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Oms en série
  • Текст добавлен: 17 сентября 2016, 23:17

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Автор книги: Stefan Wul



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4

Un timbre vibra sur la table du Premier Édile A sud. Il pressa un bouton et dit «Oui?».

– L’opération «Vieux Port» est terminée, Premier Édile, dit une voix. Les fiximages sont au laboratoire.

L’Édile tressaillit.

– Faites-les monter à mesure qu’elles sortent, ordonna-t-il.

Il toucha un autre contact et dit:

– Le Maître Sinh doit arriver dans quelques minutes au sphérodrome intercontinental. Faites le nécessaire pour qu’il soit chez moi le plus tôt possible.

Bientôt, les premières épreuves fiximagées tombèrent dans le tiroir réservé aux plis d’urgence. L’Édile s’en empara et les étala sur sa table. Il scruta les vues agrandies de la ville abandonnée. De temps en temps, il gloussait. De faibles indices lui révélaient dans ces ruines une forte concentration d’oms. Il encadra d’un trait rouge un ancien caniveau truffé d’empreintes de pieds nus, fit de même autour de trois petites silhouettes se découpant à contre-jour dans la faille d’un vieux mur et nota la présence insolite d’une pile de boîtes neuves, mal cachées par un rideau d’herbes.

On lui annonça l’arrivée du Maître Sinh. Ils ne se perdirent pas en vaines politesses. L’Édile désigna les images au vieux savant. Celui-ci les parcourut rapidement du regard et dit:

– Ce n’est pas très intéressant. Nous savions déjà qu’il y avait des oms dans cette ville. Vous n’avez travaillé qu’en surface?

– Non pas, Maître, dit l’Édile.

Il se pencha sur le tiroir et en tira d’autres épreuves.

– Voici des transfiximages.

– Quelle profondeur?

– Voyez, c’est écrit au coin de la feuille: 50 millistades.

Le Maître Sinh eut un «ah» satisfait. Il inclina son crâne ridé vers la table. Bientôt, son doigt nerveux se posa en haut de l’image.

– Voyez! dit-il simplement.

L’épreuve était nette. Les rayons avaient percé les premiers plans sans les fixer sur le film. On voyait une coupe superficielle des ruines les plus proches de l’appareil.

– Des oms! fit l’Édile.

– Bien sûr, des oms! répondit en écho le vieillard. Ce qui m’intéresse, c’est cela! Ces objets noirs autour desquels ils s’assemblent par groupe de trois!

– Des…

– Des armes de poche, des lance-rayons! Ces oms sont armés, mon cher Premier! Est-ce que vous vous rendez compte! Bien sûr, étant donné leur petite taille, ils ont besoin de trois servants par arme là où nous n’avons qu’à presser la détente avec un doigt. Regardez ça, ils ont modifié ces armes à leur usage. Chaque lance-rayons est monté sur affût à ressort. Ils ont soudé un levier à chaque bouton de tir.

Il éplucha rapidement plusieurs clichés, désignant ici et là des batteries stratégiquement disposées:

– Tenez! Là et là… Ici! Encore trois! À leur échelle, c’est une véritable artillerie! Vous rendez-vous compte qu’au moindre geste offensif, vos draags étaient tués pratiquement à bout portant?

– C’est effrayant!

Le Maître hocha pensivement sa grosse tête ridée par l’âge.

– Voyons le reste, dit-il en s’emparant des épreuves qui s’accumulaient dans le tiroir. Ici, nous avons… quatre centistades de profondeur… voyons… oh! là! Regardez-moi ça, Premier. Ces couloirs, ces escaliers, ces… qu’est-ce que cela?

– Des lampes, je crois!

– Mais oui, des réseaux de lampes pour éclairer ce… labyrinthe! Ils ne font pas d’économies. Ils doivent avoir des piles en quantité… Et là?

Il passait à d’autres images. Dix centistades, trente, quarante. Les épreuves étaient de plus en plus floues avec la profondeur. Chaque «coupe» s’auréolait un peu partout de la projection parasite des plans précédents.

Néanmoins, les deux draags reconnurent des entrepôts d’armes, de vivres, d’outils; des dortoirs, des nurseries; des salles d’instruction bourrées d’écouteurs sur lesquels se penchaient, par dix, des grappes d’étudiants.

