent Sauvage.

– Avec un seul bâtiment! Ne dites pas de bêtises!

– Nous disperser provisoirement et fonder une ville ailleurs, suggéra Charb.

Un silence pénible régna. Demander aux oms tous ces nouveaux efforts paraissait impossible. Et de toute façon, il faudrait encore quinze jours pour agir de la sorte.

– Fonder plusieurs petites villes au fur et à mesure du démontage de celle-ci. Et quand celle-ci sera attaquée, tant pis pour elle et pour ses habitants. Ils seront sacrifiés pour que vive la race.

– Non, dit Terr. Nous vivrons ou nous mourrons tous ensemble. C’est assez des pauvres compagnons que nous avons laissés chez les draags. Pas deux fois! Et puis, la vie des autres serait précaire, perpétuellement menacée. Les draags passeraient le continent au crible, vous pensez bien!

– Alors?

Terr se leva et marcha de long en large, en envoyant des coups de pied dans les murs de temps en temps. Soudain, il se frappa le front.

– Le télébarrage! rugit-il.

Après un moment de surprise, Vaill donna un coup de poing sur la table.

– C’est vrai!

– Où sont les éléments de télébarrage que nous avons récupérés autour du vieux port?

– Sous-maître, dit un maître-bord, où sont les listes?

Un om jeune se leva.

– Je vais les chercher, dit-il.

Quelques minutes plus tard, il était de retour. Il posa de lourds registres devant l’Édile.

Celui-ci les ouvrit de ses doigts nerveux.

– Voyons… Sucre, suif, tachymètre… Tamis…

Il leva la tête:

– Tamis? Qui a eu l’idée saugrenue de charger les bâtiments avec des trucs pareils?

– Non, Édile, protesta un maître-bord. Ce sont des tamiseurs de rayons!

Terr chercha plus loin.

– Tarières… Télébarrage! Les éléments sont au nombre de cent cinquante. Cinquante ont été perdus avec le bâtiment 3. Les cent autres sont répartis, comme suit: cinquante dans la ville, salle 7, réserve B, cinquante dans le navire resté à la base de débarquement (soute 2).

Il déplia une carte du Continent Sauvage en disant:

– On voit que les draags sont riches, ils n’ont pas fait les choses à moitié. Cent cinquante éléments pour cerner un petit port! Il y aurait de quoi protéger tout le continent.

– Nous pouvons faire cet émetteur! dit Charb avec enthousiasme.

– Et le courant?

– Le plan d’équipement électrique prévoit une puissance totale de 50 000 unités. En remplaçant, lors d’une attaque, toutes les lampes et tous les appareils par de simples torches ou de simples feux, en consacrant tout le courant disponible à l’émetteur…

– Nous aurons 50 000 puissances! coupa Terr. C’est insuffisant. À première vue, du moins.

Il poussa la carte sous le nez d’un technicien.

– Nous sommes à six cents stades de la côte la plus proche, à trois mille stades de la plus éloignée. Qu’en pensez-vous?

Le technicien se livra à un rapide calcul.

– Il nous faudrait cent cinquante mille puissances pour que le télébarrage ne déçoive pas nos espoirs.

– Peut-on les obtenir en forçant le plan d’électrification?

– Non, Édile. Pas avant des mois. Nous n’avons pas assez de matériel.

Vaill mit sa main sur l’épaule de Terr, les yeux brillants.

– En y ajoutant les piles des chars et celles de toutes les téléboîtes… et celles du navire que j’allais oublier!

Terr se frappa dans les mains et parla dans une téléboîte.

– Statistiques? Ici, l’Édile. Toutes affaires cessantes, voulez-vous me faire le total de toute l’énergie disponible en électricité… Non, tout! En additionnant les piles des téléboîtes et des chars, celles du navire, les piles de chauffage, tout, vous comprenez? Quand aurai-je la réponse?

Un quart d’heure plus tard, la réponse arrivait: cent vingt mille puissances.

– C’est trop bête, dit Terr. Il ne nous manque que trente mille unités.

