Текст книги "La vie devant soi"
Автор книги: Émile Ajar
Жанр:
Современная проза
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Il était cinq heures et je commençais à rentrer chez moi lorsque j’ai vu une blonde qui arrêtait sa mini sur le trottoir sous l’interdiction de stationner. Je l’ai reconnue tout de suite car je suis rancunier comme une teigne. C’était la pute qui m’avait lâché plus tôt, après m’avoir fait des avances et que j’avais suivie pour rien. J’étais vachement surpris de la voir. Paris, c’est plein de rues, et il faut beaucoup de hasard pour rencontrer quelqu’un là-dedans. La môme ne m’avait pas vu, j’étais sur l’autre trottoir et j’ai vite traversé pour être reconnu. Mais elle était pressée ou peut-être qu’elle n’y pensait plus, c’était déjà il y a deux heures. Elle est entrée dans le numéro 39, qui donnait à l’intérieur sur une cour avec une autre maison. J’ai même pas eu le temps de me faire voir. Elle portait un poil de chameau, un pantalon, avec beaucoup de cheveux sur la tête, tous blonds. Elle avait laissé au moins cinq mètres de parfum derrière elle. Elle n’avait pas fermé sa voiture à clé et j’ai d’abord voulu lui faucher quelque chose à l’intérieur pour qu’elle s’en souvienne, mais j’avais tellement le cafard à cause de mon jour de naissance et tout que j’étais même étonné d’avoir tant de place chez moi. Il y avait trop de monde pour moi tout seul. Bof, je me suis dit, c’est pas la peine de faucher, elle saura même pas que c’est moi. J’avais envie de me faire voir d’elle, mais il ne faut pas croire que je cherchais une famille, Madame Rosa pouvait encore durer un bout de temps avec des efforts. Moïse avait trouvé à se caser et même Banania était en pourparlers, j’avais pas à m’en faire. J’avais pas de maladies connues, j’étais pas inadapté, et c’est la première chose que les personnes regardent quand ils vous choisissent. On les comprend, car il y a des personnes qui vous prennent en confiance et qui se trouvent sur les bras avec un môme qui a eu des alcooliques et qui est demeuré sur place, alors qu’il y en a d’excellents qui n’ont trouvé personne. Moi aussi, si je pouvais choisir, j’aurais pris ce qu’il y a de mieux et pas une vieille Juive qui n’en pouvait plus et qui me faisait mal et me donnait envie de crever chaque fois que je la voyais dans cet état. Si Madame Rosa était une chienne, on l’aurait déjà épargnée mais on est toujours beaucoup plus gentil avec les chiens qu’avec les personnes humaines qu’il n’est pas permis de faire mourir sans souffrance. Je vous dis ça parce qu’il ne faut pas croire que je suivais Mademoiselle Nadine comme elle s’appelait plus tard pour que Madame Rosa puisse mourir tranquille.
L’entrée de l’immeuble menait à un deuxième immeuble, plus petit à l’intérieur et dès que j’y suis entré, j’ai entendu des coups de feu, des freins qui grinçaient, une femme qui hurlait et un homme qui suppliait « Ne me tuez pas ! Ne me tuez pas ! » et j’ai même sauté en l’air tellement c’était trop près. Il y a eu tout de suite une rafale de mitraillette et l’homme a crié « Non ! », comme toujours lorsqu’on meurt sans plaisir. Ensuite il y a eu un silence encore plus affreux et c’est là que vous n’allez pas me croire. Tout a recommencé comme avant, avec le même mec qui ne voulait pas être tué parce qu’il avait ses raisons et la mitraillette qui ne l’écoutait pas. Il a recommencé trois fois à mourir malgré lui comme si c’était un salaud comme c’est pas permis et qu’il fallait le faire mourir trois fois pour l’exemple. Il y eut un nouveau silence pendant lequel il est resté mort et puis ils se sont acharnés sur lui une quatrième fois et une cinquième et à la fin il me faisait même pitié parce qu’enfin tout de même. Après ils l’ont laissé tranquille et il y eut