Текст книги "La vie devant soi"
Автор книги: Émile Ajar
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Современная проза
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Dès qu’on est remonté, j’ai tout de suite vu que Madame Rosa était de nouveau imbécile, elle avait des yeux de merlan frit et la bouche ouverte qui salivait, comme j’ai déjà eu l’honneur et comme je ne tiens pas à y revenir. Je me suis tout de suite rappelé ce que le docteur Katz m’avait dit au sujet des exercices qu’il fallait faire à Madame Rosa pour la remuer et pour que son sang se précipite dans tous les endroits où on a besoin de lui. On a vite couché Madame Rosa sur une couverture et les frères de Monsieur Waloumba l’ont soulevée avec leur force proverbiale et ils se sont mis à l’agiter mais à ce moment le docteur Katz est arrivé sur le dos de Monsieur Zaoum l’aîné, avec ses instruments de médecine dans une petite valise. Il s’est mis dans tous ses états avant même de descendre du dos de Monsieur Zaoum l’aîné car ce n’était pas du tout ce qu’il avait voulu dire. J’ai jamais vu le docteur Katz aussi furieux et il a même dû s’asseoir et se tenir le cœur car tous ces Juifs ici sont malades, ils sont venus à Belleville il y a très longtemps d’Europe, ils sont vieux et fatigués et c’est pour ça qu’ils se sont arrêtés ici et n’ont pas pu aller plus loin. Il m’a engueulé quelque chose de terrible et nous a tous traités de sauvages ce qui a foutu en rogne Monsieur Waloumba qui lui a fait remarquer que c’étaient des propos. Le docteur Katz s’est excusé en disant qu’il n’était pas péjoratif, qu’il n’avait pas prescrit de jeter Madame Rosa en l’air comme une crêpe pour la remuer mais de la faire marcher ici et là à petits pas avec mille précautions. Monsieur Waloumba et ses compatriotes ont vite placé Madame Rosa dans son fauteuil car il fallait changer les draps, à cause de ses besoins naturels.
– Je vais téléphoner à l’hôpital, dit le docteur Katz définitivement. Je demande immédiatement une ambulance. Son état l’exige. Il lui faut des soins constants.
Je me suis mis à chialer mais je voyais bien que je parlais pour ne rien dire. Et c’est alors que j’ai eu une idée géniale car j’étais vraiment capable de tout.
– Docteur Katz, on ne peut pas la mettre à l’hôpital. Pas aujourd’hui. Aujourd’hui, elle a de la famille.
Il parut étonné.
– Comment, de la famille ? Elle n’a personne au monde.
– Elle a de la famille en Israël et…
J’ai avalé ma salive.
– Ils arrivent aujourd’hui.
Le docteur Katz a observé une minute de silence à la mémoire d’Israël. Il n’en revenait pas.
– Ça, je ne savais pas, dit-il, et il avait maintenant du respect dans la voix, car pour les Juifs, Israël c’est quelque chose.
– Elle ne me l’a jamais dit…
Je reprenais de l’espoir. J’étais assis dans un coin avec mon pardessus et le parapluie Arthur, et j’ai pris son chapeau melon et je me le suis mis pour la baraka.
– Ils arrivent aujourd’hui pour la chercher, Ils vont l’emmener en Israël. C’est tout arrangé. Les Russes lui ont donné le visa.
Le docteur Katz était stupéfait.
– Comment, les Russes ? Qu’est-ce que tu racontes ?
Merde, je sentais bien que j’avais dit quelque chose de traviole et pourtant Madame Rosa m’avait souvent répété qu’il fallait un visa russe pour aller en Israël.
– Enfin, vous voyez ce que je veux dire.
– Tu confonds, mon petit Momo, mais je vois… Alors, ils viennent la chercher ?
– Oui, ils ont appris qu’elle n’avait plus sa tête à elle, alors ils vont l’emmener vivre en Israël. Ils prennent l’avion demain.
Le docteur Katz était tout émerveillé, il se caressait la barbe, c’était la meilleure idée que j’aie jamais eue. C’était la première fois que j’avais vraiment quatre ans de plus.
