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Oms en série
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Текст книги "Oms en série"


Автор книги: Stefan Wul



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6

Ce furent deux longs jours d’angoisse, où l’on vécut dans la hantise de briser un œuf. Par moments, des coups de vent tiède précipitaient la danse et les coquilles heurtaient plus rudement les navires. Chacun serrait alors les dents, dans l’attente d’un fracas qui eût pu libérer vingt pronges à la fois.

En fait, on vit naître encore un pronge avant terme, à quelques encablures. Deux œufs se fendirent l’un contre l’autre. Le premier ne vomit qu’un magma sans danger, mais l’autre s’ouvrit sur un monstre barrissant qui coula tout droit, gueule ouverte, comme s’il avait fait vœu de beugler jusqu’à la fin des temps.

À la fin du deuxième jour, le Siwo obliqua peu à peu vers l’équateur, vers la Baie des Pronges, où ceux-ci naissaient à terme, s’accouplaient et folâtraient de longs mois avant de prendre leur vol annuel vers les pôles. Aux pôles, ils pondaient dans les eaux du courant et le cycle recommençait.

Terr décida de quitter le Siwo. Et comme il eût été dommage d’avoir un accident au dernier moment, les deux navires parcoururent en plongée les dix stades qui les affranchissaient du fleuve marin.

La nuit suivante fut calme. Mais le soleil levant révéla des eaux pourpres. On approchait du Pot d’Écume, là où l’océan, travaillé par des vents contraires, moussait d’incroyable manière.

Peu à peu, au fil des heures, les bâtiments fendirent une mer crémeuse. Le navire-édile allait devant. Son étrave effilochait au passage des paquets de mousse blanchâtre, puis de véritables ballots de coton flottant à la surface, puis des montagnes de spumosités ressemblant de loin à des icebergs.

Bientôt, l’eau fut invisible; le ciel aussi. On dut avancer à l’aveuglette au milieu d’une géante et savonneuse lessive, dans un monde irisé, traversé de reflets magiques et multicolores. Mille sphères transparentes s’amalgamaient autour des navires, au-dessus, partout, bavant et moutonnant, pétillant de mille feux différents.

Ils allèrent longtemps dans les jeux d’une lumière variant à l’infini ses spectres et ses raies, ses images et ses mirages, ses réfringences et ses franges, dans un chromatisme irréel, dans une géométrie où l’œil se perdait en perspectives multiconcaves.

Et très loin au-dessus d’eux, invisible, le ciel jouait avec ses nuages d’or, projetait ses fantaisies dans la mousse comme l’artisan d’un géant kaléidoscope.

Les yeux brûlés de merveilles, ils n’émergèrent qu’au soir de ce palais des mirages flottant sur la mer. Et là, brusquement apparu au détour d’une colline d’écume, un autre mirage les attendait.

Loin sur l’horizon, et pourtant si réel qu’on avait envie d’avancer la main, découpant ses montagnes en contre-jour au-dessus d’une mer étale et brillante, le Continent Sauvage paraissait flotter au-dessus des eaux, comme une île aérienne.

Terr fit ouvrir le capot. Une bouffée de parfums s’engouffra sur la passerelle, comme déléguée par la terre pour accueillir les oms. Calme plat dans la baie. Très haut, quelques oiseaux tournoyaient en croassant dans l’air tiède.

On ouvrit les écoutilles. Une foule d’émigrants peupla les ponts. Terr eut un mot heureux, s’accordant poétiquement au cadre. Il fit un geste de la main.

– Oms, dit-il. Le destin nous offre le Continent Sauvage comme un gâteau sur un plat d’argent!

Il se tourna vers Sav en ajoutant:

– On n’a même pas oublié la garniture.

Il désignait ainsi des îles de fleurs et de fruits étranges qui flottaient çà et là, mollement bercées, léchées sur leurs bords à petits coups de langue tiède par des vaguelettes.

Sav parut sortir d’un songe. Il regarda les fruits et les fleurs que l’étrave bousculait lentement au passage.

– Je ne te conseille pas d’y porter la main, dit-il.

– Parce que?

– Fruits de pandanes!

– C’est donc ça!

– Oui. Brûlures mortelles!

