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La vie devant soi
  • Текст добавлен: 7 октября 2016, 01:54

Текст книги "La vie devant soi"


Автор книги: Émile Ajar



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Je me suis arrêté devant un cinéma, mais c’était un film interdit aux mineurs. C’est même marrant quand on pense aux trucs qui sont interdits aux mineurs et à tous les autres auxquels on a droit.

La caissière m’a vu regarder les photos à la devanture et elle m’a gueulé de filer pour protéger la jeunesse. Connasse. J’en avais ralbol d’être interdit aux mineurs, j’ai ouvert ma braguette, je lui ai montré mon zob et je suis parti en courant parce que c’était pas le moment de plaisanter.

Je suis passé à Montmartre à côté d’un tas de sex-shops mais ils sont protégés aussi et puis j’ai pas besoin de trucs pour me branler quand j’en ai envie. Les sex-shops c’est pour les vieux qui peuvent plus se branler tout seuls.

Le jour où ma mère s’était pas fait avorter, c’était du génocide. Madame Rosa avait tout le temps ce mot à la bouche, elle avait de l’éducation et avait été à l’école.

La vie, c’est pas un truc pour tout le monde.

Je me suis plus arrêté nulle part avant de rentrer, je n’avais qu’une envie, c’était de m’asseoir à côté de Madame Rosa parce qu’elle et moi, au moins, c’était la même merde.

Quand je suis arrivé, j’ai vu une ambulance devant la maison et j’ai cru que c’était foutu et que j’avais plus personne mais c’était pas pour Madame Rosa, c’était pour quelqu’un qui était déjà mort. J’ai eu un tel soulagement que j’aurais chialé si j’avais pas quatre ans de plus. J’avais déjà cru qu’il ne me restait rien. C’est le corps de Monsieur Bouaffa. Monsieur Bouaffa, vous savez, celui dont je ne vous ai pas parlé parce qu’il n’y avait rien à en dire, c’était quelqu’un qui se voyait peu. Il avait eu un truc au cœur et Monsieur Zaoum l’aîné, qui était dehors, m’a dit que personne n’avait remarqué qu’il était mort, il ne recevait jamais de courrier. J’ai jamais été aussi content de le voir mort, je dis pas ça contre lui, bien sûr, je dis ça pour Madame Rosa, ça faisait autant de moins pour elle.

Je suis vite monté, la porte était ouverte, les amis de Monsieur Waloumba étaient partis mais ils avaient laissé de la lumière pour que Madame Rosa se voie. Elle était répandue dans son fauteuil et vous pouvez vous imaginer le plaisir que j’ai eu quand j’ai vu qu’elle avait des larmes qui coulaient parce que ça prouvait qu’elle était vivante. Elle était même un peu secouée de l’intérieur comme chez les personnes qui ont des sanglots.

– Momo… Momo… Momo… c’était tout ce qu’elle avait moyen de dire mais ça m’a suffi.

J’ai couru l’embrasser. Elle sentait pas bon parce qu’elle avait chié et pissé sous elle pour des raisons d’état. Je l’ai embrassée encore plus parce que je ne voulais pas qu’elle s’imagine qu’elle me dégoûtait.

– Momo… Momo…

– Oui, Madame Rosa, c’est moi, vous pouvez compter dessus.

– Momo… J’ai entendu… Ils ont appelé une ambulance… Ils vont venir…

– C’est pas pour vous, Madame Rosa, c’est pour Monsieur Bouaffa qui est déjà mort.

– J’ai peur…

– Je sais, Madame Rosa, ça prouve que vous êtes bien vivante.

– L’ambulance…

Elle avait du mal à parler car les mots ont besoin de muscles pour sortir et chez elle les muscles étaient tout avachis.

– C’est pas pour vous. Vous, ils savent même pas que vous êtes là, je vous le jure sur le Prophète. Khaïrem.

– Ils vont venir, Momo…

– Pas maintenant, Madame Rosa. On vous a pas dénoncée. Vous êtes bien vivante, même que vous avez chié et pissé sous vous, il n’y a que les vivants qui font ça.

