Текст книги "La vie devant soi"
Автор книги: Émile Ajar
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Современная проза
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– Viens ici, Momo.
– Qu’est-ce qu’il y a ? Vous allez pas encore foutre le camp ?
– Non, j’espère que non, mais si ça continue, ils vont me mettre à l’hôpital. Je ne veux pas y aller. J’ai soixante-sept ans…
– Soixante-neuf.
– Enfin, soixante-huit, je ne suis pas aussi vieille que j’en ai l’air. Alors, écoute-moi, Momo. Je ne veux pas aller à l’hôpital. Ils vont me torturer.
– Madame Rosa, ne dites pas de conneries. La France n’a jamais torturé personne, on est pas en Algérie, ici.
– Ils vont me faire vivre de force, Momo. C’est ce qu’ils font toujours à l’hôpital, ils ont des lois pour ça. Je ne veux pas vivre plus que c’est nécessaire et ce n’est plus nécessaire. Il y a une limite même pour les Juifs. Ils vont me faire subir des sévices pour m’empêcher de mourir, ils ont un truc qui s’appelle l’Ordre des médecins qui est exprès pour ça. Ils vous en font baver jusqu’au bout et ils ne veulent pas vous donner le droit de mourir, parce que ça fait des privilégiés. J’avais un ami qui n’était même pas juif mais qui n’avait ni bras ni jambes, à cause d’un accident, et qu’ils ont fait souffrir encore dix ans à l’hôpital pour étudier sa circulation. Momo, je ne veux pas vivre uniquement parce que c’est la médecine qui l’exige. Je sais que je perds la tête et je veux pas vivre des années dans le coma pour faire honneur à la médecine. Alors, si tu entends des rumeurs d’Orléans pour me mettre à l’hôpital, tu demandes à tes copains de me faire la bonne piqûre et puis de jeter mes restes à la campagne. Dans des buissons, pas n’importe où. J’ai été à la campagne après la guerre pendant dix jours et j’ai jamais autant respiré. C’est meilleur pour mon asthme que la ville. J’ai donné mon cul aux clients pendant trente-cinq ans, je vais pas maintenant le donner aux médecins. Promis ?
– Promis, Madame Rosa.
– Khaïrem ?
– Khaïrem.
Ça veut dire chez eux « je vous jure », comme j’ai eu l’honneur.
Moi Madame Rosa je lui aurais promis n’importe quoi pour la rendre heureuse parce que même quand on est très vieux le bonheur peut encore servir, mais à ce moment on a sonné et c’est là que s’est produit cette catastrophe nationale que je n’ai pas pu encore faire entrer ici et qui m’a causé une grande joie car elle m’a permis de vieillir d’un seul coup de plusieurs années, en dehors du reste.
On a sonné à la porte, je suis allé ouvrir et il y avait là un petit mec encore plus triste que d’habitude, avec un long nez qui descendait et des yeux comme on en voit partout mais encore plus effrayés. Il était très pâle et transpirait beaucoup, en respirant vite, la main sur le cœur, pas à cause des sentiments mais parce que le cœur est ce qu’il y a de plus mauvais pour les étages. Il avait relevé le col de son pardessus et n’avait pas de cheveux comme beaucoup de chauves. Il tenait son chapeau à la main, comme pour prouver qu’il en avait un. Je ne savais pas d’où il sortait mais je n’avais encore jamais vu un type aussi peu rassuré. Il m’a regardé avec affolement et je lui ai rendu la monnaie car je vous jure qu’il suffisait de voir ce type-là une fois pour sentir que ça va sauter et vous tomber dessus de tous les côtés, et c’est la panique.
– Madame Rosa, c’est bien ici ?
Il faut toujours être prudent dans ces cas-là parce que les gens que vous connaissez pas ne grimpent pas six étages pour vous faire plaisir.
J’ai fait le con comme j’ai le droit à mon âge.
– Qui ?
– Madame Rosa.
J’ai réfléchi. Il faut toujours gagner du temps dans ces cas-là.
– C’est pas moi.
Il a soupiré, il a sorti un mouchoir, il s’est essuyé le front et après il a refait la même chose dans l’autre sens.