En se rapprochant, on distinguait des détails. Le continent se découpait en plans panoramiques où dominaient le rouge, l’or et le violet, suivant la distance. Des brises languides échevelaient paresseusement des palmes penchées sur les plages. Plus loin, des vallées sinuaient aux flancs des monts. Les jungles bruissaient de jacassements animaux. Des bouffées puissantes de parfums tournoyaient entre les caps et les promontoires.

– Voilà la rivière! dit l’Édile.

Un peu à droite, un estuaire répandait ses eaux vertes dans la baie mordorée.

Une heure plus tard, les deux navires remontaient le cours d’eau, passaient lentement sous des dais de feuillage, sous des arcs de triomphe de lianes entrelacées d’où tombait une pluie molle de pétales.

À chaque détour, les méandres cachaient une surprise, panache d’un pandane au sommet d’un mont, plages de sable noir où brillaient des micas, arche de pierre polie enjambant la vallée.

Sav observait les rives:

– Un pegoss! annonçait-il.

Et l’on voyait une masse aux membres lourds s’ébrouer dans la vase.

– Une cervuse, un bossk!

Et l’on devinait la fuite d’une silhouette gracieuse sous les branches, poursuivie par un trot saccadé.

Des appels, des feulements, des crécelles s’entrecroisaient d’une berge à l’autre, au-dessus de la tête des oms.

Quand la nuit tomba tout à fait, on atteignit le lac figurant sur les cartes. L’Édile ordonna d’ancrer dans une crique. Deux détonations sourdes, des ondes concentriques à la surface, les deux ancres obus avaient harponné le fond, fixant solidement les navires au mouillage.

Terr interdit tout débarquement. Il descendit dans la chambre des cartes, en compagnie de Sav et de deux officiers. Charb et Vaill qui avaient voyagé sur le bâtiment 2, vinrent bientôt les rejoindre, en passant d’un bord à l’autre. Le maître-bord 2 et le sous-maître les suivirent.

– Oms, dit Terr, l’Exode a réussi. Il nous a coûté cher et j’aime mieux ne pas parler du bâtiment 3. Inutile de s’attendrir sur le passé. D’autres dangers nous attendent sans doute. Mais nous sommes à l’abri des draags. Ils mettent très rarement le pied sur ce continent. Il nous sera facile de nous cacher longtemps. Il sera plus difficile de nous organiser pour survivre. Nos réserves ne dureront pas toujours. Et là où nous sommes, il n’y a pas d’usines ou d’entrepôts à piller. Nous ne sommes plus les parasites des draags, mais la race maîtresse de cette portion sauvage d’Ygam.

Nous ne devons plus de comptes qu’à nous-mêmes, mais nous ne pouvons plus compter que sur nous-mêmes… Et puis, n’oublions pas que nous avons un devoir à remplir. Nous sommes privilégiés. Des millions d’oms sont toujours prisonniers des draags.

Il faudra les ravir à cet esclavage. Ce grand projet demandera peut-être la durée de plusieurs générations. Nous ne le verrons sans doute pas réalisé. Mais qu’il brille au-dessus de nous comme un but sacré à atteindre. Qu’il fouaille nos énergies! Et les enfants de nos enfants réussiront peut-être!

Il déplia une carte et posa son doigt au milieu.

– Les Hauts Plateaux, dit-il. C’est là que notre installation est prévue. Les jungles qui nous entourent sont trop malsaines, malgré leurs séductions…

TROISIÈME PARTIE

1

Le Grand Conseil Draag se tenait tour à tour dans la capitale de chaque continent. Cette fois, il avait lieu à Klud, capitale d’A sud.

Dans une vaste salle ornée de bustes (les plus fameux édiles des temps passés), les quatre édiles présents trônaient chacun au milieu d’une vingtaine de subordonnés.

Admis comme orateur, le Maître Sinh était assis sur un matelas de confort, au centre de la salle, à égale distance des quatre grandes tables. Il parlait. Et la passion, la conviction de son exposé le faisaient un peu gesticuler. Sceptiques, certains édiles le soupçonnaient de cabotinage et murmuraient qu’il faisait des effets de membranes.

– Enfin, disait le Maître Sinh, les fiximages que vous avez entre les mains sont éloquentes. Je vous conjure, Édiles, de ne pas minimiser l’importance des faits. Les draags sont habitués depuis toujours à se considérer, avec raison, comme une race maîtresse. Si bien qu’imaginer une autre race capable de les supplanter leur paraît ridicule. Or, j’affirme que les oms constituent un danger pressant.

