Текст книги "La vie devant soi"
Автор книги: Émile Ajar
Жанр:
Современная проза
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Monsieur Hamil voulut monter la voir quand il a appris que Madame Rosa était malade, mais avec ses quatre-vingt-cinq ans sans ascenseur, c’était hors la loi. Ils s’étaient bien connus trente ans auparavant quand Monsieur Hamil vendait ses tapis et Madame Rosa vendait le sien et c’était injuste de les voir maintenant séparés par un ascenseur. Il voulait lui écrire un poème de Victor Hugo mais il n’avait plus les yeux et j’ai dû l’apprendre par cœur de la part de Monsieur Hamil. Ça commençait par soubhân ad daîm lâ iazoul, ce qui veut dire que seul l’Éternel ne finit jamais, et j’ai vite monté au sixième étage pendant que c’était encore là et j’ai récité ça à Madame Rosa mais je suis tombé deux fois en panne et j’ai dû me taper deux fois six étages pour demander à Monsieur Hamil les morceaux de Victor Hugo qui me manquaient.
Je me disais que ce serait une bonne chose de faite si Monsieur Hamil épousait Madame Rosa car c’était de leur âge et ils pourraient se détériorer ensemble, ce qui fait toujours plaisir. J’en ai parlé à Monsieur Hamil, on pourrait le monter au sixième sur des brancards pour la proposition et puis les transporter tous les deux à la campagne et les laisser dans un champ jusqu’à ce qu’ils meurent. Je ne lui ai pas dit ça comme ça, parce que ce n’est pas comme ça qu’on pousse à la consommation, j’ai seulement fait remarquer que c’est plus agréable d’être deux et pouvoir échanger des remarques. J’ai ajouté à Monsieur Hamil qu’il pouvait vivre jusqu’à cent sept ans car la vie l’a peut-être oublié et puisqu’il avait été autrefois intéressé une fois ou deux par Madame Rosa, c’était le moment de sauter sur l’occasion. Ils avaient tous les deux besoin d’amour et comme ce n’était plus possible à leur âge, ils devaient unir leurs forces. J’ai même pris la photo de Madame Rosa quand elle avait quinze ans et Monsieur Hamil l’a admirée à travers les lunettes spéciales qu’il avait pour voir plus que les autres. Il a tenu la photo très loin et puis très près et il a dû voir quelque chose malgré tout car il a souri et puis il a eu des larmes dans les yeux mais pas spécialement, seulement parce qu’il était un vieillard. Les vieillards ne peuvent plus s’arrêter de couler.
– Vous voyez comme elle était belle, Madame Rosa, avant les événements. Vous devriez vous marier. Bon, je sais, mais vous pourrez toujours regarder la photographie pour vous rappeler d’elle.
– Je l’aurais peut-être épousée il y a cinquante ans, si je la connaissais, mon petit Mohammed.
– Vous vous seriez dégoûtés l’un de l’autre, en cinquante ans. Maintenant, vous pourrez même plus bien vous voir et pour vous dégoûter l’un de l’autre, vous n’aurez plus le temps.
Il était assis devant sa tasse de café, il avait posé sa main sur le Livre de Victor Hugo et il paraissait heureux parce que c’était un homme qui ne demandait pas cher.
– Mon petit Mohammed, je ne pourrais pas épouser une Juive, même si j’étais encore capable de faire une chose pareille.
– Elle n’est plus du tout une Juive ni rien, Monsieur Hamil, elle a seulement mal partout. Et vous êtes tellement vieux vous-même que c’est maintenant à Allah de penser à vous et pas vous à Allah. Vous êtes allé Le voir à La Mecque, maintenant c’est à Lui de se déranger. Pourquoi ne pas vous marier à quatre-vingt-cinq ans, quand vous risquez plus rien ?
– Et que ferions-nous quand nous serions mariés ?
– Vous avez de la peine l’un pour l’autre, merde. C’est pour ça que tout le monde se marie.
– Je suis beaucoup trop vieux pour me marier, disait Monsieur Hamil, comme s’il n’était pas trop vieux pour tout.