une voix de femme qui a dit « mon amour, mon pauvre amour », mais d’une voix tellement émue et avec ses sentiments les plus sincères que j’en suis resté comme deux ronds de flan et pourtant je ne sais même pas ce que ça veut dire. Il n’y avait personne dans l’entrée sauf moi et une porte avec une lampe rouge allumée. Je suis à peine revenu de l’émotion qu’ils ont recommencé tout le bordel avec « mon amour, mon amour » mais chaque fois sur un autre ton, et puis ils ont remis ça encore et encore. Le mec a dû mourir cinq ou six fois dans les bras de sa bonne femme tellement c’était pour lui le pied de sentir qu’il y avait là quelqu’un à qui ça faisait de la peine. J’ai pensé à Madame Rosa qui n’avait personne pour lui dire « mon amour, mon pauvre amour » parce qu’elle n’avait pour ainsi dire plus de cheveux et pesait dans les quatre-vingt-quinze kilos, tous les uns plus moches que les autres. Là-dessus la bonne femme ne s’est tue que pour lancer un tel cri de désespoir que je me suis précipité vers la porte et à l’intérieur comme un seul homme. Merde, c’était une sorte de cinéma, sauf que tout le monde marchait en arrière. Quand je suis entré, la bonne femme sur l’écran est tombée sur le corps du cadavre pour agoniser dessus et aussitôt après elle s’est levée, mais à l’envers, en faisant tout à reculons comme si elle était vivante à l’aller et une poupée au retour. Puis tout s’est éteint et il y eut la lumière.
La môme qui m’avait laissé tomber se tenait devant le micro au milieu de la salle, devant des fauteuils et quand tout s’est allumé, elle m’a vu. Il y avait trois ou quatre mecs dans les coins mais ils étaient pas armés. Je devais avoir l’air con la bouche ouverte, parce que tout le monde me regardait comme ça. La blonde m’a reconnu et m’a fait un immense sourire, ce qui m’a un peu remonté le moral, je lui avais fait impression.
– Mais c’est mon copain !
On était pas copains du tout mais j’allais pas discuter. Elle est venue vers moi et elle a regardé Arthur mais je savais bien que c’est moi qui l’intéressais. Les femmes me font marrer, des fois.
– Qu’est-ce que c’est ?
– C’est un vieux parapluie que j’ai renippé.
– Il est marrant, avec son costume, on dirait un fétiche. C’est ton copain ?
– Vous me prenez pour un demeuré, ou quoi ? C’est pas un copain, c’est un parapluie.
Elle a pris Arthur et elle a fait semblant de le regarder. Les autres aussi. La première chose que personne ne veut, quand on adopte un môme, c’est qu’il soit demeuré. Ça veut dire un môme qui a décidé de s’arrêter en route parce que ça ne lui dit rien qui chante. Il a alors des parents handicapés qui ne savent pas quoi en faire. Par exemple, un môme a quinze ans, mais il se conduit comme dix. Remarquez, on peut pas gagner. Quand un môme a dix ans comme moi et qu’il se conduit comme quinze, on le fout à la porte de l’école parce qu’il est perturbé.
– Il est beau, avec son visage tout vert. Pourquoi lui as-tu fait un visage vert ?
Elle sentait si bon que j’ai pensé à Madame Rosa, tellement c’était différent.
– C’est pas un visage, c’est un chiffon. Ça nous est interdit, les visages.
– Comment ça, interdit ?
Elle avait des yeux bleus très gais, assez gentils et elle était accroupie devant Arthur, mais c’était pour moi.
– Je suis arabe. C’est pas permis, les visages, dans notre religion.
– De représenter un visage, tu veux dire ?
– C’est offensant pour Dieu.
Elle me jeta un coup d’œil, mine de rien, mais je voyais bien que je lui faisais de l’effet.
– Tu as quel âge ?
– Je vous l’ai déjà dit la première fois qu’on s’est vus. Dix ans. C’est aujourd’hui que je viens d’avoir ça. Mais ça compte pas, l’âge. Moi j’ai un ami qui a quatre-vingt-cinq ans et qui est toujours là.
– Tu t’appelles comment ?
– Vous me l’avez déjà demandé. Momo.