«Vous ne pouvez douter des images étalées sous vos yeux. Les oms ont créé une cité, se sont organisés, se sont armés. Vous pensez qu’il serait facile de les pulvériser et vous avez raison sur ce point… à condition qu’ils n’aient pas progressé quand vous prendrez la décision d’agir. À condition qu’ils n’aient pas trouvé une parade.

Il s’interrompit un instant et leva un bras en l’air avant de poursuivre:

– Or, les fiximages des derniers plans sont inquiétantes. Quelles sont ces trois grosses masses décantées des halos parasites par nos spécialistes? Certains ont parlé d’astronefs! Ce qui serait alarmant et prouverait une efficience technique ahurissante. Mais notre inquiétude devrait alors se nuancer d’un secret espoir, puisque la fabrication de ces engins révélerait chez les oms un désir d’exil, de fuite! Il serait alors politique d’essayer de prendre contact avec eux et de les aider dans leurs projets: nous en serions débarrassés… Malheureusement, ou heureusement, je ne pense pas qu’il s’agisse de cela. C’est trop tôt. Les oms n’en sont pas encore capables. Je pencherais vers une autre hypothèse, étayée par l’avis d’éminents spécialistes, et, sans même parler de spécialistes, par le simple bon sens.

Il s’essuya les tympans et désigna brusquement la carte d’A sud qui pendait derrière les délégués de ce continent.

– Les oms ont choisi un port! clama-t-il. Le port le plus proche du «Continent Sauvage». Et les trois objets énigmatiques sont des vaisseaux! Le profil, la forme de l’étrave, l’ombre du capot de passerelle, tout y est. Cela doit sauter à l’œil le moins averti!

Il regarda tour à tour les quatre Premiers Édiles, avec lenteur, et ponctua:

– Il faut faire vite, Édiles, les oms sont rapides. Si vous n’agissez pas à temps, le «Continent Sauvage» deviendra avant peu inabordable sans de grands désastres! Si vous frappez un grand coup, même pour rien, en admettant que mes idées ne soient que des hallucinations de vieillard, vous n’aurez fait que pourfendre une ombre, mais cela ne vous coûtera rien et vous aurez la conscience tranquille… J’ai parlé!

Il salua en écartant ses membranes, dit «bonheur sur vous» et sortit de la salle.

Dès qu’il eut disparu, l’Édile d’A sud leva la main. Trois têtes s’inclinèrent pour lui accorder la parole. Il réprima un sourire et dit:

– Édiles, le Maître Sinh est un draag de valeur, un savant. Et quoique son métier l’entraîne un peu trop loin dans ses prophéties…

Une vague d’amusement courut dans l’assemblée.

– … j’ai jugé bon de tenir compte de ses avertissements. Il est incontestable que l’om évolue, qu’il progresse, qu’il pourrait à la longue constituer un danger, qu’il a fondé une cité… J’ai donc pris les mesures que vous connaissez; des éléments de télébarrage cernent le vieux port. Je compte sur votre accord pour appuyer sur le bouton qui en commande la mise en marche.

– Bien. Dès demain, les oms seront dans l’impossibilité de sortir de leur cité!

– Il leur restera la mer, plaisanta quelqu’un.

Tout le monde sourit.

– Pour plaire au Maître Sinh, continua l’Édile d’A sud, je vous propose d’envoyer au port une escouade de militaires cuirassés. Ils auront l’ordre de tout balayer aux rayons durs si les oms leur font mauvais accueil. Nous pourrons alors visiter la cité morte pour, comme dit le Maître Sinh, apaiser notre conscience en constatant que nous avons bel et bien pourfendu une ombre.

Tout le monde applaudit en riant. L’orateur fit signe qu’il avait quelque chose à ajouter.

– Toutefois, prenons certains de ses avertissements en considération. J’ai personnellement ordonné sur mon continent une désomisation bimensuelle et une stérilisation des oms les plus intelligents. Je ne saurais trop vous conseiller d’adopter les mêmes mesures sur vos territoires respectifs.

L’Édile de B nord parla:

– J’appuie, dit-il simplement.

Les deux autres édiles répétèrent en chœur:

– J’appuie!

Ils pressèrent tour à tour un bouton qui apposait automatiquement leur sceau sur le décret enregistré à l’étage au-dessous par le télé-enregistreur des débats.