Je n’osais plus regarder Madame Rosa, tellement elle se détériorait. Les autres mômes s’étaient fait retirer, et quand il y avait une mère pute qui venait pour discuter pension, elle voyait bien que la Juive était en ruine et elle voulait pas lui laisser son môme. Le plus terrible, c’est que Madame Rosa se maquillait de plus en plus rouge et des fois elle faisait du racolage avec ses yeux et des trucs avec ses lèvres, comme si elle était encore sur le trottoir. Alors là c’était trop, je ne voulais pas voir ça. Je descendais dans la rue et je traînais dehors toute la journée et Madame Rosa restait toute seule à racoler personne, avec ses lèvres très rouges et ses petites mines. Parfois je m’asseyais sur le trottoir et je faisais reculer le monde comme dans la salle de doublage mais encore plus loin. Les gens sortaient des portes et je les faisais rentrer à reculons et je me mettais sur la chaussée et j’éloignais les voitures et personne ne pouvait m’approcher. Je n’étais pas dans ma forme olympique, quoi.
Heureusement, on avait des voisins pour nous aider. Je vous ai parlé de Madame Lola, qui habitait au quatrième et qui se défendait au bois de Boulogne comme travestite, et avant d’y aller, car elle avait une voiture, elle venait souvent nous donner un coup de main. Elle n’avait que trente-cinq ans et avait encore beaucoup de succès devant elle. Elle nous apportait du chocolat, du saumon fumé et du champagne parce que ça coûtait cher et c’est pourquoi les personnes qui se défendent avec leur cul ne mettent jamais de l’argent de côté. C’était le moment où la rumeur d’Orléans disait que les travailleurs nord-africains avaient le choléra qu’ils allaient chercher à La Mecque et la première chose que Madame Lola faisait toujours était de se laver les mains. Elle avait horreur du choléra, qui n’était pas hygiénique et aimait la saleté. Moi je connais pas le choléra mais je pense que ça peut pas être aussi dégueulasse que Madame Lola le disait, c’était une maladie qui n’était pas responsable. Des fois même j’avais envie de défendre le choléra parce que lui au moins c’est pas sa faute s’il est comme ça, il a jamais décidé d’être le choléra, ça lui est venu tout seul.
Madame Lola circulait en voiture toute la nuit au bois de Boulogne et elle disait qu’elle était le seul Sénégalais dans le métier et qu’elle plaisait beaucoup car lorsqu’elle s’ouvrait elle avait à la fois des belles niches et un zob. Elle avait nourri ses niches artificiellement comme des poulets. Elle était tellement trapue à cause de son passé de boxeur qu’elle pouvait soulever une table en la tenant par un pied mais ce n’est pas pour ça qu’on la payait. Je l’aimais bien, c’était quelqu’un qui ne ressemblait à rien et n’avait aucun rapport. J’ai vite compris qu’elle s’intéressait à moi pour avoir des enfants que dans son métier elle ne pouvait pas avoir, vu qu’il lui manquait le nécessaire. Elle portait une perruque blonde et des seins qui sont très recherchés chez les femmes et qu’elle nourrissait tous les jours avec des hormones et se tortillait en marchant sur ses hauts talons en faisant des gestes pédés pour ameuter les clients, mais c’était vraiment une personne pas comme tout le monde et on se sentait en confiance. Je ne comprenais pas pourquoi les gens sont toujours classés par cul et qu’on en fait de l’importance, alors que ça ne peut pas vous faire de mal. Je lui faisais un peu la cour car on avait vachement besoin d’elle, elle nous refilait de l’argent et nous faisait la popote, goûtant la sauce avec des petits gestes et des mines de plaisir, avec ses boucles d’oreilles qui se balançaient et en se dandinant sur ses hauts talons. Elle disait que quand elle était jeune au Sénégal elle avait battu Kid Govella en trois reprises mais qu’elle avait toujours été malheureuse comme homme. Je lui disais « Madame Lola vous êtes comme rien et personne » et ça lui faisait plaisir, elle me répondait « Oui, mon petit Momo, je suis une créature de rêve » et c’était vrai, elle ressemblait au clown bleu