Elle a paru un peu rassurée. Je regardais ses yeux, pour ne pas voir le reste. Vous n’allez pas me croire, mais elle avait des yeux de toute beauté, cette vieille Juive. C’est comme les tapis de Monsieur Hamil, quand il disait : « J’ai là des tapis de toute beauté. » Monsieur Hamil croit qu’il n’y a rien de plus beau au monde qu’un beau tapis et que même Allah était assis dessus. Si vous voulez mon avis, Allah est assis sur des tas de trucs.

– C’est vrai que ça pue.

– Ça prouve que ça fonctionne encore à l’intérieur.

–  Inch’Allah, dit Madame Rosa. Je vais bientôt mourir.

–  Inch’Allah, Madame Rosa.

– Je suis contente de mourir, Momo.

– Nous sommes tous contents pour vous, Madame Rosa. Vous n’avez que des amis, ici. Tout le monde vous veut du bien.

– Mais il ne faut pas les laisser m’emmener à l’hôpital, Momo. A aucun prix, il ne faut pas.

– Vous pouvez être tranquille, Madame Rosa.

– Ils vont me faire vivre de force, à l’hôpital, Momo. Ils ont des lois pour ça. C’est des vraies lois de Nuremberg. Tu ne connais pas ça, tu es trop jeune.

– J’ai jamais été trop jeune pour rien, Madame Rosa.

– Le docteur Katz va me dénoncer à l’hôpital et ils vont venir me chercher.

J’ai rien dit. Si les Juifs commençaient à se dénoncer entre eux, moi j’allais pas m’en mêler.

Moi les Juifs je les emmerde, c’est des gens comme tout le monde.

– Ils vont pas me faire avorter à l’hôpital.

Je disais toujours rien. Je lui tenais la main.

Comme ça, au moins, je mentais pas.

– Combien de temps ils l’ont fait souffrir, ce champion du monde en Amérique, Momo ?

J’ai fait le con.

– Quel champion ?

– En Amérique ? Je t’ai entendu, tu en parlais avec Monsieur Waloumba.

Merde.

– Madame Rosa, en Amérique, ils ont tous les records du monde, c’est des grands sportifs. En France, à l’Olympique de Marseille, il y a que des étrangers. Ils ont même des Brésiliens et n’importe quoi. Ils vont pas vous prendre. A l’hôpital, je veux dire.

– Tu me jures…

– L’hôpital, tant que je suis là, c’est zobbi, Madame Rosa.

Elle a presque souri. De vous à moi, quand elle sourit, ça la fait pas plus belle, au contraire, parce que ça souligne tout le reste autour. Ce sont surtout les cheveux qui lui manquent. Il lui restait encore trente-deux cheveux sur la tête, comme la dernière fois.

– Madame Rosa, pourquoi vous m’avez menti ?

Elle parut sincèrement étonnée.

– Moi ? Je t’ai menti ?

– Pourquoi vous m’avez dit que j’avais dix ans alors que j’en ai quatorze ?

Vous allez pas me croire, mais elle a rougi un peu.

– J’avais peur que tu me quittes, Momo, alors je t’ai un peu diminué. Tu as toujours été mon petit homme. J’en ai jamais vraiment aimé un autre. Alors, je comptais les années et j’avais peur. Je ne voulais pas que tu deviennes grand trop vite. Excuse-moi.

Du coup, je l’ai embrassée, j’ai gardé sa main dans la mienne et je lui ai passé un bras autour des épaules comme si elle était une femme. Après, Madama Lola est venue avec l’aîné des Zaoum et on l’a soulevée, on l’a déshabillée, on l’a étendue par terre et on l’a lavée. Madame Lola lui a versé du parfum partout, on lui a mis sa perruque et son kimono, et on l’a étendue dans son lit bien propre et ça faisait plaisir à voir.