– Ils sont très riches. Ils ont des magasins et ils sont motorisés. Ils…
Je me suis dit merde il ne faut pas en mettre trop.
− …Ils ont tout ce qu’il faut, quoi.
– Tss, tss, fit le docteur Katz en hochant la tête. C’est une bonne nouvelle. La pauvre femme a tellement souffert dans sa vie… Mais pourquoi ne lui ont-ils pas fait signe avant ?
– Ils lui écrivaient de venir, mais Madame Rosa elle voulait pas m’abandonner. Madame Rosa et moi, on peut pas sans l’autre. C’est tout ce qu’on a au monde. Elle voulait pas me lâcher. Même maintenant, elle ne veut pas. Encore hier, j’ai dû la supplier. Madame Rosa, allez dans votre famille en Israël. Vous allez mourir tranquillement, ils vont s’occuper de vous, là-bas. Ici, vous êtes rien. Là-bas, vous êtes beaucoup plus.
Le docteur Katz me regardait la bouche ouverte d’étonnement. Il avait même de l’émotion dans les yeux qui s’étaient un peu mouillés.
– C’est la première fois qu’un Arabe envoie un Juif en Israël, dit-il, et il arrivait à peine à parler, parce qu’il avait un choc.
– Elle voulait pas y aller sans moi.
Le docteur Katz eut un air pensif.
– Et vous ne pouvez pas y aller tous les deux ?
Ça m’a fait un coup. J’aurais donné n’importe quoi pour aller quelque part.
– Madame Rosa m’a dit qu’elle allait se renseigner là-bas…
J’avais presque plus de voix, tellement je ne savais plus quoi dire.
– Enfin, elle a accepté. Ils viennent aujourd’hui la chercher et demain, ils prennent l’avion.
– Et toi, mon petit Mohammed ? Qu’est-ce que tu vas devenir ?
– J’ai trouvé quelqu’un ici, en attendant de me faire venir.
– De… quoi ?
J’ai plus rien dit. Je m’étais fourré dans le vrai merdier et je ne savais plus comment m’en sortir.
Monsieur Waloumba et tous les siens étaient très contents car ils voyaient bien que j’avais tout arrangé. Moi j’étais assis par terre avec mon parapluie Arthur et je ne savais plus où j’en étais. Je ne savais plus et je n’avais même pas envie de savoir.
Le docteur Katz s’est levé.
– Eh bien, c’est une bonne nouvelle. Madame Rosa peut encore vivre pas mal de temps, même si elle ne le saura plus vraiment. Elle évolue très rapidement. Mais elle aura des moments de conscience et elle sera heureuse de regarder autour d’elle et de voir qu’elle est chez elle. Dis à sa famille de passer me voir, je ne bouge plus, tu sais.
Il me posa la main sur la tête. C’est dingue ce qu’il y a comme personnes qui me mettent la main sur la tête. Ça leur fait du bien.
– Si Madame Rosa reprend conscience avant son départ, tu lui diras que je la félicite.
– C’est ça, je lui dirai mazltov.
Le docteur Katz me regarda avec fierté.
– Tu dois être le seul Arabe au monde à parler yiddish, mon petit Momo.
– Oui, mittornischt zorgen.
Au cas où vous sauriez pas le juif, chez eux ça veut dire : on peut pas se plaindre.
– N’oublie pas de dire à Madame Rosa combien je suis heureux pour elle, répéta le docteur Katz et c’est la dernière fois que je vous parle de lui parce que c’est la vie.
Monsieur Zaoum l’aîné l’attendait poliment à la porte pour le descendre. Monsieur Waloumba et ses tribuns ont couché Madame Rosa sur son lit bien propre et ils sont partis aussi. Moi, j’étais là avec mon parapluie Arthur et mon pardessus et je regardais Madame Rosa couchée sur le dos comme une grosse tortue qui était pas faite pour ça.
– Momo…
J’ai même pas levé la tête.
– Oui, Madame Rosa.