ou à mon parapluie Arthur, qui étaient très différents aussi. « Tu verras, mon petit Momo, quand tu seras grand, qu’il y a des marques extérieures de respect qui ne veulent rien dire, comme les couilles, qui sont un accident de la nature. » Madame Rosa était assise dans son fauteuil et elle la priait de faire attention, j’étais encore un enfant. Non, vraiment, elle était sympa car elle était complètement à l’envers et n’était pas méchante. Lorsqu’elle se préparait à sortir le soir avec sa perruque blonde, ses hauts talons et ses boucles d’oreilles et son beau visage noir avec des traces de boxeur, le pull blanc qui était bon pour les seins, une écharpe rose autour du cou à cause de la pomme d’Adam qui est très mal vue chez les travestites, sa jupe fendue sur le côté et des jarretières, c’était vraiment pas vrai, quoi. Parfois elle disparaissait un jour ou deux à Saint-Lazare et elle revenait épuisée avec son maquillage n’importe comment et elle se couchait et prenait un somnifère parce que ce n’est pas vrai qu’on finit par s’habituer à tout. Une fois la police est venue chez elle pour chercher de la drogue mais c’était injuste, des copines qui étaient jalouses l’avaient calomniée. Je vous parle ici du temps quand Madame Rosa pouvait parler et avait toute sa tête, sauf parfois, quand elle s’interrompait au milieu et restait à regarder la bouche ouverte tout droit devant elle, avec l’air de ne pas savoir qui elle était, où elle était et ce qu’elle faisait là. C’est ce que le docteur Katz appelait l’état d’habitude. Chez elle c’était beaucoup plus fort que chez tout le monde et ça la reprenait régulièrement, mais elle faisait encore très bien sa carpe à la juive. Madame Lola venait chaque jour aux nouvelles et lorsque le bois de Boulogne marchait bien, elle nous donnait de l’argent. Elle était très respectée dans le quartier et ceux qui se permettaient prenaient sur la gueule.
Je ne sais pas ce qu’on serait devenu au sixième s’il n’y avait pas les cinq autres étages où il y avait des locataires qui ne cherchaient pas à se nuire. Ils n’avaient jamais dénoncé Madame Rosa à la police quand elle avait chez elle jusqu’à dix enfants de putes qui faisaient du bordel dans l’escalier.
Il y avait même un Français au deuxième qui se conduisait comme s’il n’était pas chez lui du tout. Il était grand, sec avec une canne et vivait là tranquillement sans se faire remarquer. Il avait appris que Madame Rosa se détériorait, et un jour il est monté les quatre étages qu’on avait de plus que lui et il a frappé à la porte. Il est entré, il a salué Madame Rosa, madame, je vous présente mes respects, il s’est assis, en tenant son chapeau sur ses genoux, très droit, la tête haute, et il a sorti de sa poche une enveloppe avec un timbre et son nom écrit dessus en toutes lettres.
– Je m’appelle Louis Charmette, comme ce nom l’indique. Vous pouvez lire vous-même. C’est une lettre de ma fille qui m’écrit une fois par mois.
Il nous montrait la lettre avec son nom écrit dessus, comme pour nous prouver qu’il en avait encore un.
– Je suis retraité de la S.N.C.F., cadre administratif. J’ai appris que vous étiez souffrante après vingt ans passés dans le même immeuble, et j’ai voulu profiter de l’occasion.
Je vous ai dit que Madame Rosa, en dehors même de sa maladie, avait beaucoup vécu et que ça lui donnait des sueurs froides. Elle en a encore plus quand il y a quelque chose qu’elle comprenait de moins en moins, et c’est toujours le cas quand on vieillit et que ça s’accumule. Alors ce Français qui s’était dérangé et qui était monté quatre étages pour la saluer lui a fait un effet définitif, comme si ça voulait dire qu’elle allait mourir et que c’était le représentant officiel. Surtout que cet individu était habillé très correctement, avec un costume noir, une chemise et une cravate. Je ne pense pas que Madame Rosa avait envie de vivre mais elle avait pas envie de mourir non plus, je pense que c’était ni l’un ni l’autre, elle s’était habituée. Moi je crois qu’il y a mieux que ça à faire.