L’Édile de B sud leva la main:

– Je propose de suspendre la séance pour une demi-heure. À la reprise, nous entendrons l’intéressant rapport des ingénieurs de mon continent sur le rendement des usines d’alimentation.

Les autres n’y virent aucun inconvénient. Car le Conseil n’avait à régler que de minuscules problèmes. Les choses fonctionnaient depuis si longtemps à la perfection sur Ygam, la grande machine administrative y tournait sans à-coups depuis tant de lustres, qu’il n’y avait pratiquement rien à faire que la laisser tourner.

Tout le monde alla s’ébattre un moment dans la piscine du Palais, ravi d’avoir assisté à une séance qui changeait un peu de la monotonie coutumière.

Quelques jours plus tard, trois sphères de l’armée déposèrent une vingtaine de draags cuirassés aux abords du vieux port. À l’abri dans leurs scaphandres, les soldats avancèrent au milieu des ruines, sans subir la moindre attaque. Ils renversèrent quelques murs, fouillèrent les égouts, prirent des fiximages de quelques installations bizarres et, par acquit de conscience, passèrent soigneusement la ville aux rayons durs.

Ils n’avaient pas rencontré un seul om.

Quand les images rapportées par la petite expédition parvinrent à l’Édile de Klud, celui-ci gloussa de satisfaction et demanda le Maître Sinh par téléboîte intercontinentale.

– Savez-vous, lui dit-il, ce qu’étaient vos trois navires construits par les oms?… Trois grossières représentations de poissons… Comment? Mais si, Maître Sinh, j’ai les fiximages sous les yeux. Ce sont des tôles découpées en forme de poissons; ils ont même gravé des yeux et des écailles!.. Hein?… Non, vous pensiez que ces oms étaient de grands marins, ce n’étaient que de petits pêcheurs. Voilà la raison de leur installation au bord de la mer. Quant à ces poissons de métal, il s’agit sans doute d’un culte grossier… oui… Ils en sont là, en effet! Je dirais même qu’ils n’en sont «que» là! Tranquillisez-vous, il n’en reste plus un. À vrai dire, les soldats n’en ont pas rencontré, mais ils ont tout passé aux rayons durs. Les oms avaient dû s’enfouir prudemment dans leurs souterrains les plus profonds. Ils ne remonteront jamais. Leurs cadavres brûlés sont certainement méconnaissables à l’heure où je vous parle.

L’Édile pensait rassurer le savant par cette nouvelle, mais ses espoirs furent déçus et la contrariété voila ses yeux rouges tandis qu’il sentait son tympan vibrer presque douloureusement aux récriminations amères et aux véhémences oratoires du Maître Sinh. Il eut du mal à placer un mot:

– Mais… mais je… mais oui, naturellement, je vous dis que tout à été brûlé! Écoutez…

À la fin, il se rappela qu’il était Premier Édile et en eut assez des façons de son interlocuteur. Il décida de parler en Édile:

– Assez, Maître Sinh! Si vous continuez sur ce ton, vous injuriez à travers moi tout le Grand Conseil. Ce serait montrer bien peu de reconnaissance à un gouvernement qui a l’intention d’agrandir le musée!

Cette menace voilée parut envenimer les choses et l’Édile dut hausser encore le ton.

– Non, non et non, Maître Sinh! Je ne veux… Voulez-vous me laisser parler, s’il vous plaît, je suis votre Édile! Et malgré notre différence d’âge, j’ai l’intention de me faire respecter. Vous ignorez une chose, Sinh, c’est que sans moi et mon collègue d’A nord, les deux autres Édiles n’auraient même pas accepté de discuter la question! Vous… comment?… C’est possible, mon cher, mais dites-vous bien que lorsque cette histoire de poisson de métal va se répandre dans les sphères officielles, un rire énorme va balayer toute mesure superfétatoire contre les oms. Le Conseil vous a accordé deux désomisations par mois et la destruction du port. Ne lui demandez pas d’autres excentricités. Je regrette de vous parler sur ce ton, mais vous m’y avez obligé. Bonheur sur vous.

L’Édile coupa d’un geste sec et souffla de colère. Le Maître Sinh n’était vraiment pas raisonnable. Certes, la question des oms errants s’était posée, elle avait eu son heure d’actualité. Tout cela était juste. D’accord. Mais les mesures demandées par Sinh frisaient la démence sénile. Pourquoi pas une mobilisation générale?

