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La vie devant soi
  • Текст добавлен: 7 октября 2016, 01:54

Текст книги "La vie devant soi"


Автор книги: Émile Ajar



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Monsieur N’Da Amédée avait mis un pied sur le lit et il avait un gros cigare qui jetait des cendres partout sans regarder à la dépense et il a tout de suite déclaré à ses parents qu’il allait bientôt revenir au Niger pour vivre en tout bien tout honneur. Moi maintenant je pense qu’il y croyait lui-même. J’ai souvent remarqué que les gens arrivent à croire ce qu’ils disent, ils ont besoin de ça pour vivre. Je ne dis pas ça pour être philosophe, je le pense vraiment.

J’ai oublié de préciser que le commissaire de police qui était un fils de pute avait tout appris et tout pardonné. Il venait même parfois embrasser Madame Rosa, à condition qu’elle ferme sa gueule. C’est ce que Monsieur Hamil exprime quand il dit que tout est bien qui finit bien. Je raconte ça pour mettre un peu de bonne humeur.

Pendant que Monsieur N’Da Amédée parlait, son garde du corps de gauche était dans un fauteuil qui se tenait là en train de se polir les ongles, pendant que l’autre ne faisait pas attention. J’ai voulu sortir pour pisser mais le deuxième garde du corps, celui dont je vous parle, m’a saisi au passage et m’a installé sur ses genoux. Il m’a regardé, il m’a fait un sourire, il a même mis son chapeau en arrière et il a tenu des propos pareils :

– Tu me fais penser à mon fils, mon petit Momo. Il est à la mer à Nice avec sa maman pour ses vacances et ils reviennent demain. Demain, c’est la fête du petit, il est né ce jour-là et il va avoir une bicyclette. Tu peux venir à la maison quand tu veux pour jouer avec lui.

Je ne sais pas du tout ce qui m’a pris mais il y avait des années que j’avais ni mère ni père même sans bicyclette, et celui-là qui venait me faire chier. Enfin, vous voyez ce que je veux dire. Bon, inch’ Allah, mais c’est pas vrai, je dis ça seulement parce que je suis un bon musulman. Ça m’a remué et j’ai été pris de violence, quelque chose de terrible. Ça venait de l’intérieur et c’est là que c’est le plus mauvais. Quand ça vient de l’extérieur à coups de pied au cul, on peut foutre le camp. Mais de l’intérieur, c’est pas possible. Quand ça me saisit, je veux sortir et ne plus revenir du tout et nulle part. C’est comme si j’avais un habitant en moi. Je suis pris de hurlements, je me jette par terre, je me cogne la tête pour sortir, mais c’est pas possible, ça n’a pas de jambes, on n’a jamais de jambes à l’intérieur. Ça me fait du bien d’en parler, tiens, c’est comme si ça sortait un peu. Vous voyez ce que je veux dire ?

Bon, quand je me suis épuisé et qu’ils sont tous partis, Madame Rosa m’a tout de suite trainé chez le docteur Katz. Elle avait eu une peur bleue et elle lui a dit que j’avais tous les signes héréditaires et que j’étais capable de saisir un couteau et de la tuer dans son sommeil. Je ne sais pas du tout pourquoi Madame Rosa avait toujours peur d’être tuée dans son sommeil, comme si ça pouvait l’empêcher de dormir. Le docteur Katz s’est mis en colère et il lui a crié que j’étais doux comme un agneau et qu’elle devrait avoir honte de parler comme ça. Il lui a prescrit des tranquillisants qu’il avait dans son tiroir et on est rentré la main dans la main et je sentais qu’elle était un peu embêtée de m’avoir accusé pour rien. Mais il faut la comprendre, car la vie était tout ce qui lui restait. Les gens tiennent à la vie plus qu’à n’importe quoi, c’est même marrant quand on pense à toutes les belles choses qu’il y a dans le monde.