– Je suis un homme malade, dit-il. Je sors de l’hôpital où je suis resté onze ans. J’ai fait six étages sans la permission du médecin. Je viens ici pour voir mon fils avant de mourir, c’est mon droit, il y a des lois pour ça, même chez les sauvages. Je veux m’asseoir un moment, me reposer, voir mon fils, et c’est tout. Est-ce que c’est ici ? J’ai confié mon fils à Madame Rosa il y a onze ans de ça, j’ai un reçu.
Il a fouillé dans la poche de son pardessus et il m’a donné une feuille de papier crasseuse comme c’est pas possible. J’ai lu ce que j’ai pu grâce à Monsieur Hamil, à qui je dois tout. Sans lui, je ne serais rien. Reçu de Monsieur Kadir Yoûssef cinq cents francs d’avance pour le petit Mohammed, état musulman, le sept octobre 1956.Bon, j’ai eu un coup, mais on était en 70, j’ai vite fait le compte, ça faisait quatorze ans, ça pouvait pas être moi. Madame Rosa a dû avoir des chiées de Mohammeds, à Belleville, c’est pas ce qui manque.
– Attendez, je vais voir.
Je suis allé dire à Madame Rosa qu’il y avait là un mec avec une sale gueule qui venait chercher s’il avait un fils et elle a tout de suite eu une peur bleue.
– Mon Dieu, Momo, mais il n’y a que toi et Moïse.
– Alors, c’est Moïse, que je lui ai dit, parce que c’était lui ou moi, c’est la légitime défense.
Moïse roupillait à côté. Il roupillait plus que n’importe qui j’ai jamais connu parmi les mecs qui roupillent.
– C’est peut-être pour faire chanter la mère, dit Madame Rosa. Bon, on va voir. Les maquereaux, c’est pas ça qui me fera peur. Il peut bien prouver. J’ai des faux papiers en règle. Fais-le voir. S’il fait le dur, tu vas chercher Monsieur N’Da.
J’ai fait entrer le type. Madame Rosa avait des bigoudis sur les trois cheveux qui lui restaient, elle était maquillée, elle portait son kimono japonais rouge et quand le gars l’a vue, il s’est tout de suite assis sur le bord d’une chaise et il avait les genoux qui tremblaient. Je voyais bien que Madame Rosa tremblait elle aussi, mais à cause de son poids, les tremblements se voyaient moins chez elle, parce qu’ils n’avaient pas la force de la soulever. Mais elle a des yeux bruns d’une très jolie couleur, quand on ne fait pas attention au reste. Le monsieur était assis avec son chapeau sur les genoux au bord de la chaise, en face de Madame Rosa qui trônait dans son fauteuil et moi je me tenais le dos contre la fenêtre pour qu’il me voie moins, car on sait jamais. Je lui ressemblais pas du tout, à ce type, mais j’ai une règle en or dans la vie, c’est qu’il faut pas prendre de risques. Surtout qu’il s’est tourné vers moi et il m’a regardé attentivement comme s’il cherchait un nez qu’il avait perdu. On se taisait tous, parce que personne ne voulait commencer, tellement on avait tous peur. Je suis même allé chercher Moïse, car ce type-là avait un reçu en bonne et due forme et il fallait quand même le fournir.
– Alors, vous désirez ?
– Je vous ai confié mon fils il y a onze ans, Madame, dit le mec, et il devait faire des efforts même pour parler, car il n’arrêtait pas de reprendre son souffle. Je n’ai pas pu vous faire signe de vie plus tôt, j’étais enfermé à l’hôpital. Je n’avais même plus votre nom et adresse, on m’avait tout pris, quand on m’a enfermé. Votre reçu était chez le frère de ma pauvre femme, qui est morte tragiquement, comme vous n’êtes pas sans ignorer. On m’a laissé sortir ce matin, j’ai retrouvé le reçu et je suis venu. Je m’appelle Kadir Yoûssef, et je viens voir mon fils Mohammed. Je veux lui dire bonjour.
Madame Rosa avait toute sa tête à elle ce jour-là, et c’est ce qui nous a sauvés.
Je voyais bien qu’elle avait pâli mais il fallait la connaître, car avec son maquillage, on voyait que du rouge et du bleu. Elle a mis ses lunettes, ce qui lui allait toujours mieux que rien, et elle a regardé le reçu.