– Voilà le plus dangereux, dit le Maître Sinh. Le reste ne serait rien. Ces écouteurs leur divulguent nos techniques, et toute une science que nous avons mis des lustres à perfectionner.

– Votre dernière phrase est rassurante, argua le Premier. Si nous avons mis des lustres…

– Mais non, vous n’y êtes pas du tout, coupa le Maître. Songez que nous nous sommes laissé piller une science toute faite! Ils n’ont qu’à prendre ce que nous avons dû longuement bâtir. Voyez où ils en sont au bout de quelques mois! Malheur sur nous si nous n’intervenons pas. Ils nous dépasseront! Ils ont de prodigieuses facultés d’assimilation. D’ailleurs, tout cela ne m’étonne qu’à moitié. Quand j’ai su qu’ils communiquaient par téléréseaux, j’en ai conclu qu’ils étaient capables de fabriquer des téléboîtes facilement transportables. S’ils sont capables de ça, ils le sont de tout le reste… Voyons les dernières images.

Les dernières feuilles étaient pratiquement indéchiffrables. La superposition des divers plans brouillait toute interprétation raisonnable.

– Je vais faire décanter ça par le laboratoire, dit le Premier Édile.

Passant de la parole aux actes, il jeta les images dans un tiroir et dicta ses ordres par télé.

– Quand auront-ils fini? s’informa le Maître.

– Pas avant demain, malheureusement.

Le savant soupira et fit craquer ses vieilles membranes desséchées.

– J’ai pris d’autres mesures, dit l’Édile. Je vous en ai parlé.

– Oui, je sais. Un télébarrage!

– La ville est pratiquement cernée. S’ils ont des véhicules à moteur ou des bulles, il leur sera impossible de s’en servir.

Le vieillard eut un geste découragé vers les fiximages répandues sur la table.

– Après avoir vu tout ça, dit-il, je me demande s’ils n’ont pas repéré le manège de vos agents. Ils sont capables d’avoir déterré vos éléments et d’en avoir changé la longueur d’onde à leur usage.

– Tout de même! Mes draags ont agi discrètement!

– Discrètement à notre échelle. Mais un geste imperceptible peut se présenter comme une énorme maladresse aux yeux d’un petit om un peu observateur. Je crois qu’il faudra envisager des mesures plus brutales, plus décisives.

– Tout écraser sans prévenir?

– Peut-être. Je ne pense pas qu’ils puissent nous combattre à armes égales. Pas encore. Mais nous n’avons repéré qu’une ville. Et s’il y en avait d’autres?

La contrariété obscurcit un peu les yeux rouges de l’Édile.

– Cela m’étonnerait. Les rares télémessages que nous avons captés…

– Les rares télémessages! dit amèrement le Maître. Cela prouve que vous ne les avez pas tous captés. Imaginez qu’ils aient un code. Imaginez qu’une dizaine de cités semblables fonctionnent en secret sur chacun des quatre continents!

– Rien ne nous permet d’échafauder de telles suppositions. Les Édiles des autres continents n’ont rien décelé de plus inquiétant chez eux que des activités désordonnées d’oms errants. La désomisation…

– Je me demande si la désomisation ne favorise pas l’évolution des oms en leur donnant la nécessité d’une organisation défensive!

Le premier Édile leva les bras en l’air, membranes tendues:

– Mais c’est vous-même, Maître, qui avez le premier conseillé cette mesure préventive à mon collègue d’A nord!

– J’ai pu commettre une erreur, je ne suis pas infaillible. J’ignorais encore les proportions du danger… Croyez-moi, le moment est venu de se demander si les draags sont encore la race maîtresse d’Ygam.

– Vous poussez les choses au noir, dit l’Édile en émettant un son de crécelle ressemblant au rire.

– Oh! ne riez pas, protesta le maître. J’étudie les oms depuis longtemps. Depuis longtemps je m’émerveille des facultés de cet… animal. Le danger est terrible. Il y a Conseil dans huit jours. Sachez que j’ai l’intention d’y proposer une désomisation immédiate et totale.

– Mais vous n’y pensez pas! Le public n’a pas été tenu au courant de nos soucis. Vous allez susciter une levée de boucliers. Beaucoup de gens sont très attachés à leurs oms!