Ce Monsieur Charmette était très important et grave dans la façon dont il était assis tout droit et immobile et Madame Rosa avait peur. Ils ont eu un long silence entre eux et après, ils n’ont rien trouvé à se dire. Si vous voulez mon avis, ce Monsieur Charmette était monté parce que lui aussi était seul et qu’il voulait consulter Madame Rosa pour s’associer. Quand on a un certain âge, on devient de moins en moins fréquenté, sauf si on a des enfants et que la loi de la nature les oblige. Je crois qu’ils se faisaient peur tous les deux et qu’ils se regardaient comme pour dire après vous non après vous je vous en prie. Monsieur Charmette était plus vieux que Madame Rosa mais il faisait sec et la Juive débordait de tous les côtés et la maladie avait chez elle beaucoup plus de place. C’est toujours plus dur pour une vieille femme qui a dû être aussi juive que pour un employé de la S.N.C.F.
Elle était assise dans son fauteuil avec un éventail à la main qu’elle avait gardé de son passé, quand on lui faisait des cadeaux pour femmes et ne savait pas quoi dire tellement elle était frappée. Monsieur Charmette la regardait tout droit avec son chapeau sur les genoux, comme s’il était venu la chercher et la Juive avait la tête qui tremblait et elle suait de peur. C’est quand même marrant de s’imaginer que la mort peut entrer et s’asseoir, le chapeau sur les genoux et vous regarder dans les yeux pour vous dire que c’est l’heure. Moi je voyais bien que c’était seulement un Français qui manquait de compatriotes et qui avait sauté sur l’occasion de signaler sa présence quand la nouvelle que Madame Rosa n’allait plus jamais descendre s’est répandue dans l’opinion publique jusqu’à l’épicerie tunisienne de Monsieur Keibali où toutes les nouvelles se réunissent.
Ce Monsieur Charmette avait un visage déjà ombragé, surtout autour des yeux qui sont les premiers à se creuser et vivent seuls dans leur arrondissement avec une expression de pourquoi, de quel droit, qu’est-ce qui m’arrive. Je me souviens très bien de lui, je me souviens comment il était assis tout droit en face de Madame Rosa, avec son dos qu’il ne pouvait plus plier à cause des lois du rhumatisme qui augmente avec l’âge, surtout lorsque les nuits sont fraîches, ce qui est souvent le cas hors saison. Il avait entendu dans l’épicerie que Madame Rosa n’en avait plus pour longtemps et qu’elle était atteinte dans ses organes principaux qui n’étaient plus d’utilité publique, et il devait croire qu’une telle personne pouvait le comprendre mieux que celles qui sont encore intégrales et il était monté. La Juive était paniquée, c’était la première fois qu’elle recevait un Français catholique tout droit qui se taisait en face d’elle. Ils se sont tus encore un moment et encore et puis Monsieur Charmette s’est ouvert un peu, et il s’est mis à parler sévèrement à Madame Rosa de tout ce qu’il avait fait dans sa vie pour les chemins de fer français, et c’était quand même beaucoup pour une vieille Juive dans un état très avancé et qui allait ainsi de surprise en surprise. Ils avaient peur, tous les deux, car ce n’est pas vrai que la nature fait bien les choses. La nature, elle fait n’importe quoi à n’importe qui et elle ne sait même pas ce qu’elle fait, quelquefois ce sont des fleurs et des oiseaux et quelquefois, c’est une vieille Juive au sixième étage qui ne peut plus descendre. Ce Monsieur Charmette me faisait pitié, car on voyait bien que pour lui aussi c’était rien et personne, malgré sa sécurité sociale. Moi je trouve que ce sont surtout les articles de premières nécessité qui manquent.
C’est pas la faute des vieux s’ils sont toujours attaqués à la fin et je suis pas tellement chaud pour les lois de la nature.
C’était quelque chose d’écouter Monsieur Charmette qui parlait des trains, des gares et des heures de départ, comme s’il espérait pouvoir encore se tirer en prenant le bon train au bon moment et en trouvant une correspondance, alors qu’il savait très bien qu’il était déjà arrivé et qu’il lui restait plus qu’à descendre.
Ils ont duré comme ça un bon moment et je m’inquiétais pour Madame Rosa, car je voyais qu’elle était complètement affolée par une visite d’une telle importance, comme si on était venu lui rendre les derniers honneurs.
J’ai ouvert pour Monsieur Charmette la boîte de chocolats que Madame Lola nous avait donnée mais il n’y a pas touché, car il avait des organes qui lui interdisaient le sucre. Il est finalement redescendu au deuxième étage et sa visite n’a rien arrangé du tout, Madame Rosa voyait que les gens devenaient de plus en plus gentils avec elle et ce n’est jamais bon signe.