Mais Madame Rosa se gâtait de plus en plus et je ne peux pas vous dire combien c’est injuste quand on est en vie uniquement parce qu’on souffre. Son organisme ne valait plus rien et quand ce n’était pas une chose, c’était l’autre. C’est toujours le vieux sans défense qu’on attaque, c’est plus facile et Madame Rosa était victime de cette criminalité. Tous ses morceaux étaient mauvais, le cœur, le foie, le rein, le bronche, il n’y en avait pas un qui était de bonne qualité. On n’avait plus qu’elle et moi à la maison et dehors, à part Madame Lola, il n’y avait personne. Tous les matins je faisais faire de la marche à pied à Madame Rosa pour la dégourdir et elle allait de la porte à la fenêtre et retour, appuyée sur mon épaule pour ne pas se rouiller complètement. Je lui mettais pour la marche un disque juif qu’elle aimait bien et qui était moins triste que d’habitude. Les Juifs ont toujours le disque triste, je ne sais pas pourquoi. C’est leur folklore qui veut ça. Madame Rosa disait souvent que tous ses malheurs venaient des Juifs et que si elle n’avait pas été juive, elle n’aurait pas eu le dixième des emmerdements qu’elle avait eus.

Monsieur Charmette avait fait livrer une couronne mortuaire car il ne savait pas que c’était Monsieur Bouaffa qui était mort, il croyait que c’était Madame Rosa comme tout le monde le souhaitait pour son bien et Madame Rosa était contente parce que ça lui donnait de l’espoir, et aussi c’était la première fois que quelqu’un lui envoyait des fleurs. Les frères de tribu de Monsieur Waloumba ont apporté des bananes, des poulets, des mangues, du riz, comme c’est l’habitude chez eux quand il y aura un heureux événement dans la famille. On faisait tous croire à Madame Rosa que c’était bientôt fini et elle avait moins peur. Il y a eu aussi le père André qui lui a fait une visite, le curé catholique des foyers africains autour de la rue Bisson, mais il n’était pas venu faire le curé, il était simplement venu. Il n’a pas fait des avances à Madame Rosa, il est resté très correct. Nous aussi on lui a rien dit car Dieu, vous savez comment c’est avec Lui. Il fait ce qu’Il veut parce qu’Il a la force pour Lui.

Le père André est mort depuis d’un décrochement du cœur mais je pense que ce n’était pas personnel, c’est les autres qui lui ont fait ça. Je ne vous en ai pas parlé plus tôt parce qu’on n’était pas tellement de son ressort, Madame Rosa et moi. On l’avait envoyé à Belleville comme nécessaire pour s’occuper des travailleurs catholiques africains et nous on n’était ni l’un ni l’autre. Il était très doux et avait toujours un air un peu coupable, comme s’il savait bien qu’il y avait des reproches à faire. Je vous en dis un mot parce que c’était un brave homme et quand il est mort ça m’a laissé un bon souvenir.

Le père André avait l’air d’être là pour un moment et je suis descendu dans la rue aux nouvelles, à cause d’une sale histoire qui était arrivée. Les mecs, pour l’héroïne, disent tous « la merde » et il y a eu un môme de huit ans qui avait entendu que les mecs se faisaient des piqûres de merde et que c’était le pied et il avait chié sur un journal et il s’était foutu une piqûre de vraie merde, croyant que c’était la bonne, et il en est mort. On avait même embarqué le Mahoute et encore deux autre jules parce qu’ils l’avaient mal informé, mais moi je trouve qu’ils étaient pas obligés d’apprendre à un môme de huit ans à se piquer.

Quand je suis remonté, j’ai trouvé avec le père André le rabbin de la rue des Chaumes, à côté de l’épicerie kasher de Monsieur Rubin, qui avait sans doute appris qu’il y avait un curé qui rôdait autour de Madame Rosa et qui a eu peur qu’elle fasse une mort chrétienne. Il n’avait jamais mis les pieds chez nous vu qu’il connaissait Madame Rosa depuis qu’elle était pute. Le père André et le rabbin, qui avait un autre nom mais je ne m’en souviens pas, ne voulaient pas donner le signal du départ et ils restaient là sur deux chaises à côté du lit avec Madame Rosa. Ils ont même parlé de la guerre du Vietnam parce que c’était un terrain neutre.