– J’ai tout entendu.
– Je sais, j’ai bien vu quand vous avez regardé.
– Alors, je vais partir en Israël ?
Je disais rien. Je baissais la tête pour ne pas la voir car chaque fois qu’on se regardait on se faisait mal.
– Tu as bien fait, mon petit Momo. Tu vas m’aider.
– Bien sûr que je vais vous aider, Madame Rosa, mais encore pas tout de suite.
J’ai même chialé un peu.
Elle a eu une bonne journée et elle a bien dormi mais le lendemain soir ça s’est gâté encore plus quand le gérant est venu parce qu’on n’avait pas payé le loyer depuis des mois. Il nous a dit que c’était honteux de garder en appartement une vieille femme malade avec personne pour s’en occuper et qu’il fallait la mettre dans un asile pour raisons humanitaires. C’était un gros chauve avec des yeux comme des cafards et il est parti en disant qu’il allait téléphoner à l’hôpital de la Pitié pour Madame Rosa et à l’Assistance publique pour moi. Il avait aussi des grosses moustaches qui remuaient. J’ai dégringolé l’escalier et j’ai rattrapé le gérant alors qu’il était déjà dans le café de Monsieur Driss pour téléphoner. Je lui ai dit que la famille de Madame Rosa allait arriver le lendemain pour l’emmener en Israël et que j’allais partir avec elle. Il pourra récupérer l’appartement. J’ai eu une idée géniale et je lui ai dit que la famille de Madame Rosa allait lui payer les trois mois de loyer qu’on lui devait, alors que l’hôpital n’allait rien payer du tout. Je vous jure que les quatre ans que j’avais récupérés ça faisait une différence et maintenant je m’habituais très vite à penser comme il faut. Je lui ai même fait remarquer que s’il mettait Madame Rosa à l’hôpital et moi à l’Assistance il allait avoir tous les Juifs et tous les Arabes de Belleville sur le dos, parce qu’il nous a empêchés de retourner dans la terre de nos ancêtres. Je lui ai mis tout le paquet en lui promettant qu’il allait se retrouver avec ses khlaouidans la bouche parce que c’est ce que les terroristes juifs font toujours et qu’il n’y a pas plus terrible, sauf mes frères arabes qui luttent pour disposer d’eux-mêmes et rentrer chez eux et qu’avec Madame Rosa et moi il allait avoir ensemble les terroristes juifs et les terroristes arabes sur le dos et qu’il pouvait compter ses couilles. Tout le monde nous regardait et j’étais très content de moi, j’avais vraiment ma forme olympique. J’avais envie de le tuer ce type-là, c’était le désespoir et personne ne m’avait vu comme ça au café. Monsieur Driss écoutait et il a conseillé au gérant de ne pas se mêler des histoires entre Juifs et Arabes car ça pouvait lui coûter cher. Monsieur Driss est tunisien mais ils ont des Arabes là-bas aussi. Le gérant était devenu tout pâle et il nous a dit qu’il ne savait pas qu’on allait rentrer chez nous et qu’il était le premier à se réjouir. Il m’a même demandé si je voulais boire quelque chose. C’était la première fois qu’on m’offrait à boire comme un homme. J’ai commandé un Coka, je leur ai dit salut et je suis remonté au sixième. Il n’y avait plus de temps à perdre.
J’ai trouvé Madame Rosa dans son état d’habitude, mais je voyais bien qu’elle avait peur et c’est signe d’intelligence. Elle a même prononcé mon nom, comme si elle m’appelait au secours.
– Je suis là, Madame Rosa, je suis là…
Elle essayait de dire quelque chose et ses lèvres bougeaient, sa tête tremblait et elle faisait des efforts pour être une personne humaine. Mais tout ce que ça donnait, c’est que ses yeux devenaient de plus en plus grands et elle restait la bouche ouverte, les mains posées sur les bras du fauteuil à regarder devant elle comme si elle entendait déjà la sonnette…
− Momo…
– Soyez tranquille, Madame Rosa, je vous laisserai pas devenir champion du monde des légumes dans un hôpital…
Je ne sais pas si je vous ai fait savoir que Madame Rosa avait toujours le portrait de Monsieur Hitler sous son lit et quand ça allait très mal, elle le sortait, elle le regardait et ça allait tout de suite mieux. J’ai pris le portrait sous le lit et je l’ai placé sous le nez de Madame Rosa.
