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La vie devant soi
  • Текст добавлен: 7 октября 2016, 01:54

Текст книги "La vie devant soi"


Автор книги: Émile Ajar



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J’étais encore dans l’escalier quand j’ai entendu Moïse qui pleurait et j’ai monté les marches au galop en pensant qu’il est peut-être arrivé malheur à Madame Rosa. Je suis entré et là j’ai cru d’abord que c’était pas vrai. J’ai même fermé les yeux pour mieux les ouvrir ensuite.

La promenade en auto de Madame Rosa dans tous les coins où elle s’était défendue lui avait fait un effet miraculeux et tout son passé s’est ranimé dans sa tête. Elle était à poil au milieu de la pièce, en train de s’habiller pour aller au boulot, comme lorsqu’elle se défendait encore. Bon moi j’ai rien vu dans ma vie et j’ai pas tellement le droit de dire ce qui est effrayant et ce qui ne l’est pas plus qu’autre chose, mais je vous jure que Madame Rosa à poil, avec des bottes de cuir et des culottes noires en dentelles autour du cou, parce qu’elle s’était trompée de côté, et des niches comme ça dépasse l’imagination, qui étaient couchées sur le ventre, je vous jure que c’est quelque chose qu’on peut pas voir ailleurs, même si ça existe. Par-dessus le marché, Madame Rosa essayait de remuer le cul comme dans un sex-shop, mais comme chez elle, le cul dépassait les possibilités humaines… siyyid !Je crois que c’était la première fois que j’ai murmuré une prière, celle pour les mahboûl, mais elle a continué à se tortiller avec un petit sourire coquin et une chatte comme je ne le souhaite à personne.

Je comprenais bien que c’était chez elle l’effet du choc récapitulatif qu’elle avait reçu en voyant les endroits où elle avait été heureuse, mais des fois ça n’arrange rien de comprendre, au contraire. Elle était tellement maquillée qu’elle paraissait encore plus nue ailleurs et faisait avec ses lèvres des petits mouvements en cul de poule absolument dégueulasses. Moïse était dans un coin en train de hurler, mais moi j’ai seulement dit « Madame Rosa, Madame Rosa » et je me suis précipité dehors, j’ai dégringolé l’escalier et je me suis mis à courir. Ce n’était pas pour me sauver, ça n’existe pas, c’était seulement pour ne plus être là.

J’ai couru un bon coup et quand ça m’a soulagé, je me suis assis dans le noir sous une porte cochère, derrière des poubelles qui attendaient leur tour. J’ai pas chialé, parce que c’était même plus la peine. J’ai fermé les yeux, j’ai caché mon visage contre mes genoux tellement j’avais honte, j’ai attendu un moment et puis j’ai fait venir un flic. C’était le plus fort flic que vous pouvez imaginer. Il tait des millions de fois plus gonflé que tous les autres et il avait encore plus de forces armées pour faire régner la sécurité. Il avait même des chars blindés à sa disposition et avec lui je n’avais plus rien à craindre car il allait assurer mon autodéfense. Je sentais que je pouvais être tranquille, qu’il prenait la responsabilité. Il m’a mis son bras tout-puissant autour des épaules paternellement, et il m’a demandé si j’avais des blessures à la suite des coups que j’avais reçus. Je lui ai dit que oui mais que ça sert à rien d’aller à l’hôpital. Il est resté un bon moment, une main sur mon épaule, et je sentais qu’il allait s’occuper de tout et qu’il allait être comme un père pour moi. Je me sentais mieux et je commençais à comprendre que la meilleure chose pour moi, c’est d’aller vivre là où ce n’est pas vrai. Monsieur Hamil quand il était encore avec nous m’a toujours dit que c’étaient les poètes qui assuraient l’autre monde et brusquement, j’ai souri, je me suis rappelé qu’il m’avait appelé Victor, c’était peut-être Dieu qui me promettait. Après, j’ai vu des oiseaux blancs et roses, tous gonflables et avec une ficelle au bout pour partir avec eux très loin et je me suis endormi.