Madame Rosa a fait une bonne nuit mais moi je n’ai pas pu dormir et je suis resté les yeux ouverts dans le noir à penser à quelque chose de différent et je ne savais pas du tout ce que ça pouvait être.

Le lendemain matin le docteur Katz est venu donner à Madame Rosa un examen périodique et cette fois, quand on est sorti dans l’escalier, j’ai tout de suite senti que le malheur allait frapper à notre porte.

– Il faut la transporter à l’hôpital. Elle ne peut pas rester ici. Je vais appeler l’ambulance.

– Qu’est-ce qu’ils vont lui faire à l’hôpital ?

– Ils vont lui donner des soins appropriés. Elle peut vivre encore un certain temps et peut-être même plus. J’ai connu des personnes dans son cas qui ont pu être prolongées pendant des années.

Merde, j’ai pensé, mais j’ai rien dit devant le docteur. J’ai hésité un moment et puis j’ai demandé :

– Dites, est-ce que vous ne pourriez pas l’avorter, docteur, entre Juifs ?

Il parut sincèrement étonné.

– Comment, l’avorter ? Qu’est-ce que tu racontes ?

– Ben, oui, quoi, l’avorter, pour l’empêcher de souffrir.

Là, le docteur Katz s’est tellement ému qu’il a dû s’asseoir. Il s’est pris la tête à deux mains et il a soupiré plusieurs fois de suite, en levant les yeux au ciel, comme c’est l’habitude.

– Non, mon petit Momo, on ne peut pas faire ça. L’euthanasie est sévèrement interdite par la loi. Nous sommes dans un pays civilisé, ici. Tu ne sais pas de quoi tu parles.

– Si je sais. Je suis algérien, je sais de quoi je parle. Ils ont là-bas le droit sacré des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Le docteur Katz m’a regardé comme si je lui avais fait peur. Il se taisait, la gueule ouverte. Des fois j’en ai marre, tellement les gens ne veulent pas comprendre.

– Le droit sacré des peuples ça existe, oui ou merde ?

– Bien sûr que ça existe, dit le docteur Katz et il s’est même levé de la marche sur laquelle il était assis pour lui témoigner du respect.

– Bien sûr que ça existe. C’est une grande et belle chose. Mais je ne vois pas le rapport.

– Le rapport, c’est que si ça existe, Madame Rosa a le droit sacré des peuples à disposer d’elle-même, comme tout le monde. Et si elle veut se faire avorter, c’est son droit. Et c’est vous qui devriez le lui faire parce qu’il faut un médecin juif pour ça pour ne pas avoir d’antisémitisme. Vous ne devriez pas vous faire souffrir entre Juifs. C’est dégueulasse.

Le docteur Katz respirait de plus en plus et il avait même des gouttes de sueur sur le front, tellement je parlais bien. C’était la première fois que j’avais vraiment quatre ans de plus.

– Tu ne sais pas ce que tu dis, mon enfant, tu ne sais pas ce que tu dis.

– Je ne suis pas votre enfant et je ne suis même pas un enfant du tout. Je suis un fils de pute et mon père a tué ma mère et quand on sait ça, on sait tout et on n’est plus un enfant du tout.

Le docteur Katz en tremblait, tellement il me regardait avec stupeur.

– Qui t’a dit ça, Momo ? Qui t’a dit ces choses-là ?

– Ça ne fait rien qui me l’a dit, docteur Katz, parce que des fois, ça vaut mieux d’avoir le moins de père possible, croyez-en ma vieille expérience et comme j’ai l’honneur, pour parler comme Monsieur Hamil, le copain de Monsieur Victor Hugo, que vous n’êtes pas sans ignorer. Et ne me regardez pas comme ça, docteur Katz, parce que je ne vais pas faire une crise de violence, je ne suis pas psychiatrique, je ne suis pas héréditaire, je ne vais pas tuer ma pute de mère parce que c’est déjà fait, Dieu ait son cul, qui a fait beaucoup de bien sur cette terre, et je vous emmerde tous, sauf Madame Rosa qui est la seule chose que j’aie aimée ici et je ne vais pas la laisser devenir champion du monde des légumes pour faire plaisir à la médecine et quand j’écrirai les misérables je vais dire tout ce que je veux sans tuer personne parce que c’est la même chose et si vous n’étiez pas un vieux youpin sans cœur mais un vrai Juif avec un vrai cœur à la place de l’organe vous feriez une bonne action et vous avorteriez Madame Rosa tout de suite pour la sauver de la vie qui lui a été foutue au cul par un père qu’on connaît même pas et qui n’a même pas de visage tellement il se cache et il n’est même pas permis de le représenter parce qu’il a toute une maffia pour l’empêcher de se faire prendre et c’est la criminalité, Madame Rosa, et la condamnation des sales cons de médecins pour refus d’assistance…