Et puis… l’Édile avait chez lui deux oms de race noire, deux animaux magnifiques et débordant d’affection pour leur maître. Il n’arrivait pas à imaginer que les congénères de ses bêtes familières pussent présenter un grand danger pour les draags.

2

Les draags avaient agi très vite, compte tenu des lenteurs nécessaires à leurs décisions administratives.

Entre le moment où ils avaient fiximagé les ruines du port et l’anéantissement de la cité, il s’était à peine écoulé quinze jours.

Cependant, ces quinze jours équivalant pour les oms à près de deux ans terrestres, ceux-ci avaient abattu un travail considérable. Outre la traversée de l’océan, ils avaient eu le temps de percer et d’aménager sous les rives du lac un port caché pour l’un des navires, de démonter l’autre entièrement pour faire de ses débris trois centaines de lourds véhicules aptes à la progression en brousse.

Au fur et à mesure de leur construction, ces véhicules étaient envoyés en reconnaissance vers les Hauts Plateaux, lieu choisi pour l’installation définitive. Si bien qu’une navette de véritables chars blindés circulait constamment entre le camp de débarquement et les hauteurs, hissant peu à peu tout le matériel, les ouvriers et les techniciens nécessaires à l’édification d’une cité.

Terr lui-même fit plusieurs fois le voyage pour surveiller les travaux.

Enfin, par dizaines de mille, de longues files d’oms, flanquées par la protection des chars, montèrent lentement par les jungles.

Les bébés, les jeunes mères et les enfants en bas âge, quoique vaccinés contre toutes les maladies tropicales possibles, ne touchaient pratiquement pas le sol avant d’arriver au but. À la base de débarquement, Terr les avait consignés dans le navire intact. Pendant le voyage, ils restaient dans les chars. On évitait ainsi tout accident, car le pays était bourré de fauves, ou même d’animaux placides, mais dangereux par leurs proportions gigantesques.

Enfin, à peu près à l’époque où le draag Édile d’A sud rivait son clou au Maître Sinh, la dernière cohorte d’émigrants se prépara au départ.

Terr avait tenu à en être. Sauf deux ou trois voyages d’inspection, il était resté le plus longtemps possible sur les bords du lac pour rassurer par sa présence les derniers rangs. Les autres, en effet, avaient moins besoin de lui. Ils vivaient dans un climat plus sain, moins débilitant. Mais ceux que le sort avait momentanément oubliés montraient souvent des signes de nervosité. Le prestige et l’autorité de l’Édile leur était nécessaire.

Un jour, une centaine de chars venus de la cité neuve débouchèrent de la jungle et s’avancèrent vers le camp, solidement retranché entre trois rocs énormes. Ils étaient attendus depuis longtemps. Ils amenaient la relève des gardiens du navire.

Quand ils pénétrèrent sur la place centrale du camp, dans un nuage de poussière, une foule délirante sortit des baraquements en bois pour s’assembler autour d’eux. Leur arrivée signifiait pour les autres un prochain et massif déménagement. Le dernier.

La foule suante s’extasia sur le teint frais des deux cents gaillards qui sautèrent des machines. Ceux-ci riaient aux éclats, répondaient de bonne grâce à toutes les questions qu’on leur posait sur les Hauts Plateaux et se laissaient embrasser par les omes.

L’Édile arriva bientôt. Il monta debout sur la tourelle d’un char et étendit les bras pour demander un peu de silence. Puis il parla dans une téléboîte et sa voix emplit la place:

– Oms, dit-il, on m’annonce que la ville est achevée!

Des vivats éclatèrent de toute part et Terr dut encore lever les bras pour se faire entendre. Il continua, souvent interrompu par l’enthousiasme de ses auditeurs:

– Cela signifie que nous pouvons partir… Nous y serons demain… N’avais-je pas raison de vous promettre la réussite de l’Exode? Nous allons enfin vivre comme une race maîtresse!.. Quant à vous, gardiens du navire, vous avez vécu des mois sur les hauteurs. Votre tour est arrivé de relayer ceux qui se morfondent depuis si longtemps au bord du lac. Je sais que beaucoup se demandent pourquoi nous gardons ce navire, pourquoi nous ne l’avons pas démonté comme l’autre, ce qui aurait sans doute accéléré notre installation et aurait libéré plus de matériel. Je leur répondrai qu’un peu de bon sens suffit à prouver le bien-fondé de nos décisions. Nous ne savons pas encore ce que nous réserve l’avenir. Un bâtiment peut nous être nécessaire encore. D’ailleurs, oms de garde, vous savez que vous serez fréquemment relevés. Et maintenant, vous tous, préparez-vous. Le plan d’évacuation étant depuis longtemps mis au point, nous pouvons nous mettre en route d’ici deux heures! En route pour la cité neuve!