– Comment déjà, vous dites ?
Le mec a failli pleurer.
– Madame, je suis un homme malade.
– Qui ne l’est pas, qui ne l’est pas, a dit Madame Rosa pieusement, et elle a même levé les yeux au ciel comme pour le remercier.
– Madame, mon nom est Kadir Yoûssef, Youyou pour les infirmiers. Je suis resté onze ans psychiatrique, après cette tragédie dans les journaux dont je suis entièrement irresponsable.
J’ai brusquement pensé que Madame Rosa demandait tout le temps au docteur Katz si je n’étais pas psychiatrique, moi aussi. Ou héréditaire. Enfin, je m’en foutais, c’était pas moi. J’avais dix ans, pas quatorze. Merde.
– Et votre fils s’appelait comment, déjà ?
– Mohammed.
Madame Rosa l’a fixé du regard tellement que j’ai même eu encore plus peur.
– Et le nom de la mère, vous vous en souvenez ?
Là, j’ai cru que ce type allait mourir. Il est devenu vert, sa mâchoire s’est affaissée, ses genoux sursautaient, il avait des larmes qui sont sorties.
– Madame, vous savez bien que j’étais irresponsable. J’ai été reconnu et certifié comme tel. Si ma main a fait ça, je n’y suis pour rien. On n’a pas trouvé de syphilis chez moi, mais les infirmiers disent que tous les Arabes sont syphilitiques. J’ai fait ça dans un moment de folie, Dieu ait son âme. Je suis devenu très pieux. Je prie pour son âme à chaque heure qui passe. Elle en a besoin, dans le métier qu’elle faisait. J’avais agi dans une crise de jalousie. Vous pensez, elle se faisait jusqu’à vingt passes par jour. J’ai fini par devenir jaloux et je l’ai tuée, je sais. Mais je ne suis pas responsable. J’ai été reconnu par les meilleurs médecins français. Je ne me souvenais même de rien, après. Je l’aimais à la folie. Je ne pouvais pas vivre sans elle.
Madame Rosa a ricané. Je ne l’ai jamais vue ricaner comme ça. C’était quelque chose… Non, je ne peux pas vous dire ça. Ça m’a glacé les fesses.
– Bien sûr que vous ne pouviez pas vivre sans elle, Monsieur Kadir. Aïcha vous rapportait cent mille balles par jour depuis des années. Vous l’avez tuée pour qu’elle vous rapporte plus.
Le type a poussé un petit cri et puis il s’est mis à pleurer. C’était la première fois que je voyais un Arabe pleurer, à part moi. J’ai même eu pitié, tellement je m’en foutais.
Madame Rosa s’est radoucie d’un seul coup. Ça lui faisait plaisir de lui avoir coupé les couilles, à ce mec. Elle devait sentir qu’elle était encore une femme, quoi.
– Et à part ça, ça va, Monsieur Kadir ?
Le type s’est essuyé dans son poing. Il avait même plus la force de chercher son mouchoir, c’était trop loin.
– Ça va, Madame Rosa. Je vais bientôt mourir. Le cœur.
– Mazltov, dit Madame Rosa, avec bonté, ce qui veut dire en juif je vous félicite.
– Merci, Madame Rosa. Je voudrais voir mon fils, s’il vous plaît.
– Vous me devez trois ans de pension, Monsieur Kadir. Il y a onze ans que vous ne nous avez donné signe de vie.
Le type a fait un petit bond sur sa chaise.
– Signe de vie, signe de vie, signe de vie ! chanta-t-il, les yeux levés au ciel, où on nous attend tous. Signe de vie !
On ne peut pas dire qu’il parlait comme ce mot l’exige, et il sautillait à chaque prononciation sur sa chaise, comme si on lui bottait les fesses sans aucune estime.
– Signe de vie, non, mais vous voulez rire !
– C’est la dernière chose que je veux, l’assura Madame Rosa. Vous avez laissé tomber votre fils comme une merde, selon l’expression de ce nom !
– Mais je n’avais même pas votre nom et adresse ! L’oncle d’Aïcha a gardé le reçu au Brésil… J’étais enfermé ! Je sors ce matin ! Je vais chez sa belle-fille à Kremlin-Bicêtre, ils sont tous morts, sauf leur mère qui a hérité et qui se souvenait vaguement de quelque chose ! Le reçu était épinglé à la photo d’Aïcha comme mère et fils ! Signe de vie ! Qu’est-ce que ça veut dire, signe de vie ?