Le docteur Katz était tout pâle et ça lui allait bien avec sa jolie barbe blanche et ses yeux qui étaient cardiaques et je me suis arrêté parce que s’il mourait, il n’aurait encore rien entendu de ce qu’un jour j’allais leur dire. Mais il avait les genoux qui commençaient à céder et je l’ai aidé à se rasseoir sur la marche mais sans lui pardonner ni rien ni personne. Il a porté la main à son cœur et il m’a regardé comme s’il était le caissier d’une banque et qu’il me suppliait de ne pas le tuer. Mais j’ai seulement croisé les bras sur ma poitrine et je me sentais comme un peuple qui a le droit sacré de disposer de lui-même.

– Mon petit Momo, mon petit Momo…

– Il y a pas de petit Momo. C’est oui ou c’est merde ?

– Je n’ai pas le droit de faire ça…

– Vous voulez pas l’avorter ?

– Ce n’est pas possible, l’euthanasie est sévèrement punie…

Il me faisait marrer. Moi je voudrais bien savoir qu’est-ce qui n’est pas sévèrement puni, surtout quand il n’y a rien à punir.

– Il faut la mettre à l’hôpital, c’est une chose humanitaire…

– Est-ce qu’ils me prendront à l’hôpital avec elle ?

Ça l’a un peu rassuré et il a même souri.

– Tu es un bon petit, Momo. Non, mais tu pourras lui faire des visites. Seulement, bientôt, elle ne te reconnaîtra plus…

Il a essayé de parler d’autre chose.

– Et à propos, qu’est-ce que tu vas devenir, Momo ? Tu ne peux pas vivre seul.

– Vous en faites pas pour moi. Je connais des tas de putes, à Pigalle. J’ai déjà reçu plusieurs propositions.

Le docteur Katz a ouvert la bouche, il m’a regardé, il a avalé et puis il a soupiré, comme ils le font tous. Moi je réfléchissais. Il fallait gagner du temps, c’est toujours la chose à faire.

– Écoutez, docteur Katz, n’appelez pas l’hôpital. Donnez-moi encore quelques jours. Peut-être qu’elle va mourir toute seule. Et puis, il faut que je m’arrange. Sans ça, ils vont me verser à l’Assistance.

Il a soupiré encore. Ce mec-là, chaque fois qu’il respirait, c’était pour soupirer. J’en avais ma claque des mecs qui soupirent.

Il m’a regardé, mais autrement.

– Tu n’as jamais été un enfant comme les autres, Momo. Et tu ne seras jamais un homme comme les autres, j’ai toujours su ça.

– Merci, docteur Katz. C’est gentil de me dire ça.

– Je le pense vraiment. Tu seras toujours très différent.

J’ai réfléchi un moment.

– C’est peut-être parce que j’ai eu un père psychiatrique.

Le docteur Katz parut malade, tellement il avait l’air pas bien.

– Pas du tout, Momo. Ce n’est pas du tout ce que j’ai voulu dire. Tu es encore trop jeune pour comprendre, mais…

– On est jamais trop jeune pour rien, docteur, croyez-en ma vieille expérience.

Il parut étonné.

– Où as-tu appris cette expression ?

– C’est mon ami Monsieur Hamil qui dit toujours ça.

– Ah bon. Tu es un garçon très intelligent, très sensible, trop sensible même. J’ai souvent dit à Madame Rosa que tu ne seras jamais comme tout le monde. Quelquefois, ça fait des grands poètes, des écrivains, et quelquefois…

Il soupira.