Madame Rosa avait maintenant des absences de plus en plus prolongées et elle passait parfois des heures entières sans rien sentir. Je pensais à la pancarte que Monsieur Reza le cordonnier mettait pour dire qu’en cas d’absence, il fallait s’adresser ailleurs, mais je n’ai jamais su à qui je pouvais m’adresser, car il y en a même qui attrapent le choléra à La Mecque. Je m’asseyais sur le tabouret à côté d’elle, je lui prenais la main et j’attendais son retour.
Madame Lola nous aidait de son mieux. Elle revenait du bois de Boulogne complètement crevée après les efforts qu’elle avait faits dans sa spécialité et dormait parfois jusqu’à cinq heures de l’après-midi. Le soir elle montait chez nous pour donner un coup de main. On avait encore de temps en temps des pensionnaires mais pas assez pour vivre et Madame Lola disait que le métier de pute se perdait à cause de la concurrence gratuite. Les putes qui sont pour rien ne sont pas persécutées par la police, qui s’attaque seulement à celles qui valent quelque chose. On a eu un cas de chantage quand un proxynète qui était un vulgaire maquereau a menacé de dénoncer un enfant de pute à l’Assistance, avec déchéance paternelle pour prostitution, si elle refusait d’aller à Dakar, et on a gardé le môme pendant dix jours – Jules, il s’appelait, comme c’est pas permis – et après ça s’est arrangé, parce que Monsieur N’Da Amédée s’en est occupé. Madame Lola faisait le ménage et aidait Madame Rosa à se tenir propre. Je ne vais pas lui jeter des fleurs, mais j’ai jamais vu un Sénégalais qui aurait fait une meilleure mère de famille que Madame Lola, c’est vraiment dommage que la nature s’y est opposée. Il a été l’objet d’une injustice, et il y avait là des mômes heureux qui se perdaient. Elle n’avait même pas le droit d’en adopter car les travestites sont trop différentes et ça, on ne vous le pardonne jamais. Madame Lola en avait parfois gros sur la patate.
Je peux vous dire que tout l’immeuble a bien réagi à la nouvelle de la mort de Madame Rosa qui allait se produire au moment opportun, quand tous ses organes allaient conjuguer leurs efforts dans ce sens. Il y avait les quatre frères Zaoum, qui étaient déménageurs et les hommes les plus forts du quartier pour les pianos et les armoires et je les regardais toujours avec admiration, parce que j’aurais aimé être quatre, moi aussi. Ils sont venus nous dire qu’on pouvait compter sur eux pour descendre et remonter Madame Rosa chaque fois qu’elle aura envie de faire quelques pas dehors. Le dimanche, qui est un jour où personne ne déménage, ils ont pris Madame Rosa, ils l’ont descendue comme un piano, ils l’ont installée dans leur voiture et on est allé sur la Marne pour lui faire respirer le bon air. Elle avait toute sa tête, ce jour-là, et elle a même commencé à faire des projets d’avenir, car elle ne voulait pas être enterrée religieusement. J’ai d’abord cru que cette Juive avait peur de Dieu et elle espérait qu’en se faisant enterrer sans religion, elle allait y échapper. Ce n’était pas ça du tout. Elle n’avait pas peur de Dieu, mais elle disait que c’était maintenant trop tard, ce qui est fait est fait et Il n’avait plus à venir lui demander pardon. Je crois que Madame Rosa, quand elle avait toute sa tête, voulait mourir pour de bon et pas du tout comme s’il y avait encore du chemin à faire après.