A la maison, elle s’est bourrée de tranquillisants et elle a passé la soirée à regarder droit devant elle avec un sourire heureux parce qu’elle ne sentait rien. Jamais elle ne m’en a donné à moi. C’était une femme mieux que personne et je peux illustrer cet exemple ici même. Si vous prenez Madame Sophie, qui tient aussi un clandé pour enfants de putes, rue Surcouf, ou celle qu’on appelle la Comtesse parce que c’est une veuve Comte, à Barbès, eh bien, elles prennent des fois jusqu’à dix mômes à la journée, et la première chose qu’elles font, c’est de les bourrer de tranquillisants. Madame Rosa le savait de source sûre par une Portugaise africaine qui se défendait à la Truanderie, et qui avait retiré son fils de chez la Comtesse dans un tel état de tranquillité qu’il ne pouvait pas tenir debout, tellement il tombait. Quand on le redressait il tombait encore et encore et on pouvait jouer comme ça avec lui pendant des heures. Mais avec Madame Rosa c’était tout le contraire. Quand on devenait agité ou qu’on avait des mômes à la journée qui étaient sérieusement perturbés, car ça existe, c’est elle qui se bourrait de tranquillisants. Alors là, on pouvait gueuler ou se rentrer dans le chou, ça ne lui arrivait pas à la cheville. C’est moi qui étais obligé de faire régner l’ordre et ça me plaisait bien parce que ça me faisait supérieur. Madame Rosa était assise dans son fauteuil au milieu, avec une grenouille en laine sur le ventre et une bouillotte à l’intérieur, la tête un peu penchée, et elle nous regardait avec un bon sourire, parfois même elle nous faisait un petit bonjour de la main, comme si on était un train qui passait. Dans ces moments-là il n’y avait rien à en tirer et c’est moi qui commandais pour empêcher qu’on mette le feu aux rideaux, c’est la première chose à laquelle on met le feu quand on est jeune.

La seule chose qui pouvait remuer un peu Madame Rosa quand elle était tranquillisée c’était si on sonnait à la porte. Elle avait une peur bleue des Allemands. C’est une vieille histoire et c’était dans tous les journaux et je ne vais pas entrer dans les détails mais Madame Rosa n’en est jamais revenue. Elle croyait parfois que c’était toujours valable, surtout au milieu de la nuit, c’est une personne qui vivait sur ses souvenirs. Vous pensez si c’est complètement idiot de nos jours, quand tout ça est mort et enterré, mais les Juifs sont très accrocheurs surtout quand ils ont été exterminés, ce sont ceux qui reviennent le plus. Elle me parlait souvent des nazis et des S.S. et je regrette un peu d’être né trop tard pour connaître les nazis et les S.S. avec armes et bagages, parce qu’au moins on savait pourquoi. Maintenant on ne sait pas.

C’était du dernier comique, cette peur que Madame Rosa avait des coups de sonnette. Le meilleur moment pour ça, c’était très tôt le matin, quand le jour est encore sur la pointe des pieds. Les Allemands se lèvent tôt et ils préfèrent le petit matin à n’importe quel autre moment de la journée. Il y avait un de nous qui se levait, qui sortait dans le couloir et appuyait sur la sonnette. Un long coup, pour que ça fasse tout de suite. Ah qu’est-ce qu’on se marrait ! Il fallait voir ça. Madame Rosa à l’époque devait faire déjà dans les quatre-vingt-quinze kilos et des poussières, eh bien, elle giclait de son lit comme une dingue et dégringolait la moitié d’un étage avant de s’arrêter. Nous, on était couchés et on faisait semblant de dormir. Quand elle voyait que c’étaient pas les nazis, elle se mettait dans des colères terribles et nous traitait d’enfants de pute, ce qu’elle ne faisait jamais sans raison. Elle restait un moment les yeux ahuris, avec les bigoudis sur les derniers cheveux qu’elle avait encore sur la tête, elle croyait d’abord qu’elle avait rêvé et qu’il n’y avait pas de sonnette du tout, que ça ne venait pas de l’extérieur. Mais il y avait presque toujours un de nous qui pouffait et quand elle comprenait qu’elle avait été victime, elle déchainait sa colère ou alors elle se mettait à pleurer.

Moi je crois que les Juifs sont des gens comme les autres mais il ne faut pas leur en vouloir.