Après, il a fallu qu’elle travaille. Elle m’a expliqué que c’était ce qu’on appelle chez eux une salle de doublage. Les gens sur l’écran ouvraient la bouche comme pour parler mais c’étaient les personnes dans la salle qui leur donnaient leurs voix. C’était comme chez les oiseaux, ils leur fourraient directement leurs voix dans le gosier. Quand c’était raté la première fois et que la voix n’entrait pas au bon moment, il fallait recommencer. Et c’est là que c’était beau à voir : tout se mettait à reculer. Les morts revenaient à la vie et reprenaient à reculons leur place dans la société. On appuyait sur un bouton, et tout s’éloignait. Les voitures reculaient à l’envers et les chiens couraient à reculons et les maisons qui tombaient en poussière se ramassaient et se reconstruisaient d’un seul coup sous vos yeux. Les balles sortaient du corps, retournaient dans les mitraillettes et les tueurs se retiraient et sautaient par la fenêtre à reculons. Quand on vidait l’eau, elle se relevait et remontait dans le verre. Le sang qui coulait revenait chez lui dans le corps et il n’y avait plus trace de sang nulle part, la plaie se refermait. Un type qui avait craché reprenait son crachat dans la bouche. Les chevaux galopaient à reculons et un type qui était tombé du septième étage était récupéré et rentrait dans la fenêtre. C’était le vrai monde à l’envers et c’était la plus belle chose que j’aie vue dans ma putain de vie. A un moment, j’ai même vu Madame Rosa jeune et fraîche, avec toutes ses jambes et je l’ai fait reculer encore plus et elle est devenue encore plus jolie. J’en avais des larmes aux yeux.
J’y suis resté un bon moment parce que je n’étais pas urgent nulle part ailleurs et qu’est-ce que je me suis régalé. J’aimais surtout quand la bonne femme à l’écran était tuée, elle restait un moment morte pour faire de la peine, et puis elle était soulevée du sol comme par une main invisible, se mettait à reculer et retrouvait la vraie vie. Le type pour qui elle disait « mon amour, mon pauvre amour » avait l’air d’une belle ordure mais c’était pas mes oignons. Les personnes présentes voyaient bien que ça faisait mon bonheur, ce cinéma, et ils m’ont expliqué qu’on pouvait prendre tout à la fin et revenir comme ça jusqu’au commencement, et l’un d’eux, un barbu, s’est marré et a dit « jusqu’au paradis terrestre ». Après il a ajouté : « Malheureusement, quand ça recommence, c’est toujours la même chose. » La blonde m’a dit qu’elle s’appelait Nadine et que c’était son métier de faire parler les gens d’une voix humaine au cinéma. J’avais envie de rien tellement j’étais content. Vous pensez, une maison qui brûle et qui s’écroule, et puis qui s’éteint et qui se relève. Il faut voir ça avec ses yeux pour y croire, parce que les yeux des autres, c’est pas la même chose.
Et c’est là que j’ai eu un vrai événement. Je ne peux pas dire que je suis remonté en arrière et que j’ai vu ma mère, mais je me suis vu assis par terre et je voyais devant moi des jambes avec des bottes jusqu’aux cuisses et une mini-jupe en cuir et j’ai fait un effort terrible pour lever les yeux et pour voir son visage, je savais que c’était ma mère mais c’était trop tard, les souvenirs ne peuvent pas lever les yeux. J’ai même réussi à revenir encore plus loin en arrière. Je sens autour de moi deux bras chauds qui me bercent, j’ai mal au ventre, la personne qui me tient chaud marche de long en large en chantonnant, mais j’ai toujours mal au ventre, et puis je lâche un étron qui va s’asseoir par terre et j’ai plus mal sous l’effet du soulagement et la personne chaude m’embrasse et rit d’un rire léger que j’entends, j’entends, j’entends…
– Ça te plaît ?
J’étais assis dans un fauteuil et il n’y avait plus rien sur l’écran. La blonde était venue près de moi et ils ont fait régner la lumière.
– C’est pas mal.