– …et quelquefois, des révoltés. Mais rassure-toi, cela ne veut pas dire du tout que tu ne seras pas normal.

– J’espère bien que je ne serai jamais normal, docteur Katz, il n’y a que les salauds qui sont toujours normals.

– Normaux.

– Je ferai tout pour ne pas être normal, docteur…

Il s’est encore levé et j’ai pensé que c’était le moment de lui demander quelque chose, car ça commençait à me turlupiner sérieusement.

– Dites-moi, docteur, vous êtes sûr que j’ai quatorze ans ? J’en ai pas vingt, trente ou quelque chose d’encore plus ? D’abord on me dit dix, puis quatorze. J’aurais pas des fois beaucoup mieux ? Je suis pas un nain, putain de nom ? J’ai aucune envie d’être un nain, docteur, même s’ils sont normaux et différents.

Le docteur Katz sourit dans sa barbe et il était heureux de m’annoncer enfin une vraie bonne nouvelle.

– Non, tu n’es pas un nain, Momo, je t’en donne ma parole médicale. Tu as quatorze ans, mais Madame Rosa voulait te garder le plus longtemps possible, elle avait peur que tu la quittes, alors elle t’a fait croire que tu n’en avais que dix. J’aurais peut-être dû te le dire un peu plus tôt, mais…

Il sourit et ça l’a rendu encore plus triste.

– …mais comme c’était une belle histoire d’amour, je n’ai rien dit. Pour Madame Rosa, je veux bien attendre encore quelques jours, mais je pense qu’il est indispensable de la mettre à l’hôpital. Nous n’avons pas le droit d’abréger ses souffrances, comme je te l’ai expliqué. En attendant, faites-lui faire un peu d’exercice, mettez-la debout, remuez-la, faites-lui faire des petites promenades dans la chambre, parce que sans ça elle va pourrir partout et elle va faire des abcès. Il faut la remuer un peu. Deux jours ou trois, mais pas plus…

J’ai appelé un des frères Zaoum qui l’a descendu sur ses épaules.

Le docteur Katz vit encore et un jour j’irai le voir.

Je suis resté un moment assis seul dans l’escalier pour avoir la paix. J’étais quand même heureux de savoir que je n’étais pas un nain, c’était déjà quelque chose. J’ai vu une fois la photo d’un monsieur qui est cul-de-jatte et qui vit sans bras ni jambes. J’y pense souvent pour me sentir mieux que lui, ça me donne le plaisir d’avoir des bras et des jambes. Ensuite j’ai pensé aux exercices qu’il fallait faire à Madame Rosa pour la remuer un peu et je suis allé chercher Monsieur Waloumba pour m’aider mais il était à son travail dans les ordures. Je suis resté toute la journée avec Madame Rosa qui a fait les cartes pour lire son avenir. Lorsque Monsieur Waloumba est revenu de son boulot, il est monté avec ses copains, ils ont pris Madame Rosa et ils lui ont fait faire un peu d’exercice. Ils l’ont d’abord promenée dans la chambre car ses jambes pouvaient encore servir, et après ils l’ont couchée sur une couverture et ils l’ont balancée un peu pour la remuer à l’intérieur. Ils se sont même marrés à la fin parce que ça leur faisait un effet désopilant de voir Madame Rosa comme une grande poupée et on avait l’air de jouer à quelque chose. Ça lui a fait le plus grand bien et elle a même eu un mot gentil pour chacun. Après on l’a couchée, on l’a nourrie et elle a demandé son miroir. Quand elle s’est vue dans le miroir, elle s’est souri et elle a arrangé un peu les trente-cinq cheveux qui lui restaient. Nous l’avons tous félicitée pour sa bonne mine. Elle s’est maquillée, elle avait encore sa féminité, on peut très bien être moche et essayer d’arranger ça pour le mieux. C’est dommage que Madame Rosa n’était pas belle car elle était douée pour ça et aurait fait une très jolie femme. Elle se souriait dans le miroir et on était tous très contents qu’elle n’était pas dégoûtée.