– Quand ils seront au courant…

– Mais non, Maître Sinh. Une autre raison s’oppose à ce projet. Si vous claironnez partout la vérité, les oms organisés le sauront. Ils vont réagir et trouver quelque chose pour anéantir notre action ou, du moins, en affaiblir la portée. Il faut les prendre par surprise!

Le Maître resta un moment pensif.

– Peut-être avez-vous raison, dit-il enfin. Nous pourrions prétexter une épidémie et rendre obligatoire la vaccination des oms contre une maladie fantôme. À la faveur de ce mensonge nous pourrions, non pas tuer les oms, mais détruire certains centres cérébraux pour leur enlever toute intelligence. Qu’en pensez-vous?

– Cela me paraît habile. Je vais faire étudier la question… Bonheur sur vous, Maître Sinh, vous avez quand même réussi à m’effrayer! Dès demain, je réunirai un conseil restreint à l’échelle continentale pour envisager une action d’envergure.

Le Maître se leva.

– Bonheur, Premier Édile. Faites vite si vous m’en croyez!

Il regarda son cadran axillaire.

– Je serai dans une heure à Torm, dit-il. Je vais en parler à votre collègue d’A nord. Mais il est déjà tard. Soyez assez aimable pour le faire prévenir de ma visite.

5

Sous un ciel topaze aux teintes foncées par le couchant, une vaste mer de sang frais se berçait mollement d’un horizon à l’autre. Des courants gorgés de plancton promenaient leurs arabesques au hasard des brises.

Points perdus dans l’immense poème, trois navires taillaient leur route, obstinément. Ils taillaient dans un océan de couleurs, insensibles aux grâces nonchalantes, aux languides enchantements des vagues qui rutilaient de mille facettes en se pavanant dans leurs fastes.

Cap à l’est, ils emportaient dans leurs flancs tout l’espoir d’une race en rupture de chaînes. Ils allaient en triangle, les deux premiers remorquant l’autre, dont la coque grouillait d’oms encordés.

Fouettés d’embruns, sueur lavée par la bave vermeille de la mer, les oms pesaient par grappes, de tout leur poids, sur le dos luisant du dernier navire. Muscles noués par l’effort, étaux de chair vautrés en force sur étaux de fer, ils maintenaient les écrous géants sur les lèvres de la dernière plaque. On terminait le navire en plein voyage.

Les oms avaient oublié tout souci personnel. Les souffrances individuelles ne comptaient plus. Ils n’étaient qu’une seule âme tendue vers un seul but. Parfois, assommés par la gifle splendide d’une vague, certains perdaient connaissance et pesaient d’un poids mort au milieu des autres, qui s’en apercevaient à peine. Déséquilibrés, d’autres pendaient étranglés à leur corde, comme des breloques au flanc rond de la coque. Les hasards du roulis les achevaient à coups de bains intermittents. Le navire tirait dans son sillage une bonne vingtaine de pantins inertes glissant sur le dos musclé de l’océan.

À l’intérieur, dans un labeur symétrique, d’autres suffoquaient sous la tôle, dans l’odeur animale de l’effort mêlée à celle du métal chauffé. Des dos carrés saignaient, arc-boutés depuis des heures sous les étais d’un tournevis, manœuvré au tourniquet par des dizaines de bras.

Régulièrement, l’eau pénétrait en poudre par les fentes et douchait durement les plaies et les baves d’effort. D’autres travailleurs pompaient sans arrêt, rejetant à la mer la saumure d’oxydes et d’urée qui leur ballottait à mi-jambes. Tout cela dans une pénombre de vapeurs et de faux jours poisseux, dans un vaste murmure de jurons et d’ahans, soutenant le cri modulé du pas de vis grinçant à mort; symphonie démente rythmée par les coups de cymbales de la mer.

Quand tout fut terminé, la nuit avait depuis longtemps noyé les splendeurs du couchant.

Harassées, les équipes extérieures repassèrent une à une l’écoutille. Les pompeurs furent relevés tandis que les techniciens commençaient la mise en place du dernier réacteur. Le plus dur était fait.

Le chef de chantier prévint le maître-bord qui annonça aussitôt la bonne nouvelle à Terr. La communication passa par le téléfil tendu entre les deux navires.

– Parfait, dit Terr. Combien de temps pour finir?