Son front se plissa. Où trouver le complément? Il rêvait de turbines, de courant, d’étincelles géantes. Une image l’assaillit:

– Les bossks! dit-il.

Personne n’eut l’air de comprendre. Il dut leur rappeler l’accident survenu dans la jungle, parla d’électricité musculaire. L’idée était à la fois géniale et baroque.

Sav ne faisait pas partie du conseil. On eut besoin de ses lumières. On le fit demander par téléboîte et Terr lui exposa ses difficultés, ses espoirs. Mais le naturaliste branlait la tête.

– Non, dit-il. Vous vous êtes laissé entraîner par votre imagination. Réfléchissez au nombre de bossks nécessaires au projet. Il faudrait les chercher, les tuer, car je doute qu’on puisse leur faire comprendre nos difficultés pour qu’ils viennent de plein gré…

Il eut un rire sans joie pour saluer sa plaisanterie et poursuivit:

– Ce ne serait pas un mince travail et ça prendrait du temps. Vous ne réussiriez à tirer ici que des charognes sans utilité. Ces muscles seraient depuis longtemps en pleine putréfaction.

– Mais pourquoi s’attacher aux bossks? Il ne manque pas d’animaux gigantesques dans ce pays. Je suppose que le phénomène serait identique.

– Le problème aussi. Je…

– Des cervuses!

– Évidemment, ce serait plus facile à tuer et à transporter. Mais vous passeriez un temps fou à mettre leurs muscles en série, et au moment de vous en servir, la putréfaction aurait fait son œuvre. Il faudrait tout recommencer… Au fond ce n’est pas bête comme idée, mais à deux conditions: utiliser des animaux en très grand nombre, les utiliser vivants! Ce qui pose des problèmes insolubles à si brève échéance. Il faudrait de véritables écuries, ou des étables, appelez ça comme vous voudrez. Trouver un moyen de faire rester les bêtes tranquilles, leur fournir de la nourriture… oh! la la! Vous auriez plus vite fait d’essayer de mettre des turbines en route, ou de fabriquer des écrans solaires.

– Pas de matériel! dit sombrement l’Édile. Le plan ne prévoyait qu’un débit de 50 000 unités.

Sav se gratta le front.

– À moins que…

– Quoi?

– En cas d’attaque, avons-nous besoin de beaucoup d’oms?

– Si nous avions des armes, il nous faudrait autant d’oms que d’armes, mais nous n’avons rien. Les oms seraient plutôt une charge, une cible à protéger. Ils ne serviront à rien dans la lutte s’ils ont les mains vides. Seuls quelques centaines pourraient s’occuper de l’émetteur et de divers petits postes d’alerte. Ce serait une guerre intégralement défensive.

Sav prit le bras de l’Édile et dit en lui massant familièrement le biceps:

– Sais-tu combien ce muscle peut donner?

– Je l’ai su. Rappelle-le-moi.

Sav sourit.

– Environ 5 millièmes d’unité de puissance.

Terr dégagea son bras avec mauvaise humeur et haussa les épaules. Mais Sav regarda fièrement les membres du Conseil et clama:

– Si je prends quatre muscles par om, j’obtiens 20 millièmes. Si j’utilise deux millions d’oms, c’est-à-dire huit millions de muscles, j’ai une source gratuite de 40 000 puissances, soit 10 000 de plus que nécessaire!

Tout le monde garda le silence. Terr rompit la glace.

– C’est idiot!

– Pas plus que tes histoires de bossks! Je dirais même beaucoup moins.

L’évidence était là, renforcée par les chiffres. Mais le plan paraissait si absurde que tout le monde s’étonnait de ne pouvoir le balayer d’un seul argument.

– Il faudrait des tonnes de…

– De quoi? coupa Sav. Je vais vous le dire: de fils conducteurs et d’aiguilles. Faites vérifier dans les réserves si vous avez le nécessaire. Si vous me donnez quelques transformateurs par-dessus le marché, je m’occupe du reste.

Puis il explosa.

– Bon sang! Ça vaut tellement le coup qu’il ne faudrait pas hésiter à arracher la moitié de l’installation déjà en place pour se procurer le matériel.


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