Après j’ai eu encore droit au mec qui prenait une dégelée de mitraillette dans le bide parce qu’il était peut-être caissier à la banque ou d’une bande rivale et qui gueulait « ne me tuez pas, ne me tuez pas ! » comme un con, parce que ça sert à rien, il faut faire son métier. J’aime bien au ciné quand le mort dit « allez messieurs faites votre métier » avant de mourir, ça indique la compréhension, ça sert à rien de faire chier les gens en les prenant par les bons sentiments. Mais le mec trouvait pas le ton qu’il fallait pour plaire et ils ont dû le faire reculer encore pour remettre ça. D’abord il tendait les mains pour arrêter les balles et c’est là qu’il gueulait « non, non ! » et « ne me tuez pas, ne me tuez pas ! » avec la voix du mec dans la salle qui faisait ça au micro en toute sécurité. Ensuite il tombait en se tordant car ça fait toujours plaisir au cinéma et puis il ne bougeait plus. Les gangsters y mettaient encore un coup pour s’assurer qu’il n’était pas capable de leur nuire. Et alors que c’était déjà sans espoir, tout se remettait en marche à l’envers et le mec se soulevait dans les airs comme si c’était la main de Dieu qui le prenait et le remettait sur pied pour pouvoir encore s’en servir.
Après on a vu d’autres morceaux et il y en avait qu’il fallait faire reculer dix fois pour que tout soit comme il faut. Les mots se mettaient aussi en marche arrière et disaient les choses à l’envers et ça faisait des sons mystérieux comme dans une langue que personne ne connaît et qui veut peut-être dire quelque chose.
Quand il n’y avait rien sur l’écran, je m’amusais à imaginer Madame Rosa heureuse, avec tous ses cheveux d’avant-guerre et qui n’était même pas obligée de se défendre parce que c’était le monde à l’envers.
La blonde m’a caressé la joue et il faut dire qu’elle était sympa et c’était dommage. Je pensais à ses deux mômes, ceux que j’avais vus et c’était dommage, quoi.
– Ça a vraiment l’air de te plaire beaucoup.
– Je me suis bien marré.
– Tu peux revenir quand tu veux.
– J’ai pas tellement le temps, je vous promets rien.
Elle m’a proposé d’aller manger une glace et j’ai pas dit non. Je lui plaisais aussi et quand je lui ai pris la main pour qu’on marche plus vite, elle a souri. J’ai pris une glace au chocolat fraise pistache mais après j’ai regretté, j’aurais dû prendre une de vanille.
– J’aime bien quand on peut tout faire reculer. J’habite chez une dame qui va bientôt mourir.
Elle ne touchait pas à sa glace et me regardait. Elle avait les cheveux tellement blonds que j’ai pas pu m’empêcher de lever la main et de les toucher et puis je me suis marré parce que c’était marrant.
– Tes parents ne sont pas à Paris ?
J’ai pas su quoi lui dire et j’ai bouffé encore plus de glace, c’est peut-être ce que j’aime le plus au monde.
Elle a pas insisté. Je suis toujours emmerdé quand on me parle qu’est-ce qu’il fait ton papa où elle est ta maman, c’est un truc qui me manque comme sujet de conversation.
Elle a pris une feuille de papier et un stylo et elle a écrit quelque chose qu’elle a souligné trois fois pour ne pas que je perde la feuille.
– Tiens, c’est mon nom et mon adresse. Tu peux venir quand tu veux. J’ai un ami qui s’occupe des enfants.
– Un psychiatre, j’ai dit.
Là, ça l’a soufflée.
– Pourquoi dis-tu cela ? Ce sont les pédiatres qui s’occupent des enfants.
– Seulement quand ils sont bébés. Après, c’est les psychiatres.
Elle se taisait et me regardait comme si je lui avais fait peur.
– Qui t’a appris cela ?
– J’ai un copain, le Mahoute, qui connait la question parce qu’il se fait désintoxiquer. C’est à Marmottan qu’on lui fait ça.
Elle a posé sa main sur la mienne et elle s’est penchée sur moi.
– Tu m’as dit que tu as dix ans, n’est-ce pas ?
– Un peu, oui.