Après, les frères de Monsieur Waloumba lui ont fait du riz aux piments, ils disaient qu’il fallait bien la pimenter pour que son sang coure plus vite. Madame Lola est arrivée là-dessus et c’était toujours comme si le soleil entrait, ce Sénégalais. La seule chose qui me rend triste avec Madame Lola, c’est quand elle rêve d’aller tout se faire couper devant pour être femme à part entière, comme elle dit. Je trouve que c’est des extrémités et j’ai toujours peur qu’elle se fasse mal.

Madame Lola a offert une de ses robes à la Juive car elle savait combien le moral c’est important chez les femmes. Elle a aussi apporté du champagne et il n’y a rien de mieux. Elle a versé du parfum sur Madame Rosa qui en avait besoin de plus en plus car elle avait du mal à contrôler ses ouvertures.

Madame Lola est d’un naturel gai parce qu’elle a été bénie par le soleil d’Afrique dans ce sens et c’était un plaisir de la voir assise là, les jambes croisées, sur le lit, vêtue avec la dernière élégance. Madame Lola est très belle pour un homme sauf sa voix qui date du temps où elle était champion de boxe poids lourds, et elle n’y pouvait rien car les voix sont en rapport avec les couilles et c’était la grande tristesse de sa vie. J’avais Arthur le parapluie avec moi, je ne voulais pas m’en séparer brutalement malgré les quatre ans que j’avais pris en une fois. J’avais le droit de m’habituer, car les autres mettent beaucoup plus de temps à vieillir de plusieurs années et il ne fallait pas me presser.

Madame Rosa reprenait si vite du poil de la bête qu’elle a pu se lever et même marcher toute seule, c’était la récession et l’espoir. Quand Madame Lola est partie au boulot avec son sac à main, nous avons fait dinette et Madame Rosa a dégusté le poulet que Monsieur Djamaïli, l’épicier bien connu, lui a fait porter. Monsieur Djamaïli lui-même était décédé mais ils avaient eu de bons rapports de leur vivant et sa famille avait repris l’affaire. Après, elle a bu un peu de thé avec de la confiture et pris un air songeur et j’ai eu peur, j’ai cru que c’était une nouvelle attaque d’imbécillité. Mais on l’avait tellement secouée dans la journée que son sang assumait svn service et arrivait à la tête comme prévu.

– Momo, dis-moi toute la vérité.

– Madame Rosa, toute la vérité, je ne la connais pas, je sais même pas qui la connaît.

– Qu’est-ce qu’il t’a dit, le docteur Katz ?

– Il a dit qu’il faut vous mettre à l’hôpital et que là-bas ils vont s’occuper de vous pour vous empêcher de mourir. Vous pouvez vivre encore longtemps.

J’avais le cœur serré de lui dire des choses pareilles et j’ai même essayé de sourire, comme si c’était une bonne nouvelle que je lui annonçais.

– Comment ça s’appelle chez eux, cette maladie que j’ai ?

J’avalai ma salive.

– C’est pas le cancer, Madame Rosa, je vous le jure.

– Momo, comment ça s’appelle chez les médecins ?

– On peut vivre comme ça pendant longtemps.

– Comment, comme ça ?

Je me taisais.

– Momo, tu ne vas pas me mentir ? Je suis une vieille Juive, on m’a tout fait qu’on peut faire à un homme…

Elle disait menschet en juif c’est pareil pour homme ou femme.

– Je veux savoir. Il y a des choses qu’on n’a pas le droit de faire à un mensch. Je sais qu’il y a des jours que je n’ai plus ma tête à moi.

– C’est rien, Madame Rosa, on peut très bien vivre comme ça.

– Comment, comme ça ?

J’ai pas pu tenir. J’avais des larmes qui m’étouffaient à l’intérieur. Je me suis jeté sur elle, elle m’a pris dans ses bras et j’ai gueulé :

– Comme un légume, Madame Rosa, comme un légume ! Ils veulent vous faire vivre comme un légume !

Elle n’a rien dit. Elle a seulement transpiré un peu.

– Quand est-ce qu’ils vont venir me chercher ?