– Madame Rosa, Madame Rosa, regardez qui est là…
J’ai dû la secouer. Elle a soupiré un peu, elle a vu le visage de Monsieur Hitler devant elle et elle l’a reconnu tout de suite, elle a même poussé un hurlement, ça l’a ranimée tout à fait et elle a essayé de se lever.
– Dépêchez-vous, Madame Rosa, vite, il faut partir…
– Ils arrivent ?
– Pas encore, mais il faut partir d’ici. On va aller en Israël, vous vous souvenez ?
Elle commençait à fonctionner, parce que chez les vieux, c’est toujours les souvenirs qui sont les plus forts.
– Aide-moi, Momo…
– Doucement, Madame Rosa, on a le temps, ils ont pas encore téléphoné, mais on peut plus rester ici…
J’ai eu du mal à l’habiller et par-dessus le marché, elle a voulu se faire belle et j’ai dû lui tenir le miroir pendant qu’elle se maquillait. Je ne voyais pas du tout pourquoi elle voulait mettre ce qu’elle avait de mieux, mais la féminité, on peut pas discuter avec ça. Elle avait tout un tas de frusques dans son placard, qui ne ressemblaient à rien de connu, elle les achetait aux Puces quand elle avait du pognon, pas pour les mettre mais pour rêver dessus. La seule chose dans laquelle elle pouvait entrer tout entière c’était son kimono modèle japonais avec des oiseaux, des fleurs et le soleil qui se levait. Il était rouge et orange. Elle a aussi mis sa perruque et elle a encore voulu se regarder dans la glace de l’armoire mais je ne l’ai pas laissé faire, ça valait mieux.
Il était déjà onze heures du soir quand on a pu prendre l’escalier. Jamais j’aurais cru qu’elle allait y arriver. Je ne savais pas combien Madame Rosa avait encore de force en elle pour aller mourir dans son trou juif. Son trou juif, je n’y ai jamais cru. J’avais jamais compris pourquoi elle l’avait aménagé et pourquoi elle y descendait de temps en temps, s’asseyait, regardait autour d’elle et respirait. Maintenant, je comprenais. J’avais pas encore assez vécu pour avoir assez d’expérience et même aujourd’hui que je vous parle, je sais qu’on a beau en baver, il vous reste toujours quelque chose à apprendre.
La minuterie ne marchait pas bien et s’éteignait tout le temps. Au quatrième étage, on a fait du bruit et Monsieur Zidi, qui nous vient d’Oujda, est sorti pour voir. Quand il a aperçu Madame Rosa, il est resté la bouche ouverte comme s’il n’avait jamais vu un kimono modèle japonais et il a vite refermé la porte. Au troisième, on a croisé Monsieur Mimoûn qui vend des cacahuètes et des marrons à Montmartre et qui va bientôt rentrer au Maroc fortune faite. Il s’est arrêté, il a levé les yeux et il a demandé :
– Qu’est-ce que c’est, mon Dieu ?
– C’est Madame Rosa qui se rend en Israël.
Il a réfléchi, et puis il a réfléchi encore et il a voulu savoir, d’une voix encore effrayée :
– Pourquoi ils l’ont habillée comme ça ?
– Je ne sais pas, Monsieur Mimoûn, je ne suis pas juif.
Monsieur Mimoûn a avalé de l’air.
– Je connais les Juifs. Ils s’habillent pas comme ça. Personne ne s’habille comme ça. C’est pas possible.