– Tu en sais des choses pour ton âge… Alors, c’est promis ? Tu viendras nous voir ?
J’ai léché ma glace. Je n’avais pas le moral et les bonnes choses sont encore mieux quand on a pas le moral. J’ai souvent remarqué ça. Quand on a envie de crever, le chocolat a encore meilleur goût que d’habitude.
– Vous avez déjà quelqu’un.
Elle ne me comprenait pas, à la façon qu’elle me regardait.
J’ai léché ma glace en la regardant droit dans les yeux, avec vengeance.
– Je vous ai vue, tout à l’heure, quand on a failli se rencontrer. Vous êtes revenue à la maison et vous avez déjà deux mômes. Ils sont blonds comme vous.
– Tu m’as suivie ?
– Ben oui, vous m’avez fait semblant.
Je ne sais pas ce qu’elle a eu tout d’un coup, mais je vous jure qu’il y avait du monde dans la façon qu’elle me regardait. Vous savez, comme si elle avait quatre fois plus dans les yeux qu’avant.
– Écoute-moi, mon petit Mohammed…
– On m’appelle plutôt Momo, parce que Mohammed, il y en a trop à dire.
– Écoute, mon chéri, tu as mon nom et adresse, ne les perds pas, viens me voir quand tu veux… Où est-ce que tu habites ?
Là, pas question. Une môme comme ça, si elle débarquait chez nous et apprenait que c’est un clandé pour fils de putes, c’était la honte. C’est pas que je comptais sur elle, je savais qu’elle avait déjà quelqu’un, mais les fils de putes pour les gens bien, c’est tout de suite des proxynètes, des maquereaux, la criminalité et la délinquance infantile. On a vachement mauvaise réputation chez les gens bien, croyez-en ma vieille expérience. Ils vous prennent jamais, parce qu’il y a ce que le docteur Katz appelle l’influence du milieu familial et là les putes pour eux, c’est ce qu’il y a de pire. Et puis ils ont peur des maladies vénériennes chez les mômes qui sont tous héréditaires. J’ai pas voulu dire non mais je lui ai donné une adresse bidon. J’ai pris son papier et je l’ai mis dans ma poche, on ne sait jamais, mais il y a pas de miracles. Elle a commencé à me poser des questions, je disais ni oui ni non, j’ai bouffé encore une glace, à la vanille, c’est tout. La vanille, c’est la meilleure chose au monde.
– Tu feras connaissance avec mes enfants et nous irons tous à la campagne, à Fontainebleau… Nous avons une maison là-bas…
– Allez, au revoir.
Je me suis levé d’un seul coup parce que je lui avais rien demandé et je suis parti en courant avec Arthur.
Je me suis amusé un peu à faire peur aux voitures en passant devant au dernier moment. Les gens ont peur d’écraser un môme et ça me faisait jouir de sentir que ça leur faisait quelque chose. Ils donnent des coups de frein terribles pour ne pas vous faire mal et c’est quand même mieux que rien. J’avais même envie de leur faire encore plus peur que ça mais c’était pas dans mes moyens. Je n’étais pas encore sûr si j’allais être dans la police ou dans les terroristes, je verrai ça plus tard quand j’y serai. En tout cas, il faut une bande organisée, parce que seul, c’est pas possible, c’est du trop petit. Et puis j’aime pas tellement tuer, plutôt au contraire. Non, ce que j’aimerais, c’est d’être un mec comme Victor Hugo. Monsieur Hamil dit qu’on peut tout faire avec les mots mais sans tuer des gens et que j’aurai le temps, je vais voir. Monsieur Hamil dit que c’est ce qu’il y a de plus fort. Si vous voulez mon avis, si les mecs à main armée sont comme ça, c’est parce qu’on les avait pas repérés quand ils étaient mômes et ils sont restés ni vus ni connus. Il y a trop de mômes pour s’en apercevoir, il y en a même qui sont obligés de crever de faim pour se faire apercevoir, ou alors, ils font des bandes pour être vus. Madame Rosa me dit qu’il y a des millions de gosses qui crèvent dans le monde et qu’il y en a même qui se font photographier. Madame Rosa dit que le zob est l’ennemi du genre humain et que le seul type bien parmi les médecins, c’est Jésus, parce qu’il n’est pas sorti d’un zob. Elle disait que c’était un cas exceptionnel. Madame Rosa dit que la vie peut être très belle mais qu’on ne l’a pas encore vraiment trouvée et qu’en attendant il faut bien vivre. Monsieur Hamil m’a aussi dit beaucoup de bien de la vie et surtout des tapis persans.