Souvent on n’avait même pas à se lever pour appuyer sur la sonnette parce que Madame Rosa faisait ça toute seule. Elle se réveillait brusquement d’un seul coup, se dressait sur son derrière qui était encore plus grand que je peux vous dire, elle écoutait, puis elle sautait du lit, mettait son châle mauve qu’elle aimait et courait dehors. Elle ne regardait même pas s’il y avait quelqu’un, parce que ça continuait à sonner chez elle à l’intérieur, c’est là que c’est le plus mauvais. Parfois elle dégringolait seulement quelques marches ou un étage et parfois elle descendait jusqu’à la cave, comme la première fois que j’ai eu l’honneur. Au début, j’ai même cru qu’elle avait caché un trésor dans la cave et que c’était la peur des voleurs qui la réveillait. J’ai toujours rêvé d’avoir un trésor caché quelque part où il serait bien à l’abri de tout et que je pourrais découvrir chaque fois que j’avais besoin. Je pense que le trésor, c’est ce qu’il y a de mieux dans le genre, lorsque c’est bien à vous et en toute sécurité. J’avais repéré l’endroit où Madame Rosa cachait la clé de la cave et une fois, j’y suis allé pour voir. J’ai rien trouvé. Des meubles, un pot de chambre, des sardines, des bougies, enfin des tas de trucs comme pour loger quelqu’un. J’avais allumé une bougie et j’ai bien regardé mais il n’y avait que des murs avec des pierres qui montraient les dents. C’est là que j’ai entendu un bruit et j’ai sauté en l’air mais c’était seulement Madame Rosa. Elle était debout à l’entrée et elle me regardait. C’était pas méchant, au contraire, elle avait plutôt l’air coupable, comme si c’était elle qui avait à s’excuser.

– Il faut pas en parler à personne, Momo. Donne-moi ça.

Elle a tendu la main et elle m’a pris la clé.

– Madame Rosa, qu’est-ce que c’est ici ? Pourquoi vous y venez, des fois au milieu de la nuit ? C’est quoi ?

Elle a arrangé un peu ses lunettes et elle a souri.

– C’est ma résidence secondaire, Momo. Allez, viens.

Elle a soufflé la bougie et puis elle m’a pris par la main et on est remonté. Après, elle s’est assise la main sur le cœur dans son fauteuil, car elle ne pouvait plus faire les six étages sans être morte.

– Jure-moi de ne jamais en parler à personne, Momo.

– Je vous le jure, Madame Rosa.

–  Khaïrem ?

Ça veut dire c’est juré chez eux.

–  Khaïrem.

Alors elle a murmuré en regardant au-dessus de moi, comme si elle voyait très loin en arrière et en avant :

– C’est mon trou juif, Momo.

– Ah bon alors ça va.

– Tu comprends ?

– Non, mais ça fait rien, j’ai l’habitude.

– C’est là que je viens me cacher quand j’ai peur.

– Peur de quoi, Madame Rosa ?

– C’est pas nécessaire d’avoir des raisons pour avoir peur, Momo.

Ça, j’ai jamais oublié, parce que c’est la chose la plus vraie que j’aie jamais entendue.

J’allais souvent m’asseoir dans la salle d’attente du docteur Katz, puisque Madame Rosa répétait que c’était un homme qui faisait du bien, mais j’ai rien senti. Peut-être que je ne restais pas assez longtemps. Je sais qu’il y a beaucoup de gens qui font du bien dans le monde, mais ils font pas ça tout le temps et il faut tomber au bon moment. Il y a pas de miracle. Au début le docteur Katz sortait et me demandait si j’étais malade mais après il s’est habitué et me laissait tranquille. D’ailleurs, les dentistes aussi ont des salles d’attente, mais ils soignent seulement les dents. Madame Rosa disait que le docteur Katz était pour la médecine générale et c’est vrai qu’il y avait de tout chez lui, des Juifs, bien sûr, comme partout, des Nord-Africains pour ne pas dire des Arabes, des Noirs et toutes sortes de maladies. Il y avait sûrement beaucoup de maladies vénériennes chez lui, à cause des travailleurs immigrés qui attrapent ça avant de venir en France pour bénéficier de la sécurité sociale. Les maladies vénériennes ne sont pas contagieuses en public et le docteur Katz les acceptait mais on n’avait pas le droit d’amener la diphtérie, la fièvre scarlatine, la rougeole et d’autres saloperies qu’il faut garder chez soi. Seulement, les parents ne savaient pas toujours de quoi il se retournait et j’ai attrapé là une ou deux fois des grippes et une coqueluche qui ne m’étaient pas destinées. Je revenais quand même. J’aimais bien être assis dans une salle d’attente et attendre quelque chose, et quand la porte du cabinet s’ouvrait et le docteur Katz entrait, tout de blanc vêtu, et venait me caresser les cheveux, je me sentais mieux et c’est pour ça qu’il y a la médecine.