Il a pris son mouchoir, il s’est essuyé le front et puis il a aidé Madame Rosa à descendre, parce qu’il voyait bien que c’était trop pour un seul homme. En bas, il a voulu savoir où étaient ses bagages et si elle n’allait pas prendre froid en attendant le taxi et il s’est même fâché et a commencé à gueuler qu’on n’avait pas le droit d’envoyer une femme chez les Juifs dans un état pareil. Je lui ai dit de monter au sixième et de parler à la famille de Madame Rosa qui s’occupait des bagages et il est parti en disant que la dernière chose qu’il voulait c’était de s’occuper d’envoyer des Juifs en Israël. On est resté seuls en bas et il fallait se dépêcher car il y avait encore un demi-étage à descendre jusqu’à la cave.
Quand on y est arrivé, Madame Rosa s’est écroulée dans le fauteuil et j’ai cru qu’elle allait mourir. Elle avait fermé les yeux et n’avait plus assez de respiration pour soulever sa poitrine. J’ai allumé les bougies, je me suis assis par terre à côté d’elle et je lui ai tenu la main. Ça l’a améliorée un peu, elle a ouvert les yeux, elle a regardé autour d’elle et elle a dit :
– Je savais bien que j’allais en avoir besoin, un jour, Momo. Maintenant, je vais mourir tranquille.
Elle m’a même souri.
– Je ne vais pas battre le record du monde des légumes.
– Inch’Allah.
– Oui, inch’Allah, Momo. Tu es un bon petit. On a toujours été bien ensemble.
– C’est ça, Madame Rosa, et c’est quand même mieux que personne.
– Maintenant, fais-moi dire ma prière, Momo. Je pourrai peut-être plus jamais.
– Shma israël adenoi…
Elle a tout répété avec moi jusqu’à loeïlem boëtet elle a paru contente. Elle a eu encore une bonne heure mais après elle s’est encore détériorée. La nuit elle marmonnait en polonais à cause de son enfance là-bas et elle s’est mise à répéter le nom d’un mec qui s’appelait Blumentag et qu’elle avait peut-être connu comme proxynète quand elle était femme. Je sais maintenant que ça se dit proxénète mais j’ai pris l’habitude. Après elle a plus rien dit du tout et elle est restée là avec un air vide à regarder le mur en face et à chier et pisser sous elle.
Moi il y a une chose que je vais vous dire : ça devrait pas exister. Je le dis comme je le pense. Je comprendrai jamais pourquoi l’avortement, c’est seulement autorisé pour les jeunes et pas pour les vieux. Moi je trouve que le type en Amérique qui a battu le record du monde comme légume, c’est encore pire que Jésus parce qu’il est resté sur sa croix dix-sept ans et des poussières. Moi je trouve qu’il n’y a pas plus dégueulasse que d’enfoncer la vie de force dans la gorge des gens qui ne peuvent pas se défendre et qui ne veulent plus servir.
Il y avait beaucoup de bougies et j’en ai allumé un tas pour avoir moins noir. Elle a encore murmuré Blumentag, Blumentag deux fois et je commençais à en avoir marre, j’aurais bien voulu voir son Blumentag se donner autant de mal que moi pour elle. Et puis je me suis rappelé que blumentagça veut dire jour des fleurs en juif et ça devait être encore un rêve de femme qu’elle faisait. La féminité, c’est plus fort que tout. Elle a dû aller à la campagne une fois, quand elle était jeune, peut-être avec un mec qu’elle aimait, et ça lui est resté.
– Blumentag, Madame Rosa.
Je l’ai laissée là et je suis remonté chercher mon parapluie Arthur parce que j’étais habitué. Je suis remonté encore une fois plus tard pour prendre le portrait de Monsieur Hitler, c’était la seule chose qui lui faisait encore de l’effet.
Je pensais que Madame Rosa n’allait pas rester longtemps dans son trou juif et que Dieu aura pitié d’elle, car lorsqu’on est au bout des forces on a toutes sortes d’idées. Je regardais parfois son beau visage et puis je me suis rappelé que j’ai oublié son maquillage et tout ce qu’elle aimait pour être femme et je suis remonté une troisième fois, même que j’en avais marre, elle était vraiment exigeante, Madame Rosa.