En courant parmi les voitures pour leur faire peur, car un môme écrasé je vous jure que ça ne fait plaisir à personne, j’avais beaucoup d’importance, je sentais que je pouvais leur causer des ennuis sans fin. Je n’allais pas me faire écraser uniquement pour les faire chier, mais je leur faisais vachement de l’effet. Il y a un copain, le Claudo on l’appelle, qui s’est fait renverser comme ça en jouant au con et il a eu droit à trois mois de soins â l’hôpital, alors qu’à la maison, s’il avait perdu une jambe, son père l’aurait envoyé la chercher.
Il faisait déjà nuit et Madame Rosa commençait peut-être à avoir peur parce que je n’étais pas là. Je courais vite pour rentrer, car je m’étais donné du bon temps sans Madame Rosa et j’avais des remords.
J’ai tout de suite vu qu’elle s’était encore détériorée pendant mon absence et surtout en haut, à la tête, où elle allait encore plus mal qu’ailleurs. Elle m’avait souvent dit en rigolant que la vie ne se plaisait pas beaucoup chez elle, et maintenant ça se voyait. Tout ce qu’elle avait lui faisait mal. Il y avait déjà un mois qu’elle ne pouvait plus faire le marché à cause des étages et elle me disait que si j’étais pas là pour lui donner des soucis, elle n’aurait plus aucun intérêt à vivre.
Je lui ai raconté ce que j’ai vu dans cette salle où l’on revenait en arrière, mais elle a seulement soupiré et nous avons fait dînette. Elle savait qu’elle se détériorait rapidement mais elle faisait encore très bien la cuisine. La seule chose qu’elle ne voulait pour rien au monde, c’était le cancer, et là elle avait de la veine vu que c’était la seule chose qu’elle n’avait pas. Pour le reste, elle était tellement endommagée que même ses cheveux s’étaient arrêtés de tomber parce que la mécanique qui les faisait tomber s’était détériorée elle aussi. Finalement, j’ai couru appeler le docteur Katz et il est venu. Il n’était pas tellement vieux mais il ne pouvait plus se permettre les escaliers qui se portent au cœur. Il y avait là deux ou trois mômes à la semaine dont deux partaient le lendemain et le troisième à Abidjan où sa mère allait se retirer dans un sex-shop. Elle avait fêté sa dernière passe deux jours auparavant, après vingt ans aux Halles, et elle a dit à Madame Rosa qu’après elle était toute émue, elle avait l’impression d’avoir vieilli d’un seul coup. On a aidé le docteur Katz à monter en le soutenant de tous les côtés et il nous a fait sortir pour examiner Madame Rosa. Quand on est revenu, Madame Rosa était heureuse, ce n’était pas le cancer, le docteur Katz était un grand médecin et avait fait du bon boulot. Après, il nous a tous regardés, mais quand je dis tous, ce n’était plus que des restes et je savais que j’allais bientôt être seul, là-dedans. Il y avait une rumeur d’Orléans que la Juive nous affamait. Je ne me souviens même plus des noms des trois autres mômes qu’il y avait là, sauf une fille qui s’appelait Édith, Dieu sait pourquoi, car elle avait pas plus de quatre ans.
– Qui est l’ainé, là-dedans ?
Je lui ai dit que c’était Momo comme d’habitude, car j’ai jamais été assez jeune pour éviter les emmerdes.
– Bon, Momo, je vais faire une ordonnance et tu vas aller à la pharmacie.
On est sorti sur le palier et là il m’a regardé comme on fait toujours pour vous faire de la peine.
– Écoute, mon petit, Madame Rosa est très malade.
– Mais vous avez dit qu’elle avait pas le cancer ?