– De l’argent, dit Madame Rosa, avec bon sens.
– Où voulez-vous que j’en trouve, Madame ?
– Ça, ce sont des choses que je veux pas entrer dedans, dit Madame Rosa, en se ventilant le visage avec son éventail japonais.
Monsieur Kadir Yoûssef avait la pomme d’Adam qui faisait l’ascenseur rapide, tellement il avalait l’air.
– Madame, quand nous vous avons confié notre fils, j’étais en pleine possession de mes moyens. J’avais trois femmes qui travaillaient aux halles dont une que j’aimais tendrement. Je pouvais me permettre de donner une bonne éducation à mon fils. J’avais même un nom social, Yoûssef Kadir, bien connu de la police. Oui, Madame, bien connu de la police, c’était même une fois en toutes lettres dans le journal. Yoûssef Kadir, bien connu de la police… Bienconnu, Madame, pas malconnu. Après, j’ai été pris d’irresponsabilité et j’ai fait mon malheur…
Il pleurait comme une vieille Juive, ce type-là.
– On a pas le droit de laisser tomber son fils comme une merde sans payer, dit Madame Rosa sévèrement, et elle s’est ventilée un coup avec son éventail japonais.
La seule chose qui m’intéressait là-dedans c’était de savoir si c’était de moi qu’il s’agissait comme Mohammed ou non. Si c’était moi, alors je n’avais pas dix ans mais quatorze et ça, c’était important, car si j’avais quatorze ans, j’étais beaucoup moins un môme, et c’est la meilleure chose qui peut vous arriver. Moïse qui était debout à la porte et qui écoutait ne se bilait pas non plus, car si ce gazier s’appelait Kadir et Yoûssef, il avait peu de chance d’être juif. Remarquez, je ne dis pas du tout qu’être juif c’est une chance, ils ont leurs problèmes, eux aussi.
– Madame, je ne sais pas si vous me parlez sur ce ton-là ou si je me trompe parce que j’imagine des choses à cause de mon état psychiatrique, mais j’ai été coupé du monde extérieur pendant onze ans, j’étais donc dans l’impossibilité matérielle. J’ai là un certificat médical qui me prouve…
Il a commencé à fouiller nerveusement dans ses poches, c’était le genre de mec qui n’est plus sûr de rien et il pouvait très bien ne pas avoir le papier psychiatrique qu’il croyait avoir, car c’est justement parce qu’il s’imaginait qu’on l’avait enfermé. Les psychiatriques sont des gens à qui on explique tout le temps qu’ils n’ont pas ce qu’ils ont et qu’ils ne voient pas ce qu’ils voient, alors ça finit par les rendre dingues. Il a d’ailleurs trouvé un vrai papier dans sa poche et il a voulu le donner à Madame Rosa.
– Moi les documents qui prouvent des choses, j’en veux pas, tfou, tfou, tfou, dit Madame Rosa, en faisant mine de cracher contre le mauvais sort, comme celui-ci l’exige.
– Maintenant, je vais tout à fait bien, dit Monsieur Yoûssef Kadir, – et il nous regarda tous pour s’assurer que c’était vrai.
– Je vous encourage à continuer, dit Madame Rosa, car il n’y avait que ça à dire.
Mais il n’avait pas l’air d’aller du tout bien, ce mec, avec ses yeux qui cherchaient des secours, ce sont toujours les yeux qui en ont le plus besoin.
– Je n’ai pas pu vous envoyer de l’argent parce que j’ai été déclaré irresponsable du meurtre que j’ai commis et j’ai été enfermé. Je pense que c’est l’oncle de ma pauvre femme qui vous envoyait de l’argent, avant de mourir. Je suis une victime du sort. Vous pensez bien que je n’aurais pas commis un crime si j’étais dans un état sans danger pour mon entourage. Je ne peux pas rendre la vie à Aïcha mais je veux embrasser mon fils avant de mourir et lui demander de me pardonner et de prier Dieu pour moi.