J’ai mis le matelas à côté d’elle pour la compagnie mais j’ai pas pu fermer l’œil parce que j’avais peur des rats qui ont une réputation dans les caves, mais il n’y en avait pas. Je me suis endormi je ne sais pas quand et quand je me suis réveillé il n’y avait presque plus de bougies allumées. Madame Rosa avait les yeux ouverts mais lorsque je lui ai mis le portrait de Monsieur Hitler devant, ça ne l’a pas intéressée. C’était un miracle qu’on a pu descendre dans son état.
Quand je suis sorti, il était midi, je suis resté sur le trottoir et quand on me demandait comment allait Madame Rosa, je disais qu’elle était partie dans son foyer juif en Israël, sa famille était venue la chercher, elle avait là-bas le confort moderne et allait mourir beaucoup plus vite qu’ici où c’était pas une vie pour elle. Peut-être même qu’elle allait vivre un bout de temps encore et qu’elle me ferait venir parce que j’y avais droit, les Arabes y ont droit aussi. Tout le monde était heureux que la Juive avait trouvé la paix. Je suis allé au café de Monsieur Driss qui m’a fait manger à l’œil et je me suis assis en face de Monsieur Hamil qui était là près de la fenêtre, vêtu de son beau burnous gris et blanc. Il n’y voyait plus du tout comme j’ai eu l’honneur, mais quand je lui ai dit mon nom trois fois il s’est tout de suite rappelé.
– Ah mon petit Mohammed, oui, oui, je me souviens… Je le connais bien… Qu’est-ce qu’il est devenu ?
– C’est moi, Monsieur Hamil.
– Ah bon, ah bon, excuse-moi, je n’ai plus mes yeux…
– Comment ça va, Monsieur Hamil ?
– J’ai eu un bon couscous hier à manger et aujourd’hui à midi j’aurai du riz avec du bouillon. Ce soir, je ne sais pas encore ce que j’aurai à manger, je suis très curieux de le savoir.
Il gardait toujours sa main sur le Livre de Monsieur Victor Hugo et il regardait très loin, très loin au-delà, comme s’il cherchait ce qu’il aurait à dîner ce soir.
– Monsieur Hamil, est-ce qu’on peut vivre sans quelqu’un à aimer ?
– J’aime beaucoup le couscous, mon petit Victor, mais pas tous les jours.
– Vous ne m’avez pas entendu, Monsieur Hamil. Vous m’avez dit quand j’étais petit qu’on ne peut pas vivre sans amour.
Son visage s’est éclairé de l’intérieur.
– Oui, oui, c’est vrai, j’ai aimé quelqu’un quand j’étais jeune, moi aussi. Oui, tu as raison, mon petit…
– Mohammed. C’est pas Victor.
– Oui, mon petit Mohammed. Quand j’étais jeune, j’ai aimé quelqu’un. J’ai aimé une femme. Elle s’appelait…
Il se tut et parut étonné.
– Je ne me souviens plus.
Je me suis levé et je suis retourné dans la cave.