– Ça elle n’a pas, mais franchement, c’est très mauvais, très mauvais.
Il m’a expliqué que Madame Rosa avait sur elle assez de maladies pour plusieurs personnes et il fallait la mettre à l’hôpital, dans une grande salle. Je me souviens très bien qu’il avait parlé d’une grande salle, comme s’il fallait beaucoup de place pour toutes les maladies qu’elle avait sur elle, mais je pense qu’il disait ça pour décrire l’hôpital sous des couleurs encourageantes. Je ne comprenais pas les noms que Monsieur Katz m’énumérait avec satisfaction, car on voyait bien qu’il avait beaucoup appris chez elle. Le moins que j’ai compris, c’est lorsqu’il m’a dit que Madame Rosa était trop tendue et qu’elle pouvait être attaquée d’un moment à l’autre.
– Mais surtout, c’est la sénilité, le gâtisme, si tu préfères…
Moi je préférais rien mais j’avais pas à discuter. Il m’a expliqué que Madame Rosa s’était rétrécie dans ses artères, ses canalisations se fermaient et ça ne circulait plus là où il fallait.
– Le sang et l’oxygène n’alimentent plus convenablement son cerveau. Elle ne pourra plus penser et va vivre comme un légume. Ça peut encore durer longtemps et elle pourra même avoir encore pendant des années des lueurs d’intelligence, mais ça ne pardonne pas, mon petit, ça ne pardonne pas.
Il me faisait marrer, avec cette façon qu’il avait de répéter « ça ne pardonne pas, ça ne pardonne pas », comme s’il y avait quelque chose qui pardonne.
– Mais c’est pas le cancer, n’est-ce pas ?
– Absolument pas. Tu peux être tranquille.
C’était quand même une bonne nouvelle et je me suis mis à chialer. Ça me faisait vachement plaisir qu’on évitait le pire. Je me suis assis dans l’escalier et j’ai pleuré comme un veau. Les veaux ne pleurent jamais mais c’est l’expression qui veut ça.
Le docteur Katz s’est assis à côté de moi sur l’escalier et il m’a mis une main sur l’épaule. Il ressemblait à Monsieur Hamil par la barbe.
– Il ne faut pas pleurer, mon petit, c’est naturel que les vieux meurent. Tu as toute la vie devant toi.
Il cherchait à me faire peur, ce salaud-là, ou quoi ? J’ai toujours remarqué que les vieux disent « tu es jeune, tu as toute la vie devant toi », avec un bon sourire, comme si cela leur faisait plaisir.
Je me suis levé. Bon je savais que j’ai toute ma vie devant moi mais je n’allais pas me rendre malade pour ça.
J’ai aidé le docteur Katz à descendre et je suis remonté très vite pour annoncer à Madame Rosa la bonne nouvelle.
– Ça y est, Madame Rosa, c’est maintenant sûr, vous avez pas le cancer. Le docteur est tout à fait définitif là-dessus.
Elle a eu un immense sourire, parce qu’elle a presque plus de dents qui lui restent. Quand Madame Rosa sourit, elle devient moins vieille et moche que d’habitude car elle a gardé un sourire très jeune qui lui donne des soins de beauté. Elle a une photo où elle avait quinze ans avant les exterminations des Allemands et on pouvait pas croire que ça allait donner Madame Rosa un jour, quand on la regardait. Et c’était la même chose à l’autre bout, il était difficile d’imaginer une chose pareille, Madame Rosa à quinze ans. Elles n’avaient aucun rapport. Madame Rosa à quinze ans avait une belle chevelure rousse et un sourire comme si c’était plein de bonnes choses devant elle, là où elle allait. Ça me faisait mal au ventre de la voir à quinze ans et puis maintenant, dans son état des choses. La vie l’a traitée, quoi. Des fois, je me mets devant une glace et j’essaie d’imaginer ce que je donnerai quand j’aurai été traité par la vie, je fais ça avec mes doigts en tirant sur mes lèvres et en faisant des grimaces.
C’est comme ça que j’ai annoncé à Madame Rosa la meilleure nouvelle de sa vie, qu’elle n’avait pas le cancer.