Il commençait à me faire chier, ce mec, avec ses sentiments paternels et ses exigences. D’abord, il n’avait pas du tout la gueule qu’il fallait pour être mon père, qui devait être un vrai mec, un vrai de vrai, pas une limace. Et puis, si ma mère se défendait aux Halles, et se défendait même vachement bien, comme il le disait lui-même, personne ne pouvait m’invoquer, comme père, merde. J’étais de père inconnu garanti sur facture, à cause de la loi des grands nombres. J’étais content de savoir que ma mère s’appelait Aïcha. C’est le plus joli nom que vous pouvez imaginer.
– J’ai été très bien soigné, dit Monsieur Yoûssef Kadir. Je n’ai plus de crises de violence, j’ai été guéri de ce côté-là. Mais je n’en ai plus pour longtemps, j’ai un cœur qui ne supporte pas les émotions. Les médecins m’ont autorisé à sortir pour les sentiments, Madame. Je veux voir mon fils, l’embrasser, lui demander de me pardonner et…
Merde. Un vrai disque.
– …et lui demander de prier pour moi.
Il se tourna vers moi et me regarda avec une peur bleue, à cause des émotions que ça allait lui causer.
– C’est lui ?
Mais Madame Rosa avait toute sa tête et même davantage. Elle s’est ventilée, en regardant Monsieur Yoûssef Kadir comme si elle savourait d’avance.
Elle s’est ventilée encore en silence et puis elle s’est tournée vers Moïse.
– Moïse, dis bonjour à ton papa.
– B’jour, p’pa, dit Moïse, car il savait bien qu’il n’était pas arabe et n’avait rien à se reprocher.
Monsieur Yoûssef Kadir devint encore plus pâle que possible.
– Pardon ? Qu’est-ce que j’ai entendu ? Vous avez dit Moïse ?
– Oui, j’ai dit Moïse, et alors ?
Le mec se leva. Il se leva comme sous l’effet de quelque chose de très fort.
– Moïse est un nom juif, dit-il. J’en suis absolument certain, Madame. Moïse n’est pas un bon nom musulman. Bien sûr, il y en a, mais pas dans ma famille. Je vous ai confié un Mohammed, Madame, je ne vous ai pas confié un Moïse. Je ne peux pas avoir un fils juif, Madame, ma santé ne me le permet pas.
Moïse et moi, on s’est regardé, on a réussi à ne pas nous marrer.
Madame Rosa parut étonnée. Ensuite elle a paru plus étonnée encore. Elle s’est ventilée. II y a eu un immense silence où il se passait toutes sortes de choses. Le mec était toujours debout mais il tremblait des pieds à la tête.
– Tss, tss, fit Madame Rosa, avec sa langue, en hochant la tête. Vous êtes sûr ?
– Sûr de quoi, Madame ? Je ne suis sûr d’absolument rien, nous ne sommes pas mis au monde pour être surs. J’ai le cœur fragile. Je dis seulement une petite chose que je sais, une toute petite chose, mais j’y tiens. Je vous ai confié il y a onze ans un fils musulman âgé de trois ans, prénommé Mohammed. Vous m’avez donné un reçu pour un fils musulman, Mohammed Kadir. Je suis musulman, mon fils était musulman. Sa mère était une musulmane. Je dirais plus que ça : je vous ai donné un fils arabe en bonne et due forme et je veux que vous me rendiez un fils arabe. Je ne veux absolument pas un fils juif, Madame. Je n’en veux pas, un point, c’est tout. Ma santé ne me le permet pas. Il y avait un Mohammed Kadir, pas un Moïse Kadir, Madame, je ne veux pas redevenir fou. Je n’ai rien contre les Juifs, Madame, Dieu leur pardonne. Mais je suis un Arabe, un bon musulman, et j’ai eu un fils dans le même état. Mohammed, Arabe, musulman. Je vous l’ai confié dans un bon état et je veux que vous me le rendiez dans le même. Je me permets de vous signaler que je ne peux supporter des émotions pareilles. J’ai été objet des persécutions toute ma vie, j’ai des documents médicaux qui le prouvent, qui reconnaissent à toutes fins utiles que je suis un persécuté.
– Mais alors, vous êtes sûr que vous n’êtes pas juif ? demanda Madame Rosa avec espoir.