En revenant, les frères Zaoum lui ont fait faire un tour aux Halles, rue Saint-Denis, rue de Fourcy, rue Blondel, rue de la Truanderie et elle a été émue, surtout quand elle a vu rue de Provence le petit hôtel quand elle était jeune et qu’elle pouvait faire les escaliers quarante fois par jour. Elle nous a dit que ça lui faisait plaisir de revoir les trottoirs et les coins où elle s’était défendue, elle sentait qu’elle avait bien rempli son contrat. Elle souriait, et je voyais que ça lui avait remonté le moral. Elle s’est mise à parler du bon vieux temps, elle disait que c’était l’époque la plus heureuse de sa vie. Quand elle s’était arrêtée à cinquante ans passés, elle avait encore des clients réguliers, mais elle trouvait qu’à son âge, ce n’était plus esthétique et c’est comme ça qu’elle avait pris la décision de se reconvertir. On s’est arrêté rue Frochot pour boire un verre et Madame Rosa a mangé un gâteau. Après, on est rentré à la maison et les frères Zaoum l’ont portée au sixième etage comme une fleur et elle était tellement enchantée de cette promenade qu’elle semblait avoir rajeuni de quelques mois.
A la maison, il y avait Moïse qui était venu nous voir, assis devant la porte. Je lui ai dit salut et je l’ai laissé avec Madame Rosa qui était en forme. Je suis descendu au café en bas pour voir un copain qui m’avait promis un blouson en cuir qui venait d’un vrai stock américain et pas de la frime, mais il n’était pas là. Je suis resté un moment avec Monsieur Hamil qui était en bonne santé. Il était assis au-dessus de sa tasse de café vide et il souriait tranquillement au mur en face.
– Monsieur Hamil, ça va ?
– Bonjour, mon petit Victor, je suis content de t’entendre.
– Bientôt, on trouvera des lunettes pour tout, Monsieur Hamil, vous pourrez voir de nouveau.
– Il faut croire en Dieu.
– Il y aura un jour des lunettes formidables comme il n’y en a jamais eu et on pourra vraiment voir, Monsieur Hamil.
– Eh bien, mon petit Victor, gloire à Dieu, car c’est Lui qui m’a permis de vivre si vieux.
– Monsieur Hamil, je ne m’appelle pas Victor. Je m’appelle Mohammed. Victor, c’est l’autre ami que vous avez.
Il parut étonné.
– Mais bien sûr, mon petit Mohammed… Tawa kkaltou âla al Hayy elladri là iamoût…J’ai placé ma confiance dans le Vivant qui ne meurt pas… Comment t’ai-je appelé, mon petit Victor ?
Hé merde.
– Vous m’avez appelé Victor.
– Comment ai-je pu ? Je te demande pardon.
– Oh, ce n’est rien, rien du tout, un nom en vaut un autre, ça ne fait rien. Comment ça va, depuis hier ?
Il parut préoccupé. Je voyais qu’il faisait un gros effort pour se rappeler, mais tous ses jours étaient exactement pareils depuis qu’il ne passait plus sa vie à vendre des tapis du matin au soir, alors ça faisait du blanc sur blanc dans sa tête. Il gardait sa main droite sur un petit Livre usé où Victor Hugo avait écrit et le Livre devait être très habitué à sentir cette main qui s’appuyait sur lui, comme c’est souvent avec les aveugles quand on les aide à traverser.
– Depuis hier, tu me demandes ?
– Hier ou aujourd’hui, Monsieur Hamil, ça ne fait rien, c’est seulement du temps qui passe.
– Eh bien, aujourd’hui, je suis resté toute la journée ici, mon petit Victor…
Je regardais le Livre, mais j’avais rien à dire, ça faisait des années qu’ils étaient ensemble.
– Un jour j’écrirai un vrai livre moi aussi, Monsieur Hamil. Avec tout dedans. Qu’est-ce qu’il a fait de mieux, Monsieur Victor Hugo ?
Monsieur Hamil regardait très loin et souriait. Sa main bougeait sur le Livre comme pour caresser. Les doigts tremblaient.
– Ne me pose pas trop de questions, mon petit…
– Mohammed.
– …Ne me pose pas trop de questions, je suis un peu fatigué aujourd’hui.
J’ai pris le Livre et Monsieur Hamil l’a senti et il est devenu inquiet. J’ai regardé le titre et je lui ai rendu. J’ai mis sa main dessus.
– Voilà, Monsieur Hamil, il est là, vous pouvez le sentir.
Je voyais ses doigts qui touchaient le Livre.
– Tu n’es pas un enfant comme les autres, mon petit Victor. Je l’ai toujours su.
– Un jour, j’écrirai les misérables, moi aussi, Monsieur Hamil. Il y aura quelqu’un pour vous ramener chez vous, tout à l’heure ?