Le maître-bord 3 hésita:

– C’est difficile à préciser, Édile. Entre dix et quinze heures, d’après le chef. Sans parler des difficultés créées par la houle, le séchage des bobines prendra du temps. Si c’était à refaire…

– Oui, je sais, dit Terr. Nous n’aurions pas monté les bobines avant le départ. Le séchage va durer plus que le temps gagné au montage. Toute action improvisée comporte fatalement des erreurs. Mais ne parlons pas du passé.

Terr se tourna vers le maître-bord 1 debout à ses côtés.

– Combien, pour le Siwo?

– Douze heures, sans forcer l’allure.

– Vous avez entendu votre collègue du vaisseau 1? dit Terr penché sur la téléboîte. Dans douze heures, nous atteindrons le courant de Siwo. Il faudrait que tout soit terminé d’ici là.

La voix du maître 3 hésita de nouveau:

– Je ne crois pas qu’il soit prudent d’y compter, Édile.

– Faites de votre mieux. Prévenez-moi dans dix heures de l’état des travaux. Si vous avez du retard, nous réduirons la vitesse.

– Entendu.

Terr coupa et marcha de long en large dans la cabine.

– Nous gagnerons un temps fou en profitant de la vitesse du Siwo, dit-il. Ce détour nous raccourcit le voyage. Mais il n’est pas question de continuer le remorquage à cette vitesse. Quel écart prévoyez-vous entre chaque navire?

– La prudence nous impose un demi-stade, au minimum. Mais je viens de parler aux ingénieurs à ce sujet. Ils craignent que les bâtiments ne tiennent pas le coup à plus de cent stades-heure.

– Quelle est la vitesse du Siwo?

– Sous cette latitude: trente stades. Mais la vitesse double au confluent du Siwo sud. Et le courant sud est parsemé d’œufs-îles. Les coques vont souffrir. Nous devrons réduire à quinze stades notre propre allure. Quinze plus soixante, nous filerons quand même à soixante-quinze. Mais notre vitesse restera de quinze par rapport aux œufs. Nous les briserons au passage. En allant plus vite, nous finirons par nous briser nous-mêmes.

Terr fronça les sourcils.

– Et les pronges? dit-il.

Le maître-bord eut un geste rassurant.

– D’après les écouteurs spécialisés, les œufs n’écloront pas à cet endroit, surtout en cette saison. L’incubation n’est pas terminée.

Il montra une carte, toucha un point au milieu des mers teintes en rouge:

– C’est par là que l’éclosion commence, tout près de l’équateur. Notre route n’y passe pas.

– Les éclosions provoquées?

– C’est rarement dangereux. Certes, les pronges sont vivants dans l’œuf. Mais la cassure de celui-ci les tue en même temps.

– J’ai entendu parler de survivance.

– C’est très bref. Ils sont rapidement noyés. Nous ferions peut-être mieux d’en parler à Sav, si vous voulez, Édile.

Terr posa la main sur la téléboîte, hésita et dit:

– Je vais aller le trouver moi-même.

Le maître-bord salua et grimpa l’échelle menant à la passerelle. Terr sortit dans le couloir. Il descendit au pont inférieur, traversa les soutes latérales où des oms vérifiaient les amarres du fret, et parvint à la coursive gauche. Une centaine de pas le mena aux loges. Il entra, salué affectueusement par tous.

– Où est Sav? demanda-t-il.

– Troisième loge, dit quelqu’un.

Il traversa la foule, distribuant çà et là une parole d’amitié ou d’encouragement, frappant cordialement l’épaule d’une ome tordue par les nausées. Dans la troisième loge, il trouva Sav assis dans un coin, vautré parmi des cartes du continent sauvage.

Le naturaliste leva de ses paperasses une tête grisonnante.

– Tiens, l’Édile! Vous avez besoin de moi?

Terr l’entraîna à l’écart.

– Dans le privé, tu n’es pas obligé de me donner de l’Édile, dit Terr. Je suis venu te parler des pronges.

– Oui?

– C’est dangereux?

– Tout ce qu’il y a de plus dangereux!

Terr secoua la tête:

– Non, je veux dire: à l’explosion provoquée?

Sav se pinça le nez.