Madame Rosa se tourmentait beaucoup pour ma santé, elle disait que j’étais atteint de troubles de précocité et j’avais déjà ce qu’elle appelait l’ennemi du genre humain qui se mettait à grandir plusieurs fois par jour. Son plus grand souci après la précocité, c’était les oncles ou les tantes, quand les vrais parents mouraient dans un accident d’automobile et les autres ne voulaient pas vraiment s’en occuper mais ne voulaient pas non plus les donner à l’Assistance, ça aurait fait croire qu’ils n’avaient pas de cœur dans le quartier. C’est alors qu’ils venaient chez nous, surtout si l’enfant était consterné. Madame Rosa appelait un enfant consterné quand il était frappé de consternation, comme ce mot l’indique. Ça veut dire qu’il ne voulait vraiment rien savoir pour vivre et devenait antique. C’est la pire chose qui peut arriver à un môme, en dehors du reste.

Quand on lui amenait un nouveau pour quelques jours ou à la petite semaine, Madame Rosa l’examinait sous tous rapports, mais surtout pour voir s’il n’était pas consterné. Elle lui faisait des grimaces pour l’effrayer ou bien elle mettait un gant où chaque doigt était un polichinelle ce qui fait toujours rire les mômes qui ne sont pas consternés mais les autres, c’est comme s’ils étaient pas de ce monde et c’est pour ça qu’on les appelle antiques. Madame Rosa ne pouvait pas les accepter, c’est un travail de tous les instants et elle n’avait pas de main-d’œuvre. Une fois, une Marocaine qui se défendait en maison à la Goutte d’Or lui avait laissé un môme consterné et puis elle était morte sans laisser d’adresse. Madame Rosa a dû le donner à un organisme avec des faux-papiers pour prouver qu’il existait et elle en a été malade, car il n’y a rien de plus triste qu’un organisme.

Même avec les mômes en bonne santé, il y avait des risques. Vous ne pouvez pas forcer les parents inconnus à reprendre un gosse quand il n’y a pas de preuves légales contre eux. Les mères dénaturées, il n’y a pas de pires. Madame Rosa disait que la loi est mieux faite chez les animaux et que chez nous, c’est même dangereux d’adopter un môme. Si la vraie mère veut venir l’emmerder après parce qu’il est heureux, elle a le droit pour elle. C’est pourquoi les faux-papiers sont les meilleurs au monde et s’il y a une salope qui s’aperçoit deux ans après que son môme est heureux chez les autres et qu’elle veut le récupérer pour le perturber, si on lui a fait des faux-papiers en règle elle ne le retrouvera jamais, et ça lui donne une chance à courir.

Madame Rosa disait que chez les animaux c’est beaucoup mieux que chez nous, parce qu’ils ont la loi de la nature, surtout les lionnes. Elle était pleine d’éloges pour les lionnes. Lorsque j’étais couché, avant de m’endormir, je faisais parfois sonner à la porte, j’allais ouvrir et il y avait là une lionne qui voulait entrer pour défendre ses petits. Madame Rosa disait que les lionnes sont célèbres pour ça et elles se feraient tuer plutôt que de reculer. C’est la loi de la jungle et si la lionne ne défendait pas ses petits, personne ne lui ferait confiance.

Je faisais venir ma lionne presque toutes les nuits. Elle entrait, sautait sur le lit et elle nous léchait la figure, car les autres aussi en avaient besoin et c’était moi l’aîné, je devais m’occuper d’eux. Seulement, les lions ont mauvaise réputation parce qu’il faut bien qu’ils se nourrissent comme tout le monde, et quand j’annonçais aux autres que ma lionne allait entrer, ça commençait à gueuler là-dedans et même Banania s’y mettait et pourtant Dieu sait qu’il se foutait de tout, celui-là, à cause de sa bonne humeur proverbiale. J’aimais bien Banania, qui a été pris par une famille de Français qui avaient de la place et un jour j’irai le voir.

Finalement Madame Rosa a appris que je faisais venir une lionne pendant qu’elle dormait. Elle savait que c’était pas vrai et que je rêvais seulement des lois de la nature mais elle avait un système de plus en plus nerveux et l’idée qu’il y avait des bêtes sauvages dans l’appartement lui donnait des terreurs nocturnes. Elle se réveillait en hurlant parce que chez moi c’était un rêve mais chez elle ça devenait un cauchemar et elle disait toujours que les cauchemars, c’est ce que les rêves deviennent toujours en vieillissant. On se faisait deux lionnes complètement différentes, tous les deux, mais qu’est-ce que vous voulez.