– Je ne sais pas, dans un jour ou deux, le docteur Katz vous aime bien, Madame Rosa. Il m’a dit qu’il nous séparera seulement le couteau sur la gorge.

– Je n’irai pas, dit Madame Rosa.

– Je ne sais plus quoi faire, Madame Rosa. C’est tout des salauds. Ils ne veulent pas vous avorter.

Elle paraissait très calme. Elle a seulement demandé à se laver parce qu’elle avait pissé sous elle.

Je trouve qu’elle était très belle, maintenant que j’y pense. Ça dépend comment on pense à quelqu’un.

– C’est la Gestapo, dit-elle.

Et puis elle n’a plus rien dit.

La nuit j’ai eu froid, je me suis levé et je suis allé lui mettre une deuxième couverture.

Je me suis réveillé content le lendemain. Lorsque je me réveille je pense d’abord à rien et j’ai ainsi du bon temps. Madame Rosa était vivante et elle m’a même fait un beau sourire pour montrer que tout allait bien, elle avait seulement mal au foie qui chez elle était hépatique et au rein gauche que le docteur Katz voyait d’un très mauvais œil, elle avait aussi d’autres détails qui ne marchaient pas mais ce n’est pas à moi de vous dire ce que c’était, je n’y connais rien. Il y avait du soleil dehors et j’en ai profité pour tirer les rideaux, mais elle n’a pas aimé ça parce qu’avec la lumière, elle se voyait trop et ça lui faisait de la peine. Elle a pris le miroir et elle a dit seulement :

– Qu’est-ce que je suis devenue moche, Momo.

Je me suis mis en colère, parce qu’on n’a pas le droit de dire du mal d’une femme qui est vieille et malade. Je trouve qu’on ne peut pas juger tout d’un même œil, comme les hippopotames ou les tortues qui ne sont pas comme tout le monde.

Elle a fermé les yeux et elle a eu des larmes qui ont coulé mais je ne sais pas si c’était parce qu’elle pleurait ou si c’étaient les muscles qui se relâchaient.

– Je suis monstrueuse, je le sais très bien.

– Madame Rosa, c’est seulement parce que vous ressemblez pas aux autres.

Elle m’a regardé.

– Quand est-ce qu’ils viennent me chercher ?

– Le docteur Katz…

– Je ne veux pas entendre parler du docteur Katz. C’est un brave homme mais il ne connaît pas les femmes. J’ai été belle, Momo. J’avais la meilleure clientèle, rue de Provence. Combien il nous reste d’argent ?

– Madame Lola m’a laissé cent francs. Elle nous en donnera encore. Elle se défend très bien.

– Moi j’aurais jamais travaillé au bois de Boulogne. Il n’y a rien pour se laver. Aux Halles, on avait des hôtels de bonne catégorie, avec l’hygiène. Et au bois de Boulogne, c’est même dangereux, à cause des maniaques.

– Les maniaques, Madame Lola leur casse leur gueule, vous savez bien qu’elle a été champion de boxe.

– C’est une sainte. Je ne sais pas ce qu’on serait devenu sans elle.

Après elle a voulu réciter une prière juive comme sa mère lui avait appris. J’ai eu très peur, je croyais qu’elle retombait en enfance mais j’ai pas voulu la contrarier. Seulement, elle n’arrivait pas à se rappeler les paroles à cause du mou dans sa tête. Elle avait appris la prière à Moïse et je l’avais apprise aussi parce que ça me faisait chier quand ils se faisaient des trucs à part. J’ai récité :

–  Shma israël adenoï eloheïnou adenoï ekhot bouroukh shein kweit malhoussé loëilem boët…

Elle a répété ça avec moi et après je suis allé aux W.-C. et j’ai craché tfou tfou tfou comme font les Juifs parce que ce n’était pas ma religion. Elle m’a demandé à s’habiller mais je ne pouvais pas l’aider tout seul et je suis allé au foyer noir où j’ai trouvé Monsieur Waloumba, Monsieur Sokoro, Monsieur Tané et d’autres dont je ne peux pas vous dire les noms car ils sont tous gentils là-bas.


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