J’ai dormi un bon coup et après je suis allé au café du coin rue Bisson où c’est très noir, à cause des trois foyers africains qu’ils ont à côté. En Afrique, c’est complètement différent, ils ont là-bas des tribus et quand vous faites partie d’une tribu, c’est comme s’il y avait une société, une grande famille. Il y avait là Monsieur Aboua dont je ne vous ai rien dit encore parce que je ne peux pas tout vous dire et c’est pourquoi je le mentionne maintenant, il ne parle même pas français et il faut bien que quelqu’un parle à sa place pour le signaler. Je suis resté là un bon moment avec Monsieur Aboua, qui nous vient d’Ivoire. On se tenait par la main et on s’est bien marré ensemble, j’avais dix ans et lui vingt et c’était une différence qui lui faisait plaisir et à moi aussi. Le patron, Monsieur Soko, m’a dit de ne pas rester trop longtemps, il ne voulait pas avoir des ennuis avec la protection de mineurs et un môme de dix ans, ça risquait de lui faire des histoires à cause des drogués, car c’est la première chose à laquelle on pense quand on voit un môme. En France les mineurs sont très protégés et on les met en prison quand personne rie s’en occupe.

Monsieur Soko a lui-même des enfants qu’il a laissés en Ivoire, parce qu’il a là-bas plus de femmes qu’ici. Je savais bien que je n’avais pas le droit de traîner dans un débit d’ivresse publique sans mes parents mais je vous le dis très franchement, je n’avais pas envie de revenir à la maison. L’état dans lequel j’avais laissé Madame Rosa me donnait encore la chair de poule, rien qu’à y penser. C’était déjà terrible de la voir mourir peu à peu sans connaissance de cause, mais à poil avec un sourire cochon, ses quatre-vingt-quinze kilos qui attendent le client et un cul qui n’a plus rien d’humain, c’était quelque chose qui exigeait des lois pour mettre fin à ses souffrances. Vous savez, tout le monde parle de défendre les lois de la nature, mais moi je suis plutôt pour les pièces de rechange. De toute façon, on ne peut pas faire sa vie au bistro et je suis remonté chez nous, en me disant pendant tout l’escalier que Madame Rosa était peut-être morte et qu’il n’y avait donc plus personne pour souffrir.

J’ai ouvert la porte doucement pour ne pas me faire peur et la première chose que j’ai vue, c’est Madame Rosa tout habillée au milieu de la piaule à côté d’une petite valise. Elle ressemblait à quelqu’un sur le quai qui attend le métro. J’ai vite regardé son visage et j’ai vu qu’elle n’y était pas du tout. Elle avait l’air complètement ailleurs, tellement elle était heureuse. Elle avait les yeux qui allaient loin, loin, avec un chapeau qui ne lui allait pas bien parce que ce n’était pas possible, mais enfin ça la cachait un peu en haut. Elle avait même le sourire, comme si on lui avait annoncé une bonne nouvelle. Elle portait une robe bleue avec des marguerites, elle avait récupéré son sac à main de pute au fond de l’armoire qu’elle gardait pour des raisons sentimentales et que je connaissais bien, il y avait encore des capotes anglaises à l’intérieur, et elle regardait à travers les murs comme si déjà elle allait prendre le train pour toujours.

– Qu’est-ce que vous faites, Madame Rosa ?

– Ils vont venir me chercher. Ils vont s’occuper de tout. Ils ont dit d’attendre ici, ils vont venir avec des camions et ils vont nous emmener au Vélodrome avec le strict nécessaire.

– Qui ça, ils ?

– La police française.

Je comprenais plus rien. Il y avait Moïse qui me faisait des signes de l’autre pièce en se touchant la tête. Madame Rosa tenait à la main son sac de pute et la valise était à côté et elle attendait comme si elle avait peur d’être en retard.

– Ils nous ont donné une demi-heure et ils nous ont dit de prendre seulement une valise. On nous mettra dans un train et on nous transportera en Allemagne. Je n’aurai plus de problème, ils vont s’occuper de tout. Ils ont dit qu’on ne nous fera aucun mal, on sera logés, nourris, blanchis.