Le soir on a ouvert la bouteille de champagne que Monsieur N’Da Amédée nous avait offerte pour fêter que Madame Rosa n’avait pas le pire ennemi du peuple, comme il le disait, car Monsieur N’Da Amédée voulait aussi faire de la politique. Elle s’est refait une beauté pour le champagne, et même Monsieur N’Da Amédée parut étonné. Puis il est parti mais il en restait encore dans la bouteille. J’ai rempli le verre à Madame Rosa, on a fait tchin tchin et j’ai fermé les yeux et j’ai mis la Juive en marche arrière jusqu’à ce qu’elle eut quinze ans comme sur la photo et j’ai même réussi à l’embrasser comme ça. On a fini le champagne, j’étais assis sur un tabouret, à côté d’elle et j’essayais de faire bonne figure pour l’encourager.
– Madame Rosa, bientôt, vous irez en Normandie, Monsieur N’Da Amédée va vous donner des sous pour ça.
Madame Rosa disait toujours que les vaches étaient les personnes les plus heureuses du monde et elle rêvait d’aller vivre en Normandie où c’est le bon air. Je crois que j’avais encore jamais autant souhaité être un flic que lorsque j’étais assis sur le tabouret à lui tenir la main, tellement je me sentais faible. Puis elle a demandé sa robe de chambre rose mais on a pas pu la faire entrer dedans parce que c’était sa robe de chambre de pute et elle avait trop engraissé depuis quinze ans. Moi je pense qu’on respecte pas assez les vieilles putes, au lieu de les persécuter quand elles sont jeunes. Moi si j’étais en mesure, je m’occuperais uniquement des vieilles putes parce que les jeunes ont des proxynètes mais les vieilles n’ont personne. Je prendrais seulement celles qui sont vieilles, moches et qui ne servent plus à rien, je serais leur proxynète, je m’occuperais d’elles et je ferais régner la justice. Je serais le plus grand flic et proxynète du monde et avec moi personne ne verrait plus jamais une vieille pute abandonnée pleurer au sixième étage sans ascenseur.
– Et à part ça, qu’est-ce qu’il t’a dit, le docteur ? Je vais mourir ?
– Pas spécialement, non, Madame Rosa, il m’a pas dit spécialement que vous allez mourir plus qu’un autre.
– Qu’est-ce que j’ai ?
– Il n’a pas compté, il a dit qu’il y avait un peu de tout, quoi.
– Et mes jambes ?
– Il m’a rien dit spécialement pour les jambes, et puis vous savez bien que c’est pas avec les jambes qu’on meurt, Madame Rosa.
– Et qu’est-ce que j’ai au cœur ?
– Il a pas insisté.
– Qu’est-ce qu’il a dit pour les légumes ?
J’ai fait l’innocent.
– Comment, pour les légumes ?
– J’ai entendu qu’il disait quelque chose pour les légumes ?
– Il faut bouffer des légumes pour la santé, Madame Rosa, vous nous avez toujours fait bouffer des légumes. Des fois même vous ne nous avez fait bouffer que ça.
Elle avait les yeux pleins de larmes et je suis allé chercher du papier cul pour les torcher.
– Qu’est-ce que tu vas devenir sans moi, Momo ?
– Je vais rien devenir du tout et puis c’est pas encore compté.
– Tu es un beau petit garçon, Momo, et c’est dangereux. Il faut te méfier. Promets-moi que tu vas pas te défendre avec ton cul.
– Je vous promets.
– Jure-le-moi.
– Je vous jure, Madame Rosa. Vous pouvez être tranquille de ce côté.
– Momo, rappelle-toi toujours que le cul, c’est ce qu’il y a de plus sacré chez l’homme. C’est là qu’il a son honneur. Ne laisse jamais personne t’aller au cul, même s’il te paye bien. Même si je meurs et si tu n’as plus que ton cul au monde, ne te laisse pas faire.
– Je sais, Madame Rosa, c’est un métier de bonne femme. Un homme, ça doit se faire respecter.
On est resté comme ça une heure à se tenir la main et ça lui faisait un peu moins peur.