Madame Rosa était dans son état d’habitude. Oui, d’hébétude, merci, je m’en souviendrai la prochaine fois. J’ai pris quatre ans d’un coup et c’est pas facile. Un jour, je parlerai sûrement comme tout le monde, c’est fait pour ça. Je ne me sentais pas bien et j’avais mal un peu partout. Je lui ai encore mis le portrait de Monsieur Hitler devant les yeux mais ça ne lui a rien fait du tout. Je pensais qu’elle pourrait vivre ainsi encore des années et je ne voulais pas lui faire ça, mais je n’avais pas le courage de l’avorter moi-même. Elle n’avait pas bonne mine même dans l’obscurité et j’ai allumé toutes les bougies que je pouvais, pour la compagnie. J’ai pris son maquillage et je lui en ai mis sur les lèvres et les joues et je lui ai peint les sourcils comme elle l’aimait. Je lui ai peint les paupières en bleu et blanc et je lui ai collé des petites étoiles dessus comme elle le faisait elle-même. J’ai essayé de lui coller des faux cils mais ça tenait pas. Je voyais bien qu’elle ne respirait plus mais ça m’était égal, je l’aimais même sans respirer. Je me suis mis à côté d’elle sur le matelas avec mon parapluie Arthur et j’ai essayé de me sentir encore plus mal pour mourir tout à fait. Quand ça s’est éteint autour de moi, j’ai allumé encore des bougies et encore et encore. Ça s’est éteint comme ça plusieurs fois. Puis il y a eu le clown bleu qui est venu me voir malgré les quatre ans de plus que j’avais pris et il m’a mis son bras autour des épaules. J’avais mal partout et le clown jaune est venu aussi et j’ai laissé tomber les quatre ans que j’avais gagnés, je m’en foutais. Parfois je me levais et j’allais mettre le portrait de Monsieur Hitler sous les yeux de Madame Rosa mais ça ne lui faisait rien, elle n’était plus avec nous. Je l’ai embrassée une ou deux fois mais ça sert à rien non plus. Son visage était froid. Elle était très belle avec son kimono artistique, sa perruque rousse et tout le maquillage que je lui avais mis sur la figure. Je lui en ai remis un peu ici et là parce que ça devenait un peu gris et bleu chez elle, chaque fois que je me réveillais. J’ai dormi sur le matelas à côté d’elle et j’avais peur d’aller dehors parce qu’il n’y avait personne. Je suis quand même monté chez Madame Lola car elle était quelqu’un de différent. Elle n’était pas là, ce n’était pas la bonne heure. J’avais peur de laisser Madame Rosa seule, elle pouvait se réveiller et croire qu’elle était morte en voyant partout le noir. Je suis redescendu et j’ai allumé une bougie mais pas trop parce que ça ne lui aurait pas plu d’être vue dans son état. J’ai dû encore la maquiller avec beaucoup de rouge et des jolies couleurs pour qu’elle se voie moins. J’ai dormi encore à côté d’elle et puis je suis remonté chez Madame Lola qui était comme rien et personne. Elle était en train de se raser, elle avait mis de la musique et des œufs au plat qui sentaient bon. Elle était à moitié nue et elle se frottait partout vigoureusement pour effacer les traces de son travail et quand elle était à poil avec son rasoir et sa mousse à barbe, elle ressemblait à rien de connu, et ça m’a fait du bien. Lorsqu’elle m’a ouvert la porte, elle est restée sans paroles tellement j’avais dû changer depuis quatre ans.
– Mon Dieu, Momo ! Qu’est-ce qu’il y a, tu es malade ?
– Je voulais vous dire adieu pour Madame Rosa.
– Ils l’ont emmenée à l’hôpital ?
Je me suis assis parce que je n’avais plus la force. Je n’avais plus mangé depuis je ne sais quand pour faire la grève de la faim. Moi les lois de la nature, j’ai rien à en foutre. Je veux même pas les savoir.
– Non, pas à l’hôpital. Madame Rosa est dans son trou juif.
J’aurais pas dû dire ça, mais j’ai tout de suite vu que Madame Lola ne savait pas où c’était.
– Quoi ?
– Elle est partie en Israël.
Madame Lola s’était tellement inattendue qu’elle en est restée la bouche ouverte au milieu de la mousse.
– Mais elle ne m’a jamais dit qu’elle allait partir !
– Ils sont venus la chercher en avion.
– Qui ?
– La famille. Elle avait plein de famille là-bas. Ils sont venus la chercher en avion avec une voiture à sa disposition. Une Jaguar.
– Et elle t’a laissé seul ?
– Je vais partir là-bas aussi, elle me fait venir.
Madame Lola m’a regardé encore et elle m’a touché le front.
– Mais tu as de la fièvre, Momo !
– Non, ça va aller.
– Tiens, viens manger avec moi, ça te fera du bien.
– Non, merci, je mange plus.
– Comment, tu ne manges plus ? Qu’est-ce que tu racontes ?
– Moi les lois de la nature j’ai rien à en foutre, Madame Lola.
Elle s’est mise à rire.
– Moi non plus.