Je ne sais pas du tout de quoi Madame Rosa pouvait bien rêver en général. Je ne vois pas à quoi ça sert de rêver en arrière et à son âge elle ne pouvait plus rêver en avant. Peut-être qu’elle rêvait de sa jeunesse, quand elle était belle et n’avait pas encore de santé. Je ne sais pas ce que faisaient ses parents mais c’était en Pologne. Elle avait commencé à se défendre là-bas et puis à Paris rue de Fourcy, rue Blondel, rue des Cygnes et un peu partout, et puis elle avait fait le Maroc et l’Algérie. Elle parlait très bien l’arabe, sans préjugés. Elle avait même fait la Légion étrangère à Sidi Bel Abbés mais les choses se sont gâtées quand elle est revenue en France car elle avait voulu connaître l’amour et le type lui a pris toutes ses économies et l’a dénoncée à la police française comme Juive. Là, elle s’arrêtait toujours lorsqu’elle en parlait, elle disait « C’est fini, ce temps-là », elle souriait, et c’était pour elle un bon moment à passer.

Quand elle est revenue d’Allemagne, elle s’est défendue encore pendant quelques années mais après cinquante ans, elle avait commencé à grossir et n’était plus assez appétissante. Elle savait que les femmes qui se défendent ont beaucoup de difficultés à garder leurs enfants parce que la loi l’interdit pour des raisons morales, et elle a eu l’idée d’ouvrir une pension sans famille pour des mômes qui sont nés de travers. On appelle ça un clandé dans notre langage. Elle a eu la chance d’élever comme ça un commissaire de police qui était un enfant de pute et qui la protégeait, mais elle avait maintenant soixante-cinq ans et il fallait s’y attendre. C’est surtout le cancer qui lui faisait peur, ça ne pardonne pas. Je voyais bien qu’elle se détériorait et parfois on se regardait en silence et on avait peur ensemble parce qu’on n’avait que ça au monde. C’est pourquoi tout ce qu’il lui fallait dans son état c’était une lionne en liberté dans l’appartement. Bon je me suis arrangé, je restais les yeux ouverts dans le noir, la lionne venait, se couchait à côté de moi et me léchait la figure sans rien dire à personne. Quand Madame Rosa se réveillait de peur, entrait et faisait régner la lumière, elle voyait qu’on était couché en paix. Mais elle regardait sous les lits et c’était même drôle, lorsqu’on pense que les lions étaient la seule chose au monde qui ne pouvait pas lui arriver, vu qu’à Paris il n’y en a pour ainsi dire pas, car les animaux sauvages se trouvent seulement dans la nature.

C’est là que j’ai compris pour la première fois qu’elle était un peu dérangée. Elle avait eu beaucoup de malheurs et maintenant il fallait payer, parce qu’on paie pour tout dans la vie. Elle m’a même trainé chez le docteur Katz et lui a dit que je faisais rôder des bêtes sauvages en liberté dans l’appartement et que c’était sûrement un signe. Je comprenais bien qu’il y avait entre elle et le docteur Katz quelque chose dont il ne fallait pas parler devant moi, mais je ne savais pas du tout ce que ça pouvait être et pourquoi Madame Rosa avait peur.

– Docteur, il va faire des violences, ça, j’en suis sûre.

– Ne dites pas de bêtises, Madame Rosa. Vous n’avez rien à craindre. Notre petit Momo est un tendre. Ce n’est pas une maladie et croyez-en un vieux médecin, les choses les plus difficiles à guérir, ce ne sont pas les maladies.

– Alors pourquoi il a tout le temps des lions dans la tête ?

– D’abord, ce n’est pas un lion, c’est une lionne.

Le docteur Katz souriait et me donnait un bonbon à la menthe.

– C’est une lionne. Et qu’est-ce qu’elles font, les lionnes ? Elles défendent leur petit…

Madame Rosa soupirait.

– Vous savez bien pourquoi j’ai peur, docteur.

Le docteur Katz s’est fâché tout rouge.

– Taisez-vous, Madame Rosa. Vous êtes complètement inculte. Vous ne comprenez rien à ces choses et vous vous imaginez Dieu sait quoi. Ce sont des superstitions d’un autre âge. Je vous l’ai répété mille fois et je vous prie de vous taire.

Il a voulu dire encore quelque chose mais là, il m’a regardé et puis il s’est levé et m’a fait sortir. J’ai dû écouter contre la porte.