Je ne savais pas quoi dire. C’était possible qu’ils transportaient de nouveau les Juifs en Allemagne parce que les Arabes n’en voulaient pas. Madame Rosa, quand elle avait toute sa tête, m’avait souvent parlé comment Monsieur Hitler avait fait un Israël juif en Allemagne pour leur donner un foyer et comment ils ont tous été accueillis dans ce foyer sauf les dents, les os, les vêtements et les souliers en bon état qu’on leur enlevait à cause du gaspillage. Mais je ne voyais pas du tout pourquoi les Allemands allaient toujours être les seuls à s’occuper des Juifs et pourquoi ils allaient encore faire des foyers pour eux alors que ça devrait être chacun son tour et tous les peuples devraient faire des sacrifices. Madame Rosa aimait beaucoup me rappeler qu’elle avait eu une jeunesse elle aussi. Bon je savais donc tout ça puisque je vivais avec une Juive et qu’avec les Juifs ces choses-là finissent toujours par se savoir, mais je ne comprenais pas pourquoi la police française allait s’occuper de Madame Rosa, qui était moche et vieille et ne présentait plus d’intérêt sous aucun rapport. Je savais aussi que Madame Rosa retombait en enfance, à cause de son dérangement, c’est la sénilité débile qui veut ça et le docteur Katz m’avait prévenu. Elle devait croire qu’elle était jeune, comme tout à l’heure lorsqu’elle s’était habillée en pute, et elle se tenait là, avec sa petite valise, tout heureuse parce qu’elle avait de nouveau vingt ans, attendant la sonnette pour retourner au Vélodrome et dans le foyer juif en Allemagne, elle était jeune encore une fois.

Je ne savais pas quoi faire parce que je ne voulais pas la contrarier, mais j’étais sûr que la police française n’allait pas venir pour rendre à Madame Rosa ses vingt ans. Je me suis assis par terre dans un coin et je suis resté la tête baissée pour ne pas la voir, c’est tout ce que je pouvais faire pour elle. Heureusement, elle s’est améliorée et elle fut la première étonnée de se trouver là avec sa valise, son chapeau, sa robe bleue avec des marguerites et son sac à main plein de souvenirs, mais j’ai pensé qu’il valait mieux ne pas lui dire ce qui s’était passé, je voyais bien qu’elle avait tout oublié. C’était l’amnistie et le docteur Katz m’avait prévenu qu’elle allait en avoir de plus en plus, jusqu’au jour où elle ne se souviendra plus de rien pour toujours et vivra peut-être de longues années encore dans un état d’habitude.

– Qu’est-ce qui s’est passé, Momo ? Pourquoi je suis là avec ma valise comme pour partir ?

– Vous avez rêvé, Madame Rosa. Ça n’a jamais fait de mal à personne de rêver un peu.

Elle me regardait avec méfiance.

– Momo, tu dois me dire la vérité.

– Je vous jure que je vous dis la vérité, Madame Rosa. Vous n’avez pas le cancer. Le docteur Katz est absolument certain là-dessus. Vous pouvez être tranquille.

Elle parut un peu rassurée, c’était une bonne chose à ne pas avoir.

– Comment ça se fait que je suis là sans savoir d’où et pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai, Momo ?

Elle s’est assise sur le lit et elle s’est mise à pleurer. Je me suis levé, je suis allé m’asseoir à côté d’elle et je lui ai pris la main, elle aimait ça. Elle a tout de suite souri et elle m’a arrangé un peu les cheveux pour que je sois plus joli.

– Madame Rosa, c’est seulement la vie, et on peut vivre très vieux avec ça. Le docteur Katz m’a dit que vous êtes une personne de votre âge et il a même donné un numéro pour ça.

– Le troisième âge ?

– C’est ça.

Elle réfléchit un moment.

– Je ne comprends pas, j’ai fini ma ménopause il y a longtemps. J’ai même travaillé avec. Je n’ai pas une tumeur au cerveau, Momo ? Ça aussi, ça ne pardonne pas, quand c’est malin.