– Moi les lois de la nature je les emmerde complètement, Madame Lola. Je leur crache dessus. Les lois de la nature, c’est des telles dégueulasses que ça devrait même pas être permis.
Je me suis levé. Elle avait un sein plus grand que l’autre parce qu’elle n’était pas naturelle. Je l’aimais bien, Madame Lola.
Elle m’a fait un beau sourire.
– Tu veux pas venir vivre avec moi, en attendant ?
– Non, merci, Madame Lola.
Elle est venue s’accroupir à côté de moi et elle m’a pris le menton. Elle avait les bras tatoués.
– Tu peux rester ici. Je vais m’occuper de toi.
– Non, merci, Madame Lola. J’ai déjà quelqu’un.
Elle a soupiré et puis elle s’est levée et elle est allée fouiller dans son sac.
– Tiens, prends ça.
Elle m’a refilé trente sacs.
Je suis allé faire de l’eau au robinet parce que j’avais une soif de seigneur.
Je suis redescendu et je me suis enfermé avec Madame Rosa dans son trou juif. Mais j’ai pas pu tenir. Je lui ai versé dessus tout le parfum qui restait mais c’était pas possible. Je suis ressorti et je suis allé rue Coulé où j’ai acheté des couleurs à peindre et puis des bouteilles de parfum à la parfumerie bien connue de Monsieur Jacques qui est un hétérosexuel et qui me fait toujours des avances. Je ne voulais rien manger pour punir tout le monde mais c’était même plus la peine de leur adresser la parole et j’ai bouffé des saucisses dans une brasserie. Quand je suis rentré, Madame Rosa sentait encore plus fort, à cause des lois de la nature et je lui ai versé dessus une bouteille de parfum Samba qui était son préféré. Je lui ai peint ensuite la figure avec toutes les couleurs que j’ai achetées pour qu’elle se voie moins. Elle avait toujours les yeux ouverts mais avec le rouge, le vert, le jaune et le bleu autour c’était moins terrible parce qu’elle n’avait plus rien de naturel. Après j’ai allumé sept bougies comme c’est toujours chez les Juifs et je me suis couché sur le matelas à côté d’elle. Ce n’est pas vrai que je suis resté trois semaines à côté du cadavre de ma mère adoptive parce que Madame Rosa n’était pas ma mère adoptive. C’est pas vrai et j’aurais pas pu tenir, parce que je n’avais plus de parfum. Je suis sorti quatre fois pour acheter du parfum avec l’argent que Madame Lola m’a donné et j’en ai volé autant. Je lui ai tout versé dessus et je lui ai peint et repeint le visage avec toutes les couleurs que j’avais pour cacher les lois de la nature mais elle se gâtait terriblement de partout parce qu’il n’y a pas de pitié. Quand ils ont enfoncé la porte pour voir d’où ça venait et qu’ils m’ont vu couché à côté, ils se sont mis à gueuler au secours quelle horreur mais ils n’avaient pas pensé à gueuler avant parce que la vie n’a pas d’odeur. Ils m’ont transporté en ambulance où ils ont trouvé dans ma poche le bout de papier avec le nom et l’adresse. Ils vous ont appelés parce que vous avez le téléphone, ils avaient cru que vous étiez quelque chose pour moi. C’est comme ça que vous êtes tous arrivés et que vous m’avez pris chez vous à la campagne sans aucune obligation de ma part. Je pense que Monsieur Hamil avait raison quand il avait encore sa tête et qu’on ne peut pas vivre sans quelqu’un à aimer, mais je ne vous promets rien, il faut voir. Moi j’ai aimé Madame Rosa et je vais continuer à la voir. Mais je veux bien rester chez vous un bout de temps, puisque vos mômes me le demandent. C’est Madame Nadine qui m’a montré comment on peut faire reculer le monde et je suis très intéressé et le souhaite de tout cœur. Le docteur Ramon est même allé chercher mon parapluie Arthur, je me faisais du mauvais sang car personne n’en voudrait à cause de sa valeur sentimentale, il faut aimer.