Monsieur Kadir Yoûssef a eu quelques spasmes nerveux sur la figure, comme s’il avait des vagues.
– Madame, je suis persécuté sans être juif. Vous n’avez pas le monopole. C’est fini, le monopole juif, Madame. Il y a d’autres gens que les Juifs qui ont le droit d’être persécutés aussi. Je veux mon fils Mohammed Kadir dans l’état arabe dans lequel je vous l’ai confié contre reçu. Je ne veux pas de fils juif sous aucun prétexte, j’ai assez d’ennuis comme ça.
– Bon, ne vous émouvez pas, il y a peut-être eu une erreur, dit Madame Rosa, car elle voyait bien que le mec était secoué de l’intérieur et qu’il faisait même pitié, quand on pense à tout ce que les Arabes et les Juifs ont déjà souffert ensemble.
– Il y a sûrement eu une erreur, oh mon Dieu, dit Monsieur Yoûssef Kadir, et il dut s’asseoir parce que ses jambes l’exigeaient.
– Momo, fais-moi voir les papiers, dit Madame Rosa.
J’ai sorti la grande valise de famille qui était sous le lit. Comme j’y avais souvent fouillé à la recherche de ma mère, personne ne connaissait le bordel qu’il y avait là-dedans mieux que moi. Madame Rosa mettait les enfants de putes qu’elle prenait en pension sur des petits bouts de papier où il n’y avait rien à comprendre, parce que chez nous c’était la discrétion et les intéressées pouvaient dormir sur leurs deux oreilles. Personne ne pouvait les dénoncer comme mères pour cause de prostitution avec déchéance paternelle. S’il y avait un maquereau qui voulait les faire chanter dans ce but pour les envoyer à Abidjan, il aurait pas retrouvé un môme là-dedans, même s’il avait fait des études spéciales.
J’ai donné toute la paperasserie à Madame Rosa et elle a mouillé son doigt et a commencé à chercher à travers ses lunettes.
– Voilà, j’ai trouvé, dit-elle avec triomphe, en mettant le doigt dessus. Le sept octobre 1956 et des poussières.
– Comment, des poussières ? fit plaintivement Monsieur Kadir Yoûssef.
– C’est pour arrondir. J’ai reçu ce jour-là deux garçons dont un dans un état musulman et un autre dans un état juif…
Elle réfléchit et son visage s’illumina de compréhension.
– Ah bon, tout s’explique ! dit-elle avec plaisir. J’ai dû me tromper de bonne religion.
– Comment ? dit Monsieur Yoûssef Kadir, vivement intéressé. Comment ça ?
– J’ai dû élever Mohammed comme Moïse et Moïse comme Mohammed, dit Madame Rosa. Je les ai reçus le même jour et j’ai mélangé. Le petit Moïse, le bon, est maintenant dans une bonne famille musulmane à Marseille, où il est très bien vu. Et votre petit Mohammed ici présent, je l’ai élevé comme juif. Barmitzwahet tout. Il a toujours mangé kasher, vous pouvez être tranquille.
– Comment, il a toujours mangé kasher ? piailla Monsieur Kadir Yoûssef, qui n’avait même pas la force de se lever de sa chaise tellement il était effondré sur toute la ligne. Mon fils Mohammed a toujours mangé kasher ? Il a eu sa barmitzwah ? Mon fils Mohammed a été rendu juif ?
– J’ai fait une erreur identique, dit Madame Rosa. L’identité, vous savez, ça peut se tromper également, ce n’est pas à l’épreuve. Un gosse de trois ans, ça n’a pas beaucoup d’identité, même quand il est circoncis. Je me suis trompé de circoncis, j’ai élevé votre petit Mohammed comme un bon petit Juif, vous pouvez être tranquille. Et quand on laisse son fils pendant onze ans sans le voir, il faut pas s’étonner qu’il devient juif…
– Mais j’étais dans l’impossibilité clinique ! gémit Monsieur Kadir Yoûssef.
– Bon, il était arabe, maintenant il est un peu juif, mais c’est toujours votre petit ! dit Madame Rosa avec un bon sourire de famille.
Le mec s’est levé. Il a eu la force de l’indignation et il s’est levé.
– Je veux mon fils arabe ! gueula-t-il. Je ne veux pas de fils juif !