– Il ne m’a pas dit que ça ne pardonne pas. Il ne m’a pas parlé des trucs qui pardonnent ou qui ne pardonnent pas. Il ne m’a pas parlé de pardon du tout. Il m’a seulement dit que vous avez l’âge et il ne m’a pas parlé d’amnistie ni rien.

– D’amnésie, tu veux dire ?

Moïse qui n’avait rien à foutre là s’est mis à chialer et c’était tout ce qu’il me fallait.

– Moïse, qu’est-ce qu’il y a ? On me ment ? On me cache quelque chose ? Pourquoi il pleure ?

– Merde, merde et merde, les Juifs pleurent toujours entre eux, Madame Rosa, vous devriez le savoir. On leur a même fait un mur pour ça. Merde.

– C’est peut-être la sclérose cérébrale ?

J’en avais plein le cul, je vous le jure. J’en avais tellement ralbol que j’avais envie d’aller trouver le Mahoute et me faire faire une piquouse maison rien que pour leur dire merde à tous.

– Momo ! Ce n’est pas la sclérose cérébrale ? Ça ne pardonne pas.

– Vous en connaissez beaucoup, des trucs qui pardonnent, Madame Rosa ? Vous me faites chier. Vous me faites chier tous, sur la tombe de ma mère !

– Ne dis pas des choses comme ça, ta pauvre mère est… enfin, elle est peut-être vivante.

– Je ne lui souhaite pas ça, Madame Rosa, même si elle est vivante, c’est toujours ma mère.

Elle m’a regardé bizarrement et puis elle a souri.

– Tu as beaucoup mûri, mon petit Momo. Tu n’es plus en enfant. Un jour…

Elle a voulu me dire quelque chose et puis elle s’est arrêtée.

– Quoi, un jour ?

Elle a pris un air coupable.

– Un jour, tu auras quatorze ans. Et puis quinze. Et tu ne voudras plus de moi.

– Ne dites pas de conneries, Madame Rosa. Je vais pas vous laisser tomber, c’est pas mon genre.

Ça l’a rassurée et elle est allée se changer. Elle a mis son kimono japonais et elle s’est parfumée derrière les oreilles. Je sais pas pourquoi c’est toujours derrière les oreilles qu’elle se parfumait, peut-être pour que ça ne se voie pas. Après je l’ai aidée à s’asseoir dans son fauteuil, parce qu’elle avait du mal à se plier. Elle allait tout à fait bien pour ce qu’elle avait. Elle avait l’air triste et inquiet et j’étais plutôt content de la voir dans son état normal. Elle a même pleuré un peu, ce qui prouvait qu’elle allait tout à fait bien.

– Tu es un grand garçon, maintenant, Momo, ce qui prouve que tu comprends les choses.

C’était drôlement pas vrai, les choses je ne les comprends pas du tout, mais je n’allais pas marchander, c’était pas le moment.

– Tu es un grand garçon, alors, écoute-moi…

Là elle a eu un petit passage à vide et elle est restée quelques secondes en panne comme une vieille bagnole morte à l’intérieur. J’ai attendu qu’elle se remette en marche en lui tenant la main car c’était quand même pas une vieille bagnole. Le docteur Katz m’avait dit quand j’étais revenu le voir trois fois qu’il y avait un Américain qui est resté dix-sept ans sans rien savoir comme un légume à l’hôpital où on le prolongeait en vie par des moyens médicaux et c’était un record du monde. C’est toujours en Amérique qu’il y a les champions du monde. Le docteur Katz m’a dit qu’on ne pouvait plus rien pour elle mais qu’avec des bons soins à l’hôpital elle pouvait en avoir encore pour des années.