– Ça dépend, dit-il. En général, ils sont trop faibles. Pas autant qu’un om né avant terme, cependant. Étant donné leur poids, ils peuvent avoir un geste «lourd» de conséquences.

Il cligna de l’œil en commentant:

– Je sais choisir mes expressions, hein!

– Tu es très spirituel!

– Merci. Je disais donc: d’après les écouteurs en notre possession, le pronge nouveau-né peut avoir un geste malheureux, dans son agonie. Le mois dernier, les unités de pillage ont ramené un vieil écouteur dans lequel j’ai déniché des précisions là-dessus. Neuf fois sur dix, il n’y a pas de danger.

– C’est gai! dit Terr. Comme nous allons en rencontrer des milliers, nous n’aurons que des centaines de coups durs. Tu n’as rien à me dire de rassurant?

– Si. C’est trop jeune pour nager et ça crie très fort avant de couler. Il ne faut pas s’effrayer, paraît-il. Plus ça crie, plus ça coule vite. Ils vident l’air de leurs poumons, tu comprends? Mais pour gueuler, ça gueule! Ça couvre le bruit de la mer. J’ai hâte de voir ça!

– J’espère bien que nous ne le verrons pas de trop près. Tu n’as pas entendu parler d’un moyen de les rendre totalement inoffensifs?

Sav hocha la tête.

– Si. Aller le plus vite possible. C’est ce que faisaient les draags quand ils naviguaient sur de petits bâtiments.

Terr soupira.

– Malheureusement, nous ne pourrons pas en faire autant, les coques ne tiendraient pas le coup. Mais… que viens-tu de dire? Les draags eux-mêmes craignaient les bébés-pronges?

– Évidemment! Ça date du temps de la vieille navigation. À cette époque-là, il n’était pas rare de voir un pronge nouer au passage ses tentacules sur l’hélice. Avant de mourir, il pouvait très bien démolir le bâtiment. Et même quand celui-ci en réchappait, avec son hélice endommagée, il risquait de tournoyer des mois dans le Siwo avant de se fracasser sur les récifs d’Ambala, au terminus. Les armes à rayons n’existaient pas encore, les balles ricochaient sur les pronges et ne les achevaient pas assez vite pour éviter l’accident. Mais comme je te l’ai déjà dit, ces choses-là étaient rares. Les draags forçaient l’allure et crevaient tous les œufs au passage, sans que les pronges aient le temps de causer des dégâts.

Terr saisit Sav par la manche.

– Et tu me dis tout cela maintenant?

– Tu ne m’as rien demandé! protesta le naturaliste. Tu m’as fait dire par Charb de me consacrer à l’étude de la faune et de la flore du continent sauvage! Je supposais que vous saviez tout cela et que vous aviez pris des précautions.

Terr le lâcha et branla la tête:

– Tu as raison, dit-il, c’est ma faute. Je n’imaginais pas… c’est ma faute.

– Nous avons des armes! suggéra Sav.

– Il est impossible de s’en servir. Il faudrait les monter sur la coque et… c’est trop tard.

– Évite le Siwo.

– Impossible aussi. Le voyage est prévu pour un temps déterminé. Nous ne pouvons nous passer du Siwo sans perdre deux jours. Et les réacteurs doivent être révisés tous les dix mille stades.

– Alors, je ne vois qu’une solution: voyager en plongée.

– Nous ne tiendrons jamais tout ce temps sous l’eau.

– Je veux dire: plonger le plus souvent possible.

– Et perdre du temps, murmura lentement Terr. Je vais en parler aux maîtres-bords. On verra bien.

Il fit mine de s’éloigner, puis se retournant.

– Combien pèse un pronge nouveau-né?

– De dix à quinze mille poids.

– Autant que les trois bâtiments réunis, soupira Terr. Merci, Sav.

À cet instant, toutes les sonneries du navire se mirent en branle. Terr bondit, traversa les trois loges et se rua sur la téléboîte de coursive.

– Ici, l’Édile! hurla-t-il. Que se passe-t-il, maître-bord?

– Bulle draag au sud! annonça l’officier. Nous plongeons, tous feux éteints. Je ne pense pas qu’elle nous ait repérés.

– Les autres?

– Ça va! Le bâtiment trois nous suit. Les câbles tiennent. Nous réduisons à cinq stades.