– Docteur, j’ai tellement peur qu’il soit héréditaire !

– Allons, Madame Rosa, ça suffit. D’abord, vous ne savez même pas qui était son père, avec le métier que cette pauvre femme faisait. Et de toute façon, je vous ai expliqué que ça ne veut rien dire. Il y a mille autres facteurs qui sont en jeu. Mais il est évident que c’est un enfant très sensible et qu’il a besoin d’affection.

– Je ne peux quand même pas lui lécher la figure tous les soirs, docteur. Où est-ce qu’il va chercher des idées comme ça ? Et pourquoi ils n’ont pas voulu le garder à l’école ?

– Parce que vous lui avez fait un extrait de naissance qui ne tenait aucun compte de son âge réel. Vous l’aimez bien, ce petit.

– J’ai seulement peur qu’on me le prenne. Remarquez, on ne peut rien prouver, pour lui. Je note ça sur un bout de papier ou je le garde dans ma tête, parce que les filles ont toujours peur que ça se sache. Les prostituées qui ont des mauvaises mœurs n’ont pas le droit à l’éducation de leurs enfants, à cause de la déchéance paternelle. On peut les tenir et les faire chanter avec ça pendant des années, elles acceptent tout plutôt que de perdre leur môme. Il y a des proxynètes qui sont des vrais maquereaux parce que personne ne veut plus faire son travail.

– Vous êtes une brave femme, Madame Rosa. Je vais vous prescrire des tranquillisants.

Je n’avais rien appris du tout. J’étais encore plus sûr qu’avant que la Juive me faisait des cachotteries mais je tenais pas tellement à savoir. Plus on connaît et moins c’est bon. Mon copain le Mahoute qui était aussi un enfant de pute disait que chez nous le mystère était normal, à cause de la loi des grands nombres. Il disait qu’une femme qui fait bien les choses, quand elle a un accident de naissance et qu’elle décide de le garder, est toujours menacée d’enquête administrative et il n’y a rien de pire, ça ne pardonne pas. C’est toujours la mère qui est en butte dans notre cas, parce que le père est protégé par la loi des grands nombres.

Madame Rosa avait au fond d’une valise un bout de papier qui me désignait comme Mohammed et trois kilos de pommes de terre, une livre de carottes, cent grammes de beurre, un fisch, trois cents francs, à élever dans la religion musulmane. Il y avait une date mais c’était seulement le jour où elle m’avait pris en dépôt et ça ne disait pas quand j’étais né.

C’est moi qui m’occupais des autres mômes, surtout pour les torcher, car Madame Rosa avait du mal à se pencher, à cause de son poids. Elle n’avait pas de taille et les fesses chez elle allaient directement aux épaules, sans s’arrêter. Quand elle marchait, c’était un déménagement.

Tous les samedis après-midi, elle mettait sa robe bleue avec un renard et des boucles d’oreilles, elle se maquillait plus rouge que d’habitude et allait s’asseoir dans un café français, la Coupole à Montparnasse, où elle mangeait un gâteau.

J’ai jamais torché les mômes après quatre ans parce que j’avais ma dignité et il y en avait qui faisaient exprès de chier. Mais je connais bien ces cons-là et je leur ai appris à jouer comme ça, je veux dire, à se torcher les uns les autres, je leur ai expliqué que c’était plus marrant que rester chacun chez soi. Ça a très bien marché et Madame Rosa m’a félicité et m’a dit que je commençais à me défendre. Je jouais pas avec les autres mômes, ils étaient trop petits pour moi, sauf pour comparer nos quéquettes et Madame Rosa était furieuse parce qu’elle avait horreur des quéquettes à cause de tout ce qu’elle avait déjà vu dans la vie. Elle continuait aussi à avoir peur des lions la nuit et c’est quand même pas croyable, lorsqu’on pense à toutes les autres raisons justes qu’on a d’avoir peur, de s’attaquer aux lions.

Madame Rosa avait des ennuis de cœur et c’est moi qui faisais le marché à cause de l’escalier. Les étages étaient pour elle ce qu’il y avait de pire. Elle sifflait de plus en plus en respirant et j’avais de l’asthme pour elle, moi aussi, et le docteur Katz disait qu’il n’y a rien de plus contagieux que la psychologie. C’est un truc qu’on connaît pas encore. Chaque matin, j’étais heureux de voir que Madame Rosa se réveillait car j’avais des terreurs nocturnes, j’avais une peur bleue de me trouver sans elle.


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