Ce qu’il y avait d’embêtant, c’est que Madame Rosa n’avait pas la sécurité sociale parce qu’elle était clandestine. Depuis la rafle par la police française quand elle était encore jeune et utile comme j’ai eu l’honneur, elle ne voulait figurer nulle part. Pourtant je connais des tas de Juifs à Belleville qui ont des cartes d’identité et toutes sortes de papiers qui les trahissent mais Madame Rosa ne voulait pas courir le risque d’être couchée en bonne et due forme sur des papiers qui le prouvent, car dès qu’on sait qui vous êtes on est sûr de vous le reprocher. Madame Rosa n’était pas patriote du tout et ça lui était égal si les gens étaient nord-africains ou arabes, maliens ou juifs, parce qu’elle n’avait pas de principes. Elle me disait souvent que tous les peuples ont des bons côtés et c’est pourquoi il y a des personnes qu’on appelle les historiens qui font spécialement des études et des recherches. Madame Rosa ne figurait donc nulle part et avait des faux papiers pour prouver qu’elle n’avait aucun rapport avec elle-même. Elle n’était pas remboursée par la sécurité.

Mais le docteur Katz m’a rassuré et il m’a dit que si on amenait à l’hôpital un corps encore vivant mais déjà incapable de se défendre on ne pouvait le jeter dehors parce que où irait-on.

Je pensais à tout cela en regardant Madame Rosa pendant que sa tête était en vadrouille. C’est ce qu’on appelle la sénilité débile accélérée avec des allers et retours d’abord et puis à titre définitif. On appelle ça gaga pour plus de simplicité et ça vient du mot gâteux, gâtisme, qui est médical. Je lui caressais la main pour l’encourager à revenir et jamais je ne l’ai plus aimée parce qu’elle était moche et vieille et bientôt elle n’allait plus être une personne humaine.

Je ne savais plus quoi faire. On n’avait pas d’argent et je n’avais pas l’âge qu’il faut pour échapper à la loi contre les mineurs. Je faisais plus grand que dix ans et je savais que je plaisais aux putes qui n’ont personne mais la police était vache pour les proxynètes et j’avais peur des Yougoslaves qui sont terribles pour la concurrence.

Moïse a essayé de me remonter le moral en me disant que la famille juive qui l’avait pris en charge lui donnait toute satisfaction et que je pouvais me démerder pour trouver quelqu’un moi aussi. Il est parti en promettant de revenir tous les jours pour me donner un coup de main. Il fallait torcher Madame Rosa qui ne pouvait plus se défendre toute seule. Même lorsqu’elle avait toute sa tête elle avait des problèmes de ce côté. Elle avait tellement de fesses que sa main n’arrivait pas jusqu’au bon endroit. Ça la gênait beaucoup qu’on la torche, à cause de sa féminité mais que voulez-vous. Moïse est revenu comme il a promis et c’est là qu’on a eu cette catastrophe nationale dont j’ai eu l’honneur et qui m’a vieilli d’un seul coup.

C’était le lendemain du jour où l’aîné des Zaoum nous avait apporté un kilo de farine, de l’huile et de la viande à frire en boulettes, car il y avait pas mal de personnes qui montraient leur bon côté depuis que Madame Rosa s’était détériorée. J’ai marqué ce jour-là d’une pierre blanche parce que c’était une jolie expression.

Madame Rosa allait mieux dans ses hauts et ses bas. Parfois elle se fermait complètement et parfois elle restait ouverte. Un jour je remercierai tous les locataires qui nous ont aidés, comme Monsieur Waloumba, qui avalait le feu boulevard Saint-Michel pour intéresser les passants à son cas et qui est monté faire un très joli numéro devant Madame Rosa dans l’espoir de susciter son attention.