– Inch’Allah.Il y a sûrement quelqu’un, car je crois en Dieu, mon petit Victor.
J’en avais un peu marre parce qu’il n’y en avait que pour l’autre.
– Racontez-moi quelque chose, Monsieur Hamil. Racontez-moi comment vous avez fait votre grand voyage à Nice, quand vous aviez quinze ans.
Il se taisait.
– Moi ? J’ai fait un grand voyage à Nice ?
– Quand vous étiez tout jeune.
– Je ne me souviens pas. Je ne me souviens pas du tout.
– Hé bien, je vais vous raconter. Nice, c’est une oasis au bord de la mer, avec des forêts de mimosas et des palmiers et il y a des princes russes et anglais qui se battent avec des fleurs. Il y a des clowns qui dansent dans les rues et des confettis qui tombent du ciel et n’oublient personne. Un jour, j’irai à Nice, moi aussi, quand je serai jeune.
– Comment, quand tu seras jeune ? Tu es vieux ? Quel âge as-tu, mon petit ? Tu es bien le petit Mohammed, n’est-ce pas ?
– Ah ça, personne n’en sait rien et mon âge non plus. Je n’ai pas été daté. Madame Rosa dit que j’aurais jamais d’âge à moi parce que je suis différent et que je ne ferai jamais autre chose que ça, être différent. Vous vous souvenez de Madame Rosa ? Elle va bientôt mourir.
Mais Monsieur Hamil s’était perdu à l’intérieur parce que la vie fait vivre les gens sans faire tellement attention à ce qui leur arrive. Il y avait dans l’immeuble en face une dame, Madame Halaoui, qui venait le chercher avant la fermeture et qui le mettait dans son lit parce qu’elle non plus n’avait personne. Je ne sais même pas s’ils se connaissaient ou si c’était pour ne pas être seuls. Elle avait un étalage de cacahuètes à Barbès et son père aussi, quand il était vivant. Alors j’ai dit,
– Monsieur Hamil, Monsieur Hamil ! comme ça, pour lui rappeler qu’il y avait encore quelqu’un qui l’aimait et qui connaissait son nom et qu’il en avait un.
Je suis resté un bon moment avec lui en laissant passer le temps, celui qui va lentement et qui n’est pas français. Monsieur Hamil m’avait souvent dit que le temps vient lentement du désert avec ses caravanes de chameaux et qu’il n’était pas pressé car il transportait l’éternité. Mais c’est toujours plus joli quand on le raconte que lorsqu’on le regarde sur le visage d’une vieille personne qui se fait voler chaque jour un peu plus et si vous voulez mon avis, le temps, c’est du côté des voleurs qu’il faut le chercher.
Le propriétaire du café que vous connaissez sûrement, car c’est Monsieur Driss, est venu nous jeter un coup d’œil. Monsieur Hamil avait parfois besoin de pisser et il fallait le conduire aux W.C. avant que les choses se précipitent. Mais il ne faut pas croire que Monsieur Hamil n’était plus responsable et qu’il ne valait plus rien. Les vieux ont la même valeur que tout le monde, même s’ils diminuent. Ils sentent comme vous et moi et parfois même ça les fait souffrir encore plus que nous parce qu’ils ne peuvent plus se défendre. Mais ils sont attaqués par la nature, qui peut être une belle salope et qui les fait crever à petit feu. Chez nous, c’est encore plus vache que dans la nature, car il est interdit d’avorter les vieux quand la nature les étouffe lentement et qu’ils ont les yeux qui sortent de la tête. Ce n’était pas le cas de Monsieur Hamil, qui pouvait encore vieillir beaucoup et mourir peut-être à cent dix ans et même devenir champion du monde. Il avait encore toute sa responsabilité et disait « pipi » quand il fallait et avant que ça arrive et Monsieur Driss le prenait par le coude dans ces conditions et le conduisait lui-même aux W.C. Chez les Arabes, quand un homme est très vieux et qu’il va être bientôt débarrassé, on lui témoigne du respect, c’est autant de gagné dans les comptes de Dieu et il n’y a pas de petits bénéfices. C’était quand même triste pour Monsieur Hamil d’être conduit pour pisser et je les ai laissés là car moi je trouve qu’il faut pas chercher la tristesse.