– Mais puisque c’est le même, dit Madame Rosa avec encouragement.
– C’est pas le même ! On me l’a baptisé !
– Tfou, tfou, tfou ! cracha Madame Rosa, qui avait quand même des limites. Il n’a pas été baptisé, Dieu nous en garde. Moïse est un bon petit Juif. Moïse, n’est-ce pas que tu es un bon petit Juif ?
– Oui, Madame Rosa, dit Moïse, avec plaisir, car il s’en foutait comme de père et mère.
Monsieur Yoûssef Kadir s’est levé et il nous regardait avec des yeux où il y avait des horreurs. Puis il s’est mis à taper du pied, comme s’il dansait sur place une petite danse avec le désespoir.
– Je veux qu’on me rende mon fils dans l’état dans lequel il se trouvait ! Je veux mon fils dans un bon état arabe et pas dans un mauvais état juif !
– Les états arabes et les états juifs, ici, ce n’est pas tenu compte, dit Madame Rosa. Si vous voulez votre fils, vous le prenez dans l’état dans lequel il se trouve. D’abord, vous tuez la mère du petit, ensuite vous vous faites déclarer psychiatrique et ensuite vous faites encore un état parce que votre fils a été grandi juif, en tout bien tout honneur ! Moïse, va embrasser ton père même si ça le tue, c’est quand même ton père !
– Il n’y a pas à chier, dis-je, car j’étais drôlement soulagé à l’idée que j’avais quatre ans de plus.
Moïse a fait un pas vers Monsieur Yoûssef Kadir et celui-ci a dit une chose terrible pour un homme qui ne savait pas qu’il avait raison.
– Ce n’est pas mon fils ! cria-t-il, en faisant un drame.
Il s’est levé, il a fait un pas vers la porte et c’est là qu’il y a eu indépendance de sa volonté. Au lieu de sortir comme il en manifestait clairement l’intention, il a dit ah !et puis oh !, il a placé une main à gauche là où on met le cœur et il est tombé par terre comme s’il n’avait plus rien à dire.
– Tiens, qu’est-ce qu’il a ? a demandé Madame Rosa, en se ventilant avec son éventail du Japon, car il n’y avait que ça à faire. Qu’est-ce qu’il a ? Il faut voir.
On ne savait pas s’il était mort ou si c’était seulement pour un moment, car il ne donnait aucun signe. On a attendu, mais il refusait de bouger. Madame Rosa a commencé à s’affoler car la dernière chose qu’il nous fallait c’était la police, qui ne finit jamais quand elle commence. Elle m’a dit de courir vite chercher quelqu’un faire quelque chose mais je voyais bien que Monsieur Kadir Yoûssef était complètement mort, à cause du grand calme qui s’empare sur leur visage des personnes qui n’ont plus à se biler. J’ai pincé Monsieur Yoûssef Kadir ici et là et je lui ai placé le miroir devant les lèvres, mais il n’avait plus de problème. Moïse naturellement a filé tout de suite, car il était pour la fuite, et moi j’ai couru chercher les frères Zaoum pour leur dire qu’on avait un mort et qu’il fallait le mettre dans l’escalier pour qu’il ne soit pas mort chez nous. Ils sont montés et ils l’ont mis sur le palier du quatrième devant la porte de Monsieur Charmette qui était français garanti d’origine et qui pouvait se le permettre.
Je suis quand même redescendu, je me suis assis à côté de Monsieur Yoûssef Kadir mort et je suis resté là un moment, même si on ne pouvait plus rien l’un pour l’autre.
Il avait un nez beaucoup plus long que le mien mais les nez s’allongent toujours en vivant.
J’ai cherché dans ses poches pour voir s’il n’y avait pas un souvenir mais il y avait seulement un paquet de cigarettes, des gauloises bleues. Il y en avait encore une à l’intérieur et je l’ai fumée assis à côté de lui, parce qu’il avait fumé toutes les autres et ça me faisait quelque chose de fumer celle qui en restait.
J’ai même chialé un peu. Ça me faisait plaisir, comme s’il y avait quelqu’un à moi que j’ai perdu. Ensuite j’ai entendu police-secours et je suis remonté bien vite pour ne pas avoir d’ennuis.