Monsieur Waloumba est un Noir du Cameroun qui était venu en France pour la balayer. Il avait laissé toutes ses femmes et ses enfants dans son pays pour des raisons économiques. Il avait un talent olympique pour avaler le feu et il consacrait ses heures supplémentaires à cette tâche. Il était mal vu par la police parce qu’il sollicitait des attroupements, mais il avait un permis d’avaler le feu qui était irréprochable. Lorsque je voyais que Madame Rosa commençait à avoir l’œil vide, la bouche ouverte, et qu’elle restait là à baver dans l’autre monde, je courais vite chercher Monsieur Waloumba qui partageait un domicile légal avec huit autres personnes de sa tribu dans une chambre qui leur était concédée au cinquième étage. S’il était là, il montait tout de suite avec sa torche allumée et se mettait à cracher le feu devant Madame Rosa. Ce n’était pas seulement pour intéresser une personne malade aggravée par la tristesse, mais pour lui faire un traitement de choc car le docteur Katz disait que beaucoup de personnes sont améliorées par ce traitement à l’hôpital où on leur allume brusquement l’électricité dans ce but. Monsieur Waloumba était aussi de cet avis, il disait que les vieilles personnes retrouvent souvent la mémoire quand on leur fait peur et il avait même guéri un sourd-muet comme ça en Afrique. Les vieux tombent souvent dans une tristesse encore plus grande quand on les met à l’hôpital pour toujours, le docteur Katz dit que cet âge est sans pitié et qu’à partir de soixante-cinq ans soixante-dix ans ça n’intéresse personne.

On a passé donc des heures et des heures à essayer de faire très peur à Madame Rosa pour que son sang fasse un tour. Monsieur Waloumba est terrible quand il avale le feu et que celui-ci lui sort en flammes de l’intérieur et monte jusqu’au plafond, mais Madame Rosa était dans une de ses périodes creuses qu’on appelle léthargie, quand on se fout de tout et il n’y avait pas moyen de la frapper. Monsieur Waloumba a vomi des flammes devant elle pendant une demi-heure mais elle avait l’œil rond et frappé de stupeur comme si elle était déjà une statue que rien ne peut toucher et qu’on fait en bois ou en pierre exprès pour ça. Il a essayé encore une fois et comme il faisait des efforts, Madame Rosa est brusquement sortie de son état et quand elle a vu un nègre le torse nu qui crachait le feu devant elle, elle a poussé un tel hurlement que vous ne pouvez pas imaginer. Elle a même voulu s’enfuir et on a dû l’empêcher. Après elle a plus rien voulu savoir et elle a défendu qu’on avale le feu chez elle. Elle ne savait pas qu’elle était gaga, elle croyait qu’elle avait fait un petit somme et qu’on l’avait réveillée. On ne pouvait pas lui dire.

Une autre fois, Monsieur Waloumba est allé chercher cinq copains qui étaient tous ses tribuns et ils sont venus danser autour de Madame Rosa pour essayer de chasser les mauvais esprits qui s’attaquent à certaines personnes dès qu’ils ont un moment de libre. Les frères de Monsieur Waloumba étaient très connus à Belleville où on venait les chercher pour cette cérémonie, quand il y avait des malades qui pouvaient recevoir des soins à domicile. Monsieur Driss au café méprisait ce qu’il appelait des « pratiques », il se moquait et disait que Monsieur Waloumba et ses frères de tribu faisaient de la médecine au noir.

Monsieur Waloumba et les siens sont montés chez nous un soir quand Madame Rosa n’était pas là et se tenait assise l’œil rond dans son fauteuil. Ils étaient à moitié nus et décorés de plusieurs couleurs, avec des visages peints comme quelque chose de terrible pour faire peur aux démons que les travailleurs africains amènent avec eux en France. Il y en a eu deux qui se sont assis par terre avec leurs tambours à main et les trois autres se sont mis à danser autour de Madame Rosa dans son fauteuil. Monsieur Waloumba jouait d’un instrument de musique spécial à cet usage et pendant toute la nuit c’était vraiment ce qu’on pouvait voir de meilleur à Belleville. Ça n’a rien donné du tout parce que ça ne prend pas sur les Juifs et Monsieur Waloumba nous a expliqué que c’était une question de religion. Il pensait que la religion de Madame Rosa se défendait et la rendait impropre à la guérison. Moi ça m’étonnait beaucoup parce que Madame Rosa était dans un tel état qu’on ne voyait pas du tout où la religion pouvait se mettre.