Vingt longues heures plus tard, une aube sale se leva sur la mer. Une mer lie de vin traversée d’ouest en est par un courant mordoré: le Siwo.

Les trois bâtiments naviguaient de conserve, espacés d’un demi-stade les uns des autres. Autour d’eux, des poissons volants bondissaient, de crêtes d’or en creux violets. Ils scintillaient sur la mer comme des paillettes sur les plis d’un manteau. Parfois, quelques-uns retombaient sur le pont noir d’un navire et sautillaient en désordre avant d’être rejetés par le coup de roulis suivant.

Au bout d’une heure encore, on vit le premier œuf de pronge, comme une colline ronde et verdâtre se dandinant au gré des lames. Il fut simple de l’éviter. Il tournoya longtemps, dans le remous créé par le passage des bateaux, disparut au loin.

Mais déjà, deux nouvelles boules géantes se devinaient à l’horizon. Filant trente stades, on les rattrapa sans peine. Le navire 1 dut louvoyer un peu pour passer entre elles.

Puis ce furent des groupes de cinq, sept, quinze œufs à la fois, qu’il fallut contourner. On perdit du temps. Quand la mer en fut couverte, Terr ordonna, la mort dans l’âme, de forcer l’allure et d’aller droit devant.

Tout excité, Sav avait demandé l’autorisation de monter sur la passerelle. Cinq oms s’y trouvaient déjà: l’Édile, le maître-bord et le sous-maître, l’om de barre et, assis dans un angle, le préposé à la téléboîte. Les trois navires étant séparés, on avait dû rétablir entre eux les communications sans fil; on usait d’un code.

Le naturaliste se plaça de manière à ne gêner personne et, mains serrées sur la rambarde, ouvrit de grands yeux.

Le premier œuf ne fut pas éperonné. Il roula tout le long de la coque avec un bruit de tonnerre. Le second fut abordé de plein fouet et explosa sur la proue, dans un jaillissement d’humeur verdâtre qui souilla la vitre de la passerelle. Les oms eurent la sensation de traverser un pot de marmelade.

Piquant du nez dans un creux, le navire donna l’impression de s’ébrouer, il se lava des traînées visqueuses répandues sur le pont et attaqua un autre œuf. Avec un craquement terrible, celui-ci vida sa crème dans les vagues. Des débris mous furent emportés de chaque côté, pêle-mêle avec des embryons d’organes, de couleur orange.

Sav regarda l’Édile en souriant.

– Pour l’instant, ça va bien, dit-il. Ces œufs sont encore jeunes. Dans une heure ou deux, nous risquons de toucher des petits pronges un peu plus gaillards.

Terr dit sèchement:

– On dirait que ça vous fait plaisir, Sav!

La naturaliste se retrancha derrière une mine penaude:

– Oh non! dit-il gauchement.

Mais l’éclat de ses yeux démentait ses paroles.

Le pont bouillait d’acides répandus, vite balayés par les vagues. De temps en temps, on voyait les deux autres navires, à droite et à gauche. Ils défonçaient allègrement les boules qui leur barraient le passage. La téléboîte n’enregistrait que de bonnes nouvelles de leur part. Tout cela paraissait facile et sans danger. Les oms eurent d’abord un vulgaire plaisir sportif à fracasser les obstacles. Puis, habitués au vacarme, rassurés sur la solidité relative de la coque, ils finirent par trouver monotone cette étrange navigation.

Les explosions continuaient. Il semblait même qu’elles fussent de plus en plus réussies. Certains œufs sautaient comme des bombes, avec un bruit d’artillerie assourdissant. Quelques-uns paraissaient se dégonfler comme des baudruches. D’autres faisaient voler au loin les éclats de leurs coquilles, qui ricochaient parfois sur le dos des vagues.

– Des gaz! dit Sav. Ça doit empester, dehors!

Terr le regarda:

– Quoi, des gaz?

– Oui, précisa le naturaliste. Ces œufs sont chargés de gaz dus à l’attaque des acides sur la face interne de la coquille. Ils sont plus proches de l’éclosion naturelle. Tenez!

Il pointa son doigt vers le pont. Un paquet déchiré de circonvolutions verdâtres battait par spasmes, avant d’être emporté.