Quinze mille oms adultes firent exploser un formidable cri d’espoir, tandis que, dans la nursery du navire, deux mille bébés vagissants ignoraient tout du destin que leur préparaient leurs aînés.

Puis, la foule se disloqua, s’effilocha en tous sens vers les baraques, tandis que les chars manœuvraient dans la poussière les uns pour se garer, les autres pour se tourner vers la sortie et se mettre en position de départ.

Deux heures plus tard, l’avant-garde prenait la route, vite suivie de groupes de deux cents porteurs, chacun précédé d’un char bourré d’omes allaitant leur marmaille.

Quoique souvent parcourue, la route était à peine tracée. Conquise sur la jungle, elle était récupérée par elle après chaque passage et s’encombrait de jeunes arbres, de buissons et de prêles gigantesques. Les chars écrasaient tout sous leur poids et cahotaient douloureusement sur les débris des arbres abattus.

Dès les premiers stades, on pataugea dans la boue. Magma rougeâtre, la terre suintait comme une éponge. Très haut, les cimes des arbres se joignaient au-dessus de la route comme les piliers d’une architecture gothique. Elles formaient une voûte verdâtre d’où tombait un jour d’église, une forte pénombre coupée çà et là d’un rais de soleil oblique, comme un phare d’une sadique complaisance éclairant ici une mare grouillante de larves, là le squelette monstrueux d’un bossk adossé à une souche, avec sa tête ricanante tombée à ses côtés sur un matelas de feuilles pourries, plus loin une tantlèle, plante carnivore agitant voluptueusement ses tentacules dans la lumière, comme une danseuse orientale et perverse tordant ses membres sous un projecteur de théâtre…

Et l’on racontait en marchant de sinistres histoires. On se rappelait l’aventure arrivée aux premiers éclaireurs qui cherchaient le chemin des Plateaux. Souvent, ces oms épuisés par le climat, les yeux brouillés par la sueur et la tête bourdonnante d’hallucinations, s’étaient égarés dans la jungle. Et là, privés d’omes depuis longtemps, ils croyaient vraiment voir apparaître une danseuse lascive au détour d’un buisson. Ils avançaient, les mains tendues vers la plante que leur désir revêtait de toutes les séductions possibles, et succombaient à une étreinte délicieuse et fatale, vidés de leur sang par les suçoirs de la tantlèle, visage rongé par les baisers acides des corolles.

Rassurés par leur nombre, les émigrants riaient très fort en secouant la tête, mais ils détournaient subrepticement les yeux pour regarder ailleurs et parlaient vite d’autre chose.

Tous les deux stades, vingt porteurs montaient sur le dos d’un char et reposaient les muscles de leurs jambes. En fait, ils échangeaient leur fatigue contre une autre, car les soubresauts du véhicule leur cognaient les côtes sur la tôle. Pour ne pas glisser, ils devaient se cramponner dans des positions invraisemblables et, deux stades plus loin, c’était presque avec soulagement qu’ils laissaient la place à d’autres.

Après quelques lazzi et clins d’œil lancés aux omes occupant l’intérieur du char, après quelques sourires aux enfants, ils sautaient sur le sol et reprenaient leur charge sur leurs épaules.

Au cinquantième stade, on tomba sur le premier poste, le premier relais. Là, installés dans la gueule béante d’une caverne dentée de stalactites, un millier d’oms en accueillirent quinze mille.

Chacun se lava dans l’eau d’un torrent qui bouillonnait au fond de la grotte. Les médecins pansèrent des plaies, examinèrent les bébés un par un et accouchèrent quelques omes. On distribua des vivres et tout le monde s’endormit.

Les oms tombèrent dans un sommeil de brute, bercés par l’espoir. Encore neuf étapes, encore neuf haltes et l’on verrait la cité neuve!

L’Édile avait voulu donner l’exemple. Il avait marché comme les autres, en portant sa charge: deux lourdes ampoules de vaccin, matelassées d’un emballage de feuilles.


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