Si vous voulez mon avis, à partir d’un moment même les Juifs ne sont plus des Juifs, tellement ils sont plus rien. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre mais ça n’a pas d’importance parce que si on comprenait, ce serait sûrement quelque chose d’encore plus dégueulasse.

Un peu plus tard, les frères de Monsieur Waloumba ont commencé à être découragés car Madame Rosa se foutait de tout dans son état et Monsieur Waloumba m’a expliqué que les mauvais esprits obstruaient toutes ses issues et les efforts n’arrivaient pas jusqu’à elle. On s’est tous assis par terre autour de la Juive et on a goûté un moment de repos car en Afrique ils sont beaucoup plus nombreux qu’à Belleville et ils peuvent se relayer par équipes autour des mauvais esprits comme chez Renault. Monsieur Waloumba est allé chercher des eaux fortes et des œufs de poule et on a saucissonné autour de Madame Rosa qui avait un regard comme si elle l’avait perdu et qu’elle le cherchait partout.

Monsieur Waloumba, pendant qu’on se régalait, nous a expliqué que dans son pays il était beaucoup plus facile de respecter les vieux et de s’occuper d’eux pour les adoucir que dans une grande ville comme Paris où il y a des milliers de rues, d’étages, de trous et d’endroits où on les oublie et on ne peut pas utiliser l’armée pour les chercher partout où ils étaient car l’armée est pour s’occuper des jeunes. Si l’armée passait son temps à s’occuper des vieux, ce serait plus l’armée française. Il m’a dit que les nids de vieux, il y en a pour ainsi dire des dizaines de milliers dans les villes et à la campagne, mais il n’y a personne pour donner des renseignements qui permettraient de les trouver, et c’est l’ignorance. Un vieux ou une vieille dans un grand et beau pays comme la France, ça fait de la peine à voir et les gens ont déjà assez de soucis comme ça. Les vieux et les vieilles ne servent plus à rien et ne sont plus d’utilité publique, alors on les laisse vivre. En Afrique, ils sont agglomérés par tribus où les vieux sont très recherchés, à cause de tout ce qu’ils peuvent faire pour vous quand ils sont morts. En France il n’y a pas de tribus à cause de l’égoïsme. Monsieur Waloumba dit que la France a été complètement détribalisée et que c’est pour ça qu’il y a des bandes armées qui se serrent les coudes et essaient de faire quelque chose. Monsieur Waloumba dit que les jeunes ont besoin de tribus car sans ça ils deviennent une goutte d’eau à la mer et ça les rend dingues. Monsieur Waloumba dit que tout devient tellement grand que c’est même pas la peine de compter avant mille. C’est pourquoi les petits vieux et les petites vieilles qui ne peuvent pas faire de bandes armées pour exister disparaissent sans laisser d’adresse et vivent dans leurs nids de poussière. Personne ne sait qu’ils sont là, surtout dans les chambres de bonnes sans ascenseur, quand ils ne peuvent pas signaler leur présence par des cris parce qu’ils sont trop faibles. Monsieur Waloumba dit qu’il faudrait faire venir beaucoup de main-d’œuvre étrangère d’Afrique pour chercher les vieux tous les matins à six heures et enlever ceux qui commencent déjà à sentir mauvais, car personne ne vient contrôler que le vieux ou la vieille est encore vivant et c’est seulement lorsqu’on dit à la concierge que ça sent mauvais dans l’escalier que tout s’explique.

Monsieur Waloumba parle très bien et toujours comme s’il était le chef. Il a le visage couvert de cicatrices qui sont des marques d’importance et lui permettent d’être très estimé dans sa tribu et de savoir de quoi il parle. Il vit toujours à Belleville et un jour j’irai le voir.

Il m’a montré un truc très utile à Madame Rosa, pour distinguer une personne encore vivante d’une personne tout à fait morte. Dans ce but, il s’est levé, il a pris un miroir sur la commode et il l’a présenté aux lèvres de Madame Rosa et le miroir a pâli à l’endroit où elle a respiré dessus. On voyait pas autrement qu’elle respirait, vu que son poids était trop lourd à soulever pour ses poumons. C’est un truc qui permet de distinguer les vivants des autres. Monsieur Waloumba dit que c’est la première chose à faire chaque matin avec les personnes d’un autre âge qu’on trouve dans les chambres de bonne sans ascenseur pour voir si elles sont seulement en proie à la sénilité ou si elles sont déjà cent pour cent mortes. Si le miroir pâlit c’est qu’elles soufflent encore et il ne faut pas les jeter.