– C’était un cœur, dit Sav, un cœur déjà formé! Chaque pronge en a cinq.

– Cinq cœurs?

– Oui. Et deux foies, comme les draags.

Un œuf gigantesque parut arriver comme la foudre sur le navire. Haussé par une vague tandis que le bâtiment piquait, il s’écrasa sur le capot de la passerelle, dégorgeant une chape de liquide glauque qui anéantit toute visibilité.

Le maître-bord ordonna une plongée pour se débarrasser des immondices maculant les vitres.

En remontant à la surface, le navire éperonna une autre sphère. Des lambeaux de membranes flottèrent comme des linges mouillés aux angles du capot. Et l’on put filer sans entrave en eau libre, à la rencontre d’un autre banc d’œufs se profilant au loin.

Le radio tendit au maître-bord un papier que celui-ci lut à l’Édile: le vaisseau 3 signalait une légère avarie. Déséquilibrées par les chocs, deux lourdes bobines d’induction avaient cassé leurs attaches et arraché dans leur chute une partie de l’installation.

– Demandez combien de temps il leur faut pour arranger ça, ordonna Terr.

La réponse ne tarda pas:

– Trente minutes!

Terr regarda l’horizon bourrelé de collines rondes. Il leva un sourcil vers le maître-bord.

– Nous y serons dans vingt minutes, estima l’officier.

– Moteurs en panne! ordonna l’Édile. Faites donner les mêmes ordres aux deux autres bâtiments.

Loin sur la gauche, un peu en arrière, on vit quelques œufs exploser. Les navires 2 et 3 firent bientôt leur apparition et se rapprochèrent du navire-édile. Celui-ci filait encore sur son erre. Un œuf géant tournait comme un toton dans son sillage. Sa coquille polie et trempée d’embruns captait les reflets du ciel tourmenté.

Au passage du bâtiment 2, l’œuf bascula dans un contre-remous et fila droit sur la route du bâtiment 3. Celui-ci ne chercha pas à l’éviter. On entendit un choc fêlé, claquant sur l’étendue, et les oms virent leur premier pronge vivant!

L’énormité du spectacle en ralentit les phases. Comme dans un rêve, on vit une longue lézarde sinuer au pourtour de la coquille. Le bateau disparut sous un flot d’humeurs malsaines. Comme un diable sort d’une boîte, un être verdâtre parut se dresser dans la portion inférieure de l’œuf, formant nacelle. Le pronge sembla debout sur la mer, avec ses yeux mi-clos de nouveau-né. Son visage énorme et fripé s’ornait de touffes de tentacules aux commissures des lèvres. La cocasserie de ce poupard moustachu, en équilibre au flanc d’une vague, fut balayée par son cri.

Le bouche molle s’ouvrit comme un entonnoir et brama vers les nuages. Le son vibrant, monstrueux, claqua sur la mer comme un fouet sur un tambour. L’eau lisse se rida de petites ondes à un stade à la ronde et l’océan parut avoir la chair de poule.

Le pronge déplia maladroitement un aileron, sans cesser son vacarme. Il tournoya, perdit l’équilibre et s’abattit comme une gifle.

Quand la pluie d’écume retomba, on vit encore flotter la tête aux yeux plissés. Mais l’eau lourde s’engouffrait déjà dans la bouche ouverte, noyant un gargouillis d’agonie. On vit l’aileron s’agiter, se rabattre en demi-cercle sur le navire 3 qui s’éloignait déjà. Celui-ci parut se cabrer, fit un looping au ras d’une lame et disparut. Pour toujours.

Pâle, au bout d’une heure d’infructueuses plongées, l’Édile fit abandonner les recherches.

– Adieu, braves compagnons, dit-il. Quant à nous… c’est impossible! Nous ne passerons pas. Laissons-nous dériver au gré du Siwo pour ménager les réacteurs. Perdons deux jours. C’est ton avis, Sav?

– Tu as raison, dit celui-ci. Le premier pronge nous coûte un navire. Et nous devons encore rencontrer des milliers d’œufs. Naviguons à leur vitesse, mais surtout ne les brisons pas… Nous y passerions tous!

Les traits tirés, il jeta un regard sur la mer. Ils dérivaient au milieu de coupoles vertes, qui trinquaient doucement, à petits chocs, entre elles et sur la coque des navires.


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