J’ai demandé à Monsieur Waloumba si on ne pouvait pas expédier Madame Rosa en Afrique dans sa tribu pour qu’elle jouisse là-bas avec les autres vieux des avantages dans lesquels on les tient. Monsieur Waloumba a beaucoup ri, car il a des dents très blanches, et ses frères de la tribu des éboueurs ont beaucoup ri aussi, ils ont parlé entre eux dans leur langue et après ils m’ont dit que la vie n’est pas aussi simple parce qu’elle exige des billets d’avion, de l’argent et des permis et que c’était à moi de m’occuper de Madame Rosa jusqu’à ce que mort s’ensuive. A ce moment-là, on a remarqué sur le visage de Madame Rosa un début d’intelligence et les frères de race de Monsieur Waloumba se sont vite levés et ont commencé à danser autour d’elle en battant les tambours et en chantant d’une voix pour réveiller les morts, ce qu’il est interdit de faire après dix heures du soir, à cause de l’ordre public et du sommeil du juste, mais il y a très peu de Français dans l’immeuble et ici ils sont moins furieux qu’ailleurs. Monsieur Waloumba lui-même a saisi son instrument de musique que je ne peux pas vous décrire parce qu’il est spécial, et Moïse et moi aussi on s’y est mis et on a tous commencé à danser et à hurler en rond autour de la Juive pour l’exorciser, car elle semblait donner des signes et il fallait l’encourager. On a mis les démons en fuite et Madame Rosa a repris son intelligence mais quand elle s’est vue entourée de Noirs à demi nus aux visages verts, blancs, bleus et jaunes qui dansaient autour d’elle en ululant comme des peaux-rouges pendant que Monsieur Waloumba jouait de son instrument magnifique, elle a eu tellement peur qu’elle a commencé à gueuler au secours au secours à moi, elle a essayé de fuir, et c’est seulement lorsqu’elle a reconnu Moïse et moi qu’elle s’est calmée et nous a traités de fils de putes et d’enculés, ce qui prouvait qu’elle avait retrouvé tous ses moyens. On s’est tous félicités et Monsieur Waloumba le premier. Ils sont tous restés encore un moment pour la bonne franquette et Madame Rosa a bien vu qu’on n’était pas venu battre une vieille femme dans le métro pour lui arracher son sac. Elle n’était pas encore tout à fait en règle dans sa tête et elle remercia Monsieur Waloumba en juif, qu’on appelle yiddish dans cette langue, mais ça n’avait pas d’importance car Monsieur Waloumba était un brave homme.

Quand ils sont partis, Moïse et moi on a déshabillé Madame Rosa des pieds à la tête et on l’a nettoyée à l’eau de Javel parce qu’elle avait fait sous elle pendant son absence. Après on lui a poudré le cul avec du talc à bébés et on l’a remise en place dans son fauteuil où elle aimait régner. Elle a demandé un miroir et elle s’est refait une beauté. Elle savait très bien qu’elle avait des passages à vide mais elle essayait de prendre ça avec la bonne humeur à la juive, en disant que pendant ses passages à vide elle n’avait pas de soucis et que c’était déjà ça de gagné. Moïse a fait le marché avec nos dernières économies et elle a cuisiné un peu sans se tromper ni rien et on aurait jamais dit que deux heures plus tôt elle était dans les vapes. C’est ce que le docteur Katz appelle en médecine les rémissions de peine. Après elle est allée s’asseoir car ce n’était pas facile pour elle de faire des efforts. Elle a envoyé Moïse à la cuisine laver la vaisselle et elle s’est ventilée un moment avec son éventail japonais. Elle réfléchissait dans son kimono.


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